HISTOIRE ROMAINE

 

Livre VIII — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous le règne de Domitien.

 

 

Après la mort d’un si bon prince, son frère Domitien prit les rênes de l’empire, mais n’imita pas les beaux exemples de douceur et de modération qu’il lui avait laissés. Au contraire il se montra non moins malin et artificieux, que violent et colère en tous ses déportements, de sorte qu’il souilla tout l’honneur de la race des flaviens, que Vespasien et Titus avaient élevé au comble de la gloire. Il avait passé sa jeunesse avec tant de pauvreté et d’infamie, qu’il en était venu jusqu’à se prostituer soi-même.

Depuis, comme la fortune de son père vint à lui donner plus d’autorité dans Rome, il en abusa si insolemment, qu’il se mit à corrompre les plus nobles femmes de la ville, et à faire des affronts à leurs maris ; et non content de cela, il se donna une telle licence au maniement des affaires, qu’en un même jour sans connaissance de cause, il cassa vingt des principaux officiers de la république, et donna leur charge à d’autres ; de quoi Vespasien ayant eu avis, dit qu’il s’étonnait de ce qu’il n’avait aussi pourvu à la sienne, et de ce qu’il ne lui avait pas aussi envoyé un successeur. Il avait fait paraître une extrême jalousie contre son frère, et n’avait entrepris le voyage qu’il avait voulu faire en Germanie, que pour s’égaler, ou plutôt pour surmonter et offusquer sa gloire. Vespasien averti de toutes ses insolences et de tous ses ombrages, l’en avait sévèrement repris en particulier, et mêmes pour arrêter le cours de son audace, l’avait fait loger avec lui, et lui avait ordonné de le suivre par tout : de manière que quand Vespasien et Titus sortaient en public dans leurs chaires impériales, il marchait après comme une personne privée dans sa litière.

Pour détourner le courroux de son père, il contrefit l’insensé, afin qu’il crut que c’était plutôt la folie qui l’avait transporté qu’aucune inclination qu’il eut à ces méchancetés. Outre cela, il fit démonstration de vouloir à l’avenir se gouverner plus modestement, et pour en imprimer l’opinion il s’appliqua à l’étude des lettres, et principalement de la poésie, qu’il avait toujours auparavant méprisée, et dont depuis il ne tint pas grand compte, encore qu’il y ait eu de graves auteurs qui aient loué ses vers. Parmi cela, il ne rabattit rien de son ambition, ni de l’envie et de la haine qu’il portait à son frère. Au contraire, comme le roi des Parthes Vologèse eut envoyé prier Vespasien de le vouloir secourir contre les Alains qui lui faisaient la guerre, et de lui donner par même moyen un de ses enfants pour conduire les troupes, il fit tous ses efforts pour y être envoyé : et comme ce dessein fut longtemps balancé, il sollicita les autres rois de l’orient par toutes sortes de présents et de prières qu’ils fissent la même instance, afin de se voir chef d’une armée. Et quant à ce qui regarde particulièrement son frère, devant qu’il eut rendu l’âme, il commanda que tout le monde l’abandonnât, et s’en alla promptement à Rome prendre possession de l’empire, et ne se soucia point de lui rendre les derniers devoirs, ni les honneurs des obsèques.

Seulement l’année d’après son décès il le fit mettre au rang des dieux, plutôt pour avoir un frère qui fut Dieu, et pour s’assurer du même honneur, que pour aucun amour qu’il lui portât, vu qu’il ne cessa durant tout le cours de son règne de le taxer obliquement, et par ses discours et par ses actions. Au commencement de son empire il prenait une heure pour se retirer tout seul en un cabinet, où au lieu de vaquer à quelque chose de sérieux, il s’amusait à tuer des mouches, donnant en cela un vrai témoignage de sa folie. Sur quoi Julius Crispus rencontra plaisamment ; car quelqu’un demandant, s’il n’y avait personne avec l’empereur, non pas, dit il, seulement une mouche. Cependant il eut une affliction domestique qui fit paraître l’inconstance de son esprit. Sa femme Domitia Longina, qu’il avait ravie à son premier mari, et à qui il avait fait donner solennellement le nom d’Augusta, devint éperdument amoureuse d’un comédien nommé Pâris, dont se trouvant offensé jusqu’au vif, il la répudia, et fit tuer ce mignon en pleine rue : sa colère ne dura guère contre sa femme, mais sa passion la lui fit aussitôt reprendre, quoi qu’il feignit qu’il la rappelait à la prière du peuple.

Il est bien vrai qu’ayant su que plusieurs avaient jeté des fleurs et des parfums sur la place où Paris avait été massacré, il en fit une cruelle vengeance, ayant commandé qu’on fît mourir tous ceux qui se trouveraient coupables de cette hardiesse. Cependant il entretenait Julia fille de son frère, dont les amours furent si infortunées, que cette pauvre princesse en mourut misérablement, l’ayant voulu contraindre de perdre le fruit dont elle était grosse de lui. Toutefois on ne peut nier qu’aux commencements de son règne il n’ait fait beaucoup de choses dignes de louange et d’admiration : mais toujours il y eut quelque licence mêlée ; de manière qu’on voyait reluire en lui une grande diversité de moeurs, balançant, pour le dire ainsi, entre les vertus et les vices, jusqu’à ce que les vices auxquels il avait plus d’inclination emportèrent les vertus, qui semblaient être forcées en ce mauvais naturel. La crainte et la pauvreté furent deux puissants aiguillons qui le précipitèrent à toutes sortes d’horreurs et d’insolences ; d’autant que la pauvreté le porta aux rapines, et la crainte le rendit barbare, et inhumain. Il se montra toutefois magnifique en la dépense des spectacles et des jeux qu’il donna au peuple, non seulement dans l’amphithéâtre, mais mêmes dans le cirque, où il fit courir des chariots de toutes façons ; et outre cela il y fit faire deux combats, l’un à cheval et l’autre à pied, et puis fit dresser une guerre navale dans l’amphithéâtre, s’efforçant d’acquérir les bonnes grâces des romains par ces recréations populaires, auxquelles il ajouta encore la chasse des bêtes sauvages, et un combat de gladiateurs, qu’il fit faire durant la nuit à la lumière des flambeaux. D’ailleurs il s’employa à des oeuvres plus sérieuses et plus dignes de la majesté de l’empire : et tout premièrement il fit paraître un grand zèle à la reformation de la justice, de sorte qu’on remarqua que jamais les magistrats n’avaient été ni plus modestes, ni plus équitables, soit dans Rome, soit dans les provinces qu’ils furent sous son règne.

Aussi nota-il d’infamie les juges et leurs assesseurs qui se trouvèrent coupables de s’être laissés corrompre à force d’argent. Il cassa aussi plusieurs arrêts donnez avec plus d’ambition que de justice par les cent juges des causes civiles ; et avec la même sévérité il défendit aux commissaires députés pour le recouvrement des choses aliénées, de se laisser emporter aux légères persuasions de ceux qui venaient revendiquer les biens dont il était question. Il commanda encore aux tribuns du peuple de faire rechercher et de procurer que le sénat donnât des juges à un édile qui s’était montré sordide, et qui avait pris de l’argent en l’exercice de sa charge. Et parce que nonobstant les lois qu’avait faites son frère, il y avait encore un grand nombre de délateurs qui ne servaient qu’à opprimer les innocents et à faire venir leurs confiscations au trésor du prince, il fit rigoureusement châtier ces sortes de personnes, disant outre cela, que le prince qui ne punissait pas les délateurs, fomentait leur audace. Après cela il fit des lois pour abolir les mauvaises coutumes, et pour réprimer les abus qui parmi la licence des guerres s’étaient glissez dans la république. Il commença par les comédiens, et leur défendit les théâtres, ne leur permettant de jouer qu’aux maisons des particuliers. Et même il cassa du sénat un de ce corps qui se montrait trop passionné à la danse, et aux souplesses des bateleurs.

D’ailleurs il défendit aux femmes diffamées, d’aller en litière, et leur ôta le droit de pouvoir recevoir aucun héritage, ou aucun autre legs testamentaire. Il châtia cruellement les fautes des vestales, fit informer avec une extrême rigueur contre ceux qui furent soupçonnez d’avoir eu part à leur crime ; condamna au supplice plusieurs de ceux qui en furent chargez. Cependant on remarqua en son procédé, que ce ne fut ni l’amour de la justice, ni le désir de purger le sanctuaire de Vesta qui le fit penser à ces châtiments, mais que ce fut la seule haine qu’il portait à la mémoire de son père et de son frère ; parce qu’il punit plus sévèrement celles qui avaient failli sous leurs règnes, que celles qui s’oublièrent sous le sien. Car quant à ces dernières, comme Varonilla et deux soeurs furent accusées d’avoir forfait de son temps, il leur permit d’élire le genre de mort, dont elles voulaient mourir, et se contenta de reléguer et de bannir ceux qui les avaient corrompues. Mais quant aux autres, il usa d’une plus grande sévérité, vu qu’ayant fait revoir le procès de Cornelia, qui longtemps auparavant avait été déclarée innocente, et ce dernier juge l’ayant convaincue et déclarée coupable il voulut qu’elle fut punie selon l’ancienne rigueur des lois des vestales ; et ordonna qu’elle serait enterrée toute vive ; et quant à ceux qui les avaient abusées, après les gènes et les tortures, il les fit fouetter publiquement et battre de verges, jusqu’à ce qu’ils eussent rendu l’âme au milieu des tourments. Et ne trouve-t-on autre raison de cette plus grande sévérité en leur endroit, sinon qu’outre qu’il était bien aise de signaler son règne par un exemple si mémorable de justice, il voulait encore taxer obliquement la négligence de son père et de son frère, et comme les accuser d’avoir eu trop peu de soin de l’ancienne discipline des religions. Et de fait on remarqua qu’en beaucoup d’autres occasions il s’efforça de flétrir leur réputation, et particulièrement en ce fameux édit par lequel il défendit de châtier les mâles, qui ne fut fait que pour reprocher à la mémoire de son frère, le plaisir qu’il avait pris aux eunuques, et toutefois encore dissimula-t-il cette passion, feignant quelquefois de pleurer la perte d’un si bon frère. Néanmoins la passion qu’il montrait à abolir toutes les lois qu’il avait faites, et à déshonorer sa mémoire, fit voir au travers de ses artifices la grande haine qu’il lui portait. Parmi cela il n’y eut rien qui fît tant paraître son mauvais courage, que l’impudence du langage dont il usa après la mort de Vespasien, se vantant par tout, qu’il l’avait déclaré et laissé compagnon de l’empire avec son frère, mais qu’on avait fait de la fraude et corrompu son testament pour le frustrer. Ce que tout le monde savait être éloigné de toute apparence de vérité, aussi bien que ce qu’il dit encore depuis la mort de Titus, qu’il avait donné l’empire à son père et à son frère, et qu’ils le lui avaient rendu. Voilà quelle était sa vanité. Quant à son avarice, elle ne parut que bien tard, vu qu’au commencement de son empire, non seulement il s’abstint de ravir les biens des citoyens, mais mêmes il donna de grands témoignages de sa libéralité, ne recommandant rien plus particulièrement à ceux qui étaient auprès de lui, que de se contenter des grands biens qu’il leur faisait, et de ne rien faire sordidement en leurs charges. Et mêmes il ne voulait point accepter les héritages que lui laissaient par testament ceux qui avaient des enfants, et outre cela il cassa d’autres testaments faits en faveur du public au préjudice des justes héritiers ; et pour la même raison, remit beaucoup de confiscations qui allaient à l’épargne de l’empire. Il fit aussi de grandes largesses au peuple, et le traita magnifiquement par plusieurs fois, montrant outre cela une particulière magnificence à l’endroit du sénat et des chevaliers : de sorte que tout le monde se ressentait de sa splendeur. D’ailleurs il fit faire des superbes édifices, et entre autres il fit bâtir le Capitole qui avait encore été brûlé sous le règne de son frère. Il fit aussi bâtir à l’honneur de Minerve un nouveau temple, dans lequel les poètes, et les musiciens à l’envie les uns des autres, chantaient ses louanges pour remporter le prix qui était proposé aux vainqueurs. Outre cela il en fit bâtir un autre qui fut appelé le temple de la famille des flaviens qu’il dédia encore à la même minerve, à laquelle il fit aussi célébrer des jeux anniversaires, comme à celle qu’il adorait particulièrement, et qu’il tenait pour la déesse tutélaire de son empire.

Parmi cela voyant qu’il y avait une grande abondance de vin, et une extrême disette de bled : et se figurant que le trop grand soin qu’avait le peuple de cultiver les vignes, était cause qu’on ne se souciait pas assez des champs et des moissons, il défendit premièrement d’en planter de nouvelles en Italie, et quant aux autres provinces, il commanda qu’on arrachât la moitié de ce qu’il y en avait de plantées, et qu’on ne les provignât plus à l’avenir : mais son édit n’eut pas grand cours, d’autant que les provinces, et particulièrement celles de l’Asie lui firent remontrer par leurs ambassadeurs le notable intérêt qui revenait à un prodigieux nombre de personnes de cette nouvelle ordonnance. Quant aux affaires de la guerre, il voulut aussi se montrer magnifique à l’endroit des soldats, dont il haussa les montres et la paye, pour les obliger plus étroitement à son service. Aussi trouva-il où les employer, d’autant qu’il s’éleva beaucoup de guerres sous son règne. La première fut contre les Cattes peuple d’Allemagne, contre lesquels il marcha en personne, et quoi qu’il n’eut rien fait de mémorable en ce voyage, si est-ce qu’il en voulut avoir l’honneur du triomphe. La seconde fut contre les Sarmates de l’Europe alliés avec ceux de l’Asie, qui s’étant révoltés contre l’empire romain, commencèrent une dangereuse guerre, où le général de l’armée romaine fut premièrement défait avec une légion entière : mais depuis Domitien ayant envoyé de nouvelles forces, ces barbares ne peuvent soutenir l’effort des romains ; de manière qu’après avoir reconnu leur impuissance ils firent joug, et recevant la loi des vainqueurs, se retirèrent dans les provinces d’où ils étaient assez inconsidérément sortis. Domitien ne jugeant pas cette victoire digne d’un plein triomphe, se contenta du laurier triomphal qu’il consacra à Jupiter dans le Capitole. L’autre guerre fut celle des daces peuples voisins du Danube aux confins de l’Allemagne, et de la Hongrie, qui dura jusqu’à l’empire de Trajan, à cause de la suffisance du chef des ennemis. C’était Décébale, roi des Daces, prince vaillant et sage, qui n’ignorait rien du métier de la guerre, et qui au demeurant savait non seulement bien user de la victoire, mais aussi remédier aux malheurs qui traversaient sa fortune. L’armée romaine ayant donc affaire à un Roi si courageux et avisé, eut beaucoup à souffrir en cette guerre ; à laquelle Domitien, quoi que parti de Rome en intention de le combattre, n’assista pas, mais comme prince voluptueux et peu capable des fatigues du corps et de l’esprit qu’il avait noyez dans les débauches avec les femmes et les jeunes gens, y envoya ses lieutenants qui y firent extrêmement mal leurs affaires ; car ayant premièrement donné la conduite de l’armée à Oppius Sabinus personnage consulaire, les Daces le taillèrent en pièces avec toute l’élite de ses troupes. Cornélius Fuscus colonel des gardes du prince, ayant depuis eu la charge de venger cette injure, n’eut pas la fortune plus favorable, mais y demeura aussi bien que son prédécesseur. Domitien irrité de ces affronts voulut se venger sur les Marcomans et sur les Quades, parce qu’ils avaient refusé de l’assister en cette guerre, et pour cet effet, s’achemina en Pannonie pour les combattre, mais il lui succéda aussi mal qu’à ses lieutenants ; de façon qu’il ne trouva autre ressource en toutes ses pertes que de rechercher la paix, et de s’accorder avec Décébale, qui voyant que cette guerre pourrait en fin le ruiner, renvoya les prisonniers par un nommé Diegis, auquel Domitien mit le diadème sur la tête, afin de le porter à Décébale, comme voulant faire croire qu’il était victorieux, et qu’il avait le pouvoir de donner des rois aux Daces. Et pour confirmer cette opinion il fit grandes libéralités aux soldats, et même il envoya à Rome les ambassadeurs de ce Roi avec une lettre de lui qu’on crut qu’il avait contrefaite, pour assurer le sénat et le peuple qu’il avait subjugué cette puissante nation, de laquelle aussi il n’eut point de honte de triompher comme s’il l’eut pleinement vaincue. Cependant on ne saurait croire combien d’excessifs honneurs les romains lui décernèrent pour ces imaginaires victoires, mêmes le sénat combattait comme à l’envie, à qui le flatterait plus honteusement. Après l’entrée de son triomphe, qui fut accompagné de toutes sortes de magnificences, encore que la pompe en fut ornée, non des dépouilles des ennemis, mais des meubles des particuliers et du trésor impérial, il donna au peuple un superbe spectacle, où parmi les autres insolences, il fit disputer le prix de la course à des filles qui semblaient avoir dépouillé toute honte pour se jeter à cet infâme exercice. Après cela il commanda que les réjouissances et les fêtes se continuassent, et pendant cette liesse publique il fit voir toutes espèces de combats à pied et à cheval, et même sur l’eau, entre lesquels le plus remarquable fut celui qui eut la forme d’une guerre naval, d’autant qu’il fit faire tout auprès du Tibre un lac, sur lequel il mit deux puissantes flottes, qui venant à s’entrechoquer représentèrent comme l’image d’une juste bataille, où il fut tué un grand nombre de combattants ; dont la perte fut suivie de la mort de plusieurs des spectateurs, d’autant que s’étant élevé un grand orage, Domitien qui avait des habits pour changer, ne permit à pas un de la compagnie de se retirer ; de manière qu’ayant souffert l’injure du temps et la violence de cette tempête, plusieurs s’en retournèrent malades dans leurs maisons, et en moururent misérablement peu de jours après. Pour adoucir cela, il fit au peuple un festin général qui dura une nuit entière ; et puis pour obliger plus particulièrement le sénat et ceux de l’ordre des chevaliers, il leur en fit un autre dont l’appareil fut bien étrange. Il fit dresser des chambres qu’il fit toutes noircir, de sorte que le lambris, les carreaux, les murailles, même les sièges qu’on y avait préparés étaient tous noirs. Et cela fait, il les y fit entrer les uns après les autres sans aucune suite de serviteurs, et puis leur ayant fait prendre leurs places, il fit apporter auprès de chacun d’eux une colonne faite en forme d’un sépulcre, où pendait une petite lampe, semblable à celles qu’on allumait dans les tombeaux, sur laquelle ils voyaient leurs noms gravés sans savoir que voulait dire tout ce mystère. À même temps ils virent entrer dans cette salle des jeunes enfants tout nus, et tous noircis d’encre, ressemblants plutôt à des furies ou à des spectres, que non pas à des créatures humaines, qui commencèrent aussitôt une horrible danse, tout à l’entour d’eux, et après avoir dansé s’allèrent jeter à leurs pieds où ils firent toutes les gestes et toutes les cérémonies qui avaient accoutumé de se pratiquer aux obsèques des morts. Ces pauvres gens voyant un si épouvantable spectacle commencèrent à s’effrayer, et chacun appréhenda que ce ne fut vraiment un appareil de leurs funérailles, et qu’au sortir de ce furieux jeu Domitien ne les fît massacrer, d’autant mêmes, qu’il ne les entretenait que de discours de sang et de carnage.

Néanmoins il les licencia après avoir renvoyé leurs serviteurs qui les attendaient à la porte ; mais comme ils virent un nombre de personnes inconnues qu’il avait attirées pour les ramener chez eux en des litières, leur crainte commença à redoubler, et leur frayeur à s’accroître. Toutefois ayant été reconduits en leurs maisons, sans recevoir autre déplaisir que celui de la peur, voila une nouvelle alarme qui les épouvante. On leur vient dire qu’il y a des gens à leurs portes qui viennent de la part de l’empereur, qui ont quelque chose à leur dire. Alors ils croient que leur dernière heure est arrivée, et pensent que c’est pour les faire mourir. Mais au lieu de leur faire du mal, ces messagers leur présentent de sa part, à l’un un vase d’or, à l’autre une colonne d’argent, et à l’autre une autre pièce de grand prix ; et parmi cela un jeune enfant qui avait joué le personnage du diable en ce spectacle se montra à eux en une plus belle forme, ayant été lavé et paré de beaux habillements afin de les aller voir ; ce qui n’empêcha pas qu’ils ne passassent la nuit avec beaucoup d’horreur et de crainte. C’étaient-là les spectacles et les banquets avec lesquels Domitien célébrait ses triomphes, ou plutôt comme disaient les autres, les obsèques et les funérailles, des légions, et des soldats qui avaient été défaits et taillez en pièces à la guerre des Daces. Depuis cela il se montra extraordinairement cruel à l’endroit de toutes sortes de personnes, qu’il faisait inhumainement massacrer sur les moindres soupçons qui entraient en sa fantaisie.

Il y avait un jeune garçon disciple de ce Pâris qu’il avait fait assassiner, à cause des amours de sa femme Domitia, qui ressemblait de visage et de façons de faire à son maître. Il en prit un tel ombrage, que nonobstant son jeune âge et sa maladie il le fit tuer, et exerça la même cruauté contre un Hermogènes natif de Tarse, qui avait publié des livres avec certaines figures qui lui déplaisaient et fit crucifier les libraires qui les avaient débités. Il était arrivé à un citoyen romain de dire quelque parole libre contre un des gladiateurs sur le théâtre ; Domitien indigné de cela le fit tirer hors du spectacle, et commanda qu’on le fît jeter aux chiens, le chargeant d’avoir blasphémé contre la majesté du prince. Il fit aussi sentir les effets de sa rage à plusieurs personnes consulaires, et entre autres il fit mourir Civica Cerealis proconsul de l’Asie, Salvidienus, Orfitus et Acilius Glabrion, comme si ces grands personnages eussent voulu troubler son empire, et exciter des mouvements dans la république. Il fit encore massacrer Ælius Lamia, auquel il avait ravi sa femme, n’en ayant autre sujet sinon que Lamia l’avait piqué par quelques plaisantes rencontres, par lesquelles il s’était figuré qu’il avait voulu taxer obliquement son gouvernement et son règne. Il usa de la même cruauté à l’endroit de Salvius Coccejanus, d’autant qu’il avait célébré le jour de la naissance de son oncle Othon. Il n’épargna non plus Metius Pomposianus, auquel son père Vespasien n’avait pas voulu toucher, prenant pour prétexte de ce qu’il l’ôtait du monde, que l’on croyait dans le peuple que son horoscope lui promettait l’empire, et qu’il avait perpétuellement dans les mains les harangues des grands rois et des grands capitaines, que Tite Live avait représentées. Et qu’outre cela il avait donné à quelques-uns de ses esclaves les noms de Mangon et de Hannibal. Il s’attaqua encore à Junius Rusticus, parce qu’il avait mis en lumière un livre contenant les louanges de Thraseas, et de son gendre Heluidius Priscus, et les avait qualifiez du titre de très saints personnages, encore que ce dernier eut été violant ennemi de Vespasien. Et même parce qu’il croyait que tous les hommes de lettres étaient complices de son audace, il chassa de Rome et d’Italie tous les philosophes, qui s’en allèrent errants dans le monde, les uns se retirant dans le fond de la Grèce, les autres dans l’Espagne, et les autres s’allants cacher dans les déserts de Libye ou de Scythie pour fuir la rage de ce tyran. Il fit encore exécuter le jeune Heluidius, d’autant qu’il lui semblait que représentant sur le théâtre les personnages de Pâris et d’Oenone, il avait voulu taxer son divorce d’avec sa femme. Il ne pardonna pas mêmes à son sang ; mais fit mourir Flavius Sabinus son cousin germain, parce qu’à l’assemblée de l’élection des consuls, où ce Sabinus avait été nommé à cette dignité par la compagnie, le héraut, au lieu de l’appeler consul, l’avait par mégarde appelé empereur. Mais parmi l’inhumanité de ces massacres il n’y eut rien de plus odieux que la haine qu’il témoigna à Julius Agricola, l’un des plus vertueux et des plus vaillants capitaines de son siècle. Ce grand personnage ayant été choisi par Titus pour aller commander en Grande Bretagne, dont les habitants faisaient tous les jours quelque entreprise contre les légions romaines, avait si heureusement conduit cette guerre, qu’en cinq ans qu’il y commanda il avait subjugué toute l’Angleterre, toute l’Irlande et toute l’Ecosse, et avait laissé l’île paisible à son successeur. Parmi cela il avait donné diverses batailles dont il avait toujours remporté la victoire.

La plus célèbre fut celle qui fut cause de sa mort. Tous les insulaires ayant rallié leurs forces, se résolurent de faire un dernier effort pour se venger des romains, et pour secouer entièrement le joug de leur empire. Un de leurs chefs les animant à une si généreuse résolution, leur avait représenté : que c’était en vain qu’ils s’étaient efforcez d’adoucir la rigueur et l’insolence des romains, etc., les alla rencontrer, et les combattit avec un si heureux succès, qu’après les avoir rompus par diverses fois, et taillé en pièces l’élite de leur armée, qui laissa de grande marques de courage, il mit en fuite le reste, et acheva par cette victoire d’assujettir toute la Grande Bretagne à l’empire romain. À même temps il en donna avis par ses lettres à Domitien, qui fit démonstration d’en être infiniment content ; mais en son âme il sentit un cuisant déplaisir. Il savait en sa conscience qu’au lieu d’avoir acquis aucune sorte de gloire par le faux triomphe, qu’il s’était fait décerner de la Germanie, il s’était plutôt immolé à la moquerie du monde, n’ayant vaincu nuls ennemis, mais ayant acheté de misérables esclaves par toutes les foires d’Allemagne pour les faire suivre son char triomphal en guise de prisonniers au lieu que ce qu’il présentait alors était une véritable victoire, qui emplissait de gloire celui qui avait fait mourir un si grand nombre d’ennemis, et assuré à l’empire de si grandes provinces, et une si puissante île. Ce lui était un regret bien amer de voir un homme privé en plus grande estime qu’un empereur, jugeant bien que la gloire des armes lui étant ravie, c’était en estimer un autre plus digne de commander que lui. Cependant il s’efforça de faire paraître qu’il en avait pas aucun ombrage : et pour couvrir cette cruelle jalousie, il fit que le sénat décerna à Agricola les ornements triomphaux avec une magnifique statue, et pour comble de gloire ajouta à cela de grandes louanges qu’il donna à sa vertu. Et même fit espérer à ses amis qu’il le pourvoirait bientôt du gouvernement de Syrie, vaquant par la mort d’Attilius Rufus naguère décédé. Mais on reconnut bientôt son mauvais courage contre Agricola ; car premièrement il ne voulut point qu’il entrât de jour dans Rome, de peur qu’il n’attirât sur lui les yeux de toute la ville ; et comme il le fut allé trouver de nuit dans le palais il lui fit fort peu d’accueil, et puis le laissa dans la foule, sans lui tenir aucun gracieux ou favorable langage. Et puis comme il fut sorti de la ville, il souffrit qu’il fut accusé et calomnié publiquement : mais son innocence fut si puissante qu’elle surmonta l’imposture. Aussi n’avait-il commis aucun crime, ni offensé personne ; mais la haine que ce méchant prince portait à la vertu, l’avait mis en cette peine, d’autant qu’il ne pouvait supporter l’éclat de sa gloire, qui lui était d’autant plus ennuyeuse qu’il la voyait célébrée par toutes sortes de personnes, fors que par les calomniateurs. Car tout le monde allait disant que parmi les misères de l’empire, qui était réduit à combattre non plus pour l’étendue de ses limites, mais pour la défense de ses garnisons, parmi tant de pertes reçues, et parmi tant de belles armées défaites en Mœsie, en Dace, en Germanie, et en Pannonie, ou par la témérité, ou bien par la couardise des chefs, il fallait bailler la charge de la guerre à un tel homme qu’Agricola, qui avait fait paraître sa valeur, sa prudence, et sa conduite en tant d’autres occasions. Tout cela au lieu de servir à ce grand personnage, le rendit plus odieux à Domitien : qui pour cette occasion, après l’avoir frustré du gouvernement de l’Asie, se résolut de le perdre, et ne l’osant faire à force ouverte, le fit empoisonner au grand regret de tous les gens de bien qui pleuraient sa mort, ayant en admiration sa vertu.

Il avait donné sa fille en mariage à Corneille Tacite qui a écrit l’histoire de sa vie, et qui lui a dressé par ce moyen un monument plus durable que toutes les statues, et toutes les images qu’on lui eut pu former en marbre, ou en bronze. L’excellence de la plume et de l’esprit du gendre, qui hors des choses de la religion, est un des riches ornements de l’histoire romaine, a mérité que nous fissions mention de la vertu de son beau-père. Ces furieuses persécutions dont Domitien usa à l’endroit des plus grands personnages de l’empire, lui acquirent la haine de tous les gens de bien, qui parmi tant d’insolences et de cruautés, pensaient être retombez au siècle de Néron, dont aussi Domitien semblait s’être proposé le règne pour le faire servir de patron au sien. C’est pourquoi Antonius qui commandait à la Germanie se fiant sur cette haine publique qu’on lui portait, et d’ailleurs étant plein de dépit contre lui, à cause que par une insigne mépris il lui reprochait que c’était une vraie putain, osa bien se rebeller contre lui et entreprendre de lui ôter l’empire. Toutefois son entreprise ne réussit pas, d’autant que Domitien ayant envoyé Norbanus Appius pour le châtier de son audace, il arriva qu’Antonius n’ayant pu être secouru, parce que le Rhin ayant débordé inopinément au temps du combat, avait fermé le passage aux barbares qu’il avait attirez à sa faction, perdit la bataille et la vie tout ensemble. Domitien eut plusieurs avis de cette victoire par les présages et par les messagers : car le même jour que la bataille fut donnée en Allemagne, on vit à Rome une grande aigle qui vint fondre sur sa statue, et l’embrassant avec ses ailes, se mit à faire un bruit comme de réjouissance. Et outre cela au même temps qu’Antonius fut mis à mort le bruit en courut à Rome, et y en eut mêmes qui assurèrent avoir vu sa tête qu’on portait à l’empereur, encore que quand on vint à rechercher l’auteur de cette nouvelle il ne se trouvât personne qui la voulût avouer. Cette victoire haussa le courage de Domitien, et en devint encore plus inhumain et plus cruel qu’auparavant : de sorte qu’il fit rechercher tous les complices de ce soulèvement, et inventa de nouvelles gènes, de nouveaux tourments, pour découvrir ceux qui avaient eu part à la conjuration d’Antonius. Et mêmes il fit couper les mains à plusieurs, et ne pardonna qu’à deux seulement qui étaient de sa connaissance, c’est à savoir Julius Calvaster qui avait été tribun dans les armées, et qui aspirait à la dignité du sénateur, et à un centenier, qui pour justifier leur innocence découvrirent leur honte, s’étant diffamez eux mêmes d’avoir prostitué leurs corps au chef de la conspiration, et de n’avoir jamais eu autre accointance avec lui : et ayant ajouté à cela, qu’on devait croire, qu’ayant mené une si infâme vie, ils n’avaient peu être en grande estime ni auprès du capitaine, ni parmi le reste de l’armée qui avait embrassé son parti. Cependant sa cruauté était non seulement violente, mais mêmes déguisée de belles apparences, qui étaient cause que les accusez se trouvaient misérablement surpris par ses bonnes chères. Voulant faire mourir un de ceux qui maniaient les finances il eut bien le courage de le faire venir le soir de devant dans sa chambre, et lui commander de s’asseoir auprès lui sur son lit, de lui dire de bonnes paroles, et même de lui faire part de ce qui était servi pour son soupé, et cependant le lendemain au matin il le fit attacher en une croix.

Étant aussi résolu de condamner Aretinus Clemens personnage consulaire qui avait été de ses plus familiers amis, ou pour mieux dire, avait été de ses plus émissaires, il lui montra toujours un bon visage jusqu’à l’arrêt précis de sa mort ; voire lui fit une telle démonstration de bonne volonté, que sur le point de sa condamnation, le tenant en sa compagnie, et voyant arriver celui qui l’avait accusé, il lui dit : veux-tu que nous voyons demain ce malheureux esclave ? Et pour abuser encore plus impudemment de la patience des hommes jamais il ne prononçait une cruelle sentence contre qui que ce fut, qu’il ne fît une préface de sa clémence, de sorte qu’il n’y avait signe plus assuré d’une cruelle mort que les protestations de la douceur de ce prince.

Il avait fait appeler devant le sénat quelques-uns qui étaient accusés d’avoir attenté à sa vie, et les présentant aux sénateurs pour les faire châtier, il avait dit qu’il connaîtrait ce jour-là l’affection que cette compagnie lui portait. Sur quoi le sénat les avait condamnez à souffrir toutes les rigueurs que la coutume des anciens avait introduites contre les criminels de lèse majesté. Mais oyant réciter l’arrêt, et considérant la cruauté des supplices qui étaient décernés contre eux, il eut peur que cette extrême sévérité ne lui suscitât beaucoup de nouveaux ennemis, et désirant de l’adoucir, il tint cet impudent langage à l’assemblée. Permettez, pères conscrits, que j’impètre de votre piété une chose que je sais bien ne devoir obtenir qu’avec beaucoup de peine ; qui est que vous laissiez aux condamnez la liberté de choisir le genre de leur mort : car par ce moyen vous pardonnerez à vos yeux, et tout le monde saura que j’aurai assisté au sénat. Au reste se ressouvenant que L Antonius avait été induit à prendre les armes à cause du grand argent des garnisons qu’il avait en sa puissance ; d’autant que c’était une coutume qu’avaient les légions, de mettre comme en dépôt ce qu’elles possédaient d’argent, au lieu où étaient les aigles ou les enseignes romaines, il défendit d’y consigner plus de mille écus ? Et outre cela il défendit encore aux mêmes légions de loger ensemble, d’autant que se trouvant un grand nombre de gens de guerre en un même quartier ils se portaient aisément à faire quelque sédition. Parmi tout cela Domitien se trouva épuisé d’argent, tant à raison des superbes bâtiments et des grandes largesses qu’il avait faites à plusieurs, qu’à cause de l’augmentation de la monstre des légions. À quoi voulant pourvoir, il délibéra de casser et de diminuer le nombre des gens de guerre. Mais craignant que cela ne l’exposât au danger d’être attaqué par les barbares, il s’en déporta. Il commença aussi à même temps à lâcher les rênes à son avarice, et à prendre sur tout le monde, et de toutes façons. De sorte qu’il confisquait indifféremment les biens des vivants et des morts, moyennant qu’il se trouvât le moindre accusateur qui chargeât un homme de quelque crime que ce peut être ? C’était assez de dire qu’il avait fait ou dit quoi que ce fut contre la majesté du prince. S’il se trouvait quelqu’un qui témoignât qu’il avait ouï dire au défunt lors qu’il vivait, qu’il faisait l’empereur son héritier, quoi qu’il n’eut nulle sorte d’accointance avec en lui, confisquait, et s’en attribuait la succession. Entre les autres il persécuta cruellement les juifs, faisant exiger d’eux avec une sévérité incroyable le tribut qu’ils payaient, tant pour demeurer en la ville, que pour faire profession ouverte de leur religion. Car le courroux étant étendu sur cette misérable nation, elle était réduite à payer un certain tribut à l’épargne du prince, pour avoir l’exercice de sa religion, ne plus ne moins que ceux qui faisaient profession d’un art ou d’un métier sordide et défendu par les lois. Mêmes les chrétiens se trouvèrent enveloppez en cette rigueur, d’autant qu’on les tenait pour juifs, qui dissimulaient leur origine, de peur de payer les tributs imposez à ce peuple. De manière que sans distinction des âges on visitait les hommes pour voir s’ils étaient circoncis, d’autant que c’était la marque à laquelle on connaissait les juifs. Tout cela était peu en comparaison de l’insolence et de la vanité qu’il montra à se faire impudemment appeler seigneur et Dieu ; car il souffrit qu’aux acclamations de théâtre on lui donnât ces superbes titres : et continuant en cet orgueil, il eut bien l’effronterie, en dictant des lettres à ses procureurs pour les envoyer dans les provinces, de faire mettre tout au commencement, notre seigneur et notre Dieu  (parlant de lui-même) l’a ainsi ordonné. Ensuite de quoi la flatterie monta à ce comble d’impudence, qu’en tous les écrits et en tous les discours publics et particuliers, on ne parlait point autrement de lui.

Et pour comble de toute vanité, il ne voulut point souffrir qu’on lui dressât aucune statue dans le Capitole qui ne fut d’or ou d’argent. Il emplit toute la ville d’images de Janus, d’arcs de triomphe et de trophées, de sorte qu’on ne voyait autre chose à toutes les portes, par toutes les rues, et sur tous les degrés que ces statues d’or, et ces monuments de son orgueil et de son impiété. Durant tout son règne il fut nommé dix-sept fois consul, ce qui n’était arrivé à personne devant lui : mais il n’en exerça la charge entière qu’une fois seulement, se contentant du titre, et laissant l’exercice à d’autres. Après ces deux triomphes il prit le surnom de Germanicus, et changeant les noms des mois de septembre et d’octobre, les fit appeler l’un Domitien et l’autre Germanique, parce qu’il était né en l’un, et avait pris l’empire en l’autre. En fin s’étant rendu redoutable, et étant haï de tout le monde, il fut massacré par la conspiration de ses plus particuliers amis, de ses affranchis, et mêmes de sa femme Domitia qui l’appréhendait toujours à cause de ses amours passées avec le comédien Pâris. Il se doutait, il y avait longtemps de l’année et du jour, et mêmes il se défiait de l’heure et du genre de son massacre : d’autant qu’ayant été superstitieusement adonné à la vanité des Chaldéens et des astrologues, ils lui en avaient prédit les particularités, qu’il ne pût détourner. Et même un jour durant le souper son père Vespasien voyant qu’il faisait difficulté de manger des potirons qui avaient été servis devant lui, s’en moqua, lui disant, qu’il ignorait sa destinée, et qu’il se devait plutôt garder du fer que du venin. À cause de quoi il était en de continuelles appréhensions, et au moindre soupçon on le voyait plein d’horreur et de crainte ; voire mêmes une des principales raisons qui le meurent à révoquer l’édit, par lequel il avait ordonné qu’on arracherait le plant des vignes, fut qu’on fit courir des billets par lesquels on le menaçait qu’on vengerait ce dommage sur sa tête. Cette même appréhension fut cause qu’il rejeta un honneur que la flatterie du sénat inventa ; lui offrant, qu’à toutes les fois qu’il exercerait le consulat, il y aurait des chevaliers romains revêtus de leurs longues robes, et couverts de leurs armes, qui marcheraient devant lui comme ses appariteurs. Car il appréhenda que ceux qui seraient députés pour lui faire cet honneur, ne conjurassent les premiers, et ne tournassent leurs armes contre lui. Et d’autant plus que le temps dont il se défiait s’approchait, d’autant plus aussi se mettait-il en peine d’en détourner le malheur, jusqu’à faire attacher aux murailles des galeries où il se promenait ordinairement, des pierres de marbre blanc et luisant, par le moyen et par la splendeur desquelles il voulait voir ce qui se faisait derrière lui : et quand il avait à parler à quelqu’un de ses gardes, il le faisait venir enchaîné, et parlait à lui en particulier, et en tenant ses chaînes de la main. Mêmes pour persuader à ses domestiques, que pour quelque raison que ce fut il ne leur était point permis de mettre la main sur leur maître, non pas même en chose qui semblait de bon exemple, il fit mourir Épaphrodite l’un des affranchis de Néron, parce qu’au lieu de secourir son maître, lorsqu’il fut abandonné de tout le monde et de lui-même, il lui avait aidé à se tuer ; quoi qu’en cela il n’eût rien fait que par son commandement, et pour le délivrer d’une plus honteuse mort dont il était menacé par l’arrêt du sénat, et par la fureur du peuple. Mais il n’y eut rien qui hâtât tant sa fin, et qui animât davantage les conjurez, que la cruauté qu’il exerça contre un sien cousin germain nommé Clément, qu’il fit mourir au milieu du consulat qu’il lui avait procuré.

Auparavant, il lui avait montré une bienveillance extraordinaire, et mêmes lui avait donné sa sœur Domitella en mariage ; outre cela il avait déclaré ses deux petits enfants successeurs de l’empire, et leur avait ôté leurs premiers noms pour les faire appeler l’un Vespasien et l’autre Domitien : mais étant entré en défiance de lui comme des autres, (quelques-uns écrivent que ce Clément s’était fait chrétien) il le fit inhumainement massacrer, et relégua sa femme Domitella en l’île de Pandateria. Cette inhumanité lui coûta la vie : car un certain Étienne affranchi de Clément et de Domitella, indigné de ce que non content d’avoir tué son maître il avait encore par ordonnance publique banni sa maîtresse, se résolut d’en faire une cruelle vengeance, et alla solliciter les autres conjurés, afin que tous ensemble ils se hâtassent d’aller exterminer un si abominable tyran. Cependant Domitien continuait ses cruautés, ayant encore relégué dans l’île de Pontie une des petites filles de la femme de Clément, nommée Flavia Domitella, dont il est fait mention dans les martyrologes de l’église, comme de celle qui fut persécutée avec les autres chrétiens pour avoir embrassé la foi de Jésus-Christ.

Domitien pouvait bien juger que toutes ces violences ne demeureraient pas impunies, et le ciel lui en donnait de sérieux avertissements. Car durant huit jours entiers, il ne cessa de tonner et d’éclairer avec une telle horreur, que ce tyran étonné en sa conscience, s’écria comme par désespoir, qu’il frappe qu’il voudra. Même la foudre tomba sur le Capitole, sur le temple des flaviens, sur le palais et sur sa propre chambre : et l’orage étant allé arracher l’inscription qui était à la base ou au pied de sa statue triomphale, l’avait jetée dans un monument qui était là auprès. L’arbre qui s’était redressé de lui-même pour un présage de la fortune de Vespasien, se renversa derechef et se recoucha par terre. Durant tout le cours de son empire, allant faire ses prières au temple de la fortune, qui était à Pilastrine à un mille de la ville, il en avait toujours remporté quelque favorable présage, et tirant aux sorts ordinaires, il lui était toujours échu de tirer un billet qui le contentait. Mais en ce temps-là il en tira un malheureux, qui l’effraya d’autant plus qu’il y était fait mention de sang et de massacre. Il avait aussi toujours superstitieusement adoré Pallas ou Minerve, de laquelle il voulut qu’on crut qu’il était fils, comme si le diable par ce sien organe eut voulu offusquer la gloire du fils de Dieu, qui seul a pris naissance d’une mère vierge. En ce même temps il songea qu’elle sortait de sa chapelle, et que l’abandonnant elle lui déclarait qu’elle ne le pouvait plus secourir, d’autant que Jupiter lui avait fait tomber ses armes des mains, de peur qu’elle ne l’assistât. Mais il n’y eut rien qui l’affligeât tant que la réponse et l’accident d’un astrologue nommé Ascletarion, qui avait été accusé d’avoir prédit sa mort. Car Domitien l’ayant fait amener devant lui, il confessa franchement tout ce qu’il avait prédit selon les lois de son art : et là dessus Domitien l’ayant pressé comme par dépit de lui dire de quelle mort il devait mourir, lui qui parlait si assurément de celle du prince, il lui répondit aussi franchement, que quant à lui il devait être mangé des chiens, et que c’était sa destinée, qui arriverait infailliblement. Domitien voulant le convaincre de fausseté, afin de lui ôter toute créance, et de dissiper tous ces mauvais bruits, commanda qu’on l’allât massacrer sur le champ, et qu’on brûlât soigneusement son corps. Comme les bourreaux l’eurent exécuté, et l’eurent jeté dans le feu, il arriva un si grand orage et une si grosse pluie qu’ils furent contraints de le laisser-là, pour se mettre à couvert de la tempête : et à même temps il accourut un grand nombre de chiens qui tirant le corps à demi brûlé, le mirent en pièces et le dévorèrent comme il avait prédit. Cela ayant été fortuitement rapporté à Domitien, il n’y eut plus de moyen de le rassurer. De sorte que le jour de devant qu’il périt, comme on lui vint présenter des truffes, il commanda qu’on les serrât pour le lendemain : au moins, dit-il, si nous vivons jusque-là. et puis se tournant devers ses amis, il leur dit, que le jour suivant la lune paraîtrait sanglante au signe d’Aquarius, et qu’il arriverait une chose de laquelle on parlerait par tout l’univers. Vers minuit il se trouva si épouvanté qu’il se jeta hors de son lit. Et le matin ayant ouï un astrologue nommé Proculus qu’on avait amené de Germanie, et s’étant informé de lui s’il était vrai, qu’étant interrogé sur les présages des tonnerres et des éclairs qui avaient été extraordinaires, il eut assuré qu’il arriverait un grand changement en l’empire, il le condamna au supplice parce qu’il confessa ingénument que ce qu’on lui en avait rapporté était vrai. Après cela il demanda quelle heure il était, et d’autant qu’il se défiait des cinq heures qui approchaient, au lieu de lui dire qu’il en était cinq, on lui dit à dessein qu’il en était six afin de le tromper. Entendant cela il se figura que tout son danger était passé, et crut qu’il était hors de péril, à cause de quoi plein d’aise et de contentement il voulut se retirer pour aller dîner. Mais comme il se hâtait d’aller, le maître de sa garde-robe nommé Parthenius qui était l’un des conjurez l’arrêta tout court et lui dit, qu’il y avait un homme à la porte qui à toute force demandait de parler à lui, disant qu’il avait une nouvelle de grande importance à lui communiquer, et qu’il ne fallait point le remettre à une autre fois : la fausse nouvelle qu’ils lui voulaient donner pour l’abuser était que le consul Clément, qu’il croyait avoir fait mourir, était plein de vie, et qu’il avait pris les armes avec beaucoup d’autres conjurez, afin de le tuer et de se saisir de l’empire. Croyant que ce qu’on en disait était véritable, il se retira dans sa chambre pour ouïr en secret celui qui lui apportait cet avis, et comme il se préparait pour en entendre toutes les particularités, il fut tué par ses propres domestiques. Quant à l’ordre qu’ils tinrent pour achever sûrement une entreprise si pleine de hasard, voici ce que les plus véritables historiens nous en apprennent.

Ceux qui étaient de la conspiration, ne sachant s’ils le devaient tuer dans le bain ou à la table ; Étienne procureur de Domitella, et affranchi de son feu mari et d’elle, ne se tenant pas assuré de sa vie, d’autant que Domitien le recherchait de quelque malversation aux finances, offrit de les assister de son conseil, de son courage, et de sa main : et pour mieux couvrir son dessein, il porta quelques jours le bras gauche enveloppé et bandé ne plus ne moins que s’il eut été blessé, et sur l’heure de l’exécution, ayant caché un poignard dans son écharpe, il se présenta à la porte de la chambre comme ayant quelque chose de grand poids à lui dire ; et là dessus Parthenius l’ayant introduit comme nous avons dit, il lui présenta un mémoire qu’il commença à lire avec beaucoup d’attention. Étienne le voyant occupé à cette pensée lui porta le poignard dans l’aine, et le blessa dangereusement. Domitien se sentant ainsi blessé se jeta sur lui, et s’efforça de lui arracher le poignard des mains : mais les autres conjurez qui étaient tous ses domestiques accoururent aussitôt au secours de leur compagnon, et tous ensemble achevèrent de le massacrer. Il se trouva qu’il avait sept coups mortels que lui avaient donnez, Étienne affranchi de Clément, Maximus, affranchi de Parthenius, Clodian soldat des cohortes de la ville, Raturius dizainier de ses valets de chambre, et un gladiateur, tous gens mercenaires et de basse condition auxquels il s’était rendu redoutable, d’autant qu’il avait fait paraître qu’il se défiait de leur fidélité, à raison de quoi appréhendant sa fureur, ils s’étaient mis en devoir de le prévenir. Un page qui le servait à la chambre, et qui assista à toute l’exécution, rapporta que Domitien ayant reçu le premier coup s’écria qu’il lui apportât son poignard qui était sous le chevet de son lit, et qu’il appelât ses gardes, mais comme il voulait aller prendre le poignard, il ne trouva que la poignée, et qu’outre cela il vit que toutes les portes étaient fermées, et qu’il n’y avait aucun moyen d’appeler personne au secours de son maître. Parthenius avait emporté son poignard et fermé les portes. Ce page ajouta encore, que Domitien avait mis par terre Étienne, et qu’il avait fait toutes sortes d’efforts pour lui arracher son poignard, et que mêmes il s’était coupé les doigts en s’en voulant saisir, et qu’Étienne avait tenu bon jusqu’à ce que ses compagnons le coururent secourir pour achever ensemble ce tragique assassinat. Son corps fut jeté dans un méchant cercueil par ceux qui avaient le soin d’enterrer les morts. Mais sa nourrice Phillys le brûla dans sa maison du faubourg, et emporta secrètement les cendres dans le temple des flaviens, et les mêla avec les cendres de Julia fille de Titus qu’il avait éperdument aimée. Le peuple vit ce massacre comme une chose qui lui étaient indifférente. Les soldats le regrettèrent amèrement, et sans doute eussent fait une cruelle vengeance des assassins s’ils eussent eu un chef affectionné à sa mémoire, vu que depuis sous l’empire de Nerva l’autorité du prince ne les pût empêcher de faire mourir tous ces meurtriers. Au contraire des soldats le sénat s’en réjouit, de sorte qu’en pleine assemblée il n’y eut espèce d’opprobre et d’outrages qu’il ne fît à sa mémoire, jusqu’à ordonner qu’on jetterait son corps dans les gémonies. En suite de quoi il fit abattre toutes les statues, tous les boucliers, tous les arcs triomphaux, et tous les autres monuments qu’on avait dressés à sa gloire. Peu de mois devant qu’il fut assassiné une corneille parla dans le Capitole, et par un rare prodige dit en langage grec, tout ira bien. Ce que quelqu’un interpréta, comme si l’oiseau n’ayant peu dire que tout allait bien sous le règne de Domitien, avait dit que tout irait bien, prédisant la félicité des règnes suivants. Et certes Domitien lui même ayant songé qu’il lui croissait une bosse d’or derrière la tête, avoua que c’était un présage qu’après lui la république serait plus heureuse, et jouirait d’un plus doux repos que sous son règne ; ce qui arriva par la bonté de Nerva et de Trajan, qui n’eurent rien des humeurs des tyrans. Ce qu’il y eut de plus mémorable en cet accident, ce fut qu’à même temps qu’on le meurtrissait, la nouvelle en fut sue à Éphèse ville d’Asie, par le moyen de l’esprit familier de cet insigne magicien et imposteur Apollonius Tyaneus : car Apollonius faisant une harangue au peuple sur le théâtre, et étant au milieu de son discours s’arrêta tout court, et regardant la terre d’un regard affreux, s’avança un peu et commença à crier, frappe le tyran, frappe le tyran ; comme s’il eut assisté au massacre ; de quoi les Éphésiens demeurant bien ébahis, enfin il s’adressa à eux, et leur dit, réjouissez-vous, mes amis, car à l’heure que je parle le tyran a été tué. Ce qu’ils trouvèrent véritable, après avoir remarqué la circonstance de l’heure, et du jour, tant le diable fut agile et prompt à porter cette nouvelle à ce sien suppôt, qui faisait ses affaires en l’Asie, abusant toutes sortes de personnes par ses enchantements. La haine qu’Apollonius portait à Domitien, venait de ce qu’il l’avait indignement traité quelques années auparavant, car on lui avait rapporté que Nerva se servait de ce magicien, et que mêmes pour connaître s’il parviendrait à l’empire, Apollonius avait égorgé un petit enfant, afin de faire ses charmes, et d’invoquer les diables pour en apprendre quelque chose. Là dessus donc Domitien l’ayant fait emmener à Rome, l’avait ouï sur cette accusation, et puis l’avait fait enchaîner comme un méchant athée convaincu d’une extrême impiété. Mais depuis ayant admis ses justifications, et le voulant retenir auprès de sa personne pour s’en servir, il fut tout ébahi que cet enchanteur se rendant invisible, disparut devant lui, et se rendit soudainement à Pouzzol où ses compagnons l’attendaient, et de là passa avec eux en Asie, et demeura à Éphèse jusqu’à la mort de Domitien. Telle fut donc la fin de ce tyran qui avait gouverné l’empire avec tant d’arrogance, de cruauté, d’insolence, et de vanité.

La gloire de sa maison s’éteignit avec lui, ayant eu pour successeur un qui ne lui était ni parent ni allié. Je ne m’arrête point à décrire sa stature, son visage, sa beauté, et les autres dons de la nature qu’il profana par ses vices : seulement remarquerai-je qu’on a dit de lui, qu’il avait tellement altéré toutes ses perfections naturelles, qu’on voyait la colère étinceler de ses yeux, l’orgueil luire sur son front, et l’impudence éclater en tout son visage, dont la couleur vermeille que la nature y avait teinte pour une image de modestie, était plutôt un voile de son effronterie, qu’une marque de sa pudeur.

Étant devenu chauve, ce fut un crime capital de dire quelque chose mêmes en riant contre ceux qui l’étaient, d’autant qu’il se figurait que c’était pour l’offenser qu’on les piquait. De tous les exercices des armes il n’aimait qu’à tirer de l’arc, ce qu’il savait faire avec le plus d’adresse qu’aucun autre de son siècle. Il n’aima guère les lettres ; et toutefois il fit rebâtir les bibliothèques qui avaient été brûlées, et envoya mêmes à Alexandrie prendre d’autres copies des livres qui avaient été perdus à Rome. Il ne prenait plaisir à lire que les seuls commentaires de Tibère : et néanmoins il avait l’esprit fort bon et fort vif, comme il paraissait à la gentillesse de ses rencontres. Il avait en la bouche une parole bien remarquable, que les princes étaient misérables en ce qu’on n’ajoutait jamais foi aux plaintes qu’ils faisaient qu’on conjurait contre leurs vies, sinon après que l’on les voyait massacrés. Et certes, quoi que son malheur n’ait pas encore égalé l’horreur de ses crimes, si est-ce qu’il n’y a rien de si odieux en sa vie qui puisse justifier l’exécrable parricide commis en la personne d’un tel prince.

Comme Domitien dégénérant de la vertu de son père Vespasien, et de la bonté de son fils Titus, se proposa les cruels exemples du gouvernement de Néron dont un ancien l’a élégamment nommé, une portion de ce monstre ; aussi voulut-il l’imiter en la persécution qu’il avait le premier excitée contre les chrétiens, et contre les juifs : car c’est sous ce furieux empereur que nos historiens marquent la seconde persécution de l’église, quoiqu’au commencement il eut fait démonstration de vouloir empêcher qu’on ne poursuivit en justice les adorateurs de Jésus-Christ. Pour prémices de sa rage il fit inhumainement mourir le pape Cletus, auquel quelques-uns donnent pour successeur Anacletus, et les autres S Clément. Le bienheureux évangéliste saint Jean sentit aussi les effets de sa fureur, vu qu’ayant été envoyé d’Asie à Rome comme coupable d’impiété, qui était le crime dont on chargeait ordinairement les chrétiens, il le fit jeter dans un tonneau d’huile bouillante, d’où étant sorti miraculeusement sans avoir été nullement offensé en son corps ou en ses membres, il le relégua comme un misérable criminel dans la fameuse île de Pathmos, où il eut ces célèbres révélations, et cette divine apocalypse, qui contient autant de mystères et de sacrements qu’elle a de mots et de paroles. On croit aussi que sous ce même empereur saint Jean à la prière des évêques d’Asie, écrivit son évangile pour réfuter l’erreur de Cherintus contre la divinité de Jésus-Christ, dont cette grande province était travaillée. On ajoute que considérant le poids et la conséquence de cet oeuvre, il ne voulut point l’entreprendre que les évêques n’eussent publié et ordonné un jeûne par toutes les églises pour l’heureux succès de son dessein. Aussi lui réussit-il si heureusement, que pour avoir volé que haut que tous ses compagnons, il en a mérité le nom d’Aigle entre tous les évangélistes. Cependant la persécution allait tellement se débordant contre les chrétiens, qu’on accusait d’être la cause de tous les malheurs qui arrivaient à Rome, en Italie, et dans les autres provinces, que si le Tibre s’enflait, si le Nil ne montait pas assez haut, si le ciel s’arrêtait, si la terre tremblait, s’il venait une famine ou une contagion, le peuple enragé contre eux, criait qu’on les exposât aux lions, pour détourner les calamités publiques. Quelques-uns ont cru que ce Glabrion qu’il fit mourir, et qui était un personnage consulaire, avait pris la teinture de notre foi, et que ce fut la cause pour laquelle ce méchant l’extermina. On attribue à cette même profession de la religion chrétienne la mort de Domitianus Flavius Clément, cousin germain de Domitien, que ce cruel prince, nonobstant l’affinité du sang et l’amitié qu’il lui avait porté, fit massacrer, relégua Flavius Domitella femme du même Clément. Quant à l’autre Domitella, dont nous avons parlé ci-dessus, personne ne remet en doute son martyre, vu que l’église en célèbre la mémoire. Nous louerions Domitien de la justice exemplaire qu’il fit faire de cet insigne imposteur Apollonius Tyaneus : mais le désir qu’il eut depuis de se servir de lui, souille toute cette action.