HISTOIRE ROMAINE

 

Livre VII — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous les règnes de Vespasien et de Titus.

 

 

Vespasien étant demeuré en orient, durant que Mucian et ses autres capitaines travaillaient de toute leur puissance à soumettre Rome et tout l’occident à son empire, jugea que devant toutes choses il était expédient pour le bien de ses affaires, de se rendre maître de l’Égypte et d’Alexandrie. Plusieurs choses le firent résoudre à ce dessein. Premièrement, parce que l’Égypte était une des plus belles et des plus riches provinces de l’empire, vu sa fertilité, à raison de laquelle il se figurait qu’Alexandrie étant comme le magasin de Rome, qui lui fournissait toute sorte de grains, il pouvait par son moyen affamer les ennemis, et faire crier et soulever le peuple contre Vitellius. Outre cela, il désirait avoir à sa dévotion les deux légions qui étaient dans cette grande ville ; puis il pensait encore qu’avenant quelque changement de sa fortune, ce grand et puissant royaume pouvait lui servir d’une retraite assurée, d’autant que le pays est de difficile accès, non seulement du côté de la terre, mais aussi de celui de la mer, où il n’y a point de ports aisés à aborder ; et que du côté qui regarde l’occident, il a la Libye qui est une province excessivement chaude et du tout infertile ; et de celui qui regarde le midi, il a les confins qui séparent la Syrie d’avec l’Éthiopie : de celui qui regarde l’orient, il a la mer rouge qui s’étend jusqu’à la ville de Copte ; et de celui qui regarde le septentrion, il a toute cette grande terre qui va jusqu’à la Syrie, et la mer qu’on appelle la mer d’Égypte, où il n’y a point de havre pour recevoir les vaisseaux. De façon que de tous ces côtés l’Égypte est comme inaccessible et aisée à défendre contre les forces étrangères.

Et quant au port d’Alexandrie, l’accès n’en est pas moins difficile, quelque calme que puisse être le temps, d’autant qu’outre que son entrée est fort étroite, il est détourné du droit fil de l’eau, à cause des rochers dont il est environné. Pour toutes ces raisons, il voulut s’assurer de l’Égypte et d’Alexandrie, où il s’alla jeter incontinent après le départ de Mucian qu’il envoyait en Italie : et quoi que parmi cela il ne laissât pas d’aller visiter les autres villes, si est-ce qu’il y fit sa principale résidence, jusqu’à ce qu’il eut les nouvelles assurées de la victoire de Crémone, et de la mort de Vitellius. Comme cette heureuse nouvelle lui fut apportée, et que tout le monde sut que le sénat et le peuple romain l’avaient déclaré empereur, on vit arriver un si prodigieux nombre d’ambassadeurs, et d’autres personnes de qualité qui venaient se réjouir avec lui de l’heureux succès de ses affaires, qu’encore qu’Alexandrie fut la plus grande ville de l’univers après Rome, néanmoins elle n’était pas capable de contenir une si grande multitude de gens qui y affluaient. Cependant comme il se préparait pour faire voile en Italie, il eut avis que Domitien passait les bornes de son âge, et faisait des choses indignes d’un fils d’empereur. Cette nouvelle l’affligea et l’aigrit contre lui, tellement qu’ayant donné à même temps à son aîné la charge de l’armée de Judée pour aller assiéger Jérusalem, Titus se voyant sur son départ, et prêt de se séparer de son père, l’alla trouver en son particulier, et la larme à l’oeil, commença à le prier d’écouter la défense de son frère, et de n’ajouter pas une pleine foi aux sinistres rapports qu’on lui faisait de ses déportements, etc.

Après cela ils se séparèrent, et Titus prenant la route de la Judée avec une belle et puissante armée, Vespasien demeura encore quelque temps à Alexandrie, pour attendre la commodité des vents et de la mer, qui alors n’était pas propre à la navigation. Les historiens idolâtres remarquent que durant ce temps-là il arriva plusieurs miracles, qui témoignèrent la faveur des dieux en son endroit : et rapportent qu’il se trouva un pauvre homme de la ville d’Alexandrie, qui ayant été toujours tenu pour aveugle, s’alla jeter à genoux devant lui, le supplia avec beaucoup de larmes de vouloir lui frotter les yeux et les joues de sa salive pour lui faire recouvrer la vue, l’assurant que le dieu Sérapis l’avait envoyé vers lui pour impétrer cette grâce, dont il ne doutait point qu’elle ne lui dut être salutaire. Et un autre qui ayant une main percluse, disait avoir eu commandement du même dieu de le supplier de lui toucher la main de son pied, et que sans doute elle reprendrait sa première vigueur. Ils disent là dessus, que Vespasien craignant d’être blâmé d’une excessive vanité, d’abord se moqua, et méprisa les paroles de ces pauvres gens : mais qu’en fin vaincu par les persuasions de ses amis, qui lui remontraient qu’en tout événement si la chose réussissait, la gloire de cette cure lui demeurerait, et que si elle ne succédait pas, la moquerie en tomberait sur ces misérables, il prit le hasard avec un visage riant, comme s’assurant que rien n’était impossible à sa fortune, et en présence d’une grande multitude qui l’environnait, il fit approcher les deux affligez, fit ce qu’ils désiraient de lui, et à même temps la main percluse devint mouvante, et l’aveugle ouvrit les yeux, et commença à voir clairement. Mais ceux mêmes qui écrivent ces miracles en affaiblissent la créance et en diminuent la gloire, vu qu’ils rapportent que Vespasien devant que de procéder à cette prétendue guérison, fit faire une consultation de médecins, pour savoir si ces malades-là se pouvaient guérir par des moyens humains, et que les médecins après les avoir visitez, assurèrent, que quant à l’aveugle, il n’avait pas perdu la vigueur des yeux : mais que c’était une taille qui s’était formée dessus, et qu’en ôtant cet obstacle la vue lui reviendrait infailliblement : et quant à l’autre, que c’était une distorsion de la partie affligée, qu’on pouvait redresser par de bons remèdes : de sorte qu’au rapport des médecins il n’y eut rien par dessus la nature en cette action.

Et moi je ne doute point que le diable qui est le singe des oeuvres de Dieu, n’eut suscité l’idole de Sérapis comme son organe, pour envoyer ces misérables à Vespasien, afin que ces fausses merveilles obscurcissent la gloire des vrais miracles que le sauveur du monde avait faits en la guérison de l’aveugle né, auquel il rendit la vue par le moyen de sa salive mêlée avec de la boue dont il lui frotta les yeux, et en la guérison des autres malades perclus de leurs membres qu’il avait remis en pleine santé par son attouchement ou par sa seule parole. Il y en a qui attribuent ces feintes merveilles à l’enchanteur Apollonius Tyaneus, qui était alors à la suite de Vespasien. Quoi qu’il en soit, parmi ceux qui étaient imbus de la superstition des païens, ces choses acquirent une grande opinion de sainteté à Vespasien, encore que les historiens ne dissimulent pas les vices dont il était souillé. Vespasien enflé de ce succès, s’en alla au temple de Sérapis, pour consulter l’oracle sur la durée de son empire, et après avoir fait ses prières, regardant derrière lui, il lui sembla qu’il voyait un des principaux d’Égypte nommé Basilide, qu’on croit avoir été celui même qui au mont de Carmel lui rendit un si favorable oracle, qui lui présentait des couronnes, dont il prit la vision à bon augure. Car ayant interrogé les prêtres, si Basilide ce jour-là était entré dans le temple, ils l’assurèrent que non, et se trouva qu’il était malade à quatre-vingts milles d’Alexandrie : de sorte qu’il se figura que c’était un miracle de Sérapis, qui sous l’image de ce Basilide, l’avait voulu assurer de la prospérité de son empire, s’étant servi d’un nom qui en portait les présages. à la mi-mars voyant le temps propre pour faire voile, il se mit dans un navire de marchands, et se fit conduire d’Alexandrie à Rhodes : de là il monta sur les galères, et visita les villes qui étaient sur son passage, où il reçut toutes sortes d’honneurs, et se rendit d’Ionie en Grèce, et passant à Corfou se rendit en l’Esclavonie, où il commença à prendre le chemin de la terre pour aller plus commodément à Rome, où il était attendu en grande dévotion. Car le sénat ayant devant les yeux l’image toute fraîche des misères avenues parmi le changement des empereurs, désirait passionnément d’en voir un de cet âge, doué des grandes qualités dont il était orné, se figurant que sa présence viendrait comme à remettre Rome et l’empire en sa première splendeur. Et le peuple opprimé de la guerre, et ruiné par les mouvements passez, souhaitait encore plus ardemment son arrivée, se promettant, comme le vulgaire s’imagine toujours, de trouver son repos dans les changements ; qu’il le délivrerait de ses calamitez, et qu’avec la liberté qu’il lui rendrait, il l’emplirait de toutes sortes de biens et de prospérités : mais plus que tous les autres les soldats et les gens de guerre avaient les yeux sur lui, comme sur celui dont le courage et la valeur leur était particulièrement connue. Étant donc ainsi désiré de tout le monde, les premiers de Rome ne purent attendre qu’il fut arrivé, mais brûlant du désir de le voir, allèrent au devant de lui, et à leur exemple la plus grande partie du peuple sortit de la ville : de sorte qu’elle se trouva comme déserte, d’autant que le nombre de ceux qui étaient sortis, excédait de beaucoup le nombre de ceux qui étaient demeurez en leurs maisons. À l’abord il n’y eut sorte de bonne chère ni de caresse qu’il ne fît à tous ceux qui se présentèrent pour lui faire la révérence, dont le reste du peuple ayant ouï le bruit, il n’y eut plus de moyen de le tenir ; mais sachant qu’il était prêt d’entrer, tout le monde se mit dans les rues pour l’attendre, et comme il fut entré, les hommes, les femmes et les petits enfants commencèrent à jeter de grands cris de joie et d’applaudissement, chacun montrant le contentement et l’aise qu’il avait de contempler la douceur de son visage, l’appelant leur bienfaiteur, le restaurateur de l’empire, et le sauveur de leur liberté, seul digne d’être le prince de Rome et de l’univers. Toute la ville était comme un temple couronné de fleurs et plein de parfums et de senteurs. La foule se trouva si grande autour de lui, qu’il eut toutes les peines du monde de passer jusqu’au palais, où étant arrivé, il sacrifia aux dieux domestiques de l’empire, et les remercia de l’heureux succès qu’ils avaient donné à son entreprise. Après cela, ce ne furent plus dans Rome que festins somptueux et magnifiques entre les parents et les voisins, qui d’un commun accord offraient des victimes à leurs dieux, pour le salut de Vespasien et de Titus son fils, souhaitant que l’empire demeurât éternellement en leur famille, sans qu’elle se vit traversée d’aucun concurrent en cette souveraine puissance. Mucian l’était allé recevoir jusqu’à Brindes, mais son fils Domitien bourrelé en sa conscience, l’avait attendu à Bénévent, ne sachant comme il se purgerait de ses insolences : toutefois le dépit du père n’éclata ni à cet abord, ni depuis qu’ils furent à Rome. Cependant Titus envoyé par Vespasien pour achever de dompter la Judée, et pour forcer Jérusalem, contre qui le courroux de Dieu était embrasé à cause de l’exécrable parricide commis en la personne de son fils le sauveur du monde, se mit à recueillir les légions, et les autres gens de guerre qui devaient l’accompagner en ce voyage, et à faire tout devoir pour se montrer digne d’une si grande charge, et de la fortune à laquelle il était appelé : de sorte qu’il attirait les cœurs de tous les soldats par son humanité et par sa conduite, faisant paraître une suffisance extraordinaire en la profession des armes, animant chacun à son devoir par ses discours et par sa douceur, se trouvant à tout ce qu’il fallait faire, et se mêlant avec les soldats, sans oublier rien de la dignité et de la grandeur de sa charge. Il prit donc les trois légions qui étaient en Judée, la cinquième, la dixième, et la quinzième, qui avaient déjà heureusement combattu contre les habitants du pays sous la conduite de son père Vespasien. La Syrie lui fournit la deuxième, et avait avec lui la dix-huitième, et la troisième qu’il avait amenée d’Alexandrie. Il était suivi outre cela, de vingt-cinq cohortes du secours des alliés, et de huit compagnies de cavalerie ; et parmi toutes ces belles et fleurissantes troupes, il avait encore les rois Agrippa et Sohemus, avec les forces que le Roi Antiochus lui avait envoyées, et quelques arabes, qui par une haine naturelle et enracinée de longtemps, étaient les plus ardents à la ruine des juifs. Il était aussi venu à sa suite un grand nombre d’italiens, que l’espérance et le désir de s’insinuer aux bonnes grâces de ce jeune prince, qui n’avait pas encore fait choix de ses favoris, y avait attirez. Ayant une si puissante armée, il entra sur les terres des ennemis, résolu de les combattre s’ils avaient le courage de l’attendre à la campagne, ou de les forcer dans Jérusalem s’ils s’enfermaient dans ses murailles.

Ne trouvant point d’armée ennemie aux champs, il alla planter le siège devant la ville, et se logea assez prés du rempart de Jérusalem, capitale et métropolitaine de toute la Judée, où s’étaient renfermez non seulement les juifs qui se trouvèrent alors dans la Palestine, mais mêmes ceux qui au bruit des armes des romains y étaient accourus de delà l’Euphrate, et de toutes les provinces où étaient épandus ceux de cette nation, qui avaient cru être obligés de secourir leurs frères en cette extrémité où ils les voyaient réduits. Dieu avait donné de grands signes de son courroux contre ce peuple ; et les prodiges qui apparurent devant ce siège, l’avaient averti de l’orage qui l’accueillit, et du malheur qui tomba depuis sur sa tête. Car quelque temps auparavant que les romains eussent assiégé Jérusalem, il apparut sur la ville une étoile ayant la forme d’une épée, et durant un an tout entier, on vit continuellement luire une comète ardent, qui est un des plus violents et des plus exprès signes dont Dieu se serve pour déclarer sa justice. D’ailleurs la porte du temple qui était à l’orient, et qu’on tenait toujours clause durant la nuit, s’ouvrit d’elle-même, encore qu’étant de bronze elle fut si massive, qu’à peine vingt hommes la pouvaient remuer quand il la fallait fermer : et comme le magistrat appelé pour cette nouveauté la voulut faire refermer, à peine ceux qui mirent la main à l’oeuvre en purent-ils venir à bout. Cela étonna grandement les plus sages, qui crurent que cette ouverture était un présage, que Dieu ouvrait la ville et le temple aux ennemis pour les introduire dedans. Outre cela en plein jour, le soleil n’étant pas encore couché, on vit des chariots de combat qui paraissaient en l’air, et des hommes armez en forme de combattants, qui se montraient au travers des nuées qui couvraient la ville. Le jour de la fête de pentecôte, comme les prêtres, selon leur coutume, faisaient de nuit le service divin dans le lieu saint, ils ouïrent premièrement quelque remuement, et puis après un plus grand bruit et enfin une voix qui sortit du sanctuaire, et qui dit en passant légèrement, sortons d’ici. Et c’étaient sans doute les bons anges, qui voyant que le dieu de gloire abandonnait son temple, n’y voulaient point davantage demeurer. Mais ce qu’il y eut de plus effroyable parmi tous ces signes du courroux de Dieu, ce fut que quatre ans devant la guerre, il se présenta un paysan nommé Jésus fils d’Ananus, qui au milieu de la fête des pavillons qui se célébrait en ces jours-là, et au milieu du temple et de toute l’assemblée, commença d’un tragique et funeste accent à crier, voix de menace du côté d’orient : voix de menace du côté d’occident : voix de menace des quatre vents : voix de menace contre Jérusalem et contre le temple : voix de menace contre les nouveaux mariés et contre les nouvelles mariées : voix de menace contre tout ce peuple.  Et continua à crier jour et nuit de cette façon par les rues de la ville. Les premiers de Jérusalem effrayez d’un si funeste présage, le firent prendre et firent cruellement fouetter. Parmi cette violence, il n’ouvrit jamais la bouche pour se plaindre de ceux qui l’outrageaient, mais poursuivit toujours son cri ordinaire ; de sorte que se figurant qu’il y avait je ne sais quoi de divin en cela, ils le prirent et le menèrent à Albinus gouverneur de la ville pour les romains, afin qu’il s’informât de quel esprit il était poussé. Albinus parmi la violence des tourments dont il le fit déchirer, ne sut rien tirer de lui, sinon qu’il répétait toujours ces menasses contre Jérusalem, de manière qu’il crut qu’il était hors de son sens, et le renvoya sans lui faire aucun autre outrage. Cependant il continua tous les jours dans les rues, aux jours de fêtes dans le temple à crier, malheur sur Jérusalem, et ne cessa durant sept ans et cinq mois. Finalement voyant que la ville était assiégée, et que sa prophétie allait s’accomplissant, il cessa ses cris. Toutefois pour achever la tragédie, se promenant un jour sur le rempart, il se mit derechef à crier avec une voix éclatante et effroyable : malheur sur la ville, malheur sur le temple, malheur sur le peuple, et puis ajouta, malheur aussi sur moi, et à même temps achevant cette parole il fut frappé d’une pierre chassée d’une des machines des romains, et rendit ainsi l’âme en soupirant et en déplorant le malheur de son peuple. C’étaient tous présages de la ruine de cette misérable ville, à qui Dieu voulait faire rendre compte du sang innocent qu’elle avait répandu. Titus alla donc l’assiéger lorsque le courroux du ciel était ainsi embrasé contre elle.

Aux approches il y eut divers combats, où les romains furent souvent battus, et n’y a point de doute que si ceux de dedans eussent été en bonne intelligence les uns avec les autres, et s’ils n’eussent point été travaillez de divisions civiles qui les ruinèrent, les romains n’eussent peu recevoir quelque notable perte à ce siège : vu principalement le prodigieux nombre d’hommes qu’il y avait dans Jérusalem, où l’on remarque qu’il s’enferma plus de onze cents mille hommes, parmi lesquels il y avait d’aussi vaillants capitaines et d’aussi bons soldats qu’on eut su trouver dans le reste de l’univers. Ils firent aussi maintes belles sorties, auxquelles ils eurent de grands avantages sur les romains. Au commencement ils défendirent leur dehors, et osèrent bien y paraître en bataille pour attendre leurs ennemis. Et comme Titus se fut avancé avec six cent chevaux pour les reconnaître, et pour remarquer l’assiette de la ville, il courut fortune de la vie, et sans son grand courage, ou plutôt sans l’assistance de Dieu, qui conduisait cette guerre, et qui en voulait sauver le chef, il se fut perdu, d’autant qu’ayant les ennemis sur les bras, ses gens croyant qu’il les suivait, le laissèrent longtemps mêlé avec les ennemis en danger de sa personne. À la fin ils se rallièrent à l’entour de lui, et malgré l’effort des juifs, le tirèrent de la mêlée et du danger. Le bonheur de cette première rencontre, enfla tellement le courage aux juifs, qu’ils commencèrent à mépriser les armes et la puissance des romains. Mais Titus les pressa de sorte, qu’en fin ils n’en recueillirent que de la honte et de la misère. Les divisions civiles, dont nous avons déjà parlé, contribuèrent grandement à leur ruine, d’autant que quand les romains les vinrent assiéger, la ville était partagée en trois factions qui avaient trois chefs et trois armées. Simon occupait toute la ceinture de la muraille, et tenait les deux bouts de la ville : Jean s’était fortifié au milieu, et Eléazar s’était emparé du temple, qui était la meilleure place de Jérusalem. Jean était le plus puissant d’hommes ; mais Eléazar et Simon avaient l’avantage des lieux.

On ne saurait représenter l’horreur, le carnage et les meurtres que ces brigands commirent durant leur empire. Car Jérusalem gémissant sous leur tyrannie, avait plutôt la face d’un charnier que d’une ville, et ressemblait plutôt à une caverne de lions, qu’à une demeure d’hommes. On ne voyait que corps morts, et personnes massacrées par la fureur de ces bourreaux, non seulement parmi les rues, mais mêmes dans le temple et auprès des autels. De manière que les plus gens de bien et les plus paisibles faisaient des prières et des voeux à Dieu pour les romains, et désiraient une guerre étrangère, pour être délivrés de ces calamités domestiques. Ce qu’il y eut de pire pour les juifs en ces divisions civiles, ce fut qu’outre les meurtres et les massacres, les séditieux après avoir gagné quelque quartier de la ville sur leurs ennemis, brûlaient les maisons pleines de grains et de bleds, dont depuis ils eurent une grande disette durant la famine dont ils se virent persécutés. En ces entrefaites, Jean envoya de ses gens au temple sous couleur de vouloir offrir des sacrifices, mais y ayant été reçus par Eléazar, ils firent paraître les armes qu’ils avaient cachées sous leurs robes ; et à même temps le massacrèrent, et taillèrent en pièces tous ceux qui se mirent en devoir de leur résister. Eléazar ayant été ainsi surpris et tué, les trois factions se remirent en deux, qui continuèrent leurs actes d’hostilité l’une contre l’autre, jusqu’à ce que les romains arrivants, la guerre étrangère leur fit oublier pour un temps leurs querelles particulières pour s’opposer à leurs communs ennemis. Car alors mettant en oubli leurs premières discordes et leurs premières haines, ils se rallièrent ensemble pour combattre contre les romains. Néanmoins leur résistance fut vaine, d’autant que les romains mettant en oeuvre toute leur industrie et toute leur vaillance pour les subjuguer, non seulement emportèrent les trois murailles dont leur ville était enceinte, mais outre cela forcèrent le temple, et firent un si cruel carnage de ces misérables, que jamais le soleil ne vit un plus sanglant ni un plus horrible spectacle que celui de cette inhumaine boucherie. Ils avaient combattu avec une obstination incomparable, et avaient fait de glorieuses sorties, où ils avaient mis l’armée romaine en de grandes détresses.

Enfin ils furent non seulement persécutés des armes de leurs ennemis, mais encore pressés d’une si prodigieuse famine, qu’il se trouva une mère qui forcée d’une faim enragée, eut bien le courage de manger de la chair de son propre enfant, qu’elle arracha de sa mamelle pour le faire cuire, afin d’allonger sa vie par un si barbare repas. Le bruit de cette monstrueuse cruauté étant semé par la ville, tout le monde fut rempli d’horreur : mais ils devaient se souvenir de l’oracle de vérité, et de la parole du fils de Dieu, qui allant au supplice de la croix, avait dit aux femmes qui pleuraient son désastre ; filles de Jérusalem, ne pleurez point sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants ; car voici, les jours viendront auxquels on dira, bienheureuses les stériles et les ventres qui n’ont point enfanté, et les mamelles qui n’ont point allaité. Comme aussi plusieurs des juifs se tuants eux-mêmes après une si grande abomination, appelaient bienheureux ceux que la mort avait prévenus devant qu’un si horrible accident leur fut arrivé. Les romains eurent incontinent avis de cette cruauté, qu’ils trouvèrent si étrange, qu’ils ne pouvaient ajouter une pleine foi à ceux qui leur en faisaient le récit. Titus en eut d’ailleurs une si grande horreur, qu’il en jeta des larmes, et levant les mains et les yeux au ciel, prit Dieu à témoin, qu’il n’était point cause de tous ces malheurs, vu qu’il avait présenté la paix aux juifs qui l’avaient toujours obstinément refusée. Et là dessus leur fit dire qu’il était encore prêt de les recevoir à pardon, s’ils voulaient se rendre dignes de sa clémence : mais il parlait à des tigres, qui étant plutôt effarouchez qu’adoucis par un fait si énorme, rejetèrent toutes les offres du prince romain, et aimèrent mieux s’ensevelir dans les ruines de leur ville, que de réclamer sa bonté.

Titus indigné de cette obstination, jura qu’il expierait l’horreur d’un si brutal repas, par la désolation de toute la Palestine : et qu’au reste il n’endurerait pas que le soleil vit sur la terre une ville, où les mères se nourrissaient de la chair de leurs enfants. Il commanda qu’on fît un dernier effort pour presser les assiégés, qui après une infinité d’assauts et de dangereux combats, avaient déjà perdu la forteresse d’Antonia, et les deux premières murailles de leur ville. Le temple défendait la troisième, et Titus l’avait toujours épargné, craignant de se souiller d’un sacrilège dont il redoutait le châtiment ; mais enfin voyant que sa piété ruinait son armée, il oublia tout respect, et commanda qu’on mit le feu aux premiers portaux, à quoi l’armée ayant obéi, la flamme passa jusqu’aux porches qui aboutissaient au temple. Depuis, Titus prince plein d’humanité entre tous les princes de la terre, se repentit de ce cruel commandement, et quoi que ses capitaines lui remontrassent, que s’il y avait du crime, il devait être imputé à ceux qui les contraignaient de faire cette violence, et non à lui qui avait fait tout ce qu’il avait pu pour sauver le temple, la ville et les habitants ;  si est-ce qu’il commanda aux soldats de faire toute sorte de devoir pour éteindre le feu, et pour empêcher l’embrasement, alléguant contre l’opinion des autres, qu’il ne fallait pas se venger des crimes des hommes sur des choses inanimées, particulièrement sur un si magnifique ouvrage, qui demeurant en son entier, pouvait servir d’un rare ornement à l’empire. Les juifs au lieu de se servir de ce témoignage de sa bonté, sortirent les armes à la main pour combattre et pour chasser ceux qui éteignaient le feu ; de façon que la patience échappant aux romains, il y eut un soldat qui ne se souvenant plus de la défense de son général, se fit soutenir par un de ses compagnons, et tenant en sa main un brandon de feu ardent, le jeta dans le temple, où de fortune il s’attacha à un endroit aisé à brûler ; de manière que l’on vit aussitôt la flamme qui allait gagnant peu à peu les lambris de ce superbe bâtiment, dont les juifs effrayez commencèrent à jeter un horrible cri, comme s’apercevant, quoi que bien tard, que le courroux de Dieu fulminait contre eux la dernière sentence de leur ruine ; puis qu’il permettait que le lieu de sa demeure fut ainsi brûlé par les étrangers. Titus averti de cet accident, accourut aussitôt pour y remédier, mais tous ses commandements furent inutiles, et n’y eut moyen d’arrêter la fureur des soldats, qui au contraire avançaient l’embrasement de toute leur puissance.

Durant ces insolences, Titus entra dans le sanctuaire, et contempla avec merveille et avec étonnement tout ce qui était dedans, et en jugea la magnificence beaucoup plus grande, que ce que le bruit commun en avait publié parmi les étrangers ; tellement que s’imaginant qu’on pouvait encore sauver un si riche ouvrage, il commanda qu’on prit peine d’éteindre le feu, devant qu’il eut gagné jusque au sanctuaire : et parce que les soldats étaient sourds à toutes ses remontrances, il commanda à un centenier de sa garde, nommé Liberatus, de prendre le baston, et de le lever sur ceux qui refuseraient d’obéir à son ordonnance. La fureur des soldats était si grande, et la haine qu’ils portaient aux juifs si extrême, qu’elle leur fit oublier la révérence due à leur prince, et ne se souciaient point de celui qu’il avait employé pour les détourner de ce sacrilège. Ainsi le plus superbe et le plus magnifique temple qui fut en tout l’univers, et le lieu le plus saint qui fut en tout le monde, fut réduit en cendres par les romains, qui furent comme les exécuteurs de la sentence que le fils de Dieu avait prononcée contre l’orgueil de son bâtiment, lors que ses disciples le contemplant par merveille, et lui en montrant la magnifique structure, il leur dit, qu’il n’y demeurerait pierre sur pierre, et que sa hauteur serait égalée à ses fondements. On remarque pour une insigne particularité, que la providence de Dieu permit que ce malheur arrivât à même mois et à même jour que ce même temple avait été autrefois brûlé par les babyloniens. Parmi cet embrasement, les soldats ravissaient et pillaient tout ce qu’ils trouvaient, et outre cela massacraient tous les juifs qu’ils rencontraient, sans distinction d’âge, de sexe, ou de qualité : de manière que ni la vieillesse ne les excitait à pitié, ni la virginité ne leur était en aucune révérence. Les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les prêtres et le reste du peuple passaient tous indifféremment par le fil de l’épée : et parmi le bruit que faisait le feu, on entendait les piteux gémissements de ceux que les soldats allaient massacrant. Comme le temple fut ainsi misérablement brûlé et saccagé, les romains levant leurs enseignes et leurs drapeaux à la porte d’orient, firent de grands sacrifices en action de grâces de leur victoire, et parmi les autres acclamations appelèrent Titus empereur, comme c’était l’ordinaire des romains de donner ce titre à leurs capitaines, lors qu’ils avaient emporté quelque fameuse victoire sur les ennemis de la république.

Après cela, Titus se figurant que les juifs devaient être las de tant de misères, s’efforça de les ranger à quelque obéissance, et les somma lui même de r’entrer en leurs bons sens, de considérer leur faiblesse et la puissance de leurs ennemis, et d’implorer la clémence du vainqueur qui leur tendait les bras : mais ce furent toutes paroles perdues, de manière que forçant son naturel, il abandonna tout à la fureur des soldats qui forcèrent le reste de la ville, et après avoir fait le plus riche butin qui se fit jamais à sac de ville, mirent le feu par tout. Le nombre des prisonniers fut de quatre-vingts et dix-sept mille, et de ceux qui moururent à ce siège, Josèphe qui était juif, qui a décrit exactement toutes les particularités de cette guerre, en met jusqu’à onze cent mille, dont la plus part étaient juifs d’origine, toutefois ils n’étaient pas tous nais en Jérusalem, mais ils étaient venus des contrées d’alentour, afin d’assister à la fête de Pâque, au milieu de la solennité de laquelle ils se trouvèrent investis et enveloppés en cette malheureuse place. En quoi l’on peut admirer les jugements de Dieu, qui permit que toute cette ingrate nation s’enfermât dans Jérusalem, comme dans une prison pour être châtiée de ses crimes. Titus ayant acquis une incomparable gloire par la prise d’une si puissante ville, par la défaite entière d’une si obstinée et si vaillante nation, se résolut de rompre son armée, en renvoya une partie dans ses garnisons, en laissa une autre partie pour garder les ruines de Jérusalem, et ne retint auprès de sa personne que deux légions pour faire le voyage d’Égypte, où il délibérait de passer devant que s’en retourner à Rome. Mais sur le point de leur départ, il montra sa magnificence et sa splendeur aux récompenses qu’il donna à tous les capitaines, à tous les soldats en général, et en particulier à ceux qui s’étaient signalez aux occasions, et qui avaient donné des témoignages d’une extraordinaire vaillance ; de façon qu’il s’acquit tellement les bonnes grâces des gens de guerre, que comme il était sur son départ, ils s’efforcèrent de le retenir par force, et commencèrent à le conjurer et à crier ; ou qu’il demeurât avec eux, ou qu’il les emmenât tous avec lui. Ce qui fit croire à plusieurs qu’il avait voulu se retirer de l’obéissance de son père, et se faire roi de l’Orient. Et même ce soupçon s’accrut depuis, parce qu’à son voyage d’Alexandrie, s’étant arrêté à Memphis, pour faire la cérémonie de la consécration du boeuf Apis, il avait porté sur sa tête un diadème ou un bandeau royal : car encore que ce fut une des solennités de cette cérémonie, si est-ce qu’il n’y eut pas faute de personnes qui l’interprétèrent autrement : et peut-être fit-on encore servir à cela le présent que lui fit Vologèse, roi des Parthes, après la prise de Jérusalem, d’autant qu’il lui présenta par ses ambassadeurs une couronne d’or, en se réjouissant avec lui de sa victoire. Titus averti des mauvais bruits qu’on faisait courir de lui, se hâta de se rendre à Rome, et y étant arrivé plutôt que son père n’espérait, en se présentant à lui, comme pour démentir la calomnie par sa présence, il lui dit en le saluant, je suis venu, mon père, je suis venu.

On se peut bien imaginer la joie que reçut Vespasien, voyant un si cher fils qui retournait chargé des palmes de Judée, et de la gloire d’une guerre étrangère qu’il avait si heureusement achevée. Aussi lui fit-il part de sa dignité, et l’établit comme le défenseur et le protecteur de l’empire. Le sénat décerna à l’un et à l’autre l’honneur du triomphe, où il ne fut rien oublié de la pompe, de la magnificence, et de la splendeur qui avait accoutumé de reluire aux autres entrées des princes victorieux. Mais il y eut cela de profane en cette superbe action, qu’on porta en monstre les sacrez vaisseaux du temple de Jérusalem, sa table d’or, et son chandelier à sept branches, et que même pour comble d’impiété, on y fit marcher la loi des juifs parmi les autres dépouilles. Il est vrai que Dieu ayant donné sa malédiction à ce misérable peuple, avait aussi en abomination non seulement le service qu’il lui rendait, mais mêmes les vaisseaux de son ministère, qui pour cette raison pouvaient être tenus au rang des choses profanes ; mais les princes romains n’entraient pas en une si profonde recherche des causes de la misère des juifs, se souciant seulement de repaître leur vanité de la gloire de ces spectacles. Ce misérable Simon qui avait été chef d’une des factions qui avaient ruiné Jérusalem, fut mené en triomphe parmi les captifs, et comme la pompe fut arrivée au Capitole, les empereurs commandèrent qu’on l’envoyât au supplice. On lui mit une corde au col, et on le traîna sur la place, où après avoir été fouetté selon la coutume des romains, il fut étranglé par les bourreaux, et fit une fin digne de sa méchante vie. Après cela, Vespasien voyant son empire pleinement affermi, n’eut plus d’autres pensées que de conserver la réputation qu’il avait acquise, en s’adonnant du tout à accroître la gloire de la république, et à donner un entier contentement à ceux qui l’avaient élevé à cette souveraine dignité. Les soldats étaient devenus merveilleusement insolents et audacieux par la guerre, les uns se confiant en la victoire qu’ils avaient remportée, et les autres étant transportez de douleur et de regret, à cause des ignominies et des opprobres qu’ils avaient souffertes. Mêmes les provinces et les villes libres, et outre cela quelques royaumes alliés de l’empire, s’étaient licenciés à beaucoup de choses qui allumaient la sédition parmi leurs peuples. Vespasien désirant remédier à tous ces tumultes, réprima premièrement l’audace des soldats de Vitellius, et en cassa plusieurs, pour les faire servir d’exemple aux autres : et puis tant s’en faut qu’il se montrât trop indulgent à ceux qui avaient servi à sa victoire, qu’au lieu de leur permettre chose du monde contre l’ordre de la discipline, il ne leur paya que bien tard les justes récompenses qu’ils avaient méritées parmi les fatigues de cette guerre, de peur qu’on ne s’imaginât qu’il les voulût flatter. Et pour faire paraître qu’il ne voulait rien oublier de la rigueur de l’ancienne discipline, comme un jeune homme auquel il avait donné quelque charge, se vint présenter à lui pour l’en remercier, le voyant tout parfumé, il lui fit mauvais visage, et le reprenant de cette curiosité, lui dit, qu’il eut bien mieux aimé qu’il eut senti l’ail que le musc, et même pour punir cette curiosité, révoqua les lettres qu’il lui avait données, et le cassa de sa charge. Il ôta aussi les privilèges et le droit des provinces et des villes libres à l’Achaïe, à la Lycie, à Rhodes, à Byzance et à Samos ; et réduisit en forme de provinces la Trachée, la Cilicie, et la Commagène, qui jusque alors avaient vécu sous le gouvernement des rois : et d’autant que les barbares faisaient des courses continuellement sur la Cappadoce, il y envoya des légions de surcroît, et en donna le gouvernement à un personnage consulaire, au lieu que Tibère en avait commis l’administration à un de l’ordre des chevaliers. Rome avait un visage difforme à cause de ses embrasements et de ses ruines passées. Pour lui rendre sa première face, il donna toutes les places propres à bâtir à ceux qui voudraient en faire la dépense, au cas que les possesseurs refusassent d’y mettre leur argent. Et parce que parmi ces embrasements de la ville, les tables de cuivre où étaient gravez les arrêts du sénat, et les ordonnances du peuple touchant les alliances contractées, et les privilèges accordés depuis la fondation de la ville aux autres peuples, avaient été fondues et s’étaient perdues, il fit chercher tous les exemplaires qui s’en purent trouver, et en fit refaire de nouvelles pour servir de monument au public, et d’ornement à l’empire. Et d’autant que parmi l’impuissance des lois, la licence et le débordement régnaient dans la ville, il fit que le sénat ordonna entre autres choses que les femmes qui se marieraient aux serfs étrangers, perdraient leur liberté, et seraient tenues pour esclaves : et qu’il ne serait pas permis aux créanciers de rechercher mêmes après la mort du père, un fils de famille auquel ils auraient prêté de l’argent devant qu’il fut émancipé. Au reste des choses, il se montra toujours indulgent et débonnaire, depuis le commencement jusqu’à la fin de son empire. Et tant s’en faut qu’il voulût cacher la bassesse de son origine, qu’au contraire il en parlait quelquefois publiquement. Mêmes quelques-uns ayant tâché de faire descendre la maison des Flaviens, de ceux qui avaient bâti Riete, et d’un des compagnons d’Hercule, il méprisa cette vanité, et se moqua de leur flatterie : et certes il se passionnait si peu pour la splendeur extérieure, qu’au milieu de la gloire de son triomphe, s’ennuyant de la longueur de la pompe qui marchait trop lentement à son gré, et se trouvant las d’attendre si longtemps, il ne dissimula point son déplaisir, mais dit librement qu’il portait une peine qu’il avait bien méritée, pour avoir si hors de saison, et en son extrême vieillesse, recherché l’honneur du triomphe, comme s’il ne l’eut jamais pu espérer en sa première fortune. Aussi n’accepta-il que le plus tard qu’il pût la puissance du tribunat, et le surnom de père de la patrie. Il endurait les libertés de ses amis, et méprisait les médisances de ceux qui parlaient en public. Mucian qui était diffamé pour ses paillardises, se fiant aux grands services qu’il lui avait rendus, non seulement ne lui portait pas toute la révérence qui était due à sa dignité, mais mêmes se licenciait de le blâmer devant tout le monde : mais ni son mépris ni son audace, ne le purent faire sortir des bornes de la raison ; de manière qu’il se contenta de l’appeler en particulier, de se plaindre à lui de lui-même, et de lui remontrer qu’il devait autrement cultiver leur ancienne amitié, et qu’au demeurant il était homme. Il fut persécuté des philosophes cyniques, et entre autres d’un Démétrius, que le sénat condamna à lui faire amende honorable de ses insolences. Ce cynique le trouvant par la rue après l’arrêt de sa condamnation, ne daigna pas seulement le saluer, mais commença à gronder contre lui, dont Vespasien ne se vengea point autrement, sinon qu’il l’appela chien. Il ne conserva non plus la mémoire des offenses passées, et y a apparence qu’il eut sauvé la vie au fils de Vitellius, si Mucian ne l’eut prévenu, vu qu’il maria depuis sa fille fort honorablement, la meubla, et lui assigna un dot digne de sa naissance. Un des affranchis de Néron, nommé Phoebus, lui avait fait courir fortune de la vie, parce qu’étant sur les théâtres, il avait fait démonstration de n’approuver pas les gestes de Néron, et ayant irrité son maître contre lui, lui avait été commander de sa part qu’il eut à se retirer ; sur quoi Vespasien lui ayant demandé où il pourrait aller, cet insolent lui avait dit, va-t’en au gibet si tu veux.

Phoebus donc craignant qu’étant venu à l’empire, il ne se ressentit de cet outrage, se présenta pour lui en demander pardon. Vespasien l’ouit patiemment, et sans s’aigrir davantage, et sans en faire faire aucun autre châtiment, se contenta de lui rendre les mêmes paroles dont il avait usé en son endroit, et lui dit, va-t’en au gibet. Et tant s’en faut que les soupçons fissent quelque impression dans son âme, que ses amis l’avertissant qu’il fallait avoir l’oeil sur les déportements de Moetius Pomponianus, parce que le monde croyait qu’il était né sous une constellation qui lui promettait l’empire, au lieu de le persécuter ou de rechercher sa mort, il le créa consul, et lui fit promettre, que quand il serait empereur, il reconnaîtrait ce bienfait à l’endroit de sa postérité. Un des plus cuisants déplaisirs qu’il eut, ce fut de se voir forcé d’abandonner Heluidius Priscus à la justice. Ce grand personnage ne prenant pas bien son temps, et mêmes ayant quelque passion de gloire, dont les plus sages ont bien de la peine à s’exempter, avait pris des libertés qui déplaisaient à beaucoup de personnes, et entre autres choses il montrait un grand mépris à l’endroit du prince, de sorte qu’étant prêteur, il ne faisait nulle mention ni nulle mémoire de lui en ses ordonnances, au contraire se licenciait d’en médire. Les tribuns du peuple offensez de cette audace, le firent saisir, et le mirent en justice, où il fut condamné premièrement à l’exil, et puis après à la mort, dont Vespasien eut un tel regret qu’il en pleura. Et comme il sut l’arrêt de mort prononcé contre lui, et que les bourreaux avaient commandement de l’aller dépêcher, il envoya aussitôt des siens pour dire qu’à quelque prix que ce fut on lui sauvât la vie, et sans doute il l’eut sauvé, n’eut été que les ennemis de Heluidius lui firent accroire que c’en était déjà fait ; à cause de quoi abusé par ce rapport, il rappela ceux qu’il avait envoyés pour le tirer du supplice. Il fit paraître la même humanité à l’endroit des autres qui étaient condamnez à la mort, n’ayant jamais pris plaisir aux tourments des criminels, qui bien souvent lui arrachaient des larmes, tant il avait pitié de leur malheur. Il n’y a que l’avarice seule qui ait souillé la gloire de ses actions, et de laquelle il semble qu’il ait été justement blâmé, car ne se contentant pas d’avoir remis les subsides qui avaient été comme supprimez sous l’empire de Galba, ni d’en avoir ajouté de nouveaux, n’y d’avoir accru les charges des provinces qui gémissaient déjà sous le fait, il eut bien l’âme si basse en ce sujet, que de faire un trafic qui eut été honteux mêmes à un particulier, achetant plusieurs choses à vil prix, pour revendre puis après plus chèrement.

Même il ne faisait point de scrupule de prendre de l’argent des candidats, c’est à dire, de ceux qui aspiraient aux dignités et aux charges publiques, et vendait indifféremment aux coupables et aux innocents accusés, les grâces qu’ils lui demandaient pour s’exempter du supplice. On crût aussi qu’il donnait le maniement des finances aux plus grands larrons de l’état ; afin qu’ayant volé la république, et s’étant enrichis dans leurs charges, il les pût faire rechercher de leur malversation, et confisquer tout ce qu’ils avaient pris : de sorte que pour cette raison on publiait par tout qu’il s’en servait comme d’éponges, auxquelles on fait rendre l’eau dont on les a trempées. Et pour montrer qu’il était naturellement avare et sordide, on allègue encore la réponse que lui en fit un pâtre, auquel il avait refusé la liberté qu’il lui avait demandée à son arrivée à l’empire. Car ce bonhomme ne pouvant souffrir cette rigueur qu’il lui tenait, à cause qu’il n’avait point d’argent pour acheter cette grâce, lui dit hardiment, que le renard changeait bien de poil, mais qu’il ne dépouillait jamais ses inclinations.

Toutefois il y en avait qui l’excusaient, alléguant la nécessité de ses affaires, et la pauvreté du trésor qui le contraignait d’imposer de si gros subsides, d’autant mêmes qu’à son entrée à l’empire il avait protesté devant tout le monde qu’il fallait un nombre prodigieux de millions d’or pour remettre les affaires de la république. Et à la vérité parmi la grande épargne qu’il faisait en son particulier, il se montrait plein de splendeur et de magnificence envers le public, employant libéralement les trésors qu’on croyait qu’il avait amassés avec un ménage indigne d’un si grand prince. Car il secourut les pauvres sénateurs, et fit de grands dons aux personnes consulaires qui étaient tombées en nécessité. Il fit aussi rebâtir plus richement qu’auparavant plusieurs villes qui avaient été désolées par le feu, et ruinées par les tremblements de la terre. Et pour ce qui regarde Rome, outre la dépense du Capitole, étant consul pour la troisième fois, et son fils Titus pour la quatrième, il fit bâtir ce superbe temple de la paix, qui depuis fut brûlé sous l’empire de Commode, et dépensa à cette somptueuse fabrique une somme excessive d’argent. Il continua aussi l’ouvrage du temple de l’empereur Claudius, qu’Agrippine avait commencé, mais que Néron avait presque tout ruiné. Outre cela, il fit dresser un amphithéâtre sur le patron qu’Auguste s’en était proposé. D’ailleurs il fit de grands biens aux hommes de lettres, et aux excellents artisans. Et quant aux jeux qu’on avait accoutumé de donner au peuple, il égala ou surpassa la magnificence de ses prédécesseurs en l’argent qu’il y employa. La dépense de sa table n’était point mécanique, au contraire il faisait souvent des festins, où l’on remarquait plutôt du luxe que de la chicheté. Comme aux saturnales il faisait des présents aux hommes, aussi au premier jour de mars il en envoyait aux dames. Et toutefois parmi toute cette splendeur, il ne pût effacer l’infamie, ni laver la tache de sa première avarice. Les alexandrins qui avaient espéré qu’à son arrivée à l’empire, il les déchargerait des excessifs tributs qu’ils payaient à la république, se voyant frustrez de leur attente, vu qu’au lieu de les soulager, il leur avait imposé de nouveaux subsides pour fournir aux frais de la guerre en ses commencements, l’avaient décrié sur leurs théâtres, comme le plus sordide prince qui fut jamais entré dans l’Égypte. Pendant tout son règne, ils continuèrent les mêmes reproches, et ne cessèrent durant toute sa vie de le diffamer, et de lui donner ce même blâme. Mêmes il y eut un bouffon, qui à ses obsèques, le contrefaisant quand il était en vie, comme c’était la coutume aux funérailles des personnes illustres d’user de ces feintes et de ces représentations, appela ses procureurs, et leur demanda à quoi pouvait monter la dépense de la pompe de son convoi, et comme ils lui eurent répondu qu’elle monterait bien à cent sesterces : donnez-m’en six (dit-il) et me jetez dans le Tibre. Au reste il tenait cet ordre en sa vie. Depuis qu’il fut empereur, il fut extrêmement vigilant, et se levait la nuit pour vaquer aux affaires, et pour lire les lettres et les papiers de son état ; et cela fait, il admettait ses amis, et les recevait dans sa chambre, ne faisant point de difficulté de s’habiller devant eux. Après avoir expédié les affaires qui se présentaient, il s’allait se promener, et puis s’en retournait reprendre du repos, ou se mettait dans le bain, ayant toujours auprès de lui quelqu’une de ses concubines, qui avaient succédé à Caenis, dont il avait été éperdument amoureux durant qu’elle avait vécu. Étant ainsi à prendre son repos, ou à se baigner, il relâchait beaucoup de sa sévérité, et se montrait fort indulgent à ceux qui lui demandaient quelque chose à ces heures-là : de sorte que ces domestiques voulant impétrer quelque don de lui, épiaient ces occasions pour le lui demander.

À la table et au jeu il se montrait extrêmement facétieux, et passait son temps à rire et à se gausser avec ses amis. Car il était fort adonné à la raillerie, jusqu’à user de paroles sales, et plus dignes d’un bouffon que d’un empereur ; néanmoins il savait quelquefois en user bien dextrement, et s’en servait pour ôter l’aigreur, et pour détourner l’infamie des sordides profits qu’il recueillait de toutes choses ; de façon que son fils Titus l’ayant repris de ce que par une honteuse avarice il levait de l’argent sur les urines, il observa le temps auquel on lui en apportait le payement, et appelant son fils, il approcha l’argent de son nez, et lui demanda s’il sentait mauvais, et le jeune prince lui ayant répondu que non ; toutefois, lui répliqua-il, il vient de l’impôt des urines. Il ajouta encore, que l’odeur du gain était toujours agréable de quelque part qu’il vint. Quelques ambassadeurs étant venus vers lui pour l’assurer de la part de ceux qui les avaient envoyés, qu’ils avaient ordonné qu’on lui dressât une statue de la forme d’un colosse, où ils voulaient employer une grande somme de deniers ; il leur commanda à même temps qu’ils la posassent, et que la base était dressée, et en disant cela, leur montra le creux de sa main, comme leur demandant l’argent qu’ils voulaient employer à ce superbe ouvrage, et les dispensant de lui ériger d’autres statues, montrant par là qu’il préférait les richesses à la pompe. Quelque temps devant sa mort il fit un acte de grande sévérité, quoi que sous une apparente couleur de justice. On amena prisonnier à Rome ce misérable Sabinus, qui au dernier mouvement des gaules ayant pris les armes contre les romains, avait bien eu l’audace de se faire proclamer empereur, et qui depuis ayant été vaincu s’était retiré dans une caverne dessous terre, où il avait été par l’espace de neuf ans caché avec sa femme, et les petits enfants qu’il y avait engendrez d’elle : les fréquentes allées et venues de sa femme qui lui portait ses provisions, le firent découvrir, et étant reconnu, il fut enchaîné pour être conduit à Vespasien. Sa femme et tous ses petits enfants furent aussi pris et menez afin de lui tenir compagnie au supplice. Comme ils lui furent présentez, cette pauvre femme se jetant à ses pieds avec ses petites créatures, commença en soupirant à lui dire : César, j’ai engendré ces pauvres innocents dans un sépulcre, et les ai élevés afin que nous fussions un plus grand nombre de suppliants pour impétrer de ta clémence la vie de mon mari : prend donc, s’il te plait, pitié de nos larmes et de notre infortune. Ces pitoyables paroles et les soupirs de Peponilla et de ses enfants attendrirent le coeur à plusieurs de ceux qui assistaient à un si triste spectacle ; mais le courage du prince ne pût être fléchi à leur faire miséricorde, de sorte qu’ils furent à même temps livrez aux bourreaux, et aussitôt exécutés. En ces entrefaites, Cecinna et Marcellus ayant mis en oubli les grands bienfaits qu’ils avaient reçus de Vespasien, conjurèrent contre lui, et conspirèrent de le tuer. Cette perfidie ayant été découverte, il était résolu de leur pardonner : mais Titus craignant que la chose ne passât plus avant, et sachant que Cecinna avait déjà ramassé chez lui beaucoup de ses complices, le trouvant dans le palais où il avait soupé, fit épier l’heure qu’il se retirerait, et le fit tuer à la sortie de la table. Quant à Marcellus, ayant su que le sénat l’avait condamné à la mort, il se coupa lui-même la gorge pour prévenir son supplice. Vespasien ne vécut guère longtemps après cet accident. Il était sujet à la goûte, mais il mourut de la fièvre parmi les exercices de son neuvième consulat. Il était en Campanie quand son mal l’accueillit : sentant donc les premiers accès et les premiers frissons de sa maladie, il se fit incontinent porter à Riete, ville de sa naissance, où il avait accoutumé de passer ses étés. Au lieu de s’y guérir il augmenta son mal, s’étant licencié de boire trop d’eau fraîche pour alentir l’ardeur de sa fièvre. Parmi sa maladie il n’oublia pas ses jeux et ses rencontres. Car comme entre les présages de sa mort on lui eut rapporté qu’on avait vu une comète, et que le mausolée ou le tombeau d’Auguste, dans lequel on mettait reposer les cendres des empereurs, s’était ouvert de lui-même comme pour le recevoir, il s’en moqua plaisamment, et dit que quant à la comète qui était chevelu, il regardait le roi des Parthes qui portait longs cheveux, et non lui qui était chauve ; et que quant à l’ouverture du tombeau d’Auguste, c’était pour y recevoir Junia Caluina qui était de sa race, et non lui qui était d’une autre famille. Même comme il vit bien qu’il ne pouvait plus vivre, faisant allusion à la coutume qu’avaient les romains de mettre leurs empereurs au rang des dieux après leur mort ; à ce que je voie, dit-il, je m’en vais devenir dieu. Ce qu’il dit de plus sérieux en ses derniers abois de la vie, ce fut ce qu’il repartit à ses médecins et à ses amis qui le reprenaient de ce qu’au milieu de son mal et en ses douleurs, il ne se donnait aucun repos, mais baillait audience aux ambassadeurs, et faisait toutes choses comme s’il eut été en pleine santé : il faut, dit-il, qu’un empereur meure debout au milieu des affaires.

Mais se voulant lever là dessus, il rendit l’âme entre les bras de ceux qui le soutenaient. Tout le monde est d’accord qu’il se tenait si assuré de la constellation de sa naissance, de la puissance de sa destinée, et de celle de ses enfants, que parmi les continuelles conjurations qui se faisaient contre sa personne, il osa dire en plein sénat ; ou mes enfants me succéderont, ou personne ne régnera après moi. Aussi outre les prodiges que nous avons déjà rapportés, il avait eu plusieurs autres présages de sa future grandeur. Dans le village des flaviens il y eut un vieil chêne dédié à Mars, qui à tous les trois accouchements de sa mère Vespasia, jeta de nouveaux rameaux que l’on crut être des signes de la destinée de ses enfants : le premier était petit et faible, et ne dura pas longtemps, mais se sécha aussitôt. Et conformément à ce présage, le premier enfant qu’elle eut, fut une fille qui ne vécut guère au monde, mais mourut incontinent. Le second parut plus gros, plus fort et plus grand, et sembla que ce fut un signe d’une grande félicité promise à l’enfant qui fut Sabinus frère aîné de Vespasien. Le troisième excéda en force et en hauteur tous les autres, et avait plutôt l’image d’un arbre que d’un rejeton ou d’une simple branche. Sur quoi son père Sabinus ayant été consulter les devins, s’en vint aussitôt trouver sa mère, et lui dit, qu’il lui était né un fils qui serait un jour empereur. Elle ne fit que s’en rire et s’en moquer, ajoutant qu’elle s’étonnait de ce que son fils commençait déjà à radoter, elle qui était sa mère ayant encore l’esprit sain et le jugement entier. Depuis comme il fut venu en âge, il arriva que sur son dîner il se présenta un chien vagabond qui lui apporta la main d’un homme et la mit sur sa table. Et puis étant à souper, un boeuf de charrue ayant rompu son joug, entra dans le lieu où il mangeait, et ayant chassé ses officiers, s’en alla auprès du lit où il était couché, se laissa tomber comme tout las auprès de lui, et baissa sa tête comme voulant recevoir le joug de sa main. Étant en Achaïe, il songea qu’il serait heureux avec toute sa famille lors que Néron aurait perdu une dent, le lendemain allant à la cour, il rencontra le chirurgien qui lui montra la dent qu’il venait d’arracher à Néron. Même Néron étant à Rome, eut un songe qu’on peut mettre au rang de ces présages : car il lui fut avis qu’il conduisait le chariot de la pompe ou de la châsse de Jupiter, et qu’il le menait en la maison de Vespasien. Toutes ces choses avaient besoin d’interprétation : mais la prédiction de Josèphe capitaine juif fut bien plus claire et plus assurée ; car ayant longuement défendu Jotapata ville de Syrie, contre les armes de Vespasien, à qui Néron avait donné la charge de la guerre de Judée, et ayant été finalement pris et tiré d’un puits où il s’était caché pour éviter sa fureur, comme on le lui présenta, sans s’étonner autrement de son infortune, il parla si courageusement à lui, que son fils mêmes le pria de sauver la vie à un si vaillant homme. Vespasien fléchi par les prières de son fils, lui donna la vie, et commanda qu’on le mit en sûre garde, désirant de l’envoyer à Néron comme un monument de sa victoire. Josèphe se voyant arrêté, dit qu’il avait quelque chose à déclarer à Vespasien, mais qu’il ne pouvait le dire devant une si grande compagnie. Vespasien fit retirer tous les autres, et ne retint que Titus et deux de ses plus confidents amis ; et alors Josèphe prenant la parole, et s’adressant à lui, lui tint ce langage : quant à toi, Vespasien, tu penses seulement avoir en ta puissance un prisonnier, mais je suis envoyé de Dieu pour être messager, et pour te donner la nouvelle de quelque chose de plus grand, et sans cette considération je n’ignorais pas la loi des juifs qui enseigne aux capitaines comme ils doivent mourir. Quoi ? Vous me voulez envoyer à Néron ; à quelle fin cela ? Comme si ceux qui succéderont à Néron, devaient longtemps tenir l’empire. C’est toi, ô Vespasien, qui es César et empereur des romains, et après toi, ce tien fils succédera à la même gloire. Fait-moi donc enchaîner et garder étroitement : car, ô César, tu n’es pas seulement seigneur de ce pauvre captif que tu vois devant tes yeux, mais tu es encore seigneur de toute la terre, de toute la mer et de tout le genre humain : que si j’ai inventé ces choses pour abuser mon maître, et pour garantir ma vie par une imposture, je mérite d’être réservé à un plus sévère châtiment que tu pourras toujours prendre de moi si je suis pris en mensonge, et si ce que je t’annonce de la part de Dieu ne se trouve enfin véritable. Vespasien n’ajouta pas grande foi à tout ce discours, et toutefois ne le négligea pas entièrement, d’autant qu’il rapportait cette prédiction avec les autres présages qui lui avaient fait concevoir une grande opinion du succès de sa fortune. Et comme depuis les légions d’orient l’eurent déclaré empereur, il se souvint des paroles de Josèphe, et appelant Mucian et ses autres amis, il leur exposa tout ce qui s’était passé, et ajouta qu’il lui semblait que c’était chose indigne de sa clémence, de souffrir que celui qui lui avait donné de si véritables oracles de son empire, et qui avait été comme la voix et le messager de Dieu pour lui annoncer cette gloire, demeurât plus longtemps captif parmi les chaînes et parmi les opprobres ; et partant qu’il était résolu de lui donner une pleine liberté. Titus ajouta à cela, qu’il ne fallait pas seulement délier ses chaînes, mais qu’il fallait les briser, comme on avait de coutume de faire à ceux qui avaient été injustement mis aux liens, afin de lui lever l’opprobre de sa captivité avec la misère de sa prison. Cela pleut grandement à Vespasien ; et à même temps quelqu’un de ceux qui étaient là, prit une cognée, et alla rompre les chaînes dont Josèphe était environné ; ce qui acquit autant de gloire à ces deux princes, qu’il apporta de contentement à Josèphe. Ce grand personnage qui a écrit l’histoire de son pays, a bien apporté de l’ornement à leurs vertus et à la valeur de tous les deux, en ayant transmis une fidèle image à la postérité, et qui les fait encore aujourd’hui vivre en la mémoire des hommes, et estimer les deux plus illustres empereurs qui aient jamais commandé aux romains.

Titus, l’amour et les délices du genre humain,  fut si heureux en son empire, que venant à succéder à son père Vespasien, il s’acquit incontinent les affections et les bonnes volontés, non seulement de tous les romains, mais aussi de tous les peuples étrangers, qui portèrent une singulière révérence à sa vertu. Ce qui fut d’autant plus admirable, qu’étant encore personne privée, et mêmes étant créé collègue de son père au consulat, et maniant toutes les affaires, il s’était gouverné de sorte qu’il était non seulement blâmé, mais même haï de plusieurs qui ne pouvaient supporter l’insolence de ses déportements. La mort de Cecinna le fit estimer cruel, encore qu’il eut eu sujet de le faire tuer, à cause de la conjuration qu’il avait tramée contre son père et contre lui, pour leur arracher l’empire. Mais outre cette opinion qu’on eut de sa cruauté, il fut grandement diffamé à raison de ses débauches, d’autant qu’il passait les nuits entières à boire avec les plus perdus et les plus abandonnez de ses familiers, et qu’il entretenait une infâme suite d’eunuques et de telles gens qui étaient toujours à sa queue, et enfin parce qu’il se montrait tout perdu de l’amour de la reine Bérénice, soeur du roi Agrippa, qu’il fut contraint de chasser de Rome du vivant de son père, d’autant que le peuple romain ne pouvait supporter l’orgueil et l’impudence de cette Juive qui s’était rendue maîtresse de toutes ses volontés, et à qui mêmes on croyait qu’au grand opprobre de l’empire il avait promis mariage. On l’accusa encore de rapine, et crut-on que faisant les affaires de son père il avait pris de l’argent et vendu les charges publiques, et mêmes les jugements des procès. En somme on allait publiant par tout que ce serait un second Néron qui achèverait de perdre Rome et l’empire. Tous ces blâmes lui réussirent à une insigne louange depuis qu’il fut empereur, d’autant qu’il se comporta si sagement, qu’au lieu de tous ces grands défauts on ne vit plus reluire en lui que toutes sortes d’éminentes vertus. En quoi il fit paraître qu’il y a grande différence entre un prince absolu, et un qui n’a seulement que quelque part à son autorité ; d’autant que celui-ci sachant bien que le blâme des affaires ne tombera pas sur lui, ne se soucie pas de faire beaucoup de choses licencieusement ; au lieu que le prince souverain et absolu ne pouvant ignorer que les fautes du gouvernement ne lui soient toutes imputées, se sent obligé de pourvoir à sa réputation, et de ne faire rien qui lui puisse tourner à vitupère. C’est pourquoi un de ceux qui avaient été les plus familiers devant qu’il fut arrivé à l’empire, venant à lui faire une prière où il y avait de l’injustice, il la lui refusa constamment, et lui dit, qu’il y avait bien de la différence entre celui qui dépendait d’autrui et celui qui avait la souveraine puissance de l’état : et que ce n’était pas une même chose, de donner du sien et d’être seulement intercesseur pour faire donner celui d’autrui. Il avait été élevé à la cour de l’empereur Claudius avec son fils Britannicus, et avaient eu les mêmes maîtres pour les dresser, et pour les instruire aux exercices et aux sciences.

Et comme un jour un de ceux qui se mêlaient de juger des fortunes des hommes par l’aspect du visage, fut prié de dire ce qui arriverait à Britannicus, il dit résolument qu’il ne se verrait jamais élevé à l’empire, mais que sans doute celui qui était auprès de lui, parlant de Titus, y parviendrait. Au reste, ils étaient si familiers, que lors que Britannicus fut empoisonné, s’étant trouvé couché auprès de lui, il prit la coupe où il avait bu, et en pensa mourir aussi bien que lui. De quoi se ressouvenant au milieu de ses honneurs, il lui fit dresser dans le palais une statue d’or, et lui en fit faire une autre d’ivoire qu’il fit porter parmi la pompe des jeux du cirque. Au reste, il était extrêmement bien né ; et était doué d’une singulière beauté, en laquelle on ne remarquait pas moins de gravité que de douceur et de bonne grâce. Il avait une heureuse mémoire, et se montrait capable de tout ce qui était propre pour former un prince aux arts de la paix, et aux exercices de la guerre. Il était parfaitement bien à cheval, et avait une incomparable adresse à manier les armes.

Il parlait aisément grec et latin, composait heureusement sur le champ en l’une et en l’autre langue. Il fut tribun, et eut charge de mille hommes de pied aux guerres de Germanie et de Grande Bretagne, où il acquit tant de réputation, qu’en l’une et en l’autre province on lui dressa plusieurs statues pour monument de sa vertu. Mais il n’acquit nulle part tant d’honneur qu’à la guerre de Judée, où secondant les victoires de son père qui commandait à l’armée pour Néron, il prit de force Thrachea et Gamala, deux puissantes villes de la Palestine, encore qu’il ne fut alors que simple colonel d’une légion. Depuis il s’éleva au faîte de la gloire, alors qu’étant général de l’armée sous l’empire de son père, il subjugua le reste de Judée, après avoir désolé Jérusalem, qui n’avait point voulu recevoir la loi ni le joug des romains, quoi que victorieux de tout le monde. Ayant donc acquis tant de réputation d’un côté, et contracté tant de blâme de l’autre, étant parvenu à l’empire il effaça l’infamie passée de ses vices par ses vertus, et se fit mettre au rang des meilleurs princes que le soleil ait jamais éclairés. D’abord reformant sa vie il bannit le luxe de sa table, et régla tellement ses festins, que parmi la magnificence on n’y vit nulle profusion. Il donna aussi congé à la Reine Bérénice, quoi qu’avec un regret égal de part et d’autre, mais l’amour de la gloire fut plus puissante que les attraits de la volupté. Il chassa d’auprès de sa personne tous ces efféminés qui avaient déshonoré sa jeunesse, et ne les voulut plus voir, mêmes en public. Il ne prit jamais rien sur aucun des citoyens, et tint toujours ses mains nettes du bien d’autrui, et bien souvent mêmes il donnait les contributions qui lui étaient dues, tant s’en faut qu’il chargeât le peuple d’extraordinaires subsides. Et toutefois jamais l’empire romain ne porta un prince plus libéral ni plus magnifique. Ce qu’il fit paraître en la dépense des jeux qu’il donna au peuple, où il n’oublia rien de la pompe des autres princes qui l’avaient devancé. Après avoir dédié l’amphithéâtre, et bâti auprès de superbes étuves, il donna aux romains des spectacles de combats, et entre autres il en donna un naval où il fit entrer quelques prisonniers Allemands parmi les autres gladiateurs, et en un seul jour il exposa cinq milles bêtes sauvages pour donner une seule recréation au peuple ; le tout avec tant de liberté et de facilité, qu’il y eut mêmes des femmes qui tuèrent plusieurs de ces cruels animaux de leurs propres mains. Il donna encore de ces sortes de combats hors de l’amphithéâtre dans les jardins de Caius et de Lucius, et le plaisir en dura cent jours entiers. Mais ce qu’il y eut de plus magnifique, ce fut que Titus étant en haut jeta un nombre prodigieux de petites boules de bois, où était écrit le nom de quelque chose bonne à manger, d’un habit, d’un vase d’or ou d’argent, d’un cheval, d’un esclave, ou d’autre chose semblable : et ceux qui les recueillaient les rapportant à ses procureurs, il leur faisait délivrer ce qui était écrit dessus. Quelques-uns ajoutent que parmi toute cette pompe, et parmi toute cette magnificence, il versa des larmes, soit qu’il pleurât de joie, voyant la faveur et l’applaudissement du sénat et du peuple, soit qu’il se souvint des changements qui arrivent ordinairement au cours des affaires du monde, où l’on voit souvent les plus grands contentements traversez de quelque infortune. Ce qu’il éprouva bientôt après, d’autant que la mort le ravit au milieu de cette grande félicité, et en la fleur de son âge. Outre ces magnificences de théâtre, il usa encore d’une grande libéralité à l’endroit de tout le monde. Car comme ainsi soit que depuis l’ordonnance de Tibère, les empereurs ne se tinssent point obligés de payer les bienfaits que leurs prédécesseurs avaient accordés aux particuliers s’ils ne les avaient aussi confirmés par leurs lettres, il fit un édit général, par lequel il ratifia tout ce qui s’en était fait, et ne voulut pas souffrir qu’on eut la peine de lui demander.

En somme il était plein d’une si grande bonté, qu’il ne voulut jamais retrancher à personne l’espérance d’obtenir ce qu’on désirait de lui ; et même ses domestiques lui remontrant qu’il promettait plus qu’il ne pouvait tenir, il leur répondit, qu’il ne fallait point que personne s’en allât triste d’auprès du prince. Et une fois s’étant souvenu sur le souper que tout ce jour-là il n’avait fait aucun bien à personne, il se tourna devers les assistants, et leur dit cette mémorable parole, qui à bon droit a été louée de tout le monde ; mes amis, nous avons perdu ce jour-ci. Il montra outre cela une grande familiarité à tout le monde, et se jouait souvent avec le peuple ; et même afin de paraître plus populaire le laissait entrer dans les étuves où il se baignait : et toutefois cela ne diminuait rien de sa gravité, ni ne l’empêchait pas de tenir la balance de la justice droite et égale à toute sorte de personnes. La beauté de la face de son règne fut comme défigurée par les grandes infortunes, et par les étranges accidents qui arrivèrent de son temps dans quelques provinces de l’empire. Le plus mémorable fut l’embrasement extraordinaire du mont Vésuve, qui emplit presque tout l’univers d’étonnement et d’effroi ; et voici comme la chose arriva. On vit premièrement sur cette montagne de feu, et sur toute la contrée voisine, apparaître des spectres et des images d’hommes de monstrueuse grandeur, qui se promenaient tantôt en la terre, et tantôt en l’air. Après cela il survint une extrême sécheresse, qui fut suivie d’horribles tremblements de terre, qui ébranlant les terres et les vallées, renversèrent les cimes des montagnes, et firent un tel bruit, qu’il surpassait celui du tonnerre. La mer voisine du côté de Naples se trouva aussi extraordinairement agitée, et ses flots se choquants les uns les autres, se rompaient avec un effroyable mugissement. Le ciel et les éléments étaient pleins de prodiges, et semblait à plusieurs que toutes choses dussent retourner en leur premier chaos, et en leur première masse, ou que Dieu voulût purger l’univers par le feu. Car l’on vit peu à peu que la montagne se crevant par le milieu, commença à jeter des pierres qui semblaient des rochers, et puis se mit à vomir la flamme, avec une si prodigieuse et si épaisse fumée que l’air en fut tout obscurci, et la lumière du soleil vint à défaillir comme en une grande éclipse. Et d’autant que les horribles images des géants paraissaient toujours dans la fumée, à travers des rayons du feu, et que d’ailleurs on oyait le bruit des trompettes, le vulgaire crut que c’étaient des gens de guerre qui faisaient tout ce vacarme. Parmi cette confusion ceux qui étaient sur la mer s’enfuyaient en la terre, et ceux qui étaient en la terre se retiraient sur la mer, personne ne croyant le lieu où il se trouvait assez assuré. Au reste il sortait une telle abondance de cendre de cet embrasement, que la terre, et la mer et l’air en furent tous remplis : de sorte que non seulement elle fit mourir les hommes, les bêtes, les poissons, les oiseaux, et les plantes, mais outre cela elle gâta tous les champs et tous les coteaux de la campagne, et d’abondant elle couvrit deux villes entières, dont les habitants furent surpris en leur théâtre et ensevelis en la poussière.

Et ce qu’il y eut encore de plus prodigieux en cela, ce fut que cette cendre sur les ailes des vents vola par dessus les mers, et passa jusque en Afrique, en Syrie et en Égypte, et peu de jours après qu’elle fut élevée, mit Rome dans un grand trouble, d’autant que le peuple ne sachant encore rien de l’embrasement du Vésuve, et ne pouvant juger d’où venait une si grande foison de cendres, s’imagina que tout allait périr, et que le ciel et la terre s’allaient mêler confusément l’un avec l’autre. Ce grand génie de la nature Pline qui vivait encore, et qui de fortune était alors à Misène, ville voisine de ce désastre, ayant eu la curiosité de vouloir contempler de prés cette grande merveille, et d’en apprendre la cause, se perdit en cette recherche. Car s’étant jeté sur la mer, afin de s’approcher de la montagne, et n’ayant peu être dissuadé par ses amis ni par le marinier qui le conduisait, de continuer son voyage, il lui succéda si mal, qu’ayant vu de prés la flamme de ce prodigieux embrasement, et en ayant mêmes remarqué les mouvements et la figure, il se mit au lit et sommeilla un peu ; mais à son réveil il se trouva enveloppé dans le malheur de la tempête ; et ne se pouvant tenir dans les maisons que le tremblement de terre avait ébranlées, ni demeurer dehors à cause des pierres et de la cendre qui volaient par tout, il s’en alla au rivage pour voir s’il y aurait moyen de se sauver sur la mer. Mais il la trouva si agitée, et ses ondes tellement émues, qu’il n’y vit nulle apparence de salut ; et à même temps la flamme et l’odeur de la fumée pleine de souffre venant à épouvanter ceux de sa compagnie, tout le monde le quitta, fors deux serviteurs, qui l’ayant réveillé, parce qu’il s’était remis à dormir, le levèrent afin de le tirer de là : mais comme ils le tenaient entre leurs bras, la cendre entrant par sa bouche et par les autres conduits, lui emplit l’estomac, et l’étouffa sur le champ.

Le lendemain son corps fut trouvé au même état qu’on l’avait laissé, ressemblant plus à un homme qui prenait son repos qu’à un mort. Son malheur rendit encore l’embrasement du Vésuve plus mémorable, à cause de la qualité du personnage et de l’excellence de son esprit, qu’on peut dire avoir été le meilleur de son siècle. Entre les mauvais effets de cette monstrueuse tempête, on lui attribua la cause de la peste qui survint peu de temps après à Rome, avec une si grande mortalité de toutes sortes de personnes, que la ville en fut toute désolée. Outre cela, il arriva encore un autre malheur à Rome, d’autant que le feu se mit en plusieurs endroits, et brûla les temples de Sérapis, d’Isis et de Neptune, avec la ceinture de leurs cloîtres, et mit encore en cendre les étuves d’Agrippa, le Panthéon, le lieu de la montre des soldats, le théâtre de Balbus, celui de Pompée, les bâtiments et la librairie d’Auguste, avec le temple de Jupiter Capitolin ; de façon qu’on jugea que ce malheur venait plutôt du courroux de Dieu, que d’aucune cause humaine. Parmi tant d’adversités, Titus témoigna au peuple romain et aux provinces affligées, non seulement un soin de prince, mais encore une affection de père, les consolant par ses édits, et les secourant de ses moyens selon la nécessité d’un chacun. Pour cet effet il envoya des personnes consulaires en la Campanie, afin de pourvoir aux ruines que le feu y avait faites. Et parce qu’entre ceux qui avaient été engloutis dans les flammes du Vésuve, il y en avait de riches qui n’avaient point laissé d’héritiers, il appliqua leurs successions à la réparation des villes ruinées. Et quant à ce qui avait été brûlé à Rome, il protesta en public, que les particuliers n’y avaient rien perdu, et qu’il n’y avait que lui seul intéressé en cela ;  d’autant qu’il voulait faire tout réparer à ses dépens.

Ensuite de quoi il donna tous ses plus riches meubles, et ce qu’il avait de plus précieux pour rebâtir les temples, et les autres édifices brûlés, et donna la charge à plusieurs personnes du corps des chevaliers d’en hâter l’ouvrage. Ce furent des soins bien agréables au peuple romain ; mais il fit une autre chose qui ne servit pas moins à lui acquérir toujours davantage les coeurs et les affections de tout le monde. Entre les autres malheurs que les guerres avaient jetés dans la république, elles avaient été cause que la ville de Rome était toute pleine de délateurs et de calomniateurs qui avaient eu le règne depuis Tibère, de sorte que les plus excellents personnages couraient tous les jours fortune de leur vie, à cause des accusations qu’ils forgeaient contre leur innocence. Titus voulant nettoyer la ville de ces pestes du monde, en fit faire une exacte recherche, et après les avoir fait battre à coups de verges et de bastons sur la place, les fit traîner en montre par l’étendue de l’amphithéâtre, en fit vendre les uns comme des esclaves, et confina les autres dans les plus rudes et les plus fâcheuses îles de l’empire. Outre cela pour réprimer l’audace et l’impudence de ceux qui à l’avenir voudraient suivre les mêmes façons de faire, il ordonna qu’on ne pourrait rechercher la vie des morts, passé un certain temps.

Outre la dignité d’empereur, Titus voulut encore être souverain pontife, protestant qu’il en prenait la charge, afin de conserver ses mains pures du sang de ses citoyens. Et jamais depuis il ne fit mourir, ni ne fut cause qu’on fît mourir personne, encore qu’il s’offrit assez d’occasions de se venger de plusieurs esprits turbulents et séditieux, qui ne cessaient d’attenter, ou contre sa vie, ou contre l’empire. Au contraire il jura saintement, qu’il aimait mieux périr, que perdre les autres. Et de fait s’étant trouvé deux patriciens qui furent convaincus d’avoir fait de ces furieuses entreprises, il se contenta de les avertir en particulier, et de leur dire gravement, que l’empire se donnait par la destinée, et par l’ordonnance du ciel ; et là dessus les conjura de lui déclarer ce qu’ils désiraient de lui, et qu’il était prêt de les contenter. Mêmes d’autant que la mère d’un de ceux-là était absente, il dépêcha un courrier pour l’ôter de la peine où elle pouvait être à cause du danger de son fils, et la fit assurer qu’il n’aurait point de mal. Outre cela il les mena souper avec lui, et le lendemain se trouvant à un combat de gladiateurs, il les fit mettre à dessein auprès de lui, et comme on lui apporta les épées dont les gladiateurs devaient combattre, il les leur bailla à manier, montrant qu’il n’avait nulle défiance deux.

Même on dit qu’ayant observé l’heure de leur naissance, il dit qu’ils étaient tous deux menacés d’un horrible malheur, mais qu’il ne leur arriverait pas sitôt, et que ce serait par un autre que par lui qu’ils seraient persécutés, comme en effet cela arriva sous un autre règne. Titus eut un autre combat à soutenir, plus dangereux que celui-là, d’autant que son propre frère Domitien épia toutes les occasions et rechercha toutes sortes de moyens pour le faire mourir : de quoi étant pleinement informé, il eut le naturel si bon, que non seulement il ne le fit tuer, ni reléguer, ni arrêter, mais mêmes il lui continua toujours les mêmes honneurs, et la même autorité qu’il lui avait donnée auparavant, lui faisant toujours part de l’empire, et témoignant à tout le monde qu’il le destinait pour son successeur ; voire même sa patience et sa bonté monta à un tel comble, que parmi ses cruelles pratiques il le tira à part, et le conjura avec mille larmes de vouloir dorénavant l’aimer, et lui témoigner une mutuelle affection. Parmi tout cela la mort vint l’accueillir au milieu des réjouissances de Rome, et l’ôta du monde lors que le peuple délivré de ses calamités passées, commençait à goûter la douceur de son règne. Car ce fut à la fin et des jeux et des spectacles que la maladie le saisit. Il était parti de Rome pour s’en aller au lieu de sa naissance, ayant l’âme pleine de tristesse, d’autant qu’il avait eu de sinistres présages, et entre autres comme il voulait sacrifier, la victime s’en était fuie sans attendre le coup, et outre cela le ciel étant serein et le temps calme, sans pluie, sans vents, et sans nuages, il avait tonné, qui étaient toutes choses que les romains croyaient être de mauvais augure. Au premier logis qu’il fit, la fièvre le saisit, et se sentant à sa dernière heure, on dit que s’étant fait mettre en litière, et étant à la campagne, il voulut regarder devers le ciel, et se prenant à pleurer se plaignit amèrement de ce que la vie lui était ôtée en cet âge sans l’avoir mérité, ne se sentant coupable d’aucune chose dont il eut sujet de se repentir, sinon d’une seulement, laquelle toutefois il ne décela point devant que de mourir, et depuis personne n’en a parlé avec certitude, mais seulement par conjecture. Quelques-uns se sont figurez qu’il eut alors regrets d’avoir corrompu Domitia femme de son frère. Toutefois cette femme, qui vu son effronterie en eut fait trophée si la chose eut été, jurait saintement, qu’il n’avait jamais eu affaire à elle.

À raison de quoi quelques autres ont cru que l’unique regret qu’il avait, était de n’avoir pas fait mourir son frère, non seulement d’autant que par ce moyen il eut assuré sa vie, mais aussi parce qu’il eut délivré l’univers d’un pernicieux tyran, qui allait prendre après lui les rênes de l’empire ; et ajoutent à cela, que sans nul doute Domitien l’empoisonna, et lui avança ses jours. Et certes nous trouvons que cet insigne magicien Apollonius Tyancus, qui était alors en vogue, s’étant insinué par ses prédictions en son amitié, il s’était informé de lui, et l’avait conjuré de lui dire qui étaient ceux dont il devait principalement se garder, et que Apollonius Tyaneus, regardant le soleil lui avait répondu, que c’était son intention de lui en dire son avis, d’autant que les dieux lui avaient commandé de l’avertir, que du vivant de son père il se gardât de ses plus grands ennemis : mais que son père étant mort, il se donnât de garde de ses domestiques et de ses plus familiers amis. Et que là dessus Titus lui avait encore demandé de quel genre de mort il devait mourir, et que cet imposteur lui avait réparti, qu’il mourrait de la même mort dont était décédé Ulysse. De quoi un ami, lui donnant l’interprétation, l’avertit de se garder de l’arête du poisson nommé Pastinace, de la blessure duquel on croyait qu’Ulysse qui en avait été piqué sur la mer était mort : mais qu’en fin comme les oracles des magiciens sont toujours à deux visages, cette prédiction aurait été vérifiée, parce qu’il fut étouffé par le venin d’un lièvre marin que Domitien lui avait fait bailler. D’autres le font mourir d’une mort encore bien plus étrange, mais qui ressent entièrement sa fable. Car ils disent qu’un jour d’été Titus s’étant promené, et s’étant tenu longtemps au soleil, commença à jeter tant de sang par les narines, qu’il ne fut point en la puissance des médecins de l’étancher, de sorte qu’il se pâma de faiblesse et de douleur ; et que son frère Domitien feignant d’avoir trouvé un bon remède pour le guérir, le fit mettre dans un vaisseau plein de neige, où lui ayant ôté la respiration, il le fit étouffer. D’autres assurent encore qu’il mourut pour avoir trop été dans les bains d’eau froide durant sa maladie. Tant y a qu’après avoir tenu l’empire deux ans et quelques mois, il mourut en la fleur de son âge et de son règne, au grand regret de tout l’univers qui l’avait en opinion du meilleur prince que le soleil eut jamais vu. Ce qui a donné sujet à quelques-uns de le mettre en parallèle avec Auguste, de les comparer l’un avec l’autre, et de dire que si Auguste fut mort plutôt qu’il ne mourut, ou si Titus eut vécu plus longtemps qu’il ne vécut, ils n’eussent ni l’un ni l’autre possédé les affections du peuple comme ils les possédaient au temps de leur décès. Car il est bien vrai qu’Auguste ayant été contraint par le malheur des divisions civiles de son siècle, d’exercer de grandes cruautés à l’entrée de son règne, se rendit tellement odieux à tous les citoyens, que s’il fut sorti du monde en ce temps-là, on l’eut tenu pour le plus cruel prince qui eut jamais commandé à Rome ; au lieu que depuis effaçant ce blâme par une plus douce façon de régner, il s’acquit tellement les coeurs et les volontés du peuple, que sa mort emplit d’un deuil universel toute la république. Au contraire c’est chose assurée que si Titus eut plus longtemps vécu, il pouvait par quelque malheur ternir la splendeur de son empire ; et faire dire que par le passé il avait eu plus de bonne fortune que de vertu ; au lieu que mourant au comble de cette gloire, il laissa une si douce mémoire de son gouvernement, qu’il en est encore aujourd’hui nommé l’amour et les délices du genre humain. Mais il est temps de finir.

Dieu ayant choisi Vespasien et Titus pour faire une horrible vengeance et une punition exemplaire du parricide et du sacrilège des juifs, qui par une exécrable audace, et par un déplorable aveuglement, avaient attaché en croix son fils le sauveur du monde ; rien ne pût résister à la puissance de leurs armes. Et quoi que la ville de Jérusalem pleine d’une prodigieuse multitude de peuple obstinée à sa défense, eut fait toute la résistance qui se peut imaginer, enfin toutefois elle se trouva toute ensevelie dans ses ruines, sans que les romains y laissassent autre chose que le champ et la place où avaient été ses superbes bâtiments. Mêmes outre cette désolation que nous avons décrite ci-dessus, comme pour une marque d’éternelle malédiction, Titus voulut que Musonius Rufus intendant des fortifications en l’armée romaine, fît passer la charrue et labourer la terre où avait été cette misérable ville. On dit qu’au commencement de la guerre qui la ruina, Dieu soigneux du salut des fidèles qui étaient en Jérusalem, les avertit par son ange de quitter un si infortuné séjour contre qui il allait décocher les traits de son ire, et de se retirer en la petite ville de Pella, où ils continuèrent les exercices de notre sainte religion.

Cependant les autres disciples de Jésus-Christ continuaient leurs labeurs par tout le reste de l’univers, et semble que la bonté de ces deux empereurs contribua quelque chose à l’avancement de l’évangile ; vu que la paix de leur règne ne fut troublée d’aucune persécution de l’église. Seulement y a-t-il à déplorer en leur triomphe, qu’au lieu d’en attribuer la gloire au vrai Dieu, ils la rapportèrent à leurs faux dieux, et particulièrement à Jupiter, auquel Vespasien assujettit les juifs de payer au Capitole le même denier qu’ils payaient au temple de Jérusalem. Les oracles des juifs, que Josèphe et quelques autres interprétèrent à son avantage, servirent à l’encourager et à le faire résoudre d’usurper l’empire. Ces oracles assuraient que l’empire du monde échoirait à ceux qui sortiraient de l’orient ; et étaient pris sur les prophéties qui promettaient que tous les peuples recevraient le joug de Jésus-Christ par la puissance de sa parole prêchée par les apôtres, qui devaient la porter de Sion et de Jérusalem aux extrémités du monde.

Ayant donc été détourné par les flatteurs à l’avantage de Vespasien et de son fils Titus, ils conçurent cette superbe opinion qui leur réussit, qu’ils seraient seigneurs de tout le monde. Mêmes quelques-uns qui ont cru que ce que Vespasien fit bâtir ce magnifique temple, qui fut nommé temple de paix éternelle : ce fut sur cette vaine créance qu’il était ce prince de paix, sous le nom duquel Ésaïe décrit le Roi messie, et dit que la paix qu’il établirait n’aurait point de fin.  quoi que c’en soit, et lui et son fils abusèrent insolemment de leur victoire, vu que, comme nous avons remarqué, ils firent servir la loi de Dieu et les vaisseaux de son temple, de monstre et d’ornement à leur triomphe.