LES DERNIERS MONTAGNARDS

HISTOIRE DE L'INSURRECTION DE PRAIRIAL AN III (1795)

 

CHAPITRE VI. — BRUTUS MAGNIER.

 

 

L'homme qui avait rédigé ou qui prétendait avoir rédigé l'acte d'insurrection lu à la tribune de la Convention le 1er prairial, était un révolutionnaire forcené, détenu, au moment de la violation de l'Assemblée, dans les prisons de Rennes, et nommé Antoine-Louis-Bernard Magnier.

Magnier était Picard, né à Guise, à côté de la maison paternelle de Camille Desmoulins, dont il a dû étudier les écrits, imprégné qu'il est de la verve et de l'esprit des Révolutions de France et de Brabant. D'abord étudiant, puis soldat, Magnier, enrôlé dans le bataillon de la Guyane, connut à Ouassa le citoyen Pomme, député à l'assemblée coloniale séante à Cayenne, puis, membre de la Convention ; il débarquait avec lui, le 17 mai 1792, à Bordeaux, courait embrasser ses parents, et, tout aussitôt, partait pour la frontière du Nord, un fusil sur l'épaule. De bonne heure, il s'était senti enflammé, consumé de ce feu républicain qui soufflait partout, chaud comme le-simoun. Une loi du 11 juin 1791 l'autorisait à changer ses noms dé Louis-Bernard en ceux de Lepelletier Brutus Beaurepaire[1]. Grenadier volontaire à Jemmapes, sergent lors de la première conquête de la Belgique, on l'envoyait en Vendée au printemps de 1793, avec son bataillon, et à vingt-deux ans, après des prodiges d'énergie, on lui donnait les épaulettes de capitaine et le commandement du seul détachement de sapeurs de l'armée de l'Ouest ; toujours en avant, pris d'un zèle indomptable, les représentants en mission le remarquaient parmi les plus courageux et les plus déterminés, et lorsque, en germinal an II, une commission militaire fut établie pour juger les chouans et les conspirateurs, Louis Magnier, devenu Brutus Magnier, fut choisi pour la présider.

Le 21 brumaire an II, Pochotte, représentant du peuple dans les départements et à l'armée des côtes de Brest, considérant, disait-il, qu'il est utile à la patrie d'épouvanter par la rigueur de l'exemple[2], autorisait la commission militaire, établie à la suite de cette armée, à juger révolutionnairement et sans jurés tous les coupables des délits compris dans la loi du 19 mars et tous ceux qui seraient convaincus d'avoir crié : Vive le roi ![3] La commission, composée de cinq membres, Mucius Lalouet, Scævola Noël, Mithois, Marin et Frey, — sans compter le président, — siégeait à Rennes, appelait devant elle et jugeait, avec une rigueur trop souvent farouche, les accusés entassés dans les prisons. Jeune, bouillant, fanatiquement épris de la République, Magnier, avec sa statue de Brutus devant les yeux, faisait bon marché, semble-t-il, de la vie de ceux qu'il appelait des traîtres. Il écrivait ce terrible billet à un certain Gatelier, depuis condamné à six ans de fer :

Ami Gatelier,

Envoyez-nous deux ou trois gibiers de guillotine, dont tu rempliras les noms sur le réquisitoire ci-joint. Tu m'enverras aussi leurs noms et une note quelconque sur leur compte.

L. B. BRUTUS MAGNIER[4].

 

Interrogé plus tard, devant le tribunal révolutionnaire (6 ventôse an III), Magnier répondait qu'il entendait par gibiers de guillotine les brigands de la Vendée, entassés confusément dans les prisons. Mais le lendemain de l'exécution d'un certain Pierre Monnier, âgé de vingt-quatre ans, tisserand à Hugner (Mayenne), et guillotiné le 18 germinal comme brigand, la commission recevait un certificat de civisme envoyé par le père même de la victime. Brutus Magnier était, on le voit, un peu bien expéditif. Il est d'ailleurs un frappant exemple de ce que l'on pourrait appeler, après la folie de la croix, après la folie de l'épée, la folie de la justice. Il frappe, comme tout à l'heure il demandera à être frappé, emporté par la colère ou par le désespoir. Un tel homme était fait pour commander à des bataillons, non pas à un tribunal, et quoiqu'il se servît de la plume avec un talent original, c'était le sabre qu'il devait garder toujours à la main.

Les représentants Bourbotte, Prieur (de la Marne), et Turreau, envoyés en Vendée, avaient mis à la disposition de la commission militaire, pour frais de bureau, la somme de six cents livres. C'était peu ; je ne vois pas cependant que la commission ait abusé des fonds qu'on lui avait confiés. Magnier, pourtant, allait être prévenu non-seulement d'abus d'autorité de divers genres, — et sa lettre à Gatelier allait retomber sur lui de tout son poids,-mais encore il devait être accusé de dilapidation des deniers publics. De tels reproches sont rares à cette époque où l'on prodiguait moins son or que son sang. Je trouve dans l'acte d'accusation dressé contre Magnier[5], qu'il est prévenu de s'être approprié 335 livres 3 sols et une pièce étrangère saisie sur l'ex-cuisinier de l'ex-prince Talmond. Rien de moins prouvé que cette allégation. On l'accuse encore d'avoir détourné, à son profit, diverses sommes appartenant à la République, et qu'il avait touchées pour les répartir entre ses collègues ; en outre, singulier chef d'accusation pour un tribunal qui frappait au nom de la clémence, d'avoir entretenu des relations avec un émigré dans les prisons de Rennes. Cet émigré était un nommé Vilambre, fort peu dangereux sans doute, et dont l'histoire n'a pas à s'occuper. Magnier avait, paraît-il, mangé avec lui, un soir, et, dit l'accusation, porté les égards pour cet ennemi de l'État jusqu'à autoriser le concierge à lui fournir la pension accordée aux détenus.

Un beau jour, Brutus Magnier, qui logeait à Rennes, rue de la République, n° 5, chez le citoyen Roussel, homme de loi, fut arrêté, conduit en prison, et renvoyé de Bretagne au tribunal révolutionnaire de Paris. Il partit de Rennes à cheval, entre deux gendarmes, le 15 brumaire, et fit ainsi la route. Le 6 ventôse, il comparaissait devant le tribunal révolutionnaire de Paris, qui le renvoyait au tribunal criminel d'Ille-et-Vilaine pour cause de dilapidation des deniers publics[6]. Voilà Brutus Magnier ramené à Rennes, verrouillé de nouveau dans la prison de la Porte Saint-Michel, alors Porte-Marat, et seul maintenant avec ses colères.

Il faut bien se figurer ce que pouvait être un tel homme, jeune, ardent, énergique, instruit, nourri du lait de la louve romaine, enivré de salpêtre, aveuglé par la poudre de cette bataille quotidienne que soutenaient entre eux les partis, fait pour la lutte de la tribune ou pour le coup de feu du combat, et qui n'a plus pour horizon que les murs d'un cachot. Condamné à l'inaction, avec un tempérament de vif-argent, il a bien, pour parler, les réunions de prisonniers, le soir, autour du poêle, dans la salle commune, et la chambre dite de la Concorde peut, au besoin, devenir un club. Puis il lui reste sous la main l'arme de la Fronde, la vieille chanson qu'il manie d'une main savante ; il raillera ses geôliers, il se rira de ses fers dans un gai refrain. Mais cela ne lui suffit pas. Il est né journaliste au fond, il sent en lui de ces bouillonnements qui remuaient si fort son compatriote Camille ; il prendra une plume, du papier, et il écrira. Il écrira pour lui, pour ses amis, pour ses compagnons de prison ; il composera, avec les journaux venus du dehors, avec les bruits de la prison, avec les nouvelles de la rue, colportées jusque dans la Tour le - Bal, avec ses impressions, avec ses souvenirs, un journal manuscrit qu'on va s'arracher, lire, commenter, relire, et qui sera comme la revanche du prisonnier.

Il a, pour porter ses lettres à ses amis ou pour cacher celles qu'il reçoit, un discret messager, une religieuse, celle qu'il appelle sa charmante et sensible commissionnaire. Ne voit-on pas là comme un commencement de roman ? Une sœur grise être aussi serviable envers un terroriste ! s'écrie Magnier avec étonnement[7]. Brutus n'avait pas vingt-cinq ans ; on se le figure superbe, avec cette magnifique chevelure qu'il coupait ras, dit-il, lorsqu'il fallait se mettre en campagne. La sœur grise portait à Julien, à Varlet, à Germain, à Lebatteur, aux amis de Magnier les billets qu'il leur adressait et qui lui valaient des réponses comme celle-ci : Tu as donc toujours le mot pour rire ? Ou : Ta chanson est en vogue dans toutes les salles de l'hôpital. (Lettre de Julien.) D'autres fois, c'était de l'argent qu'on faisait passer au détenu : Voici quinze francs d'une collecte ; des avis qu'on lui donnait : Les gens que la vengeance anime ne t'épargnent pas, les hommes justes plaignent ta jeunesse. (Lettre d'Hamon.) Ou encore un de ses frères, fourrier au 16e régiment, en garnison à Angers, qui lui demandait de ses nouvelles. La commissionnaire sensible était toujours là. Qui sait si ce n'est pas à elle que Brutus Magnier dut de pouvoir écrire son curieux journal, le plus original certes et le plus bizarre de tous les journaux de la révolution française ?

Une telle entreprise est une chose unique. Qu'on se figure un journal, rédigé par un détenu pour des détenus et qui paraît régulièrement, à l'heure dite, fort bien fait, sur le plan des journaux d'alors, contenant les nouvelles politiques, la discussion des séances de la Convention, des jugements littéraires et des variétés, le Démocrite, ou Journal du Midi. Il est tout entier dans les cartons des Archives, cent cinquante petites pages à deux colonnes fort serrées, soit vingt-cinq numéros, dont plusieurs ont des suppléments (du 24 pluviôse au 23 ventôse). Sans doute Brutus Magnier passait à le rédiger une partie de la nuit, et le mettait en circulation dès le matin, à l'heure du déjeuner. Une seule fois il manqua à cette habitude, qui était un engagement. On lit à la fin du n° 16 : Le rédacteur ordinaire, n'ayant pas eu le temps de composer la feuille, a prié un de ses compagons d'infortune de le remplacer. On voit, qu'il ne s'en est pas mol acquitté. Ce n° 16 est de la main de Julien.

Il paraîtra curieux d'ailleurs à ceux qui croient à l'influence du climat et de la race de comparer ces feuilles volantes de Brutus Magnier aux numéros étincelants des Révolutions de France et de Brabant, de Camille Desmoulins. Il semble, en vérité, que des affinités secrètes réunissent parfois les deux compatriotes. Soit que Desmoulins eût fait école, soit que le tempérament excessif do Magnier ne fût pas sans analogies avec celui de Camille, on sent passer à travers leurs phrases de ces accents qui sentent la colérique Picardie. Ils ont une façon à eux de railler et de mordre, d'emporter le morceau, je ne sais quelle verve à la fois comique et enthousiaste, une certaine manière de sentir qui ne varie guère que dans l'expression. Sans doute Desmoulins est plus lettré et plus fin, son style a pour ainsi dire plus de race, mais Magnier est évidemment du même terroir et de la même famille, — et à le voir dauber sur Bordas, Jean de Brie ou Marec, on croirait entendre Desmoulins sifflant Maury ou Malouet.

Il a les mêmes amoureuses ivresses et les mêmes haines, la rage facile et souvent injuste, le même mépris doublé de rire, et jusqu'aux mêmes manières de plaisanter. Le gamin de génie, le David picard lui a évidemment appris à manier la fronde.

Prenez garde à vous, patriotes bataves, défiez-vous des marchands, c'est de la fausse monnoie ! s'écrie Magnier dans son numéro 3. Il parle aux Hollandais en guerre avec les stathoudériens, comme Desmoulins parlait aux Brabançons révoltés, — et je ne crois pas que Camille ait plus vivement et plus heureusement raillé les gardes nationaux qui l'empêchaient de rentrer chez lui, les marchands soudainement effrayés et les épauletiers, que ne le fait Brutus Magnier dans ce journal, qui attend un éditeur :

Il falloit voir ces messieurs en 1789, ils ont vraiment contribué à organiser notre révolution. Nous avons cru d'abord que c'étoit par amour de la patrie, c'étoit par pur égoïsme. La tyrannie des nobles entravoit leurs avides spéculations ; ils ont travaillé à la ruine des nobles, mais ils ont prétendu prendre leur place. Falloit voir, à la formation des gardes nationales, ces gros papas quitter leur comptoir un jour de dimanche, revêtus d'un bel habit d'uniforme, bonnet de grenadier sur la nuque, épée battant sur le mollet ; en vérité, ils se pavanoient, se croyant les objets de l'admiration publique ; la porte Saint-Denis leur paroissoit trop basse ; ils se baissoient pour passer dessous. Ça n'a pas pu prendre ; ils ne se sont pas vus plus considérés que le sans-culotte à bonnet rouge, revêtu d'une grosse veste de tire-laine, ce qui les a déterminés à faire bande à part[8].

 

Mais ce journal, et par son originalité et par les détails intéressants, vaut d'être examiné avec quelque attention. Dès les premiers mots, Magnier en caractérise l'esprit et arbore son drapeau :

DÉMOCRITE ou JOURNAL DE MIDI

PROSPECTUS.

C'est un homme de sang qui se fait gloire d'être du nombre de ces patriotes énergiques qu'on entasse chaque jour par milliers dans les prisons, qui veut aussi se mêler de faire un journal, lequel paraîtra tous les jours à midi ; charmer ses ennuis, encourager ses compagnons d'infortune à la patience, voilà son but ; analyser les papiers publics, présenter des réflexions critiques sur les événements, voilà son plan de travail. Le titre de cette feuille périodique paroîtra singulier ; je semble plaisanter quand tout ce qu'on voit aujourd'hui n'est fait que pour arracher des larmes ; je conviens que les conspirateurs sont aujourd'hui sur le pinacle, mais quelque puissants qu'ils soient, on ne peut que rire des vils moyens qu'ils employent pour anéantir la liberté.

Les patriotes pourront entendre, lire et copier ce journal à leur gré ; l'auteur ne craint pas de le signer, dût-il passer pour le chef d'une conspiration de prison (avis aux mouchards.)

Le prix de l'abonnement est un certificat de civisme.

 

Le premier article est le compte rendu des séances des 22 et 23 pluviôse de la Convention nationale (présidence de Barras).

Poltrons, dit tout d'abord Magnier à la majorité de l'Assemblée, vous avez peur d'être guillotinés si vous montrez de l'énergie ; eh ! ignorez-vous que si vous n'en montrez pas et si vous vous laissez subjuguer, vous serez tous pendus, oui, oui, pendus ? Croyez-vous que S. M. Louis XVII ne voudra pas cimenter par votre sang un trône qu'il croit que son père n'a perdu que par son peu d'énergie, et sur lequel messieurs les gouvernants veulent le placer ?

 

Ce sont ces gouvernants qu'avec un acharnement invincible Brutus Magnier va attaquer. Je l'ai dit, le spectacle de la réaction partout triomphante et qui attristait si profondément les âmes convaincues de la nécessité de la République, devait exaspérer un caractère aussi bouillant et aussi peu pondéré que celui de Magnier. On le verra plus tard dater ses lettres de l'an III de la République problématique ; maintenant il s'écrie avec douleur : Pour être tranquille, il vaudrait mieux être Charette que républicain[9]. La paix est faite avec ces chouans qu'il a traqués derrière les haies ; le gouvernement ne continue plus la guerre que contre les Montagnards, hier encore acclamés et adulés. Les échafauds se redressent, le pain manque, le- royalisme renaît, les coblentziens assomment les jacobins sur les places publiques. A entendre tous les propos qui se tiennent aujourd'hui, écrit Audouin[10], ne diroit-on pas que jamais il n'a existé ni royalistes, ni aristocrates, ni aucuns ennemis du peuple et de la révolution, si ce n'est ceux qui les ont constamment surveillés, dénoncés, combattus et déjoués ? Et Brutus Magnier s'écrie, dès les premières pages de son journal : Tu as bien raison, Audouin !

Pour se consoler, il raille les écrivains-abbés qui reprennent la plume, les thermidoriens qu'il appelle les hommes dorés, les renégats qui, sans-culottes hier, disent aujourd'hui à la République : Je ne te connais plus ; les muscadins, les fréronistes, les sucrés, qui promènent dans les théâtres leurs zézaiements importuns et leurs bâtons luisants.

Je crois qu'Audinot est patriote, dit-il[11], car il a osé jouer, malgré la noble jeunesse, des pièces vraiment républicaines. Avant-hier, les comédiens ont voulu donner une leçon aux muscadins qui se sont exemptés de la réquisition ou qui ont déserté leurs drapeaux, munis de certificats de maladie extorqués ou achetés ; leur dessein était de représenter le Concert de la rue Feydeau, mais la gent muscadine s'y est opposée. Il y avait là quelques patriotes qui réclamèrent la pièce, les deux partis en vinrent aux injures, puis aux coups de bâton, et la pièce ne fut pas jouée. Si l'on vouloit actuellement donner au public Richard Cœur de Lion, Pierre le Grand ou d'autres pièces royalistes, les aristocrates, au lieu de s'y opposer, réclameroient la liberté, et les jacobins seroient encore obligés de se taire, sous peine d'être assommés.

 

Plus tard, Magnier apprend que le Concert de la rue Feydeau est, au contraire, une pièce réactionnaire, et il efface ce titre avec colère. Il est vraiment attristé, on le sent, lorsqu'il raconte que les aristocrates, tous les jours plus nombreux, chassent les révolutionnaires des corps de garde, et que les jeunes gens à lunettes soufflètent les femmes dans les tribunes de la Convention. Il écrit alors avec sa bile : Le Courrier républicain, grand amateur de prodiges (Démocrite, n° 4), nous annonce que la femme d'un ancien membre du comité révolutionnaire est accouchée d'un monstre dont les mains étoient attachées derrière le dos en posture de guillotiné. Il nous annonce en même temps que M. le comte N. est décédé, que madame la marquise D. est accouchée, que le baron V. est de retour. Il n'a, ma foi, plus rien à faire que de changer son titre. Le Courrier républicain publiait, en effet, des nouvelles dans le genre de celle-ci : Voulland a le bras droit desséché et comme pourri, Dieu ayant voulu par là le punir des arrêts de mort qu'il a signés. A quoi, du fond de sa prison, répliquait Magnier dans le Démocrite : C'est donc à dire, monsieur le Courrier, que Voulland ne peut avoir eu une attaque de paralysie ou même attraper un rhume sans que Dieu s'en soit mêlé ? A l'ordre, monsieur l'abbé, à l'ordre ! Ne reconnaissez-vous pas là, encore un coup, les façons de Desmoulins ?

Les personnalités abondent dans cet écrit, les traits pleuvent et Magnier a la main heureuse. Faublas-Louvet, Royal-Fréron, Vampire-Legendre, César-Dubois-Crancé, messires Isnard, Louvet et Cie, défilent tour à tour ; il nous présente ! André-Dumont, Mandrin-Dumont, l'ex-maratiste, à présent héraut d'armes à l'armée des aristocrates ; — le mielleux Merlin, de Douai ; Delacroix, montagnard, plainier, marécageux ou montagno-plaini-marécageux, le second tome de B. Barère ; — Brouillon de l'Oise, lorsqu'il est pris de vin, se met, dit Magnier, en contradiction avec ce qu'il a dit le matin, semblable au vieux traître Luckner, qui, le matin, après son chocolat, criait : Fiffe la nation ! et le soir, après un copieux dîner : Fiffe le roi ![12] Cette opposition par l'anecdote, par le mot, comme on dirait aujourd'hui, est le trait caractéristique des écrits de Magnier. Il a pour règle de parler plaisamment des choses sérieuses ; souvent aussi il est grave, attristé, par exemple lorsque Courtois publie son rapport sur les papiers trouvés chez Robespierre : On accuse Robespierre de tyrannie et tout ce qu'on voit dans cette brochure prouve le contraire, mais plus tard... Patriotes, lisez le rapport de Courtois, c'est le procès de vos ennemis ![13] Puis sa nature reprend le dessus, il proteste par l'ironie ou par le rire : Si l'on vole, ce sont les jacobins qui ont volé. Sont-ce eux qui, déguisés en chouans, tuent les dragons aux-environs d'Angers ?Pendant que ceux de Corbeil meurent de faim par l'effet de l'abolition du maximum, c'est par la même cause qu'au rapport du représentant du peuple Cassagnies les armées des Alpes et d'Italie, et le pays qu'elles occupent sont dans l'abondance. C'est ainsi que l'émétique tire un malade de son apoplexie tandis qu'il envoie l'autre au tombeau[14]. — Voilà encore une de ces lois sur l'air : Va-t-en voir s'ils viennent ! dit-il devant quelqu'un de ces décrets des thermidoriens, qu'il appelle des dispositions à la royale ou à la Cabarrus. Mais, avec une visible joie, il revient toujours à la gent fréroni-muscadi-royale, aux petits sucrés de la section des Lombards : Le Palais-Royal a été cerné l'autre jour. Il s'agissait simplement de l'arrestation de filles publiques. Et les muscadins s'apprêtaient déjà à fuir. Qu'ils sont braves, ces messieurs ! Il écrit encore que quarante révolutionnaires avec leurs triques auraient facilement raison de cette jeunesse dorée.

Il analyse la séance du 29 pluviôse an III[15] : Un armurier de Montauban fait hommage à la Convention d'un fusil de munition de son invention, plus simple, plus léger, et moins sujet aux réparations que les autres. Pour encourager l'artiste républicain, les Montagnards font mention honorable de son offrande, et les honnêtes gens y consentent, parce que la jeunesse de Fréron a trouvé nos fusils trop lourds, et qu'elle seroit contente si on en inventoit qui ne pesassent pas plus qu'une plume et qui éclatassent sans faire de bruit.

Ce sont là les cris de désespoir de Brutus Magnier. Mais il en est d'autres dans ce journal et dont l'écho va retentir, comme un sinistre coup de clairon, aux oreilles des conventionnels. A toutes ces preuves de résurrection du royalisme, aux fureurs de la réaction triomphante, le Montagnard oppose des vœux de révolte prochaine et l'espérance d'un réveil. Attendons le réveil du peuple. Puisse-t-il ne pas tarder ![16] Dès son premier numéro il écrit ces lignes : Opinion du Démocrite sur l'insurrection à opérer pour sauver la patrie. Je dirai comme Babœuf : Il y a lieu à insurrection puisque le gouvernement viole les lois du peuple. — Vite, vite, ajoute-t-il, qu'on organise la constitution de 1793 et que les conventionnels s'en aillent chacun chez eux planter des choux, emportant les uns les regrets et l'amour, les autres l'exécration de leurs concitoyens[17]. Son plan d'insurrection, publié partiellement à la fin de chacun des numéros, forme à travers le Démocrite une suite de Variétés qui signifient, de la première à la dernière : Sans-culottes, levez-vous. Aux armes ! aux armes ![18] Il me paraît presque évident que les idées de Magnier, formulées, lues à Rennes, dans le chauffoir de la prison, sous les bustes de Rousseau et de Marat et devant la Déclaration des droits de l'homme, ont germé, dirai-je, autre part qu entre les murs de ces couloirs. Ces numéros électrisaient les prisonniers, et si bien, que les réunions du soir leur furent interdites et qu'on les empêcha bientôt de prendre leurs repas avec leurs parents[19]. Sans aucun doute le plan d'insurrection proposé par Magnier, tracé par lui, fut copié par quelqu'un de ces auditeurs et apporté au faubourg Saint-Antoine, qui le suivit sur plus d'un point. On vous a ravi, dit Magnier aux patriotes, bien des points de ralliement, les Jacobins, les Cordeliers, la Commune, mais il vous reste encore le meilleur de tous, c'est la Convention nationale. Eh bien ! vainqueurs de la Bastille, du 10 août, du 31 mai, rendez-vous-yen armes, avec vos canons ; investissez le jardin et les cours, cernez les comités, songez que vous avez votre patrie à sauver ![20] N'est-ce pas le programme même des insurgés ? Il leur conseille encore de montrer aux députés les Droits de l'homme et l'Acte constitutionnel ; ils pâliront 2[21]. Et plus loin : Je tonnerai, sans-culottes, je tonnerai contre vous jusqu'à ce que vous soyez déterminés à courir sur vos ennemis ! (n° 17). — Peuple, réveille-toi ! C'est son mot d'ordre. Il veut qu'un Crétois en bonnet rouge lise à la tribune envahie par le peuple le plan insurrectionnel qui suit :

Article premier. — Mise en exercice de la constitution de 1793.

Art. 2. — Renouvellement des membres du comité.

Art. 3. — Réunion immédiate des assemblées électorales.

Art. 4. — Institution de comités révolutionnaires.

Art. 5 et 6. — Mise en liberté des patriotes incarcérés.

Art. 7. — Révocation de l'amnistie accordée aux brigands de la Vendée, etc.

 

On ne peut nier que ce plan ne présente des analogies frappantes avec celui que dénonçait Isabeau au début de la séance du 1er prairial, et qui fut lu, pendant l'émeute, à la tribune, par un canonnier entouré de fusiliers. Les proclamations au peuple français et l'envoi des décrets par des courriers extraordinaires forment les articles 22 et 23 du plan de B. Magnier, qui avait, en outre, proposé des articles ainsi conçus : Les restes de la famille Capet seront conduits à l'armée de Sambre-et-Meuse et remis par le commandant français au commandant de l'armée autrichienne. Les bustes de Marat, Lepelletier, Viala, Barra, seront rétablis dans les sections ; la liberté de la presse sera proclamée, les écrivains demeurant personnellement responsables.

Mais qui jamais se serait avisé d'aller accuser d'un complot avec les insurgés des faubourgs un homme enfermé en ce moment dans une prison de la Bretagne et qui appartenait déjà à la juridiction d'un tribunal ? Ce fut Magnier qui se dénonça. On peut se figurer l'état de son esprit lorsqu'on lit les lettres qu'il recevait à Rennes dans sa prison. Son père lui écrivait de Guise (alors appelé Réunion-sur-Oise) des lettres touchantes où il lui envoyait le peu d'argent qu'il pouvait réunir. Je ne dis rien à ta mère, disait le pauvre homme, elle est faible. Tâche d'être bientôt faible. Tâche d'être bientôt jugé et que nous mangions ensemble. Ton papa Magnier va bien, ajoutait-il[22]. Meyret, un de ses amis, lui parlait de la misère régnante (20 floréal, an III), lui racontait qu'il lui avait fallu vendre ses effets pour vivre. Ils voient le peuple mourir de faim, le lait des mères tarir, la famine frapper comme une épidémie. Ils ne bougent pas. Ils, c'était ces gouvernants que Magnier attaquait si bien dans son journal. Toutes ces nouvelles du dehors l'exaltaient sans doute, l'affolaient. Il voyait la réaction envahir jusqu'aux prisons, les prêtres de Notre-Dame des Sept-Douleurs, dont dom Gerle était directeur, et qu'on avait enfermés au Plessis, à Rennes, mis en liberté, les bleus et les blancs festoyant à la Pie, sur le chemin de Clisson, à une lieue de Rennes, à l'occasion du jeudi gras[23]. Le farouche républicain en perdait le sens ; il avait déjà souhaité la mort, lors de son premier jugement, alors qu'il faisait ses adieux à la vie sur l'air de la Soirée orageuse :

Oh ! pour le coup, c'est tout de bon !

Demain, je monte à l'audience :

Mes amis, écoutera-t-on

La voix de la simple innocence !

Non, car traduire un citoyen

Au tribunal anthropophage,

C'est comme envoyer un Romain

Se faire juger à Carthage.

Ne t'attriste point de ma mort,

Ô tendre et respectable père,

Surtout, attache-toi d'abord

A consoler ma bonne mère.

Chers parents, n'oubliez jamais

Qu'en tous les instants de ma vie

Plus que moi je vous chérissais

Mais pourtant moins que la patrie[24].

La nouvelle des événements de prairial, delà victoire de Tallien dut augmenter encore son trouble et sa colère. Déjà, quelques mois auparavant, il s'écriait (15 ventôse) : Ô mes concitoyens ! que dis-je, concitoyens ? Je n'en ai plus, la France est perdue pour jamais ! — Que devait-il penser et que devait-il dire au lendemain de ces exécutions ? Il n'y tint plus, et fou de douleur, il écrivit au Comité de sûreté générale, qu'il appelle comité de dévastation générale, une lettre injurieuse, où il se dénonçait comme l'auteur du plan de la dernière insurrection.

Jamais, je crois, on n'a poussé avec une fureur plus insensée le me, me adsum qui feci.

 

De la prison Porte Marat, à Rennes, le 14 prairial, troisième année de la République française une et indivisible, mais jusqu'à présent problématique.

Brutus Magnier ex-président d'une communion militaire révolutionnaire établie près les armées dirigées contre les brigands par les braves montagnards Prieur (de la Marne), Bourbotte et Tureau, à l'infâme comité de dévastation générale :

Ô monstres vomis par les démons du despotisme et de la cruauté, votre triomphe est donc complet aujourd'hui ! C'en est donc fait de la liberté de la patrie ! Eh bien ! sachez que j'ai fait serment de ne pas lui survivre. Je livre donc à votre rage une nouvelle victime. C'est moi. Frappez, frappez, bourreaux ! J'ai le noble orgueil de vous dire qu'il n'est pas un Français qui ait plus justement mérité de tomber sous vos coups que moi, qui ai présenté au comité d'insurrection un plan de réveil du peuple qu'on a suivi de point en point et que j'aurois dirigé si le tribunal contre-révolutionnaire, qui a eu l'impéritie de m'acquitter le 6 ventôse dernier — je dis impéritie, car j'en avois assez fait pour la liberté pour qu'il me sacrifiât —, ne m'eût renvoyé pour un objet de dilapidation au tribunal criminel du département d'Ille-et-Vilaine.

 

Et il continue sur ce ton insultant, frappant à tort et à travers, donnant des preuves de sa trahison, s'écriant qu'il voulait renverser le despotisme thermidorien, qu'il voulait que les insurgés fissent main basse sur les comités, les missent hors la loi et avec eux les scélérats Fréron, Tallien, Legendre, Barras, Hovère, André Dumont, Thibaudeau, Auguis, Boursault, Chénier, Dubois-Crancé, Sieyès, les deux Merlin et tous les assassins de Robespierre.

Jusqu'à mon dernier soupir, dit-il encore, je m'écrierai que les Montagnards étaient les seuls patriotes. Bien plus, je jure de venger la mort de ceux que vous assassinez en plongeant le poignard de Brutus dans le sein du premier de vous que je rencontrerai, ne fût-ce que dans trente ans.

Il voue à l'exécration la bande usurpatrice et contre-révolutionnaire qui ose encore se nommer la Convention nationale.

Puisse cette lettre, dit-il, être pour vous la tête de Méduse ! Et terminant par un trait de mépris souverain, il ajoute : Vous pouvez attribuer le droit de m'immoler au tribunal de Rennes, qui ne demandera pas mieux.

Le Comité de salut public dut être passablement surpris de recevoir une semblable missive. Brutus Magnier, qui n'avait été jusqu'ici qu'un homme secondaire, prenait brusquement une importance capitale. Un nommé Muguet, lisons-nous dans la relation des Premiers Jours de Prairial, détenu à Rennes pour fait de dilapidations, auteur de mille assassinats dans une commission révolutionnaire qu'il présidait, vient d'écrire au Comité de sûreté générale qu'il est l'auteur du plan d'insurrection, erra lui-même adressé au comité central qui existait dans Paris. Son interrogatoire contient le même aveu. Il refuse absolument d'indiquer les membres de ce comité secret et le lieu où ils s'assemblent ; mais il ajoute que le succès des insurgés était infaillible s'ils n'eussent eu la sottise de ne point faire main basse sur les comités du gouvernement, les députés mis hors la loi, les soixante-treize, les scélérats Fréron, Tallien et Sieyès, etc.[25] La lettre était à peine écrite et envoyée que le directeur de la prison — il en avait pris connaissance — redoublait de sévérité envers Magnier. On l'interrogeait, on le pressait. Grenot adressait à la Convention plusieurs pièces saisies sur Magnier. J'ai trouvé dans le dossier de celui-ci un billet ainsi conçu, et qui répond sans doute à quelques vexations qu'on lui fil, aussitôt subir : Quel est l'homme assez audacieux pour venir m'inquiéter au sujet d'une lettre que j'ai envoyée hier à l'un des comités de gouvernement ? Ne suis-je pas maître de penser, parler et écrire comme je le veux ? Cependant la lettre arrivait à Paris. Le 25 prairial, Pierret, rapporteur, la lisait à haute voix à la Convention, et proposait de faire traduire ce furieux devant la commission militaire. La proposition est décrétée à l'unanimité en ces termes : La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son comité de sûreté générale, décrète que le nommé Antoine-Louis Bernard Magniez, se disant Brutus, ex-président de la commission militaire établie à la suite des armées de l'ouest et des côtes de Brest, renvoyé devant le tribunal criminel du département d'Ille-et-Vilaine pour cause de dilapidation des deniers publics, sera sur-le-champ amené devant la commission militaire établie à Paris pour le jugement des auteurs, fauteurs et adhérents de l'insurrection du premier jour de ce mois pour y être jugé conformément à la loi[26]. Boursault, prenant la parole, peignait ensuite le monstre dont on venait d'entendre le style extravagant comme saisi de délire sanguinaire, et citait ainsi le billet à Gatelier rapporté plus haut : Je t'envoie un blanc-signé ; fais-moi passer six gibiers de guillotine, l'affaire est très-pressée. L'affaire est très-pressée est un argument oratoire, un ornement qui ne se trouve pas dans le billet, d'ailleurs inqualifiable, de Brutus Magnier. Boursault ajoutait au surplus qu'il fallait arrêter le torrent des vengeances particulières, c'est-à-dire envoyer encore quelques personnes à l'échafaud[27].

Lors de son premier jugement, Magnier, ai-je dit, était venu à cheval de Rennes à Paris ; cette fois il lui fallut faire le chemin à pied. Il s'en plaint assez gaiement dans un pot-pourri sur sa fin prochaine, dont nous reparlerons tout à l'heure :

Je m'en vins de Rennes à pié.

Convenez-en, la chose est dure,

Le Sénat n'avoit pas pensé

De m'accorder une monture.

Voyez, à présent qu'il est prévoyant,

Je vais au supplice en voiture[28].

 

Amené à Paris, Brutus est enfermé dans la maison d'arrêt des Quatre-Nations. Il prétend, dans une de ses lettres, avoir pu s'évader en chemin et s'être rendu presque seul à son lieu de détention. Son premier acte est d'envoyer à la commission militaire l'incroyable lettre qui suit :

De la maison d'arrêt des Quatre-Nations, 15 messidor.

Brutus Magnier aux égorgeurs de patriotes réunis dans un état qu'ils appellent aussi Commission militaire.

Messieurs,

Je suis arrivé d'hier, et, tout en rendant justice au zèle que vous employez pour remplir les vœux de vos dignes instituteurs les gouvernants, je vous invite à ne pas m'oublier ; frappez, frappez, bourreaux, je mourrai en criant Vive la République !

L.-P. BRUTUS MAGNIER.

 

Dans sa prison, il passe, dirait-on, ses journées à écrire, tant sa correspondance est chargée, tant il noircit de papier, tant il écrit de prose et scande de vers. Il écrit à ses parents, à ses amis, à la commission militaire, aux comités. Il envoie des chansons à ses compagnons, à Rennes, et quand il n'a pas d'encre, il les trace avec son sang. Il se plaint, d'ailleurs, comme toujours. A Rennes, dans son cachot, parce qu'on lui refusait de la paille ; à Paris, aux Quatre-Nations, parce qu'il est enfermé avec un Anglais prévenu d'espionnage[29]. Le 24 messidor on le met au secret. Cette nature inquiète et remuante souffre, proteste, et il écrit alors (24 messidor) au dépôt de la commission militaire : N'y a-t-il pas, citoyens juges, une espèce d'inhumanité à faire précéder mon supplice d'une affreuse agonie ? Oui, c'est ce qu'on peut me faire souffrir déplus cuisant que de me priver de communiquer avec mes compagnons d'infortune ; je vous conjure, au nom de l'humanité, de lever l'ordre qui me tient au secret.

Trois jours après, toujours au secret, il écrit encore, cette fois en latin, pour que les curieux soient joués ou ne puissent lire :

Ex carcere Quatuor-Gentium, 27a die messidorii mensis, anno reipublicæ tertio.

Brutus Magnier

Martialis comitatus judicibus.

Si requitas ethumanitas, quas in Galliâ colere jactitant omnes, cordibus vestris nec sunt ignotæ neque etiam averse, quo jure illis uti ergà me recusatis ? Nulla dehet adhiberi pœna adversùs aliquod societatis membrum, nisi ipsius societatis intereat ; atqui generalis utilitatis non offertur ulla causa, ut in secretis remaneam nulla quidem allegari potest : mei quippè sceleris suppositi, alteros credere participes absurdum foret. Celeriter me judicetis rogo vos, vel saltem non amplius me ab hominibus segregari vobis libeat ; sin minus dicam alta voce vos omnes esse plus quam perversorum gubernantium instrumenta cura.

L.-B. BRUTUS MAGNIER.

Latina scripsi lingua ut ludantur curiosi[30].

 

Ces dossiers de prisonniers ont, comme toutes choses, leurs côtés douloureux et à la fois leurs coins quasi-comiques. C'est ainsi que, dans les lettres que recevait Magnier, on rencontre des souhaits, des adieux parfois déchirants et aussi des questions bizarres. Un ami qui signe J. (sans doute Julien) ajoute à son initiale cette épithète qui rappelle les jours d'autrefois : le farceur : Va, mon camarade, dit-il, les factions et les factieux disparaîtront, mais les principes resteront. Que dis-je ? Ils triompheront. Et tout aussitôt, en post-scriptum : Tâche de nous faire passer la romance que tu nous a promise. Mais la sensible commissionnaire n'était plus là. Un autre dit : Tu as eu tort de disposer de ta vie en t'accusant par désespoir d'un crime où tu n'as eu nulle part. La mort, la vie d'un homme tel que toi appartiennent à la République entière. Ce monstre était donc aimé. Je pardonne volontiers à ceux qui ont su appuyer leur mémoire sur un amour ou une amitié.

Brutus allait au surplus paraître devant la commission militaire. Il y fut appelé le 3 thermidor. Après les interrogatoires des députés, son dossier est de tout ce long procès le plus intéressant et le plus étonnant. On est surpris de tant d'audace, on se demande comment la terrible commission put se laisser aller à cet accès de clémence devant un homme aussi déterminé et, pour tout dire, aussi menaçant. Je ne crois pas que les tergiversations de Magnier au dernier moment, son écrit : Mon dernier mot, aient été pour quelque chose dans cette quasi-mansuétude, je crois plutôt que de son front hautain et de sa parole fière il décontenança, interdit et fit reculer ses juges.

Et tout d'abord il se déclare (audience du 3 thermidor) l'auteur du plan d'insurrection, mais il ne savait pas, dit-il, à quelle époque devait s'exécuter ce plan.

On lui demande si c'est lui qui est l'auteur d'une lettre écrite de la prison de Rennes au Comité de sûreté générale, qui y est nommé Comité de dévastation générale et qui commence par ces mots : Ô monstres ! et finit par : Que j'ai signé de mon sang.

— Oui, répond fermement Magnier.

— Pourquoi appeliez-vous le Comité Comité de dévastation ?

— Il est inutile, répond-il, toujours sur le même ton, de parler de vérités dont on ne conviendra pas devant moi.

— Vous ne répondez pas à la question.

— Eh bien ! fait Magnier, si je l'ai intitulé Comité de dévastation, c'est que j'ai cru et je crois encore que cette dénomination lui convient beaucoup mieux que celle dont il se pare. Les patriotes incarcérés depuis le 9 thermidor, ceux égorgés depuis la même époque, et notamment depuis le 1er prairial, m'en ont convaincu.

— Qu'entendez-vous par les patriotes incarcérés depuis le 9 thermidor et ceux égorgés depuis la même époque ?

— J'entends ceux qui furent victimes de leur zèle à réclamer le maintien d'une Constitution que le peuple a librement et solennellement acceptée le 10 août 1793.

On lui demande de nommer ses complices. Sa réponse est superbe.

— Lorsque j'ai, de mon libre arbitre, consenti à devenir victime de mon attachement à la patrie, pour ne pas survivre à ses généreux défenseurs qui furent assassinés pour l'avoir mis à exécution, il est naturel de croire que je suis déterminé à ne pas faire d'autres victimes. Si les noms de ceux qui ont reçu le plan d'insurrection de mes mains ne sont révélés que par moi, jamais les contemporains ni la postérité n'en auront connaissance.

D. — Où existe le plan d'insurrection ?

R. — Il est consigné par morceaux dans un petit journal que je rédigeais dans ma prison pour me désennuyer.

Il était, dit-il, à la maison de justice du Plessis lorsqu'il le dirigeait ; il en a extrait une copie qu'il a envoyée à un patriote bien connu, qui a dû le remettre à un représentant dont il ignore le nom. Quant au nom de son ami, il le taira.

D. — Le représentant est-il de ceux qui ont été frappés par la loi depuis le 1er prairial[31] ?

R. — Je jure que je l'ignore.

Un peu après, il déclare que son plan était d'abord un plan d'insurrection pacifique, et que, s'il est sorti de son premier sentiment, c'est qu'il a vu l'audace des gouvernants augmenter chaque jour. Il a cru que la mort des gouvernants était nécessaire pour la consolidation de la liberté.

Il prononce souvent le mot de patriotes. A quoi le président réplique par une question : Qu'entendez-vous par patriote ?

R. — Ceux qui ont été signalés sous le nom de terroristes et de buveurs de sang par des cannibales qui méritent plus justement ce titre.

Il ne cache point ses sentiments, et répète encore que la mort de quelques représentants était nécessaire. Alors les sans-culottes auraient été les maîtres.

D. — Quels sont ceux de ces mêmes représentants qui auraient été, d'après vous, les véritables sans-culottes ?

R. — Ma précédente réponse est trop claire pour que j'y ajoute rien, d'autant plus que si je faisais la moindre dénomination, j'ouvrirais un vaste champ à la proscription.

On avait trouvé dans ses papiers une lettre où l'on citait ce vers de Voltaire :

Le bien public est né de l'excès de ses crimes.

— Approuvez-vous cette maxime ? lui demande le président.

— Très-fort ! répond vertement Magnier.

A lui observé, dit le procès-verbal de l'interrogatoire, que dans sa lettre au Comité de sûreté générale il paroît regretter Robespierre.

A répondu qu'il a cru Robespierre coupable, puisque l'unanimité de la Convention l'avoit condamné, mais qu'il croit avoir été dans l'erreur, puisque les Fréron, les Tallien, les Dubois-Crancé, et tant d'autres qu'il poursuivoit, justifient aujourd'hui, par leur conduite contre-révolutionnaire, qu'il avoit raison de le faire. Ajoutant qu'on ne lui persuadera pas que Robespierre étoit le moteur des prétendus assassinats juridiques que l'on commettoit dans toute la France, car il n'étoit que la sept-centième partie de la Convention[32].

D. — Si Robespierre n'était pas le chef, quel était donc l'auteur de la tyrannie de dix-huit mois ?

R. — S'il y a eu tyrannie, la Convention entière était coupable.

Enfin arrive la question capitale :

Que serait-il advenu si son plan d'insurrection eût réussi ?

Il est persuadé, répond-il, que la France eût été heureuse, dès l'instant que la constitution de 1793 lui eût été rendue, que le peuple aurait eu du pain, car les agioteurs, qu'on aurait alors poursuivis et qui conservent plus de grains qu'il n'en faut pour nourrir la France d'ici à l'achèvement de la moisson, eussent été obligés de dégorger ; que, quant à lui, il ne se serait pas plus rangé du parti de tels ou tels hommes qu'il ne l'a fait depuis le commencement de la révolution ; que la voix des principes démocratiques eût été la sienne, et qu'il aurait cherché une heureuse obscurité, refusant jusqu'à la moindre place, pour ne pas être accusé d'avoir travaillé pour son compte.

D. — Persistez-vous dans vos opinions, et à l'occasion recommenceriez-vous ?

R. — De tout mon cœur. Il est aussi impossible de faire de moi l'ami du gouvernement actuel que de républicaniser le roi de Prusse.

— Plaise au ciel, ajoute-t-il, que mes principes soient erronés ! J'ai fait le sacrifice de ma vie, je fais encore celui de ma réputation, qui m'est bien plus chère, pourvu que ma patrie soit libre et heureuse !

Toutes ces réponses, faites d'une voix vibrante, devaient singulièrement surprendre les membres de la commission, habitués à des rebelles qui reniaient leur rébellion. Aussi bien, le président, au lieu de couper court à l'interrogatoire de Magnier, revient-il à lui, essaye-t-il de le ramener, de le convaincre ; il lui tend, pour ainsi dire, des planches de salut :

— Approuvez-vous le massacre de Féraud ? lui demande-t-il.

— J'en suis indigné.

— Auriez-vous pris part à l'affaire de prairial ?

C'est là la grosse question. Magnier répond que non, peut-être, le plan suivi n'étant pas absolument le sien.

Cet homme évidemment intéressait ses juges. D'ailleurs, il faut tout dire, Brutus Magnier était soldat. Qui sait si quelqu'un des membres de la commission ne l'avait pas vu combattre à Jemmapes ? Puis il y a dans l'armée je ne sais quelle franc-maçonnerie indissoluble, quelle solidarité ferme, qui fera toujours que l'uniforme gardera son prestige et que le soldat hésitera à condamner le soldat. Nous avons vu pareil fait se produire lors du jugement des gendarmes. Encore ne faisaient-ils pas, comme Magnier, partie de l'armée régulière. — Le président de la commission militaire de prairial, en dépit de tout, traite l'ex-président de la commission militaire des armées de l'Ouest en collègue. Il le sauverait peut-être, s'il le pouvait, quelle que soit la sévérité de son mot d'ordre. L'interrogatoire du seul Magnier dure plus que celui de trois députés.

— Pourquoi tenez-vous pour la Montagne ? demande le président, espérant peut-être une rétractation.

— Ce n'est pas tels et tels, répond Magnier, que je regarde comme Montagnards, mais tous les hommes qui marchent dans le sentier de la république démocratique.

Il a parlé d'insurrection pacifique.

D. — Comment allier ces termes : Insurrection et pacifique ?

R. — Je ne veux pas jouer sur les mots : c'est une erreur grammaticale. Mais j'ai voulu parler du mouvement majestueux d'un peuple qui dit à ses mandataires : Faites cela, parce que je le veux.

La phrase, d'ailleurs, est vraiment belle. A la fin, Magnier déclare qu'après tout il ne veut la mort des représentants que parce qu'il les croit monarchistes, ou tout au moins aristocrates, et que, s'il s'est trompé, il verra avec plaisir tomber sa tête en expiation d'une erreur. C'est son dernier mot. Il se retire. Tout est dit.

Le tribunal avait encore à rendre son jugement. Son opinion était faite. Au dernier moment, soit que des lettres nouvelles, comme celles qu'il recevait chaque jour et où ses amis lui reprochaient les accusations fausses, disaient-ils, qu'il portait sur lui-même, aient influé sur ses décisions, soit qu'à deux pas de l'échafaud sa jeunesse et sa fébrile impatience lui aient inspiré le désir de vivre, non pour vivre sans doute, mais pour agir, Brutus fit un pas en arrière, et, sans rétracter un seul mot de son énergique profession de foi, il déclara qu'il n'était point le fauteur de l'insurrection. On le vit, au début de l'audience du 24 messidor, déposer sur le bureau de la commission militaire un manuscrit, tracé en hâte dans sa prison, et qu'il avait intitulé : Mon dernier mot.

Eh quoi ! s'écrie-t-il dès le début, un cruel devoir m'oblige de venir ici deffendre une vie qui m'est odieuse ! Mais il la défend. De généreux patriotes ont, paraît-il, employé la voix de la douce persuasion pour suspendre son désespoir. Il l'écoute, cette voix, et comme il s'écriait tout à l'heure : Je suis le coupable, il déclare bien haut maintenant que jamais son cœur ne commit le crime. Singulier revirement dans cette tête exaltée ! Il prouve, avec tous les arguments de la logique, qu'il n'a point participé à l'insurrection ; il leur démontre clairement que ses prétendus aveux étaient des mensonges. Le fameux plan de révolte, publié dans le Démocrite, n'est jamais sorti de sa main. Il l'a, d'ailleurs, rédigé à la fin de pluviôse, et on ne saurait lui en faire un crime.

Comme l'opinion est une propriété inaliénable, j'espère qu'on ne me fera pas un crime de n'avoir pas vu les choses avec d'autres yeux que les miens.

Bref, écrit-il avec assurance :

Je ne suis point l'auteur du plan de l'insurrection des premiers jours de prairial. Et quand je le serois, il est impossible de m'en convaincre[33].

Il faut le voir alors disputant le terrain pied à pied, protestant de son innocence avec la même fermeté qu'il mettait, la veille, à proclamer sa complicité. C'était hier un accusé qui réclame fièrement la peine dont on le menace, marchant, pour ainsi dire, au-devant de la mort ; c'est aujourd'hui un avocat qui discute un acte d'accusation et en défait patiemment la trame fil par fil. Et d'abord l'alibi :

J'étois absent de Paris depuis deux mois et demi ; j'étois occupé, à cent lieues d'ici, d'un second jugement ; je n'avois de correspondance à Paris avec personne.

On lui objectera que la marche de l'insurrection de prairial est à peu près la même que celle qu'il a indiquée.

Eh bien ! cela me fait voir que je n'étois pas seul de mon avis. — Au reste, ajoute-t-il bien vite, l'insurrection n'a d'autre deffaut que celui de n'avoir pas réussi, car si elle eût été couronnée de succès, vous eussiez vu les adresses de félicitations pleuvoir : et qui sont ceux qui les auroient envoyées ? Ceux mêmes qui en rédigent aujourd'hui en sens contraire[34].

Brutus Magnier, on le voit, tout en faisant ce surprenant pas en arrière, garde pourtant devant ses juges son audacieuse attitude. Il menaçait en s'accusant. En se défendant, il menace encore. On n'écoute pas, dit-il, celui qui veut périr. Nemo auditur perire volens. Et quel est mon dénonciateur ? C'est moi ! Et parce que, dans son désespoir, un homme a levé sur lui-même une main homicide, vous est-il permis de diriger son poignard ? Il désavoue sa lettre au Comité de sûreté générale, lettre de rage, sans fondement, sans raison. Mais ce n'est point pour demander grâce. Il sait bien qu'on s'empressera d'exécuter le décret d'accusation de la Convention, qui, aux yeux d'un tribunal de circonstance, est toujours un ordre de condamnation. Il le répète : selon la Convention, un homme qui se dit Montagnard est aussi coupable que celui qui ne l'était pas l'année dernière. Et même en désavouant sa lettre au Comité, il le raille, il le combat encore s'il ne l'injurie plus.

Le Comité de sûreté générale n'est guère généreux, ni même délicat. Je lui écris une lettre d'invectives, et, au lieu de me citer au tribunal de l'avenir pour voir dire que toutes mes assertions étoient fausses, il exerce sur moi une basse vengeance ; je vais lui rappeler un trait de Cromwell — soit dit sans comparaison, quoique, mis à part le génie, il n'y a peut-être pas loin de Cromwell à certains gouvernants —. Ce trait rappellera au Comité de sûreté générale, par un a fortiori péremptoire, combien il a été peu délicat à mon égard. Une fille courageuse, emportée par le fanatisme de la royauté et se dévouant à la mort, tira un coup de pistolet sur Cromwell qui passoit devant sa fenêtre. Le tyran, échappé à ce danger, se retourna vers la fenêtre, et, voyant son assassin le regarder d'un air fier, il dit froidement : Qu'on l'enferme, c'est une folle ! Eh bien ! ce cruel tyran, ce scélérat usurpateur ne trouve pas dans les gens qui se disent apôtres de la liberté des imitateurs d'un trait de générosité si caractérisé[35].

Si encore, ajoute-t-il, j'étois un homme sans caractère, ayant été successivement royaliste, neckeriste, fayetiste, girondin, maratiste, robespierriste, modéré, thermidorien, terroriste, suivant sans cesse le vent, on pourrait arguer que mes intentions ne sont pas pures ; mais j'ai toujours été mon chemin droit.

 

Au surplus, il ne se contente pas de se défendre, il affirme aussi ses principes, il attaque dans ce dernier écrit les mêmes hommes qu'il a si fort malmenés dans son journal et dans ses travaux précédents ; mais, entre tous, Boursault, l'histrion Boursault, celui qui l'appelait un monstre du haut de la tribune, et qu'il accuse, en toutes lettres, d'avoir encouragé les brigands de la Vendée, et d'avoir mérité, lui, représentant du peuple, le titre de père des chouans. Il appelle une perfidie la rentrée des soixante-treize et des députés mis hors la loi ; il flétrit les déserteurs du parti qu'il a servi, il les brave. Vous m'envoyez à la boucherie, cruels ! Eh bien, vous êtes plus à plaindre que moi ! Mon supplice n'est que d'une minute. Vos remords, si vous en êtes susceptibles, seront éternels ! Puis, avec une raison nette et sûre qu'on ne s'attendait pas à rencontrer à côté d'une imagination aussi fougueuse, il résume froidement la situation politique et juge, en quelques lignes, les thermidoriens comme les jugera l'histoire.

Si, jusqu'au 9 thermidor, quelques factieux ont conduit le char de la révolution dans des routes obliques, faut-il pour cela le faire rétrograder ? Et s'il faut un peu revenir sur ses pas, faut-il que le soin de cette rétrogradation soit confié à ces mêmes hommes qui sont la cause qu'on a besoin d'y avoir recours ?

Brutus était prêt à la mort, et ces hésitations ne peuvent en aucune façon nous faire douter de son courage. Il avait rimé, à Paris comme à Rennes, sa chanson de guillotine, semblable à ces sauvages attachés au poteau et qui, — bravade dernière, - entonnent l'hymne de l'agonie. Cela s'appelle ironiquement Pot pourri joyeux sur mes derniers instants. Au bas, l'auteur a mis en note : Puissiez-vous, citoyens, démêler dans ce mélange pittoresque de gaieté et de philosophique résignation le vrai caractère et les intentions patriotiques de L. B. Brutus Magnier.

Air des PORTS A LA MODE.

Demain, Sanson, d'un air benêt,

Me dira : — Faut que je te tonde ;

Tu pourras, l'ami, s'il te plaît,

Terroriser dans l'autre monde.

Air BONSOIR LA COMPAGNIE.

Je suis d'autant mieux consolé

Que je me vois sacrifié

Pour ma chère patrie.

Voilà la planche qui m'attend,

Je vais m'y présenter gaiement ;

Plus de tourment, plus d'agrément

Bonsoir la compagnie !

Bonsoir la compagnie, c'est pour la foule. Mais ce jeune homme de vingt quatre ans a des parents, des amis, le papa Magnier, qu'on n'oublie pas ; son cadet fourrier au 16e régiment de ligne, en garnison à Angers ; ses camarades Julien, Varlet, Germain, qui avaient, comme lui, toujours le mot pour rire, et jusqu'à Julie (quelle Julie ?) qu'il aima et qui fut cruelle. Il ne partira pas sans leur envoyer le salut d'adieu ; et, après les fanfaronnades du couplet, il écrit, attendri cette fois, le billet qu'on trouvera sur lui, pense-t-il, après sa mort :

J'ai dit que le royalisme triomphoit en France, que c'étoit pour l'inaugurer au premier jour qu'on abolissoit la Constitution démocratique — à laquelle je reste fidèle et que je porte sur mon cœur —, pour lui en substituer une qui ne donnoit le droit de cité qu'aux riches, afin que ceux-ci pussent rétablir le thrône. J'ai dit encore bien d'autres vérités, et voilà ce qui a excité la colère du gouvernement contre moi.

... Je bénirois le sort

Si ce courroux alloit jusqu'à vouloir ma mort.

Hélas ! tu n'en serois dans l'ennui qui m'accable

Ni guères plus cruel, ni guères plus coupable.

Adieu mes bons amis, adieu ma bonne mère, adieu ma Julie, adieu trop cruelle amante, adieu tous mes parents, adieu Français, je meurs digne de vous. Puisse ma mort vous être utile, et surtout puisse mon sang désaltérer vos cruels assassins.

Celui qui va trouver ces papiers sur moi devroit bien les faire passer secrètement à mes anciens camarades du Plessis ; s'il s'y prend prudemment, j'aime à croire qu'ils le récompenseront.

Je quitte la vie.

Et je pardonne à tous ceux qui ont pu, voulu ou para me faire du mal, pourvu qu'ils soient républicains.

L.-B. BRUTUS MAGNIER[36].

 

Le dernier trait est touchant, et, ce me semble, éclaire bien cette physionomie inquiète, agitée, tourmentée. Après avoir beaucoup maudit, son dernier mot, en fin de compte, est le pardon. Pourvu que la main qui blesse soit républicaine, il oublie les blessures. La politique aussi, lorsqu'elle est la foi, a de ces évangélismes sublimes. D'ailleurs, ce terroriste farouche traçait sur ses papiers, au revers des lettres à ses amis : Voilà mes adieux : la Patrie, la Liberté ! Vive la République française, une, indivisible et démocratique ! A bas les rois, et tous les tyrans, quels qu'ils soient. Liberté, Égalité, Amitié ! C'était sa devise, un peu longue, mais passionnément pratiquée. Dans sa prison, il traçait sur les murs, avec son couteau ou ses ongles, ces vers de Voltaire :

Amitié, don du ciel, trésor des grandes âmes,

Amitié, que les rois, ces superbes ingrats,

Sont assez malheureux pour ne connaître pas !

Il aimait, et toutes ses colères, il faut bien le dire, cette fureur avec laquelle il traquait, poursuivait, condamnait les chouans, étaient doublées d'amour. Amour de la patrie, dévouement farouche à sa cause, âpre attachement à des principes embrassés avec enthousiasme, ces sentiments sublimes étaient en lui sublimés, et bouillonnaient, brûlaient comme la lave. Folie patriotique, fièvre, congestion, qu'importe ! Il aimait la République comme on aime une maîtresse[37]. Elle morte, il voulait pour ainsi dire le suicide, et, terminant cet écrit : Mon dernier mot, il disait à ses juges :

Jugez-moi, j'attends avec calme votre décision ; si je trouve la mort pour prix de ma franchise, j'aurai le double agrément d'être délivré d'une vie onéreuse et d'être vengé par l'impartiale postérité.

Si l'on m'exile, je n'irai pas, comme Coriolan, chercher les ennemis pour dévaster ma patrie ; au contraire, je la servirai par mes vœux[38].

Enfin, si, ce que je n'attends pas, il m'est encore permis d'aller au poste de l'honneur, je prouverai que j'en ai toujours été digne.

 

Attendu qu'il est constant que Louis-Bernard, dit Brutus, Magnier, a rédigé le plan d'insurrection ; que le travail publié dans le Démocrite offre des analogies frappantes avec le plan lu à la tribune de la Convention, la commission militaire condamna ledit Magnier à la déportation. Il partit et resta à Sinnamary jusqu'au décret d'amnistie, les yeux tournés du côté de la France, comme tous ces proscrits rejetés par la patrie, semblables à une cargaison dangereuse qu'on envoie, par-dessus bord, à la mer. Mieux valait pour lui être emmené à Cayenne, que traîné, comme tant d'autres déportés, de prisons en prisons, où là encore il se fût écrié : Je ronge mes fers ! A Cayenne, l'incorrigible trouva le moyen encore de révolutionner quelqu'un ; il mit le feu aux cervelles de ses compagnons de captivité. On le retrouve signant des procès-verbaux contre le capitaine Malvin, qui gouverne l'île, et se rebellant contre toute autorité. Tête indomptable ! Toutes les plaintes, dit Ange Pitou[39], étaient signées Brutus Magnier. Puis on le perd de vue, il s'efface. Près de trois ans plus tard, en germinal an VI, on retrouve son nom au Moniteur. Une lettre du ministre de la guerre Schérer informe le citoyen Lagarde, secrétaire général du Directoire, que le citoyen Magnier, surnommé Brutus, n'est porté sur aucun contrôle d'officiers de chasseurs, soit en pied, soit à la suite. Magnier n'avait pas renoncé sans doute à porter le sabre. C'était, encore une fois, sa vocation. Soldat réformé, officier sans solde, il s'occupait d'ailleurs de politique, et toujours avec passion. Électeur du département de la Seine, on le voit demander au Conseil des Cinq-Cents, dans la séance du 25 germinal an VI (22 avril 1798), une prorogation de temps pour les opérations de l'assemblée électorale. C'est tout. Son rôle finit là. La tempête qui emporta la république, qui déracina facilement et ballotta comme autant d'épaves les acteurs, eut sans peine raison de ce comparse. Brutus Magnier rentra dans l'ombre ; peut-être, lui, qui rêvait aussi la mort devant l'ennemi, fut-il tué obscurément au coin de quelque rue dans les guerres civiles, couché sur le pavé, non sur le champ de bataille ; peut-être encore désillusionné et sa chimère morte, retourna-t-il à ses laitues de Guise, révolutionnaire laboureur, contant aux paysans picards les coups de fusil de la Vendée et les coups de hache de Paris. Certes, il y avait des facultés évidentes dans cet homme, une énergie singulière, un tempérament de premier ordre. Tout cela inutile. Les volontés et les hardiesses allaient s'effacer bientôt devant l'obéissance passive, et l'on n'entendra plus le cri du soldat de Jemmapes pendant que retentiront les coups de canon de l'empire. Pour retrouver ces figures oubliées, — et qui pouvaient marquer leur place au premier rang peut-être, — il faut descendre dans les cartons, les papiers, les archives d'un temps et dans les limbes de l'histoire.

C'est ce que viens de faire. Qui connaissait Brutus Magnier ? Et pourtant il valait d'être étudié, ne fût-ce qu'en passant, ce Camille Desmoulins en gros sous, ce fanatique, cet halluciné qui portait en sa tête de la substance cérébrale de héros.

Mais il est temps de parler de vrais grands hommes.

 

 

 



[1] Archives de l'empire, C. W. 1a 497. — Magnier, interrogé sur son âge, répond : Vingt-quatre ans, capitaine au premier bataillon de sapeurs de l'armée de l'Ouest, né à Réunion-sur-Oise, cy-devant Guise, district de Vervins, département de l'Aisne, avant son arrestation ex-président d'une commission militaire, demeurant à Rennes, rue de la République, n° 5, chez le citoyen Roussel, homme de loi.

[2] Archives de l'empire. Tribunaux révolutionnaires, W 1a 497.

[3] Archives de l'empire. Tribunaux révolutionnaires, W 1a 497.

[4] Archives de l'empire. Tribunaux révolutionnaires, W 1a 497. A cette pièce est joint le réquisitoire, ainsi conçu :

Amener devant la commission les nommés

Pierre Monnier,

François Cousin,

Et Julien L'Eperon.

pour y être définitivement jugés.

Rennes, ce 17 germinal, 2e année républicaine,

L. B. BRUTUS MAGNIER.

Les indications de la main de Magnier, et les noms écrits par Gatelier.

[5] Archives de l'empire, Tribunaux révolutionnaires, W 1a 497.

[6] M. Emile Campardon donne sur Magnier les indications suivantes dans la Liste générale de toutes les personnes traduites au tribunal révolutionnaire : MAGNIER (Antoine-Louis-Bernard-Lepelletier Beaurepaire Brutus), étudiant, militaire, président d'une commission militaire. Acq. et renvoi au tribunal d'Ille-et-Vilaine, 6 ventôse an III. (Le tribunal révolutionnaire de Paris, tome II, p. 455 de la deuxième édition.)

[7] Archives de l'empire. C. W2 548. Lettres de Brutus Magnier.

[8] Démocrite, ou Journal de Midi, par Brutus Magnier, n° 3.

[9] C'est le mot de Ruamps.

[10] Journal universel.

[11] Démocrite, ou Journal de Midi, n° 1 (Archives de l'empire, C. W2 548).

[12] Démocrite, n° 10.

[13] Démocrite, n° 8.

[14] Démocrite, n° 7.

[15] Démocrite, n° 7. — On lit dans le Moniteur : Le citoyen Gaillau, armurier de Montauban, est admis à la barre ; il fait hommage d'un fusil qu'il a fabriqué. Cette arme, dans laquelle il n'entre point du tout de bois, dit l'inventeur, est plus solide, plus simple, il coûte moins d'entretien que les fusils ordinaires. La Convention accepte l'hommage, ordonne qu'il en sera fait mention honorable et insertion au Bulletin, et renvoie le fusil à l'examen des comités militaires et de salut public. (Réimpression, n° 153. Tridi 3 ventôse an III. Samedi 21 février 1795, vieux style. — Séance du 29 pluviôse.)

[16] Démocrite, n° 4.

[17] Démocrite, n° 2.

[18] Démocrite, n° 3.

[19] Lettres de Brutus Magnier, dossier de Magnier. Archives de l'empire, C. W2 548.

[20] Démocrite, n° 6 (29 ventôse).

[21] Démocrite, n° 6.

[22] Dossier de Magnier. Archives de l'empire, Trib. révolut. W2 518.

[23] Démocrite ou Journal de Midi.

[24] Démocrite, n° 13. Magnier dit encore (n° 11) : Mes amis, je termine aujourd'hui l'agréable fonction de vous amuser et de vous intéresser. C'est demain que le tribunal des honnêtes gens décidera si j'ai été un homme de sang. Je suis comme l'agneau devant les loups. Il ne devait être jugé, comme on l'a vu, que par le tribunal révolutionnaire de Paris.

[25] Les Premiers Jours de Prairial, par l'auteur des Journées des 12 et 13 Germinal, p. 62. (Paris, chez la veuve d'Ant. J. Gorsas, in-8°, an III.)

[26] Réimpression, n° 268, mardi 16 juin 1795, p. 691. On remarquera que le nom de Magnier y est écrit Magniez.

[27] Séance du 25 prairial.

[28] Dossier de Brutus Magnier. Archives de l'empire. Tribunaux révolutionnaire, C. W2 548.

[29] Évidemment Nicolas Madjett (voyez ce nom plus bas).

Il fait aussi des chansons ; il met en marge de l'une d'elles (l'original est écrit de son sang) : Je l'ai faite hier soir, ce qui voue prouvera que les approches d'un dernier jugement ne m'intimident pas beaucoup. Faut-il citer ? L'air est la Marseillaise :

Allons enfants de la patrie,

N'est-il pas temps de se lever ?

La plus affreuse tyrannie

Vient encor nous persécuter.

Voyez, voyez ce peuple immense

Gémir sous les coups assassins

Des infâmes thermidoriens

Qui veulent asservir la France.

Debout, fiers montagnards ; çà ! défendons nos droits,

Plutôt (bis) vingt fois mourir qu'obéir à des rois !

Aux thermidoriens :

Si la montagne libre et fière

Succombe, vous triompherez ;

Mais, certes, vous ne régnerez

Que sur un vaste cimetière.

Et encore :

Je rougirais de vous survivre,

Ô généreux républicains !

Heureusement vos assassins

M'accordent l'honneur de vous suivre.

Bourreaux de mon pays, frappez, je vous attends

Brutus jusqu'à la mort maudira les tyrans.

[30] Archives nationales, Tribunaux révolutionnaires, C. W2, 548. Cette traduction est jointe à l'original :

On ne doit infliger aucune peine à un membre quelconque de la société que dans le cas où l'intérêt de cette même société s'y trouve ; et comme il ne peut y avoir aucune raison d'utilité générale pour que je sois tenu au secret, on ne peut en alléguer aucune pour m'y retenir.

Je vous écris en latin afin d'éluder la curiosité.

[31] Sur la minute de l'interrogatoire, les mots par la loi ont été ajoutés entre frappés et depuis.

[32] Archives nationales, tribunal révolutionnaire, C. W2 548.

[33] Mon dernier mot, par Brutus Magnier. (Archives nationales, C. W2 548.)

[34] Mon dernier mot.

[35] Mon dernier mot, par Brutus Magnier. Et ne dirait-on pas encore une fois un extrait des écrits de Camille Desmoulins ?

[36] Archives nationales, C. W2 586.

[37] Ô ma maîtresse, ô liberté ! BRUTUS MAGNIER, chanson.

[38] Encore un ressouvenir de Camille Desmoulins. L'auteur des Révolutions de France et de Brabant s'écrie en quittant Paris, après l'affaire du Champ de Mars : Je me suis éloigné de cette ville comme Camille, mon patron, s'exila d'une ingrate patrie en lui souhaitant toute sorte de prospérité. N° 86 et dernier, p. 30.

[39] Voyage à Cayenne, par Louis-Ange Pitou (tome II, p. 173).