Au lendemain de ces désastreuses journées, au moment où dans les rues, dans les maisons, on poursuivait, où l'on multipliait les visites domiciliaires, où l'on fouillait les auberges, les hôtels garnis, où l'on prétendait partout découvrir des suspects, où l'on demandait leur secret aux hôpitaux mêmes, où l'on pourchassait les patriotes jusque dans leurs lits de malades, où l'on désarmait les sections ; à l'heure où l'insolence de la jeunesse dorée s'affirmait davantage ; à cette heure de trouble et de surprise, de désespoir et de peur, où la clémence consistait à demander qu'on fusillât les gens au lieu de les guillotiner[1], où des soldats, habitués aux mesures de rigueur, disposaient en toute hâte du sort des citoyens, une voix s'éleva, saisissante et hardie, qui demanda à la Convention de quel droit elle instituait pour ceux qu'elle présumait coupables une commission militaire. Qu'est-ce qu'une commission militaire ? disait cette voix. Un tribunal arbitraire, redoutable même à l'innocence, sans instruction, sans formes, sans jurés, sans défenseurs, enfin sans aucune des garanties protectrices que la loi accorde ordinairement aux accusés. Peut-on faire usage d'une pareille institution dans un État libre ? Contre le militaire seulement, et dans certains cas, comme trahison ou fuite devant l'ennemi. Pour la répression des autres délits, le respect dû à la vie des hommes nous a fait établir des tribunaux réguliers à la suite des armées. Quant aux citoyens, pour les faire juger par une commission militaire, il ne faut rien moins que la raison suprême du salut public ; encore la liberté s'effraye-t-elle d'un pareil exemple. Cette fille du ciel répugne à se servir des armes de la tyrannie[2]. Et quelle était cette voix qui parlait si haut de justice, qui demandait pour ces accusés nouveaux la garantie du jury dont avaient joui Barère, Billaud-Varennes et Carrier lui-même ? C'était la voix éloquente d'une mère. Ces cris maternels, les décrets mêmes et le canon ne les étouffent pas. Avant tous, avant les juges, avant les amis, avant Tissot, avant l'histoire, la mère de Goujon avait protesté. Elle courait à l'imprimerie tandis qu'on arrêtait son fils, et défendait son enfant et ses compagnons avec lui, en protestant contre une mesure applicable seulement en temps de guerre, et en s'écriant : J'interroge l'histoire. Elle me répond que toutes les magistratures extraordinaires ont dévoré la liberté des peuples[3]. C'est de prairial, en effet, comme on l'a remarqué, que date l'introduction du militarisme dans les actes du gouvernement. Le sabre aura désormais droit de discussion dans les affaires publiques. La loi ne règne plus seule. Dans la journée du 4, quarante-huit heures après ses pacifiques promesses et l'accolade donnée à Saint-Giez par le président Vernier, la Convention nationale rendait, avec son empressement ordinaire, le décret suivant : ARTICLE PREMIER. Tout individu faisant de fausses patrouilles, cherchant à suborner les troupes et la garde nationale, ou portant sur son chapeau ou vêtements des signes séditieux proscrits par la loi du 2 de ce mois, sera de suite livré à la Commission militaire pour être jugé et fusillé sur-le-champ. ART. 2. Les Comités de salut public, de sûreté générale et militaire réunis organiseront sur l'heure, pour l'exécution de l'article précédent, la commission militaire composée de cinq membres. Visé par le Représentant du Peuple, inspecteur aux procès-verbaux, MONNEL. Collationné à l'original, par nous, Représentants du peuple, secrétaires de la Convention nationale. A Paris, le 4 prairial de l'an susdit. MOLLEVAULT, P. MARTIN[4]. Mais on modifiait bientôt le décret, en remplaçant le mot fusillé par les mots conduit à l'échafaud, Sanson ne devant, je suppose, point perdre ses droits, ou encore la mort du soldat, infligée aux condamnés, ayant été trouvée trop douce par la Commission militaire. Cette Commission fut composée des citoyens M. J. Capitain, colonel, président ; Verger, adjudant général, chef de brigade ; Talmet, chef d'escadron ; P. Beaugrand, capitaine ; Gauder, capitaine d'artillerie ; Romanet, Deville, volontaires, et Rouhière, commissaire-ordonnateur des guerres, nommé secrétaire de la Commission. Bonneau, capitaine au 19e régiment de chasseurs à cheval, avait été désigné comme secrétaire adjoint. On n'eut pas l'occasion d'employer ses services. Le citoyen Rouhière était zélé. Tous, au surplus, voulurent faire preuve de zèle, le capitaine Gauder excepté, qui, dès le lendemain de sa nomination, s'excusa, prétendant qu'une blessure grave, provenant d'un coup de feu et pour laquelle il était à Paris en congé de convalescence, l'empêchait de continuer ses fonctions. Les autres firent sans lui. Ils siégèrent durant deux longs mois, sans répit dans les premiers jours, prolongeant leurs séances jusqu'à une heure de la nuit et les rouvrant, le lendemain, à huit heures du matin[5]. Ils comprenaient ce que leur demandait la Convention, des mesures promptes et farouches. En révolution, avait dit un des modérés de l'Assemblée, il s'agit de foudroyer ses adversaires. La commission s'en chargea, et Romanet seul, dans ce groupe sévère, tomba malade, épuisé par sa tâche. Guillaume Delorme, le commandant des canonniers de la section Popincourt, comparut le premier devant ce terrible tribunal. Son jugement absorba la journée tout entière du 4. L'arrêt ne fut rendu que le 5. Le nègre fit assez bonne contenance, et prétendit qu'on l'avait contraint de marcher sur. la Convention avec sa section. — Qui ? — Le peuple ![6] On l'accusait d'avoir distribué à ses hommes de l'eau-de-vie dans laquelle il avait versé de la poudre. — Il s'en défend ; il prétend d'ailleurs qu'il était bu, qu'il était ahuri. C'était leur excuse à tous. Et, en effet, tel qui ne trouve pas un repas à prendre rencontre un verre à boire, et se grise. Ces affamés se jetaient sur les spiritueux qui soutiennent, trompent l'estomac, excitent, raniment les forces, enivrent. Beaucoup auraient pu dire comme Simon Lagesse : Je n'ai qu'un hareng saur dans le corps, pas de pain, mais j'ai deux pintes de vin ! — J'étais bu ! Nous allons la rencontrer, cette réponse, sur les lèvres de la plupart des insurgés. Ils se troublent, d'ailleurs, les uns et les autres devant leurs juges. On le verra. Ils balbutient, leur audace se courbe, ils tremblent. Ils se renvoient l'un à l'autre les accusations ; ils apportent, pour la plupart, un front bas devant la Commission. Ils essayent de ruser, d'apitoyer le tribunal. Leur rage calmée, l'énergie est passée. Courage des foules, lâcheté des individus. La passion anime ces grandes masses d'hommes hors des gonds ; pris un à un, le caractère leur manque. Ils tombent mal. Quelle différence avec les députés qui mourront pour eux ! Delorme, condamné à mort, le 5 au matin, comme convaincu d'être auteur et complice de la conspiration qui a eu lieu les 1er, 2 et 4 de ce mois — je cite le texte du jugement, à peu près semblable pour les autres condamnés — et de la révolte qui en a été la suite, à l'effet de dissoudre la Convention nationale et d'assassiner les représentants du peuple, et d'avoir suborné la garde nationale de sa section[7], fut exécuté à onze heures, ce matin même, sur la place de la Révolution. La guillotine attendait d'autres victimes. A six heures de l'après-midi, on lui amène Jean-Jacques Legrand, lieutenant des vingt-trois gendarmes, qui avait passé de l'Arsenal dans les rangs du peuple, et Nicolas Gentil, menuisier et dessinateur-brodeur, convaincu pour tout crime de s'être promené sur la place du Carrousel, avec les mots proscrits sur son chapeau : La Constitution de 1793 et du pain ![8] Le 6, la Commission envoie à l'échafaud Luc Boucher, marchand de vins au coin de la rue du Faubourg-Saint-Martin et de la rue des Vinaigriers. Celui-ci, âgé de vingt-six ans, entré à la Convention avec ses compagnons et pris de la folie du sang, surexcité par le bruit, par les cris, par l'atmosphère échauffée de tous ces corps se heurtant dans l'Assemblée, a vu tomber Féraud, s'est précipité avec une énergie de fou sur le représentant et lui a coupé la tête. — Ainsi, c'est vous ? — Malheureusement, c'est moi ! Soret, mon camarade, a tenu les jambes. — Et qu'est devenue la tête ? — Je ne sais pas. — Il était allé se cacher à la nouvelle barrière de Bercy, vis-à-vis justement le poste de la force armée. Sa culotte teinte de sang le trahit. Luc Boucher fut exécuté à une heure de l'après-midi. Quatre heures après, dix-huit malheureux qui n'étaient pas des assassins ; succédaient au misérable, dix-huit gendarmes des tribunaux, coupables d'avoir passé du côté du peuple. Ils n'avaient pas à se défendre. La déposition de Fréron les accablait. Je soussigné déclare qu'après la seconde sommation faite par les représentants du peuple aux députés envoyés vers eux par les rebelles du faubourg Antoine, ils ont fait arrêter plusieurs gendarmes, les uns sortant à pied et sans ordre, sans doubler le pas et d'un air indifférent, et se coulant le long de nos rangs/les autres à cheval, commandés par leur capitaine. Je les avais envoyé sommer, par un jeune officier qui faisait auprès de moi le service d'aide de camp, nommé Hureau, de rendre leurs armes, et peu de temps après ils sont venus, formant une patrouille, le capitaine en tête. Je donnai ordre de les désarmer à l'instant, de les mettre à pied et de les envoyer, sous bonne escorte, sur les derrières de l'armée. Ils ne répondirent rien et avaient la contenance tout à fait troublée. Paris, le 6 prairial an III de la République. Le représentant du peuple, FRÉRON. Je déclare, en outre, moi, aide de camp, que les gendarmes n'ont rien dit ; que moi j'ai crié, en les ramenant : Vive la Convention ! et qu'ils n'ont dit mot. HUREAU[9]. — Nous avons été corrompus par les insurgés, répondent les gendarmes. Dans le faubourg, nous avions le sabre au fourreau ! Et, chose remarquable, le président de la Commission met, de sa main, leur réponse en note. Ce sont des militaires ; il serait volontiers indulgent. Un des gendarmes assure qu'en apercevant l'armée parisienne ils ont agité leur drapeau, en criant : Vive la République et la Convention ! Un autre, Louis Maréchal, assure qu'ils lisaient la proclamation au peuple et l'invitaient à se rendre. Dix-huit de ces malheureux, dix-huit, furent exécutés le 6, à cinq heures de l'après-midi. Il y avait dans ce groupe de soldats des gardes-françaises qui avaient pris la Bastille, héros de la Révolution, que la Révolution décapitait, et qui eussent pu crier au peuple, sur le passage de la charrette, comme l'année précédente Camille Desmoulins : C'est moi qui ai fait la République ! On se montrait, au milieu de ces têtes rudes, deux jeunes gens de dix-neuf ans, deux frères, deux jumeaux, Edme et Abraham Croallat, les plus jeunes de ces soldats, et qui moururent en se souriant l'un à l'autre, comme ils avaient vécu. C'est en parcourant les dossiers de ces accusés qu'on peut se rendre un compte exact de la singulière précipitation avec laquelle les arrestations avaient été opérées. Les passants, les curieux, dès que la force armée s'est vue toute-puissante, ont été entraînés au Comité de sûreté générale et jetés dans les prisons. Un certain Baron entre chez un marchand de vins pour se rafraîchir. En réalité, lui est-il répondu, c'est pour conspirer. On l'arrête. Il porte un couteau sur lui, c'est un homme évidemment dangereux. Le malheureux a une mère de soixante-douze ans, qui implore pour lui ses juges ; il a perdu récemment son fils, mort à la frontière. Et, pour le sauver, il faut qu'un représentant, Lemoine (du Calvados), vienne attester sa moralité. Nicolas Hennequin, accusé d'avoir porté la tête de Féraud, parce qu'il demeure dans la même maison que Tinel, rue de Lappe, se défend, s'excuse, compte sur des attestations qui le représentent comme un bon fils qui n'a jamais cherché dispute à personne. Mais il avoue que le 3 prairial il a essayé de sauver Tinel de la guillotine ; qu'il a coupé les cordes des mains du condamné. J'étais bu. L'excuse éternelle ! — Condamné à mort. Le texte de l'arrêt porte cet incroyable considérant : Hennequin, violemment soupçonné de complicité, etc. Ainsi donc, le soupçon tue. Hennequin fut exécuté le 8 prairial, à cinq heures de l'après-midi. Il avait pour compagnon, dans ce voyage à l'échafaud, Ignace Dupuy, ancien soldat, employé aux charrois des armées, de mai 1792 à août 1793, maintenant ouvrier chez Ollivier, fabricant de faïences, rue delà Roquette, — cet Ollivier qui avait offert à la Convention un poêle en faïence, représentant la réduction de la Bastille. Le matin du 1er prairial, Dupuy était allé chez son patron, découvrant sa poitrine et disant : Je n'ai pas de chemise, il m'en faut. — Je vous en donnerai demain, je n'ai pas la clef de l'armoire. — Alors, donnez-moi dix francs ! A cheval sur le dossier des banquettes, c'est entre ses jambes — au dire de l'accusation — que le coup avait été porté à Féraud. Dupuy le niait ; il se défendait d'avoir promené la tête du cadavre : aucun témoin ne venait le contredire. Sa violence chez son patron, le matin, l'accusait seule. Condamné à mort. La guillotine ne chôme pas. On exécute dans la même journée, le 11, Louis Chauvel qui, dit un seul témoin, a ramassé la tête de Féraud, l'a portée un moment, puis l'a passée à Tinel ; Étienne Chebrier, qui a lu tout haut une pétition dans la tribune de la Convention, et le menuisier François Duval qui, après avoir lu, s'est tourné du côté du président, en lui disant : L'insurrection est le plus saint des devoirs. Annonce-le tout haut ! Annonce aussi qu'il faut un tribun pour le peuple ! Devant le tribunal, Duval et Chebrier s'accusent réciproquement. Chebrier déclare qu'après avoir lu la pétition, il l'a passée à Duval ; Duval assure que Chebrier, son ennemi, invente ce mensonge pour le perdre. Ils furent menés ensemble à l'échafaud. Les moindres indices amènent d'ailleurs des gens devant cette terrible Commission. Un mot dit en passant peut coûter la vie. L'imprudence est un crime. Toute accusation est écoutée, tout témoignage à décharge est regardé comme suspect. De braves gens risquent le couperet parce qu'on prétend les avoir entendus prononcer quelque parole factieuse. — Louis Mainfroy, accusé d'avoir dit : Legendre s'est mis à la tête des coquins pour assassiner des femmes. Il nous faut sa tête et celle de Bourdon (de l'Oise) ; Antoine Paradis, soupçonné d'avoir dit qu'il fallait sonner le tocsin au 1er prairial ; Simon Lagesse, prévenu d'avoir dit, en parlant des députés : Il faut que j'en tue trois cents pour ma part ! Et, montrant un sac contenant de la poudre et des chevrotines : Voilà de quoi leur laver la figure ! etc., etc. —. Les haines mesquines prennent des allures violentes, et les jalousies de voisinage, les commérages changés en dénonciations, deviennent des arrêts de mort. Quel odieux spectacle que celui de la nature humaine ainsi vue par tous ses côtés mauvais et fauves ! Quel attristant tableau que celui de ces femmes, de ces mères qui adressent aux juges des prières sans réponse, aux accusés des consolations sans espoir ! Le neveu de Chebrier lui fait passer du bouilli la veille même de sa condamnation. D'autres accusés parlent au tribunal de leurs femmes enceintes, de leurs enfants sans pain, de ces pauvres êtres qui attendent la délivrance quand c'est l'heure de la condamnation qui va sonner. Et les femmes, les mères, comme toujours, sont sublimes. Ces misérables ont des amours qui veillent sur eux, qui combattent pour eux, avant de se résigner à les pleurer et veulent se dévouer à leur salut. Les femmes, en ces jours de commotions, plus nerveuses, sont à la fois plus effrayantes et plus admirables. Accusées, elles se défendent bravement, et, tandis que les hommes se chargent entre eux, elles se laissent condamner sans se dénoncer. Elles ont une franc-maçonnerie à elles. Marie Mandrillon est accusée d'avoir couru, le 1er, les boulangeries, en prêchant la révolte, jetant des pierres dans les boutiques, criant, un couteau à manche blanc dans la main : C'est aujourd'hui qu'il faut que tous ces coquins-là pètent ! Personne, aucune de ses voisines, ne se trouve pour l'accuser. Aucun témoignage contre Marguerite Flamant qui demandait si le faubourg allait descendre. Aucun témoignage contre Madeleine Leduc, arrêtée dans son lit, chez elle, et soupçonnée d'avoir applaudi lorsque passait sous ses fenêtres la tête du député Féraud. C'était René Mauger peut-être qui la portait alors. Ce misérable, cheveux rouges et crépus, vêtu d'une carmagnole rayée, sort des Tuileries tout pâle ; un homme qui portait la tête le voit, se met à rire et lui dit : Toi, tu es bien blanc ! tu vas porter la tête à ton tour ! Mauger, plus mort que vif, prend la tête. Il devient aussitôt le centre d'un groupe. Tout à l'heure, effrayé, plein d'horreur, le voilà tout fier maintenant de se sentir regardé. Il se met à marcher, à gesticuler avec la tête embrochée dans sa pique, A bas la tête ! lui crient quelques-uns. — Non, non, disent les autres. Mauger la redresse davantage. Un nommé Hubert quitte alors son bataillon, court à Mauger, secoue la pique et fait tomber cette tête qui lui fait horreur. Le lendemain, Mauger, qui était coiffeur, se vantait chez ses pratiques d'avoir, lui aussi, porté la tête du représentant. L'humeur comédienne l'avait emporté. René Mauger fut exécuté le 18. Quatre jours auparavant, la Convention, dans une séance solennelle, avait rendu un hommage éclatant à la mémoire de Féraud. L'éloquence de Louvet s'était élégamment mariée aux hymnes patriotiques pour chanter le trépas du malheureux jeune homme, mais aussi pour maudire ceux qu'on appelait ses meurtriers. Ses meurtriers, les malheureux honnêtes gens enfermés en ce moment dans un vieux château des côtes de Bretagne, ou courant les chemins à travers des assassins apostés tout exprès ! La Convention n'avait rien négligé pour frapper les imaginations par cette fête funèbre. La salle des séances avait été ornée de guirlandes de chêne en festons. Les corps constitués, les tribunaux, les députés des quarante-huit sections de Paris, occupaient les tribunes publiques. Tous les représentants siégeaient en costume, armés, un crêpe au bras gauche. De chaque côté du bureau, devant les secrétaires, étaient placées des urnes cinéraires parsemées d'étoiles d'or, sur un fond noir, avec des inscriptions patriotiques. L'une et l'autre étaient couvertes d'un crêpe funèbre, de couronnes de fleurs, de verdure et de chèvrefeuilles. Devant la tribune, à la place même où Féraud était tombé, s'élevait un tombeau couvert d'un marbre blanc sur lequel étaient placés les armes, le chapeau militaire et l'écharpe tricolore du représentant. Le buste de Brutus se trouvait ainsi au-dessous de ce monument[10]. Les ambassadeurs des puissances étrangères, — ceux qui n'avaient point bougé devant l'émeute du 1er, — Sandoz, Rollin, ambassadeur de Prusse, Reybatz, ambassadeur de la république de Genève, James Munroë, représentant des États-Unis, Mehemed-Ali-Effendi étaient placés en face du président. Au-dessus du président siégeaient, dans leur grande tenue militaire, les membres de la Commission qui, ce jour-là, donnaient relâche aux arrêts de mort. C'était le jour du deuil, il ne tenait qu'à la Convention que ce fût le jour de l'oubli. Louvet pouvait rendre des actions de grâce au génie de la République, mais il voulut aussi évoquer les Euménides et faire entendre devant ce tombeau le cri que poussait Merlin (de Thionville) à chaque paragraphe d'une lettre datée de Strasbourg : Vengeance ! vengeance ! Comme si les vengeances n'avaient pas été assez terribles en ces temps derniers où le sang coulait si fort. La Convention n'avait-elle donc pas suffisamment dénoncé et proscrit ? Jamais la Terreur n'avait multiplié, avec cette féroce impatience, les décrets d'arrestation. Il suffit, en ces heures de réaction hideuse, d'un nom jeté par un de ces thermidoriens pour que l'homme soit à l'instant proscrit. Les colonnes du Moniteur sont remplies de ces accusations laconiques qui équivalent à un arrêt. On décrète d'arrestation sept ou huit députés par séance. Aujourd'hui Ricord, Salicetti, Escudier, Laignelot, Sergent, d'Artigousse, Thirion, Panis, demain Jagot, Voulland, Élie Lacoste, Lavicomterie, David, Dubarran, Bernard (de Saintes), Jean Bon Saint-André, Robert Lindet, tous les anciens membres des comités de gouvernement. C'est un beau jour pour les royalistes, dit Prieur (de la Côte-d'Or), qu'on excepte, on ne sait pourquoi, de cette mesure terrible, avec Carnot et Louis (du Bas-Rhin). Pour Carnot, un mot le sauva. Une voix s'écria : Il a organisé la victoire. Et qui, quel membre dit cela ? Le Moniteur ne le mentionne pas. C'est qu'il était aussi dangereux alors de défendre un accusé que d'être accusé soi-même. Il fallait fuir pour échapper à ces fureurs, ou se donner la mort de ses propres mains. Pas d'autre issue. Prieur (de la Marne) était en état d'arrestation chez lui, rue Helvétius, 11, au premier étage (section de la Butte des Moulins), gardé par deux gendarmes des tribunaux, la fenêtre de sa chambre donnant sur la rue. Le 11 au matin, un des gendarmes, Devaux, entendit au dehors une certaine rumeur. Il sort. Des gens assemblés regardaient, attachée à la croisée ouverte, une écharpe tricolore qui pendait le long de la muraille. Dans la nuit du 10, Prieur avait noué là son écharpe de représentant, et s'en était servi pour se laisser couler jusqu'à la rue. Lorsque les gendarmes comparurent devant les comités furieux, le député était déjà loin[11]. Celui-ci échappait donc à ses juges. Il ne devait pas être le seul. La veille, à dix heures du matin, le 10 prairial, le gardien des scellés apposés chez Rhül, en pénétrant dans la chambre du représentant, petite pièce éclairée par une croisée donnant rue Saint-Honoré et située à l'entresol, trouva le vieux patriote mort dans son lit. Il était étendu en travers, couché sur le dos, le corps à moitié nud, et l'autre partie couverte d'une chemise ensanglantée ainsi que les draps du lit et les mains du cadavre que nous avons encor trouvé chaud[12]. Aux pieds du lit on ramassa un couteau ensanglanté, en manche de bois d'ébène, rond, dont la lame était très-pointue[13]. Rhül s'était frappé de haut en bas, à deux travers de doigt du bout du sein gauche. Et Maure, un honnête homme, le représentant Maure, dégoûté de cette sanglante comédie, allait se tuer, lui aussi, d'un coup de pistolet, pour en finir[14]. C'est que l'heure était lourde et l'atmosphère
insupportable. Il ne faisait pas bon vivre en l'an III. Que de lâchetés ! Le
19 prairial, la ville de Rouen demande le changement du calendrier, ce calendrier qui démontre la stupidité de son auteur,
— Romme, le vaincu ! — et qui entraîne la République dans une dépense
énorme, puisque son exécution nécessite le changement de toutes les horloges.
(Annales patriotiques.)
Changement de front radical, complète abjuration. Tout
était montagne autrefois, dit Mercier, aujourd'hui
tout est plaine. On n'avait plus qu'un ennemi, la popularité. Le mot a été inventé sans doute
par quelque courtisan du peuple. Des dénonciations,
dit Peltier, arrivant de tous les points de la
France, et la vengeance que la Convention se devait à elle-même lui
commandèrent de frapper de grands coups. Lorsque l'on considère la quantité
d'arrestations et de condamnations qu'elle ordonna alors, on se rappelle
l'expression qu'emploie l'auteur des Mémoires d'un détenu pour peindre
le tableau de la Conciergerie en juin 1794 : C'était l'activité des enfers.
Les heureux combattaient l'ennemi là-bas, délivraient la Hollande, tombaient
sous les balles étrangères, mais les autres, ici, pleuraient des larmes de
sang devant la statue voilée de la Liberté ; pis que cela, devant la Liberté
violée. On était pourtant dégoûté de ces supplices. Les valets de bourreaux
eux-mêmes refusaient de servir, les voituriers exigeaient de grosses sommes.
Ce métier sinistre leur pesait. Sanson écrivait le 18, le jour de l'exécution
de Mauger, au président de la commission militaire : A Paris, ce 18 prairial, l'an IIIe de la république française une et indivisible. Egalité. Au citoyen président de la Commission militaire établie à Paris par la loi du 4 prairial an que dessus. Citoyen président, Le citoyen Sanson, exécuteur des jugements criminels du département de Paris, a l'honneur de vous observer que depuis le 5 du courant les différentes heures auxquelles se font l'exécution de vos jugements et la promptitude qu'il faut mettre à l'exécution a nécessité deux voitures en permanence pour être toujours prest à répondre à vos ordres..Le citoyen Sanson voulant payer ses voituriers a été bien étonné qu'ils lui demandent chacun par jour cent livres. Ce qui fait pour deux deux cent livres. Le citoyen Sanson avant de payer a pris [des renseignement sur la demande de ces voituriers ayant trouvé le prix conforme par tout : il a jugé à propos de vous donner avis de cette dépense pour être par vous authorisé soit à payer, soit à garder les dittes voitures en permanence au prix courant. Le citoyen Sanson désiroit aussi savoir sy ce sera la commission qui payera ses frais, ou sy ce sera le département. Dans le cas où ce seroit le département, il vous prie, citoyen président, de vouloir bien l'autoriser par un ordre au payement des voitures que l'on réclame de l'autre part. Le citoyen SANSON. Exécuteur des jugements criminels de la ville et du département de Paris[15]. Le bourreau lui-même est étonné ! Dans les premiers jours de sa session y la Commission militaire s'était tenue dans le local du Comité de salut public (section de la guerre). Les prisonniers, dont quelques-uns étaient détenus dans les caveaux du Comité, étaient amenés devant elle, et de là ramenés en prison ou conduits place de la Révolution. Mais bientôt la Commission siégea à l'angle du couvent des Capucines[16]. Sur le Plan national de Verniquet, l'on aperçoit distinctement une petite cour carrée où s'élevait un perron conduisant aux anciens bureaux dits du Petit-Hôtel du lieutenant général de police. Plus tard les petites archives du ministère de la guerre y furent installées. C'est là que fonctionnait le redoutable tribunal. Si redoutable qu'il fût, il hésitait pourtant à condamner les femmes. Mais pour un geste, pour un propos, il les emprisonnait. La femme Périot avait dit à une voisine, la veuve Ravel, qui la dénonce : — Patience ! La Montagne se relèvera ! Nous écraserons les crapauds du Marais ! Nous avons pour nous les braves gendarmes et les faubourgs. On appellera bientôt l'échafaud la guillotine muscadine ! Menaces de furie que la femme Périot nie énergiquement devant le tribunal. On lui inflige six ans de détention et, ce qui était plus cruel en ces heures de représailles, deux heures d'exposition publique pendant trois jours consécutifs. Deux heures sous les insultes des jeunes gens, sous les huées de ces foules prêtes toujours à acclamer le vainqueur, à bafouer le vaincu. Parmi les griefs qui décidèrent la commission, à rendre cet arrêt, — les menaces de la femme Périot n'étant rien moins que prouvées, — je vois qu'elle avait été jadis abonnée à l'Ami du Peuple, et qu'elle avait pleuré le jour de la mort de Robespierre. Françoise Humbert, la femme d'Étienne Guyot, est condamnée avec son mari à la déportation. Elle avait crié, le 1er prairial, envoyant passer un cabriolet : C'est un député qui se sauve ! Il faut lui plonger nos sabres dans le ventre ! On arrête le cabriolet. Il y avait dedans une femme seule et qui s'évanouit. — Nous avons eu tort, dit Guyot, devant le tribunal, mais nous étions furieux. Un citoyen venait, devant nous, de tomber d'inanition ! Après tout, il y avait eu là des menaces et des actes. La femme Guyot avait été vue dispersant les queues formées à la porte des boulangers. Devant la boutique du citoyen Rousseau, qui achevait de cuire son pain, elle avait menacé de mort quiconque recevrait du pain. Sur la place Mucius Scævola, Guyot vociférait, agitait son sabre. Mais je trouve dans ces cartons des dossiers de pauvres diables envoyés, on ne sait trop pourquoi, à l'échafaud. Et qu'avait fait Jean-Pierre Lime, ce graveur de vingt-trois ans, que rien n'accusait et que l'on guillotine le 18, cinq heures après René Mauger, le perruquier ? Pourquoi la peine capitale contre lui ? Et pourquoi renvoie-t-on à la Conciergerie, jusqu'à plus ample informé,- acquittement dissimulé, — ce Soret, à peu près convaincu d'avoir tenu les pieds du cadavre de Féraud, tandis que Luc Boucher lui coupait la tête ? J'imagine que l'attitude des accusés devant le tribunal ne dut pas peu contribuer à adoucir l'arrêt des juges. Tout homme qui hardiment se défend, dispute sa vie à ces tribunaux extraordinaires, étonne et trouble à force de hardiesse. Aux funestes journées de septembre, ceux qui répondirent franchement aux questions et sans ambages (voyez Maton de la Varenne, M. de Sombreuil, Weber, etc.,) furent sauvés des massacres. Le courage a son magnétisme. En pareil cas, au contraire, si l'on hésite, on est perdu. Il ne s'agissait guère, il est vrai, que d'inconnus. Qu'importait à la Convention le salut ou la condamnation de quelques malheureux faubouriens ? Ce qu'il fallait, c'était frapper les députés. La Montagne décapitée, les sections turbulentes se trouvaient domptées. Quelle que pût être leur fermeté devant leurs juges, ces représentants, menaces ou remords vivants pour les thermidoriens, étaient condamnés d'avance. Leur défense était inutile. On ne l'écouterait pas. Mais les anonymes, à coups d'audace, pouvaient échapper à l'exécuteur. Nous allons en voir la preuve dans Brutus Magnier, qui pourtant joua dans ce dernier drame un rôle plus important que celui de comparse. Brutus ne fut jugé que quelques jours après les représentants du peuple : mais je veux m'arrêter maintenant devant cette curieuse figure. |
[1] Discours de Clauzel.
[2] Réflexions adressées à la Convention nationale sur la question de savoir si elle doit laisser juger par la commission militaire les représentants du peuple arrêtés le 1er prairial (in-8°, 1795).
[3] Réflexions adressées à la Convention par femme Ricard, veuve Goujon.
[4] Extrait du procès-verbal de la commission nationale du 4e jour de prairial, l'an IIIe de la République française une et indivisible. (Archives de l'empire.)
[5] V. les procès-verbaux des séances de la commission.
[6] On comprendra que nous ne mettions pas une note au bas de chacun de ces interrogatoires. Mais toutes ces réponses, ces dialogues, tous ces détails sont extraits littéralement des dossiers des accusés. (Archives Nationales. Cartons de la Commission militaire.)
[7] Archives de la rue du Chaume.
[8] Ce Gentil, pour être exact, avait été condamné déjà avant la révolution, je crois, à dix ans de fers, à Bicêtre. Ce n'était pas, il est vrai, une raison pour la commission militaire de le condamner si atrocement.
[9] Archives.
[10] Moniteur.
[11] Archives de la préfecture de police.
[12] Archives de la préfecture de police. Procès-verbal du commissaire.
[13] Archives de la préfecture de police. Procès-verbal du commissaire.
[14] Paris, 15 prairial. Le représentant Maure s'est assassiné lui-même, cette nuit, dans son lit. Après s'être tiré un coup de pistolet, il a remis tranquillement sa couverture sur lui. Il n'était pas encore mort ce matin. (Journal des hommes libres.)
[15] Archives nationales. En marge, de la main du Capitain, on lit :
Répondue le 18.
La commission ne peut entrer dans ces détails. Que l'exécuteur présente son mémoire à viser à la commission, qui le remettra, pour être réglé et paie, à qui doit en conoître.
[16] Les Capucines. Ancien monastère de femmes, situé entre la rue Neuve-des-Petits-Champs et la rue Neuve-des-Capucines, en face de la place Vendôme, dont son église faisait un des principaux ornements, par la perspective de son portail, qui était orné de bas-reliefs assez beaux et qui correspondaient avec le portail des Feuillants, qui est en face, rue Saint-Honoré. On n'a abattu ni le couvent, ni l'église des Capucines. Mais on a fait de celle-ci un magasin de papiers peints, en attendant qu'on y mette d'autres marchandises : et ces bâtiments sont loués à plusieurs particuliers, entre autres à Robertson, qui y a placé son spectacle de la Phantasmagorie. Quant au jardin, qui est assez vaste, on en a fait un jardin public, comme Paphos et Frascati, et l'on y a aussi placé le Panorama. (Le Cousin Jacques — Dictionnaire néologique, tome second — an VIII.)
Le Panorama ! Un Panorama tout à côté des pavés encore sanglants du sang de Goujon ! C'est l'éternelle antithèse.