LES DERNIERS MONTAGNARDS

HISTOIRE DE L'INSURRECTION DE PRAIRIAL AN III (1795)

 

CHAPITRE IV. — LES JOURNÉES D'ÉMEUTE.

 

 

Le 2 prairial, la Convention reprit sa séance à dix heures du matin. Bourdon (de l'Oise) aussitôt proposa un décret qui ordonnait le recensement immédiat des farines et des grains battus ou en gerbes, et chargeait les administrateurs de districts de nommer des commissaires pour cette opération. La Convention rendit ce décret, que justement le clairvoyant Gilbert Romme avait proposé la veille à peu près dans les mêmes termes, ce qu'on lui imputait à crime aujourd'hui. Les administrateurs du département de Paris étaient peu après admis à la barre. Ils venaient conjurer la représentation nationale de porter un regard sévère sur les hommes chargés de l'administration et de frapper de mort le monstrueux agiotage[1]. La Convention ordonna l'impression et l'affiche du discours. Mais, ne voulant point paraître céder à un accès d'une modération qu'elle détestait, elle s'empressa bien vite de réclamer des mesures nouvelles de vengeance et de nouvelles arrestations.

Bourdon (de l'Oise) demande un décret de hors la loi contre les brigands, et il s'écrie : Des forces, et marchons !Il faut, ajoute André Dumont, que les voleurs qui se disent patriotes, il faut que les hommes infâmes qui donnent le nom de royalistes aux bons citoyens, il faut que ces hommes périssent[2]. Tous ces cris de mort, toutes ces excitations aux mesures les plus atroces sont vivement, presque frénétiquement applaudis. C'est qu'on a annoncé avec terreur que les révoltés sont assemblés à l'Hôtel de Ville, et que de là, s'érigeant en Convention nationale du peuple souverain et entourés d'une force armée, ils veulent marcher sur la Convention et l'écraser. Le voilà donc connu ce secret plein d'horreur ! dit Bourdon (de l'Oise). Ce n'était pas du pain qu'on voulait, c'était le sang de la représentation nationale ! Puis il demande que l'Assemblée décrète que le rassemblement réuni à la Maison Commune sera mis hors la loi. Legendre fait observer que, dans tous les mouvements, il y a beaucoup de curieux, et qu'il suffit bien de mettre hors la loi les chefs de l'attroupement, si on ne veut envelopper une infinité d'innocents. Vainement. La Convention déclare qu'il sera fait aux rebelles des sommations de se retirer, et elle adopte la proposition de Bourdon.

Déjà les ordres sont donnés, dit Tallien, et l'on marche contre l'infâme Commune. C'est toujours, on le voit, son langage du 9 thermidor. A la vérité la municipalité n'existait pas à l'Hôtel de Ville. Et comment eût-elle pu s'y constituer ? Le peuple, soulevé, n'avait pas de chefs ; il n'avait aucune autre idée politique que celle de forcer le gouvernement à pourvoir aux subsistances. Ce mouvement que la réaction voulait faire passer pour une odieuse conspiration n'était qu'un accès de colère, et même de colère contenue. Sauf le meurtre de Féraud, crime d'une misérable folle et de deux ou trois coquins, aucun attentat ne fut commis par ces milliers d'hommes armés, affamés et poussés à bout. L'émeute, si ce sang n'eût pas été répandu, eût marqué simplement dans l'histoire comme une menaçante manifestation. Lorsque les colonnes qu'on avait fait marcher sur la commune arrivèrent sur la place de Grève et pénétrèrent dans l'Hôtel de Ville, elles n'y trouvèrent aucun rassemblement. Où donc se cachait cette infâme Commune que Tallien voulait envoyer d'un coup de plume à l'échafaud ? Girard prétendait que les factieux venaient d'y proclamer Cambon maire de Paris et Thuriot procureur de la Commune[3]. Point du tout, et le rassemblement s'était bientôt dispersé, sans avoir fait acte de municipalité ou de Convention populaire. Je viens de visiter le quartier de Grève, disait un pétitionnaire à la Convention ; il n'y a pas une âme.

Les sections révoltées s'étaient déjà concentrées dans les faubourgs ; et de là, marchant sur la Convention, se déployaient, leurs canons en tête, avec les cris formidables de la veille : Du pain et la constitution de 93[4] ! La force armée de la Convention, en marche sur la Commune, avait rencontré cette foule qui se portait sur les Tuileries. N'étant pas en mesure de lui disputer le passage, elle s'était effacée, et les sections de Montreuil, de Popincourt et des Quinze-Vingts étaient venues se ranger en bataille sur la place du Palais national — place du Carrousel —[5] au moment où, sur la proposition de Laporte, au nom du Comité de salut public, la Convention proscrivant le tocsin lui-même, la grande voix de la Commune du moyen âge, décrétait :

1° Toutes les cloches qui existent dans la commune de Paris seront brisées et fondues en canon.

3° La cocarde nationale est le seul signe de ralliement : tout autre signe ou écrit sur des chapeaux ou des bannières est expressément défendu.

4° Quiconque, après la publication de cette loi, sera muni d'un signe ou d'une devise particulière, sera désarmé et, s'il résiste, traité comme rebelle à la loi.

 

Et justement on venait annoncer à la Convention qu'elle était cernée comme la veille. Les gueules des canons menaçaient une fois de plus la représentation nationale. Les sections fidèles au gouvernement entouraient bien, il est vrai, les sections rebelles ; la cour et le jardin étaient garnis de troupes. Mais n'allaient-elles point faire comme la gendarmerie des tribunaux qui, envoyée pour arrêter les insurgés, s'était au contraire jointe à eux ? La gendarmerie, expédiée par le représentant Duntzel, pour garder l'Arsenal, avait lâché pied et passé au faubourg. Son chef, le lieutenant Legrand, et tous ses hommes devaient payer de leur tête cette désertion. Mais quoi ! ou les avait recrutés parmi les gardes françaises, qui avaient pris la Bastille. Ils aimaient le peuple. A bas les sabres ! à bas les baïonnettes ! criait le peuple aux citoyens des bataillons. Et les citoyens obéissaient[6]. La cavalerie cédait au torrent, dit Réal. On voyait des cavaliers descendre de cheval, ramenant leurs montures parla bride et disant qu'ils voulaient bien combattre l'ennemi sur la frontière, mais non tirer sur le peuple. La foule, qu'ils traversaient, applaudissait, poussait des cris de joie[7]. Il était cinq heures. L'Assemblée, frappée de stupeur à ces nouvelles, resta un moment suspendue. Tout à coup, Boursault entre précipitamment dans la salle et monte à la tribune. En venant ici, dit-il, je rencontre une section armée qui marchait de ce côté. Des scélérats ont crié : C'est un député ! J'ai été aussitôt assailli. Quelques braves citoyens m'ont entouré et ramené ici au milieu de leurs baïonnettes. Je me suis adressé à de braves ouvriers pour leur faire sentir que, si la Convention était détruite, ils seraient anéantis, Paris manquerait de pain et les Jacobins du 9 thermidor tyranniseraient. Je leur ai dit : Si nous n'avons pas huit onces de pain, mangeons-en six ; si nous n'en avons pas six, mangeons en quatre ; nous sommes Français, nous sommes frères, nous devons souffrir les privations. Le dévouement des citoyens qui nous environnent me rassure ; je ne crois pas que l'on puisse égorger une Convention qui représente le peuple français[8]. Puis il invite les citoyens des tribunes à se rendre sur-le-champ sous les drapeaux de leurs sections pour défendre la représentation nationale. Les citoyens applaudissent et descendent. Ils vont à leurs postes.

La situation de la Convention était inquiétante. Toutes les rues avoisinantes étaient occupées par l'insurrection, fourmillaient de piques, retentissaient de cris. La rue Saint-Honoré, la rue des Petits-Champs, la rue des Bons-Enfants étaient remplies d'une rumeur menaçante et du cliquetis des armes. Devant la Convention, un grand nègre, Delorme, capitaine des canonniers de Popincourt, se promenait menaçant à côté de ses pièces chargées. A sept heures un quart, un mouvement se fit parmi les sections insurgées. Delorme s'approcha de ses canonniers comme pour commander le feu, et soudain les artilleurs, dont les pièces, du côté du palais, tenaient en respect celles des révoltés, les tournent précipitamment et vont se joindre avec leurs canons aux sections rebelles de Montreuil, de Popincourt et des Quinze-Vingts[9]. Dans la cour, on crie aux armes. Les citoyen s'dé voués à la Convention se rangent en bataille. Le bruit du dehors vient glacer l'Assemblée, et Legendre, pâle, apercevant des mouvements sur les bancs des députés, demande que ses collègues restent à leur poste. La nature, dit-il, nous a tous condamnés à la mort ; un peu plus tôt, un peu plus tard, qu'importe ? Soyons calmes ; la plus belle motion que nous ayons à faire, c'est de garder le silence[10]. Et l'Assemblée, immobile, presque silencieuse, attendit pendant plus d'une demi-heure le résultat de la lutte qui allait s'engager.

Mais pas un coup de feu ne devait être tiré. Déjà les sections fraternisaient entre elles. On avait échangé des parlementaires, et — les sections royalistes, dissimulant leur désir violent de représailles, — les sections des faubourgs avaient quitté, pour un moment, leurs allures menaçantes. Dans tous les bataillons, on criait : Vive la République ! Respect aux représentants ![11] Ainsi les brigands se laissaient facilement désarmer par une avance et ne cherchaient pas aussi obstinément que le prétendaient les thermidoriens le pillage dans la guerre civile. Encore ce malheureux peuple de l'an III était-il peu éclairé et moralement déformé par la misère.

La Convention, encore en proie à la terreur, s'occupe en toute hâte de signer un pacte qu'elle déchirera tantôt brutalement. Elle nomme dix de ses membres pour aller s'expliquer avec les sectionnaires. Elle veut sceller l'union en adoptant le décret suivant :

La Convention nationale, en déclarant qu'elle continue à s'occuper sans relâche des subsistances des citoyens de Paris, décrète que la commission des Onze lui proposera les lois organiques de la Constitution de 1793, quintidi 25 du présent mois.

Le présent décret sera proclamé sur-le-champ aux citoyens qui entourent la Convention nationale, publié dans toutes les sections de Paris, et envoyé aux départements et aux armées par des courriers extraordinaires[12].

 

La foule, comme le disait en rentrant dans la salle Charles Delacroix, un des commissaires envoyés sur la place du Carrousel, ne désirait autre chose que l'organisation prochaine de la Constitution. Que si la Convention, en rendant ce décret, dont l'idée, si l'on en croit Beaulieu, venait de lui être suggérée par Legendre, avait été sincère, à coup sûr la révolte des jours suivants n'eût pas eu lieu. Hélas ! les proscriptions, les mesures rigoureuses allaient non-seulement suivre leur cours, mais redoubler après la rentrée des sections dans les faubourgs ! Bien plus, Charles Delacroix arrivait escorté de six délégués des sections, et lorsque l'un de ces pétitionnaires voulut parler, de violents murmures couvrirent sa voix, qui disaient clairement que rien n'était apaisé ni oublié.

Le pétitionnaire, il est vrai, porta haut la parole devant l'Assemblée. Il réclama au nom du peuple ce que le peuple avait demandé la veille : du pain, la Constitution de 1793 et la liberté des patriotes incarcérés. A ces mots, fièrement articulés, les tribunes éclatent en cris de haine : A bas les Jacobins ! Le président réclame le silence. — Le peuple, répète l'orateur[13], demande l'élargissement des patriotes mis en arrestation depuis le 9 thermidor. Il veut l'exercice de la Constitution et la punition des agioteurs ; puis il se retirera dans ses foyers, sinon il est résolu à mourir au poste qu'il occupe en ce moment. Et comme les murmures augmentent : Je ne crains rien, moi, en particulier, dit le délégué ; je me nomme Saint-Giez ! Au surplus, voilà le vœu du peuple : Vive la République ! vive la liberté ! vive la Convention... si elle est amie des principes ! On jugera de la puissance qu'avait alors l'émeute par la violence du langage de son orateur. La majorité de la Convention n'essaya pas de soutenir une lutte inégale. Elle fit lire tout haut le décret gonflé de promesses qu'elle venait de rendre, et le président, au milieu du bruit et des murmures, donna aux pétitionnaires l'accolade fraternelle[14]. Tout à l'heure, sur la place du Carrousel, Charles Delacroix avait été accablé de serrements de mains ; il parle, dans un de ses discours, de l'effusion de cœur et de la tendresse brûlante de cette foule. La paix était donc signée entre la Convention et le peuple. Les sections, confiantes, heureuses des engagements qu'elles avaient arrachés aux représentants, regagnèrent en chantant leurs faubourgs.

Quant aux députés qui la veille s'étaient dévoués pour le peuple, le peuple, je le répète, ne s'en inquiétait pas. Peut-être même ignorait-il jusqu'à leurs noms.

Il ne s'irrita guère que le lendemain, à la tombée de la nuit, au moment où l'on conduisait à l'échafaud un homme, le serrurier Tinel[15], que le tribunal criminel venait de condamner à mort. C'est que Tinel était du faubourg, et que les sections le connaissaient. C'était un des leurs, on les atteignait directement en le frappant. Le peuple, qui n'avait pas bronché en voyant des troupes nouvelles arriver à Paris dans cette journée du 3, précaution qui démentait les promesses pacifiques de la Convention, se souleva le soir devant la charrette de Jean Tinel mené au supplice.

C'était Tinel, disait la clameur publique, qui le 4er prairial, avait assassiné le représentant Féraud. L'erreur a subsisté jusqu'aujourd'hui. Nous avons démontré que Féraud fut frappé de la main d'Aspasie Carle Migelly[16].

A la vérité, le 1er prairial, à neuf heures de relevée, Jean Tinel, qui portait au bout d'une pique la tête meurtrie de Féraud, avait été amené devant le commissaire Jean-François Comminges, de la section de la Butte-des-Moulins. On lui avait arraché des mains cette pique plantée, horrible détail, dans la bouche de Féraud. La tête se trouvait là, devant le commissaire, laquelle est garnie de cheveux châtains, dont le crâne paraît avoir été enfoncé, les yeux fermés, le nez bien fait, bouche moyenne, menton rond, visage ovale, avec une assez forte barbe, mais paraissant avoir été rasée depuis peu, ayant reçu une blessure au menton[17]. Ces détails authentiques ont leur éloquence. Posée sur une table, devant Tinel, la tête mutilée n'est reconnue par personne. Tinel lui-même ne sait peut-être pas le nom de celui qu'on a massacré. Il ne l'a pas coupée, dit-il ; il se trouvait sur la place du Carrousel : un homme qu'il ne connaît pas a pris sa pique, et enfilé la tête dedans et lui a dit de porter le tout, ce qu'il a fait, ayant bu un coup[18]. Il n'a d'ailleurs jamais vu le corps.

Tous ces détails peuvent être parfaitement exacts. Tinel, arrêté à neuf heures, n'a certainement pas porté seul la tête de Féraud. Bien d'autres se sont passé de mains en mains le sinistre trophée. Des scélérats ou des niais, glorieux, oui glorieux de se montrer avec cette tête au bout de leur pique, se sont promenés, semant l'effroi dans les rues, paradant, avec cet affreux instinct de comédien qui dort au fond de certains hommes. Tinel était venu au Carrousel avec sa section, à midi, les mots sacramentels : Du pain, etc., écrits sur son chapeau à la craie blanche. Il y était resté tout le jour, sans rien manger, et n'avait, dit-il dans son interrogatoire, quitté les rangs que le soir. Il n'avait donc pu frapper.

Pendant qu'on l'interrogeait, on cherchait des gens pour déclarer l'identité de cette dépouille.

La tête est enfin reconnue — par François Berthollet, huissier de la Convention, et André Pavart, garçon de salle de la Convention, accourus ou mandés —, pour celle de Féraud. Le député habitait près de là, section des Tuileries. La tête est aussitôt remise au citoyen Esprit, commissaire de police de cette section, pour être réunie au corps, déjà transporté à son domicile[19].

Deux jours après, Jean Tinel était condamné à mort. On le fait monter dans la charrette ; mais devant le pont au Change, la foule assemblée refuse de s'écarter devant le cortège. Les gendarmes font avancer leurs chevaux avec peine jusque sur la place de Grève, et des hommes, des femmes, — des hommes déguisés en femmes montent dans la charrette et s'y tiennent. Là, en un tour de main, Tinel est enlevé, disparaît dans la foule. Le bruit courut, dit M. Louis Blanc, que ce mouvement avait été excité sous main par les comités eux-mêmes qui, furieux de l'humiliation qui avait été infligée la veille à l'Assemblée et encouragés par l'arrivée des troupes, ne cherchaient plus qu'un prétexte d'attaquer les faubourgs 2[20]. Ce sont là, à mon avis, des assertions bien difficiles à contrôler, et je ne crois pas que la Convention fût assez certaine de la victoire pour offrir elle-même le combat. Elle l'accepta sans doute avec joie quand elle vit les faubourgs domptés à demi. Mais les destinées de la lutte tenaient à un hasard, et si leurs désirs de vengeance étaient allumés davantage, l'inquiétude des thermidoriens ne devait pas encore être dissipée.

Nous entendrons d'ailleurs, devant la commission militaire, expliquer très-naturellement l'enlèvement de Tinel. La charrette passait. On crie : Voilà un homme qui va mourir pour avoir demandé du pain pour le peuple ! La pitié se mêle à la rage. On se précipite et on enlève le condamné.

Tinel, délivré, s'était tout d'abord réfugié chez lui, rue de Lappe, 22. L'asile n'était sûr qu'autant que le faubourg était décidé à la résistance. La femme du serrurier alla trouver sa fille, la femme Lemaître, rue de Charenton, 170, et lui conseilla de cacher le condamné. Lemaître objecta que la retraite était encore assez dangereuse, et il conduisit lui-même son beau-père chez la citoyenne Martin, qui tenait, rue de Reuilly, un débit de vins, aux Barreaux verds3. Puis lui-même, pour détourner les soupçons, alla coucher barrière de Clichy, chez Latuille, son ami, qui devait être le fameux père Latuille de 1815. Mais Jean Tinel ne devait pas demeurer longtemps dans le grenier où il s'était blotti. Le 6 prairial, la police fut sur ses traces et cerna la maison. Il entendit monter les soldats, gagna rapidement le toit et s'y tint cramponné. Le commissaire, à la fenêtre, l'apercevait, le sommait de descendre et menaçait de faire tirer sur lui. Tinel alors monta sur le faîte, et, se frappant au cou d'un instrument tranchant, il se précipita de là-haut dans la cour d'une maison voisine. On l'y trouva tout sanglant et la rotule de la jambe droite fracturée, mais respirant encore, bien vivant. Cet homme de cinquante ans avait le souffle tenace. L'identité du condamné une fois reconnue, le tribunal criminel ordonna que le jugement rendu le 3 serait à l'instant mis à exécution. Tinel fut conduit à l'échafaud dans une charrette, couché sur des matelas, entortillé de draps, et on le monta, enveloppé d'une couverture. Cette fois, personne ne fit mine de vouloir l'arracher au couperet. C'était le 6 prairial. La situation de Paris avait bien changé depuis trois jours, et les événements avaient été rapides.

Dans la soirée du 3 prairial, les Comités faisaient distribuer, au dépôt des Feuillants, des armes à toute cette jeunesse dorée, maintenant avide de se donner, dans les rues de Paris, le spectacle d'une guerre. Les Tuileries étaient pleines de jeunes gens, le fusil sur l'épaule et se préparant avec joie aux horreurs de la guerre civile. — Mes amis, disait l'un d'eux, jamais plus belle occasion ne fut offerte ; nous allons venger les lois, rétablir la morale et acquérir de l'honneur[21]. Les membres de la Convention chargés de la direction de la force armée de Paris avaient donné au général Kilmaine l'ordre de rassembler sur la place du Palais-National une division composée de ce bataillon de jeunes gens appelé bataillon d'avant-garde, des détachements des sections de la Butte-des-Moulins, Lepelletier et des Champs-Élysées, auxquels on avait joint 200 dragons, en tout 1.200 hommes, avec deux pièces de canons. Mes instructions, dit Kilmaine[22], portaient de me rendre avec cette division dans le faubourg Saint-Antoine, de cerner la maison de Santerre et d'y chercher Cambon et Thuriot qui s'y tenaient cachés ; 1.500 ou 2.000 hommes devaient me suivre pour me soutenir.

Kilmaine ne quitta la place du Carrousel qu'à cinq heures et demie du matin. La colonne qu'il commandait était déjà en marche. Vers trois heures, elle s'était formée, et, marchant lentement, elle avait longé la rivière, un piquet de cavalerie en avant et des dragons en queue. Louis Costaz, ce professeur de mathématiques soudain improvisé guerrier, et qui raconte naïvement les sensations agréables qu'il a éprouvées pendant ces journées d'émeute[23], parle de figures affreuses qu'on rencontrait sur les quais, des hommes qui suivaient la marche de la troupe d'un air menaçant. Les farouches sectionnaires voyaient défiler avec rage ce royalisme armé, ces bataillons de la réaction.

Arrivée place de Grève, la colonne évite l'arcade, s'engage dans la rue qui fait face à la Seine, et, prenant par les rues latérales, se trouve bientôt dans la rue Saint-Antoine, à la hauteur de la rue Saint-Gervais. Elle demeura là jusqu'à cinq heures, silencieuse, car elle n'avait ni tambours ni clairons[24]. Il fallait bien surprendre les faubouriens à leur réveil. Cette glorieuse expédition ressemblait vaguement à une descente de police. L'historien du bataillon des jeunes gens, que commandait le citoyen Joannot, décrit poétiquement le lever du jour sur cette troupe en bon ordre, la lumière du soleil se reflétant sur les fusils, les hommes, les femmes placés des deux côtés de la rue, regardant et serrés contre les murs. Le naïf orgueil, l'enfantin triomphe du bourgeois qui se sent pour la première fois une arme entre les mains, perce à travers ces pages comme il devait certes éclater sur les visages fades de ces muscadins. Chacun d'eux, sans doute, en voyant l'effroi des citoyens réveillés par le bruit de la rue et étonnés de ce déploiement de forces, pouvait dire aussi :

Je suis donc un foudre de guerre !

Louis Costaz prétend que les femmes, en le regardant, s'écriaient : Oh ! les beaux jeunes gens ![25] Mais il avoue que quelques rebelles, se souvenant peut être des fusillades de la Fédération, au Champ de Mars, murmuraient : Ce sont les grenadiers de La Fayette ! Vers cinq heures et demie, la colonne s'arrêtait près de la barrière du Trône — barrière Renversée —, et, avant de redescendre le faubourg, y faisait halte, épuisée par cette courte marche. Les muscadins avaient faim. Ils se mirent à manger, en riant, des petites raves. — A la guerre comme à la guerre ! disaient-ils. Ils s'imaginaient que cette promenade militaire faisait d'eux des héros capables d'en remontrer aux soldats de Mayence, à ceux de Sambre-et-Meuse. Ce repas frugal les amuse. On croirait voir des Sybarites goûter du bout des lèvres le brouet noir du Spartiate. A côté de moi, dit Costaz, on acheta un panier de petites raves ; la femme en demanda cent sous, on lui donna vingt francs. Une conduite semblable eut lieu à peu près sur tous les points de la ligne : elle nous concilia beaucoup de partisans, et les femmes disaient que nous valions mieux que ces gueux de jacobins. Et que prouve le fait, s'il est authentique, sinon que ces sections royalistes avaient encore à leur disposition du numéraire, et pouvaient se montrer prodigues à l'heure où l'on ramassait, dans les carrefours, des hommes qui mouraient de faim ?

La maison de Santerre était située à cette extrémité du faubourg. Depuis deux jours, les feuilles publiques imprimaient que la fameuse brasserie n'était qu'une jacobinière. On parlait de la piller. Les muscadins prétendaient noyer dans sa cuve le général du Houblon. C'étaient leurs plaisanteries, à eux. Kilmaine, arrivé devant la maison de Santerre, fit mettre la troupe en bataille et donna ordre de fouiller la maison de fond en comble. Thuriot s'y cachait, c'était certain, et Cambon et bien d'autres. Mais soit que la police eût été mal renseignée, soit que les murs de la brasserie gardassent bien leur secret, les soldats, malgré leur acharnement à tout sonder, remuer, briser, revinrent avec la mine basse. Ils n'y avaient trouvé personne.

N'ayant rencontré, dit Kilmaine, aucune trace de Cambon ni de Thuriot, je me remis en marche pour regagner le boulevard, et pour y attendre, en faisant rafraîchir et reposer les troupes, que toutes les forces fussent prêtes pour la grande mesure d'arrêter les assassins et leurs complices, et le désarmement. J'appris en chemin qu'on travaillait à barricader les rues ; je m'arrêtai devant le Comité civil de la section des Quinze-Vingts, dont je fis appeler deux membres que je questionnai sur l'assassin du représentant Féraud, et ceux qui l'avaient soustrait au supplice, sur la situation des esprits des habitants du faubourg et sur les barricades avec lesquelles on prétendait m'empêcher de passer ; ils me dirent que l'on prenait des mesures pour découvrir l'assassin et ses complices ; ils me firent observer, ce que j'avais déjà remarqué, que les brigands étaient eu très-petit nombre en comparaison des bons citoyens du faubourg ; ils m'observèrent aussi que, dans le nombre de ceux qui paraissaient les plus animés, il y en avait beaucoup qui n'étaient qu'égarés par des calomnies perfides semées contre la Convention nationale ; ils me dirent qu'ils m'accompagneraient, qu'ils partageraient les dangers avec moi, et qu'ils n'avaient aucun doute que ces fameuses barricades ne tombassent à la première sommation faite au nom de la loi et de la représentation nationale ; en attendant, ils me conjurèrent au nom de la patrie de n'employer la force qu'à la dernière extrémité, parce qu'ils espéraient qu'elle serait inutile et que plusieurs bons citoyens en seraient les victimes ; les moyens de persuasion et l'usage de la raison contre des hommes égarés étaient trop dans mes principes pour ne pas les employer ; nous nous mîmes en marche, et je me présentai à la première barricade, accompagné des commissaires des Quinze-Vingts ; nous fûmes accueillis par des hurlements et les plus atroces injures d'une multitude d'hommes armés, et d'un plus grand nombre de femmes ou plutôt de furies qui voulaient nous égorger vifs, à ce qu'ils nous assuraient ; je laissai calmer les hurlements, et je les sommai, au nom de la loi, de livrer l'assassin et ceux qui l'avaient sauvé du supplice, et d'ouvrir sur-le-champ la barricade que je menaçais, en cas de refus, de faire sauter à coups de canon, en rejetant sur les rebelles toute l'horreur des suites de leur opiniâtreté ![26]

 

Le général donnait l'ordre en même temps de mettre les canons en batterie. La barricade s'ouvrit, et la colonne put reprendre sa marche vers le boulevard. Mais à peine avait-elle fait quelques pas en avant que le bruit se répand parmi les insurgés que l'arrière-garde de la colonne a enlevé les canons de la section de Montreuil. Des hommes accourent, du fond du faubourg, racontant ce qui s'est passé. Le dernier peloton de la force armée était arrivé, suivant le reste des troupes, à la hauteur du corps de garde de la section de Montreuil, lorsqu'elle aperçut les canons que les sectionnaires gardaient, appuyés sur leurs piques. — On sait que les faubourgs n'avaient plus droit au fusil. — La troupe, irritée des cris des faubouriens, les chargea à la baïonnette, les repoussa dans le corps de garde, les désarma et s'empara des canons. Aussitôt de toutes les maisons sortent, attirés parle bruit de la lutte, des hommes armés de piques, des femmes qui vocifèrent, et l'arrière-garde de la troupe est à son tour assiégée. On voit alors comme sortir de terre une haute barricade qui coupe la retraite à la troupe du côté de la rue de Charonne, pendant que la seconde barricade, qui allait s'ouvrir comme la première, se referme devant l'avant-garde. Les bataillons sont enserrés dans cette prison de pavés. Les hommes entourent la troupe, les femmes apparaissent aux fenêtres, hurlantes et armées. Kilmaine voit le danger de la position ; ses troupes, fusillées en tête et en queue, écrasées par un feu plongeant, tombant des fenêtres et des toits, vont disparaître dans un terrible combat. Il peut, il est vrai, par une attaque hardie s'ouvrir un passage, emporter la barricade à la baïonnette ou la faire démolir par ses canons. Mais il hésite. D'ailleurs, les beaux jeunes gens de tout à l'heure, les muscadins commencent à s'émouvoir. La rage, dit Costaz, et conséquemment un peu de trouble, étaient dans nos rangs. Sur les conseils de Vernier, du Jura, qui accompagne l'expédition, Kilmaine envoie le général Brune ordonner à l'arrière-garde de rendre les canons de Montreuil. Il se console en se disant qu'il n'avait d'ailleurs, pour les emmener, ni cordes, ni bretelles[27]. Les canons sont rendus, aux applaudissements de la foule, qui, se sentant maîtresse de la colonne, crie maintenant : — Bas les armes ! A bas les baïonnettes ! Et les muscadins obéissent.

Ils avaient hâte de s'enfuir au plus vite, de sortir de ce guêpier hérissé de fer. Le peuple imagina pour eux une humiliation qui ressemblait un peu aux Fourches Caudines. Ils passèrent tous, comme des vaincus, sous le joug, un à un, sous les risées et les huées des femmes, à travers les barricades, par des ouvertures pratiquées dans les pavés. — Bon voyage, les mains blanches ! criaient les femmes ; n'y revenez plus, les collets noirs !

Encore y mirent-elles, à la dernière barricade, un peu plus de façons. Les sectionnaires de l'Indivisibilité, furieux contre les sections Lepelletier, ne voulaient point consentir à laisser passer l'armée de la Convention. Il fallut que les commissaires de la section des Quinze-Vingts, qui escortaient Kilmaine et son état-major, vinssent haranguer les insurgés et les apaisassent. On fit encore un chemin dans la barricade et l'on passa, souffleté par les mêmes rires. Mais, quoi ? on pouvait se consoler : pas un muscadin n'avait été tué, pas un soldat blessé ; tout était sauvé, fors l'honneur.

On ne saurait d'ailleurs s'empêcher de sourire en lisant dans la relation de L. Costaz cette bravade satisfaite : Nous avions donc porté l'effroi dans ce faubourg qui s'était arrogé le droit de dicter des lois à la République française, et dont les secousses irrégulières ébranlent et scandalisent l'Europe depuis cinq ans. Nous étions sûrs de le vaincre quand nous voudrions[28].

Les troupes de Kilmaine s'étaient rangées sur le boulevard en bataille, lorsqu'une colonne arrivant de la rue Saint-Antoine, commandée par le général Montchoisi, vint se joindre à elles. Fréron, à côté de Montchoisi, caracolait en tête de trois cents dragons. Il avait à sa disposition quatre pièces de canon et pouvait essayer d'enlever le faubourg. La jonction des deux colonnes une fois opérée, les troupes défilèrent le long du boulevard, en réalité battant en retraite. Devant la rue Saint-Gilles, un groupe d'hommes armés vociférait contre les jeunes gens à cadenettes. On les désarma. On repoussa encore devant la Porte Saint-Martin des femmes en fureur qui demandaient du pain. Ces exploits suffisaient à la gloire des muscadins, embrasés non de patriotisme, mais, comme eût dit Camille, de patrouillotisme ! et lorsque le général donna ordre de s'arrêter au coin de la rue Montmartre et du boulevard Poissonnière, les héros de la journée éprouvèrent l'appétit d'arroser comme il faut leurs lauriers. Hélas ! dans les cafés du boulevard ils ne trouvèrent que de la bière et des bavaroises. Le fameux restaurateur Roze, Qù parfois jadis dînaient Danton, Desmoulins, Hérault, était proche, rue Grange-Batalière. Tout le bataillon y fit irruption, chantant le Réveil du Peuple. On dîna et l'on dîna bien. Il était difficile, dit Louis Costaz, avec sa naïveté ordinaire, de prendre un repas en meilleure compagnie ; tous jeunes gens pétillant d'esprit, ornés de connaissances positives, et décens comme des vierges. En dépit de Costaz, on est édifié sur la moralité de ces soldats de boudoirs.

Pendant que les muscadins buvaient le vin de Roze, Fréron quittait le boulevard et se rendait au Comité de salut public pour le décider à accélérer la répression de cette émeute. La troupe attendait sous les arbres les armes à la main. Parfois, un passant, inquiet, s'approchait des bataillons, demandait un renseignement sur le résultat de la journée, s'éloignait ou causait tout bas.

Quelques personnes, dit Kilmaine[29], s'informèrent auprès d'un dragon du 3e, pour savoir quel était le général qui commandait. Le dragon dit qu'il me connaissait bien, mais qu'il avait oublié mon nom ; que j'avais combattu avec eux contre les Prussiens, dans la ci-devant Champagne. Sur ce mot Prussien, l'on fait courir le bruit que j'étais un général prussien, et voilà tout de suite que la Convention nationale fait venir des généraux prussiens pour réduire les rebelles de Paris. La terreur se répandait en effet parmi le peuple. On disait que la Convention voulait faire sauter le faubourg, décimer sans merci les sections des Quinze-Vingts, de Popincourt et de Montreuil. Laporte ne présentait-il pas à l'Assemblée, au nom des comités, un énergique projet de décret que la Convention adoptait avec des acclamations ?

Les habitants du faubourg Saint-Antoine seront sommés à l'instant de remettre entre les mains de la justice les assassins du représentant du peuple Féraud, et notamment celui qui, dans la journée d'hier, a été arraché au supplice.

Ils seront sommés de remettre leurs armes et les canons des trois sections composant le faubourg.

En cas de refus, le faubourg Saint-Antoine sera déclaré en état de rébellion.

En conséquence, les sections de Paris marcheront sous les ordres des généraux pour réduire les rebelles.

Toute distribution de subsistance cessera d'avoir lieu pour ce faubourg[30].

 

A trois heures et demie du soir, les deux colonnes des généraux Kilmaine et Montchoisi étaient renforcées des troupes d'infanterie et de cavalerie du général Stingel qui venaient de déboucher de la rue de la Loi. Le 3e dragons était là presque au complet. Fréron arriva, portant le décret de la Convention, et avec lui Delmas, Laporte, et Barras avec son sabre de vermeil. Le général Menou devait commander en chef la nouvelle attaque. On se mit en marche à quatre heures, et l'on retrouva devant la Porte Saint-Martin le rassemblement d'affamées. Les boulevards étaient pourtant à peu près déserts ; çà et là des figures tristes[31], des visages inquiets, des patriotes accablés des maux de la République. Au coin de la rue Vieille-du-Temple se tenait un groupe immobile, regardant ce défilé sans faire un mouvement. — Qu'est-ce que vous faites là ? leur cria Kilmaine. Êtes-vous ici en spectateurs à l'opéra ? Retirez-vous, ou je vous fais mettre des jaquettes et marcher avec nous ! Les autres s'enfoncèrent dans la vieille rue d'un air morne.

Les chasseurs du 21e et les dragons du 3e avaient été placés en vedette. Un homme arrivait parfois droit devant le nez de leurs chevaux, et, sans armes, criait : A bas les muscadins ! On l'arrêtait. Une femme s'était approchée des dragons, courait à côté d'eux, les conjurait de ne point charger le peuple. Les soldats marchaient toujours. Comment ! dit-elle alors à l'un d'eux, tu es Français et tu refuses de parler à une femme ? L'historien du bataillon des jeunes citoyens nous a transmis la réponse du dragon : Quand je suis de service, je ne parle qu'avec mon sabre !

Non loin du faubourg, la troupe quitta le boulevard, enfila la rue Saint-Gilles jusqu'à la rue des Tournelles, et, par la place et la rue de l'Indivisibilité, marcha droit sur le faubourg. Kilmaine disposa sa troupe en cinq colonnes et fit braquer ses canons sur la première barricade. Les troupes, toutes disposées à la bataille, venaient de tirer, au coin de la rue des Tournelles, sur des gens qui passaient. Toutes les rues menant au faubourg étaient gardées, un piquet de cavalerie placé très-près de ces petites maisons qui avaient survécu à la démolition de la Bastille et qui formaient tout naturellement fortifications. On criait aux habitants de fermer les fenêtres, on les couchait en joue. En dépit des fusils, une vieille femme haranguait la troupe, et criait : Du pain ! On la fit taire de force.

Le faubourg cerné, les commandants annoncèrent à leurs troupes qu'on allait faire un coup[32]. Les insurgés allaient rendre l'assassin de Féraud, ou l'on irait l'arracher de son asile. Le bataillon des muscadins se trouvait rangé en bataille justement devant la maison de Beaumarchais qui, maintenant à Hambourg, vivant de misère, usait la vieille redingote avec laquelle il était sorti de France en juin 93, portait ses chemises huit jours et se nourrissait de bœuf réchauffé[33]. Kilmaine ordonna à un adjudant général, qui avait dans sa poche le décret de la Convention, d'aller, entre quatre hussards et escorté d'un piquet de dragons, le lire aux insurgés devant la barricade. Les rebelles répondirent par l'envoi de parlementaires demandant du temps. Si vous n'avez pas obéi d'ici à une heure, répondit Kilmaine qui se sentait maintenant appuyé et maître de la situation, le faubourg sera réduit en poudre, et demain on en cherchera vainement la place.

Presque au même moment arrivaient, avec Menou, les représentants qui, choisissant la maison de Beaumarchais pour leur quartier général, délibérèrent froidement s'ils mettraient le feu au faubourg[34]. Le général Menou s'y opposa, comme plus tard, en vendémiaire, il devait refuser de mitrailler la section Lepelletier révoltée[35]. Je n'accomplirai un tel projet, dit Menou aux représentants, que sur un décret spécial de la Convention. Sans lui le faubourg était traité par Fréron comme l'avait été Toulon. Les faubouriens, on le conçoit, hésitaient devant de telles menaces. Les commissaires des sections, les petits fabricants, représentaient au peuple les désastres qui allaient suivre. Tant de sang répandu dans une lutte maintenant inégale, assurément inutile 1 La réaction se fit bientôt et parcourut cette foute. Tout à l'heure elle refusait de livrer ses canons, bientôt elle allait consentir à livrer ses chefs canonniers.

Les canonniers de la section Popincourt étaient commandés par un nègre de Saint-Domingue, Guillaume Delorme, formidable colosse, demeurant rue et cul-de-sac Sébastien, et qui menait tout le quartier sur un signe. Il avait trente-huit ans. C'était un hercule ; il exerçait le métier de charron-serrurier et ployait une barre de fer sur son genou. Le 4, à demi-nu, il commandait ses pièces, en chemise, une ceinture rouge autour des reins et des pistolets à sa ceinture. On voyait apparaître sur la barricade sa face de bronze illuminée d'un fauve sourire, sa tête crépue, ses dents blanches, ses jambes nues. Lorsque les sectionnaires consentirent à livrer leurs canons, à défiler devant les muscadins et la troupe de ligne, pendant que les dragons entraient dans le faubourg, Delorme les suivit. Les insurgés rendaient leurs armes en gardant leur air de révolte[36]. Lui surtout, dressant sa tête énorme, son front de bœuf, regardait les soldats en face. Des gardes nationaux de la section Lepelletier s'avancent vers lui. Je vous passe mon sabre au travers du corps si vous touchez à mes pièces ! Le général Menou s'avança alors vers lui, lui demandant : Êtes-vous républicain ? As-tu-tu du-du pain à me-me donner ? répondit le nègre, qui était bègue[37]. — Rendez-moi votre sabre. — Le voici, dit Delorme après avoir hésité assez longtemps, mais soyez tranquille, il ne sera jamais en meilleures mains que les miennes !

Et, montrant les canonniers : Si je rends mon sabre, c'est que les lâches rendent leurs canons ! Ils n'ont pas voulu vous savonner ce matin ! Ah ! les lâches ! On l'arrêta sur-le-champ.

A huit heures, Fréron et Auguis annonçaient à la Convention la victoire de ses troupes. Moins d'une heure après, des commissaires du faubourg, demandant à venir à la barre, étaient repoussés sur les ordres du président. Et non-seulement on ne voulait point les recevoir dans le sein de l'Assemblée, mais André Dumont proposait de faire bombarder cette partie malsaine de Paris. La Convention victorieuse ne connaissait plus que la vengeance. Et les muscadins, qui n'avaient cependant pas combattu, défilaient par les rues avec des attitudes de Spartiates. Louis Costaz prétend qu'ils entendaient à leurs côtés retentir des louanges semblables à celles-ci : Ils n'ont pas fait couler une goutte de sang ! Si les Jacobins avaient eu le dessus, les rues en seraient baignées ! Comme si les faubourgs, — les Jacoquins, — s'étaient montrés barbares envers la jeunesse dorée lorsqu'elle était en leur pouvoir. — Mes amis, s'écriait-on encore, on vous appelle muscadins ! Vous avez raison de vous bien mettre, puisque vous avez de quoi ![38]

Et l'aveugle historien de cette journée écrivait avec une joie irréfléchie : La République a été réellement fondée le 4 prairial.

Depuis le 1er prairial, la République était perdue. Maintenant, pour se défendre, les accusés allaient rencontrer non des juges, mais des soldats. La Convention traitait Paris en ville prise, et la justice n'appartenait plus à la loi, mais à une commission militaire.

 

Le visionnaire Th. Carlyle, dans le tome troisième de son Histoire de la Révolution française, — la traduction vient de paraître (octobre 1867) peint avec des couleurs vires l'invasion de l'assemblée, l'émeute des faubourgs, le lion à son dernier soupir. Mais en ce chapitre comme en tous les autres, que d'erreurs, d'illusions, de fantasmagories ! C'est ainsi que l'historien fait mourir Rhül d'un coup de pistolet, fait présider à Romme, dans l'Est, une nouvelle et véritable Convention nationale et mettre les autres hors la loi ! Où M. Carlyle a-t-il pris ces renseignements ? Mais que je lui passe après tout volontiers ses naïvetés, ses préventions, ses injustices, en faveur de telle page où cet Anglais donne à nos Français l'exemple du courage dans l'affirmation d'une vérité : Quand l'histoire, dit-il, portant ses regards en arrière, les jette sur la France d'autrefois, qu'elle y voit le servage muet s'approcher en tremblant du palais de son roi, étaler ses millions de visages livides, de corps hideux, épuisés et couverts de haillons, présenter sous ces hiéroglyphes sinistres ses suppliques et ses doléances, et n'obtenir, pour toute réponse, que de nouveaux gibets de quarante pieds de haut, l'histoire alors avoue avec douleur qu'on ne peut citer une période où les 25 millions de Français aient, en général, moins souffert que pendant cette période appelée la Terreur ! Carlyle ajoute que ce ne furent pas les millions de muets qui souffrirent. Ce furent en effet, les parleurs, les écrivains, les penseurs, les journalistes, les tribuns, les bourgeois. Et le peuple l'oublia !

 

 

 



[1] Moniteur.

[2] Moniteur.

[3] Moniteur.

[4] Chaque section avait une compagnie de canonniers de cinquante hommes, y compris le capitaine, deux canons ; cent hommes de cavalerie par section, sept cent soixante et un hommes par bataillon.

[5] Moniteur.

[6] Réal.

[7] Réal.

[8] Moniteur.

[9] Moniteur.

[10] Moniteur.

[11] Moniteur, discours de Laporte.

[12] Moniteur.

[13] Moniteur.

[14] Moniteur (2 prairial).

[15] Et non Quinet, comme le dit M. Louis Blanc.

[16] Voici le signalement de Tinel, d'après sa carte de sûreté : Taille 4 pieds 10 pouces, cheveux et sourcils noirs, front quarré, nez moyen, yeux gris, bouche grande, menton pointu, visage ovale.

[17] Cri public contre Jean Tinel, prévenu d'être l'un des chefs des attroupements, rédigé au moment même de ce premier interrogatoire, par J.-F. Comminges. (Archives de la préfecture de police.)

[18] Réponse de J. Tinel.

[19] Archives de la préfecture de police.

[20] Histoire de la Révolution, t. XII, p. 172.

[21] Histoire du bataillon des jeunes citoyens à l'attaque du faubourg Saint-Antoine, le 4 prairial an III, par Louis Costaz, volontaire de ce bataillon et professeur de mathématiques. (In-8°, chez Derenne, Palais-Égalité, 1795.)

[22] Détails circonstanciés de ce qui s'est passé le 4 prairial au faubourg Saint-Antoine, par le citoyen Kilmaine, général de division commandant la colonne de droite.

[23] J'ai été occupé, dit-il, toute ma vie d'études littéraires, d'analyse mathématique et philosophique. Ces occupations n'engendrent pas communément l'enthousiasme militaire. J'ai fait sur moi, le 4 prairial, une expérience d'un nouveau genre : j'ai observé toutes les circonstances de la révolution qui s'opère dans un homme qui passe brusquement du silence et de la sécurité du cabinet au milieu du tumulte et du danger des combats. Cette révolution a été accompagnée de sensations agréables que ne peuvent imaginer les hommes qui ne se sont pas trouvés dans les mêmes circonstances. (Histoire du bataillon des jeunes citoyens.)

[24] Louis Costaz.

[25] Histoire du bataillon des jeunes citoyens.

[26] Détails circonstanciés de la journée du 4.

[27] Voyez sa brochure.

[28] Histoire du bataillon des jeunes citoyens.

[29] Détails circonstanciés sur la journée du 4.

[30] Courrier républicain, cité par M. Louis Blanc.

[31] Louis Costaz, Histoire du bataillon des jeunes citoyens.

[32] Louis Costaz.

[33] Lettre de Beaumarchais à son ami Raymond.

[34] Mémoires de Thibaudeau.

[35] On sait que Bonaparte accepta cette tâche.

[36] Déposition du citoyen Séguin (dossier de la commission militaire.)

[37] Déposition du citoyen Séguin (dossier de la commission militaire.)

[38] Histoire du bataillon des jeunes citoyens.