I C'EN était fait. Les Dantonistes allaient mourir. Tandis que le jury délibérait encore, hésitant, malgré Fouquier, malgré Herman, malgré Trinchard, devant ce meurtre juridique, les imprimeurs composaient déjà le texte même de la condamnation à mort que les crieurs publics allaient tout à l'heure débiter à la foule. A la Conciergerie, où, après les avoir arrachés de leurs bancs, on les avait reconduits, les accusés attendaient une sentence qu'ils savaient maintenant inévitable. Calme et superbe, Danton dit au greffier Ducray qui vint bientôt leur lire l'arrêt — on les fit mander un à un au greffe pour entendre cette lecture — : C'est inutile, on peut nous conduire sur-le-champ à la guillotine. Ton jugement ? Je ne veux pas l'écouter. — Pas un d'ailleurs ne voulut entendre le greffier lire la sentence. A quoi bon ? Qu'on nous assassine, dit l'un d'eux, cela suffit. Camille Desmoulins, avec sa sensibilité féminine, s'était accroupi dans un coin de la prison. Il pleurait. Il songeait à cette jeune femme qu'il laissait maintenant aux mains de ses bourreaux. Il répétait, avec des sanglots, le triste adieu qu'il écrivait à sa Lucile, la veille même du procès. Horace ! Lucile ! Mon Horace ! Ma bien-aimée ! Que vont-ils devenir ? Faiblesse si l'on veut, Camille, du moins, n'avait pas été faible en flétrissant la Terreur et en réclamant de la pitié pour tous. Qu'un autre lui reproche ces larmes versées sur lui-même, sur son bonheur écroulé, sur son foyer où la mort entrait, sinistre, emportant du même coup le père et l'épouse et laissant au berceau un enfant orphelin ; je ne veux, moi, me ressouvenir que de la cause même de cette mort. Lorsqu'il écrivait le Vieux Cordelier, Camille savait bien qu'il s'exposait à cet échafaud dressé pour les hésitants. Mais il savait aussi qu'une parole de pitié pouvait aider à renverser les ais sanglants de la rouge machine. Cette parole, il l'avait jetée. Celui que Lamartine a appelé un flaireur de vent avait du moins, cette fois, flairé le vent d'orage et couru où soufflait la tempête, quitte à se faire emporter par elle comme un fétu de paille. Ce sacrifice de Camille lui sera éternellement compté. Et quant à ses larmes, ne sont-ce pas elles qui ont attendri la postérité ? Quoi qu'on fasse, Camille Desmoulins apparaîtra toujours à l'imagination des foules debout sur la table du Palais-Royal ou, le cœur broyé, appelant sa Lucile, au pied de l'échafaud. Danton, qui cependant laissait, lui aussi, une jeune femme adorée, Danton, plus mâle et plus dédaigneux de ces joies humaines dont il avait épuisé la coupe et dont, amer et hautain, il avait déjà trouvé la lie, Danton demeurait plus altier devant cette mort qui semblait ne pas l'atteindre et ne devait point le faire pâlir. Lui qui disait, dans sa prison, nous rapporte Riouffe, que Robespierre, Billaut, Collot d'Herbois et les autres, étaient tous des frères Caïn, il voulait prouver à ceux qui l'immolaient qu'un Danton meurt comme il a vécu. Ses dernières paroles, ses dernières pensées, en ces heures qui s'écoulaient si vite, gardaient la double expression de mâle énergie et de sarcasme superbe qui faisait le fond même de sa nature. Tantôt il raisonnait avec un calme absolu surie jugement que porterait sur lui l'avenir : J'ai la douce consolation de croire, disait-il, que l'homme qui va mourir comme chef de la faction des Indulgents trouvera grâce aux yeux de la postérité. D'ailleurs, ajoutait-il, qu'on continue tant qu'on voudra les rigueurs actuelles. Lorsque les condamnés marchent en riant au supplice, il est temps de briser la faux de la mort ![1] Et, comme pour prouver que le rire, cet outrage fait à l'échafaud, cette bravade insolente à la face du trépas, pouvait retentir jusque devant la charrette du bourreau, il se tournait vers Desmoulins et, raillant à demi les larmes de Camille — on a prêté le mot à Lacroix — : En vérité, faisait-il, que diras-tu donc lorsque Sanson te démantibulera les vertèbres cervicales ? Terrible ironie, plaisanterie de Titan qui brave, non seulement la mort, mais la douleur ! Insolent défi au lourd couperet qui va tomber ! Nasarde suprême à la fin rapide qui guette ce corps si vivant et si fort ! C'est bien le même homme qui, tout à l'heure, à Fabre d'Églantine s'inquiétant d'une comédie inachevée, l'Orange de Malte (perdue en effet), et que le dramaturge eût voulu terminer, dira, en marchant au supplice : Des vers ! Bah ! des vers ! Dans huit jours tu en feras plus que tu ne voudras ! Le rire de Danton est frère de la plaisanterie de Shakespeare. Puis Danton, redevenant grave, ajoutait noblement : Nous avons fini notre tâche, allons dormir ! Cependant l'heure approchait. Le bourreau et ses aides vinrent faire, dans la salle basse, la toilette des condamnés. Camille essaya de lutter encore. Il se débattait ; comme il avait fallu l'emporter de son banc d'accusé, il fallut l'attacher sur la chaise tandis qu'on lui coupait le col de sa chemise. On assure qu'il demanda à Danton de lui mettre entre ses mains liées par des cordes une boucle des cheveux de Lucile qu'il gardait sur son cœur. Danton obéit, puis, à son tour, il se livra aux ciseaux et aux cordes de l'exécuteur. Sa face terrible souriait, dédaigneuse. Chabot embrassait Bazire et lui disait : C'est pour moi que tu meurs ! Pauvre Bazire, qu'as-tu fait ? ll y avait là quinze condamnés qui tout à l'heure allaient mourir ensemble. Deux charrettes les devaient emporter. Elles attendaient, entourées de gendarmes, dans cette cour du Palais de Justice, devant la porte lugubre qu'on voit encore. La foule, pressée contre la grille, attendait, impatiente de revoir Danton. Camille Desmoulins monta l'avant-dernier dans la charrette. Danton vint après lui. Il se plaça entre Camille et Fabre d'Églantine. Leurs coudes se touchaient et le torse de Danton servait d'appui à l'épaule de Camille. — Les f... bêtes, disait Danton en regardant la foule. Ils vont crier : Vive la République ! en nous voyant passer. Dans une heure la République n'aura plus de tête ! Tout à coup, la voiture s'ébranla et, sabre au poing, les gendarmes éperonnèrent leurs chevaux. Il y eut un terrible remous dans cette foule immense qui remplissait les abords du Palais de Justice, se ruait sur les quais et allait faire comme un cortège houleux et bruyant au sombre tombereau jusqu'à la place de la Révolution. Danton la regardait, cette foule, cette immense chose anonyme prête à toutes les fureurs, à toutes les réactions, prête à élever le tyran jusqu'à l'apothéose, prête à traîner le juste aux gémonies. Il la regardait, l'éternelle masse flottante, celle qui avait commis le crime du 2 septembre dont sa mémoire, à lui, était chargée. Il y avait, dans ce tas mouvant de curieux, des affolés qui, joyeux, chantaient la Marseillaise. Il y en avait d'autres, plus rares et plus intelligents, qui voyant Danton, Camille, Hérault, Philippeaux aller à l'échafaud, se demandaient, comme Fabre, si la contre-révolution était faite. Quelles pensées devaient assaillir ces hommes, mourant ainsi pour le peuple qui, les regardant passer garrottés, les insultait Passe encore que la foule se mît à rire devant l'ex-capucin Chabot ; mais Danton, qui eût voulu conduire tout ce peuple à la frontière et faire jaillir l'héroïsme de ces haillons ; mais Desmoulins qui, à l'aurore de la Révolution, avait montré à cette foule le chemin de la Bastille ! De quels amers retours de pensées les cerveaux prêts à se refroidir des condamnés furent-ils remplis ! Un homme qui se noie revoit soudain, comme à la lumière rapide d'un éclair, sa vie tout entière, ses premiers souvenirs, ses premières joies, ses anciennes amours. Ainsi, Camille revivait ses journées d'autrefois, ses promenades au Luxembourg, ses rêves de liberté, de gloire, ses premières rencontres avec Lucile, sa fièvre heureuse du mariage, ses joies intimes, ses causeries au coin du feu avec Brune ou Fréron, et ses longues stations devant le berceau blanc où dormait le petit Horace. Quoi ! tout cela était fini, anéanti ? Chaque tour de roue du tombereau le rapprochait du terme inévitable. Sanson, là-bas, guettait tous ces beaux rêves. Alors, pris de désespoir et de colère, Camille, essayant de rompre ses liens, mettant en lambeaux sa chemise, son épaule, son cou, sa poitrine apparaissant, amaigrie, sous la toile déchirée, jetait à la foule un dernier appel, plus perdu dans cette houle que dans un désert, dont l'écho ne lui eût point répondu par des insultes. On te trompe, peuple, criait-il de sa voix qui s'enrouait. Peuple, ce sont tes serviteurs qu'on immole ! C'est moi qui, en 89, t'appelais aux armes ! C'est moi qui ai poussé le premier cri de liberté ! Mon crime, mon seul crime est d'avoir versé des larmes ! Vains accents. Le condamné, comme tous les vaincus, ne recueillait que des injures. Reste tranquille, lui dit Danton, et laisse là cette canaille ![2] Le soir tombait. Il faisait un temps superbe, comme pendant tout ce terrible printemps de 1794 si beau, si brillant, si pur, que de mémoire d'homme, disaient les vieillards, on n'avait vu d'aussi beaux jours. La charrette avançait lentement, en fendant la foule. L'académicien Arnault, qui la vit passer, a tracé, dans ses Souvenirs d'un Sexagénaire, un inoubliable tableau de ce groupe d'hommes jeunes et hardis traînés à l'échafaud. Danton, le teint reposé, n'avait sur le visage qu'une expression dédaigneuse et méprisante. Hérault de Séchelles, le front rouge, la joue colorée, paraissait spectateur plutôt qu'acteur dans le drame qui se jouait. Il regardait cette mer houleuse de têtes féroces, indifférentes ou attristées avec le flegme d'un peintre qui étudierait un Océan durant la tempête. Fabre paraissait accablé ; Camille Desmoulins parlait, appelait, criait toujours. Devant un café, Danton aperçut David dessinant au passage les martyrs : Valet ! lui cria Danton. En passant devant la maison de Robespierre, dont les fenêtres closes comme pour un deuil, allaient être, quatre mois plus tard, barbouillées de sang par la foule en délire, Camille Desmoulins essaya de faire parvenir jusqu'à Maximilien une malédiction suprême : Mes assassins, s'écria-t-il, ne me survivront pas ! C'était le mot de Danton au tribunal répété devant la maison de l'ennemi. Quelques tours de roue encore et, au-dessus de l'immense foule qui emplissait la place de la Révolution, les condamnés allaient apercevoir la hideuse machine dont le fer, quoique rouillé, scintillait au soleil couchant. Il y avait là des milliers d'êtres humains, avides de savoir comment mourraient les indulgents. Dans les fossés de la place, les guinguettes étaient remplies et, tout en trinquant, on chantait. Un rayon de soleil rougissait la haute statue de plâtre de la Liberté que madame Roland mourante avait saluée et où des pigeons, indifférents aux drames qui passionnaient les hommes, avaient paisiblement construit leur nid. Les lilas fleurissaient sur les terrasses des Tuileries. Toute cette printanière atmosphère de fête encadrait plus tristement encore le drame du supplice. La beauté de ce soir d'Avril rendait plus sinistre l'atroce dénouement. Le tombereau d'ailleurs était arrivé maintenant au pied de l'échafaud. L'exécuteur avait commencé son office. Hérault de Séchelles, toujours calme et résolu, descendit de la charrette le premier. Il regardait, du côté du Garde-Meuble, une main de femme qui, à travers les volets entr'ouverts, lui envoyait de loin un dernier adieu et disait au mourant : On t'aimait ! On sait qu'il voulut embrasser Danton, tendre sa joue à la joue de son ami. Les aides de Sanson l'en empêchèrent. Danton haussa les épaules : Imbéciles, dit-il, vous n'empêcherez pas tout à l'heure nos têtes de s'embrasser dans le panier ! Il continuait à bafouer la mort. Hérault monta à la guillotine, parut, debout sur la plate-forme, et, tandis que la foule répétait son nom sur la place, attaché sur la planche, il bascula et disparut. Lacroix fut exécuté après lui[3]. Lorsque ce fut le tour de Camille, il retrouva devant le couteau le calme qu'il n'avait pas eu durant le chemin. — Voilà donc, dit-il amèrement en regardant les deux bras grêles et rouges de la guillotine, voilà comment devait finir le premier apôtre de la liberté ! Et, désignant la mèche blonde des cheveux de Lucile qu'il serrait, depuis la Conciergerie, entre ses doigts : Fais remettre ces cheveux à ma belle-mère !... — Ô ma pauvre femme ! dit-il encore. On le poussa sous le couteau et sa tête tomba. Danton surgit le dernier devant le couperet. Arnault, qui le vit se dresser ainsi, les pieds dans le sang de ses amis, sur l'horrible plate-forme, compare à une ombre du Dante, cette silhouette audacieuse et athlétique se découpant sur l'horizon. Le soleil mourant jetait à cette face altière comme des reflets de forge. Cette tête qui naguère apparaissait, à la tribune, inspirée et hautaine, gardait sa puissance encore et son expression souveraine jusque sur l'échafaud. Lui aussi, d'ailleurs, pensait à sa femme. Ses lèvres hardies laissèrent échapper ces paroles semblables à un soupir : Ma bien-aimée, je ne te verrai donc plus ! Mais, se redressant aussitôt et se retrouvant lui-même tout entier : Allons, Danton, dit-il tout haut, pas de faiblesse ! Il regarda le bourreau en face, et de sa voix de tonnerre : Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine, il n'en voit pas de pareilles tous les jours ! La dernière parole de Danton était formulée comme un ordre, et la foule frémissante se répétait ces mots hardis et si haut jetés que tout le monde les avait entendus. Le rouge couperet s'abaissa une dernière fois. Danton n'était plus. On ne frappe les rois qu'à la tête, avait-il dit un jour. C'était à la tête qu'on frappait aussi son éloquence, son courage, son audace, sa fierté qui sont aussi des royautés et les seules qu'on puisse admirer, Et, comme pour les Girondins, il avait suffi de quelques instants — une demi-heure, peut-être, hélas ! moins que cela — pour immoler les Dantonistes. La promiscuité affreuse du supplice réunissait dans un même assemblage hideux de troncs sans têtes et de têtes sans corps tant de vertus et tant de vices, l'éloquence et le patriotisme avec Danton, l'esprit et l'ironie avec Desmoulins, la bravoure militaire avec Westermann, la probité avec Philippeaux, l'élégance et la foi profonde avec Hérault, l'art et le talent avec d'Églantine. lin greffier enregistrait, deux jours après, au tribunal, le tas sanglant d'objets disparates que lui apportait un valet du bourreau : médaillons, boucles de souliers, redingotes, écritoires, tabatières de carton, cravates ou fichus, chemises à jabots, tout ce qui restait de ces jeunes hommes dont les cœurs avaient battu si fort aux grands noms, aux beaux mots de liberté, de patrie, d'affranchissement, de République. De tout ce qui avait été chez eux fierté, audace, espoir, erreur souvent, mais erreur généreuse, de tout ce qui avait palpité, lutté, aimé, souffert, que restait-il ? Des cadavres entassés dans une fosse du cimetière de la Madeleine, des défroques apportées au greffe ; quant leur mémoire, elle était encore livrée à la calomnie de leurs ennemis triomphants et à l'ingratitude de ceux pour qui ils étaient morts. Car ce fut pour nous qu'ils tombèrent. Ouvriers sacrifiés de la première heure, de l'heure sanglante et sinistre, ils donnèrent sans compter leur existence pour nous assurer une liberté encore à venir. Avides de renouveler le monde, au point de vue politique, moral, judiciaire, législatif, en un mot de fonder une société nouvelle, ils se ruèrent à l'attaque du passé et, devant la résistance insensée, ils organisèrent la lutte formidable. Leur vie fut un combat, mais si — ce que nous souhaitons tous — nous parvenons à établir, après tant de douleurs et de crises, la paix sociale dans ce pays si cruellement tourmenté, c'est à eux que nous le devrons. ils ont enfoncé la porte pour les générations à venir. Sans doute, leur œuvre farouche a des pages qu'il faudrait arracher. Dans les heures troublées où ils se débattirent, ils firent trop bon marché des individus, oubliant que la personnalité humaine est sacrée et que les idées ne se détruisent pas en atteignant les corps. ils furent plutôt révolutionnaires que républicains et il est temps que la République devienne gouvernement et cesse d'être révolution. Mais à quels irrésistibles courants ces hommes furent-ils en proie ? Danton le savait bien, le sentait bien, et il périt pour avoir essayé d'opposer la liberté à un idéal surhumain et inhumain dont ceux qu'il appelait les jansénistes de la République, voulaient faire la suprême loi. C'est qu'il prévoyait, lui, qu'une telle méthode de gouvernement, antipathique au tempérament français — les mots sont de sa bouche — conduisait infailliblement à une révolte, c'est-à-dire à une anarchie ou à une réaction, et ensuite à une dictature. Derrière Robespierre, il devinait César. Il est faux, disait-il, qu'une révolution soit faite quand on ne sait pas en profiter ![4] Voilà bien pourquoi il s'efforçait de faire rentrer dans le lit le torrent débordé. Que ceux-là seuls lui en fassent un crime qui pensent que la pitié, la liberté, la justice, ne sont pas des vertus. Danton tué par Robespierre, écrit Courtois dans ses Notes, c'est Pyrrhus tué par une femme. La vérité est que Danton tué par Robespierre, c'est Robespierre se vouant lui-même, et pour un prompt avenir, à l'échafaud. Robespierre a raison de s'enfermer, accablé, dans la maison de Duplay, tandis que la charrette qui emporte Camille passe devant le seuil. Le temps n'est pas loin où, lorsqu'il voudra lui-même défendre sa vie, une voix lui criera : Le sang de Danton t'étouffe ! Ce sang, il ne l'avait pas versé plus que les autres et sans doute avait-il hésité à signer l'ordre qui décapitait Camille avec Danton, mais une logique implacable entraînait les accusateurs après les accusés, et comme Desmoulins avait péri après la Gironde, Robespierre et ses amis devaient périr après Danton et les siens[5]. Que n'ont-ils tous unis leurs efforts pour fonder la République ! Que n'ont-ils abjuré leurs ressentiments et leurs préventions pour faire cesser le règne de la haine ! Danton, du moins, ne sut jamais haïr. Il y avait un cœur et un grand cœur dans cette poitrine d'athlète. S'il ne pleurait pas comme Desmoulins, il avait plus que lui des entrailles. Comme Desmoulins, il fut aimé durant, sa vie et après sa mort. Le beau-père et la belle-mère de Danton, M. et Mine Gély, qui habitaient encore longtemps après, la maison même où Danton avait vécu, cour du Commerce, racontaient à M. Eugène Despois, leur jeune parent, de qui je tiens le détail, comment Danton vivait et pourquoi on l'aimait. Il y a loin des renseignements exacts donnés par ces survivants aux prétendues traditions qui voulaient faire de Danton un viveur luxueux. L'existence du tribun était celle d'un bourgeois honnête, adorant sa femme, son foyer, ses livres, préférant les douceurs privées aux grandeurs publiques, compatissant et terrible, un de ces hommes qu'on peut comparer à ces fleuves dont les débordements fécondent et dont les flots puissants emportent les hommes vers la haute mer. C'est en pensant à Danton que la vieille mère Gély, qui avait toujours été très dévote, ne manquait jamais de dire au grand-père maternel de M. Despois : Ah ! mon cousin, je suis au moins bien tranquille sur le sort de notre pauvre Danton. M. l'abbé de Kéravenant — le prêtre insermenté qui avait marié Danton — l'a suivi quand il allait à la mort, et il a profité d'un instant où Danton le regardait et lui faisait un signe d'intelligence pour lui donner mentalement l'absolution. Danton, aux yeux d'un orthodoxe, ne serait peut-être pas de la sorte suffisamment muni des sacrements de ; mais, pour moi, la pensée de ce prêtre que Danton salue et la conviction de la vieille madame Gély me prouvent deux choses : c'est, encore une fois, le flegme de Danton mourant, saluant dans la foule un visage ami, et la mâle bonté d'un tel homme inspirant de telles sympathies. Heureux ceux qui meurent aimés ! Leur mémoire tôt ou tard sera vengée, et leur souvenir est pour les uns celui du martyre, pour d'autres celui de l'expiation, pour tous celui d'une douleur. Être aimé ! C'est l'idéal parfois et souvent le salut. Aimé ! Camille Desmoulins le fut, et voilà pourquoi sa mémoire est si vivante encore, pourquoi, malgré les impardonnables écarts de ses pamphlets, il demeure absous et mieux encore célébré par ceux qui admirent son talent et compatissent à sa destinée. L'amour de sa femme, le roman de sa vie, fait oublier la réalité même de son histoire. Devant ce couple qui s'aimait et qu'un même couperet a frappé à deux jours de distance, on s'attendrit, on n'entend plus le rire sarcastique de Desmoulins poussant. ou Brissot ou Chaumette à l'échafaud ; on n'entend plus le grincement de la corde de la lanterne glissant le long du fatal réverbère. On ne voit que ce jeune homme de trente ans arraché aux baisers de sa femme, aux bégayements de son enfant et jeté au couperet ; on n'entend que les sanglots éloquents des lettres immortelles qu'il jetait sur le papier, sans savoir ce qu'il écrivait et comme on pousserait des plaintes. Camille, ce gamin de génie, apparaît transfiguré par le malheur. C'est la plume d'un adolescent ivre de liberté qui a tracé la France libre, c'est le stylet d'un enfant terrible qui a écrit le Discours de la Lanterne, certaines pages des Révolutions de France el de Brabant et Brissot démasqué mais c'est la main d'un homme qui tenait le fer rouge du Vieux Cordelier, et c'est la tête d'un homme qu'a tranchée, le 16 germinal, la hache de Sanson. II Les misérables ! non contents de
m'assassiner, ils veulent encore tuer ma femme ! avait dit Camille. A
la même heure, madame Duplessis, effarée, écrivait à Robespierre une lettre
demeurée inachevée et qui ne parvint pas à Maximilien, lettre où le cri de
Camille était répété : Robespierre, ce n'est donc
pas assez d'avoir assassiné ton meilleur ami, tu veux encore le sang de sa
femme ? Lucile avait été en effet dénoncée par un certain Amans, chef
d'escadron, détenu dans la prison du Luxembourg, misérable espion, délateur
de ses supérieurs, mouton de ses codétenus, et qui avait accusé, dans une
lettre à Robespierre, l'ex-général Dillon de conspirer en faveur de Danton, de
Camille et de Philippeaux. Dillon, écrivait
cet Amans, travaille à son bureau toutes les nuits
jusqu'à cinq ou six heures du matin ; il a un commissionnaire fidèle qui va
et vient pour porter les paquets ; des êtres qui paraissent fort suspects
viennent le voir et l'entretiennent en particulier... Ce n'est pas la
première fois, en effet, qu'on peut faire remarquer la liberté relative
laissée aux prisonniers dans ces cachots de la Terreur[6]. Amans accusait
Dillon d'avoir de l'argent, de fomenter une conspiration. L'agent Alexandre
La Flotte vint bientôt donner un nom à ce complot fantastique ; Fouquier se
plaignit qu'on voulût l'assassiner, et la Conspiration
des prisons fut créée. Dillon, au dire de La Flotte, avait un projet concerté avec Simond, le député — l'ami
d'Hérault. On sèmerait de l'argent dans le peuple. On enverrait du monde autour du Tribunal révolutionnaire. La femme de Desmoulins, ajoutait La Flotte, était
du complot[7]. La perte de Lucile — une femme ! — était décidée. Le Comité ne se trouvait point satisfait d'avoir broyé la plume du pamphlétaire ; il voulait encore frapper l'auteur du Vieux Cordelier dans celle qui portait son nom. A l'heure même où tombaient les têtes de Danton et de Camille, Vadier montait à la tribune de la Convention, et déclarant qu'il avait pu assister sans être vu aux scandaleux débats du Tribunal révolutionnaire, il déclara qu'à ce moment Dillon et Simond conspiraient dans leur prison. Ils avaient, dit-il, organisé une cohorte de scélérats qui devaient sortir du Luxembourg avec un mot d'ordre, s'emparer des avenues des Comités de salut public et de sûreté générale, tomber sur les membres qui les composent et les immoler à leur fureur. — Et ces hommes, ajoutait Vadier, ces hommes respirent encore ! Couthon — ce Couthon sans jambes qui restait avec Robespierre sans..., avait dit Danton, — Couthon lui succédait à la tribune et demandait un nouvel arrêt de mort. Dans la nuit qui suivit, les détenus accusés d'avoir pris part à la conspiration des prisons furent transportés à la Conciergerie. Il y avait là Arthur Dillon, le député Simond, l'ex-évêque Gobel, Anaxagoras Chaumette, une des victimes de Camille, Grammont-Roselly, le comédien, adjudant général de l'armée révolutionnaire, et qui avait insulté Marie-Antoinette allant à l'échafaud ; et avec Grammont, son fils ; il y avait encore Lambert, le porte-clefs, le chirurgien Beyssier, il y avait la veuve d'Hébert et la veuve de Camille. Promiscuité ironique de l'accusation et de la mort ! La Jacqueline du Père Duchesne et le Rouleau, le bon loup de Camille, jetées côte à côte, accusées ensemble, menacées du même danger ! Elles s'asseyaient souvent sur la même pierre, dans la cour de la Conciergerie, dit Riouffe[8], et pleuraient ensemble. Des geôliers du Luxembourg, des anciens soldats de l'armée de Ph. Ronsin, un ancien porte-arquebuse du comte d'Artois, le commissaire Lapalue, le capitaine Lasalle, de la marine marchande, l'adjudant Denet, le lieutenant de gendarmerie Lebrasse étaient accolés à ces pauvres femmes. Tous ces êtres, réunis sous la menace d'une accusation commune, furent envoyés au Tribunal révolutionnaire comme coupables d'avoir conspiré contre la sûreté du peuple, et d'avoir voulu égorger la Convention nationale. Égorger la Convention ! Lucile aurait pu vouloir cela ? Fouquier-Tinville ira même plus loin dans l'odieux absurde : il accusera Dillon, Lambert, Simond et la veuve Desmoulins, d'avoir eu pour but de replacer sur le trône de France le fils de Louis XVI. — L'or de l'étranger soudoyait leurs manœuvres, dit l'accusateur public. Lucile s'inquiétait bien d'égorger la Convention ou de rendre un trône au Dauphin Ce qu'elle voulait, c'était revoir Camille, le sauver, si elle le pouvait, et le retrouver dans la mort, si tous ses efforts étaient vains. La malheureuse femme n'avait point reçu ces lettres éloquentes, émouvantes et sublimes que Camille lui avait, du fond de sa prison, adressées comme un adieu[9]. Elle n'avait pu baiser une dernière fois ce papier tout trempé des larmes de Camille. Elle souhaitait donc, avec une ardeur fébrile, celle des martyrs avides d'être livrés aux tortionnaires, — le supplice qui devait la réunir à celui qu'elle avait perdu. Devant ses juges, elle fut résolue, intrépide, et pourtant demeura femme. Elle nia que le général Dillon lui eût écrit et lui eût envoyé trois mille livres pour solder une émeute contre la Convention. Au moins, demanda à Dillon le président Dumas, vous ne pouvez nier avoir allumé le feu de la révolte dans les prisons ? — J'ai dit, répondit l'ex-général, que si les journées du mois de Septembre se renouvelaient dans les prisons — comme on put le croire un moment —, il était du devoir d'un homme courageux de défendre ses jours, et de demander à être entendu et jugé avant de se laisser immoler. C'était là, en effet, tout le crime des accusés ; ils avaient voulu disputer au bourreau leur existence ou celle des êtres qui leur étaient chers. Presque tous ces condamnés pouvaient dire comme Chaumette au tribunal : Vous pouvez prononcer sur mon sort ; je suis tranquille sur la destinée qui m'attend ! Lucile n'était coupable que de désespoir et d'amour. Elle n'avait point conspiré ; elle avait erré autour de la prison comme l'oiseau autour du nid. Elle avait appelé Camille, elle lui avait fait, de loin, de ces signes douloureux où l'on voudrait mettre toute sa passion dans un geste, dans un regard. Ce fut assez pour la perdre. Elle fut, avec dix-huit autres accusés (sur vingt-six), condamnée à mort le 24 germinal, après trois jours de débats. Lucile, dont l'exaltation avait fait place à une sérénité étonnante, et qui était demeurée calme, indifférente durant le procès, avec un regard qui semblait voir au delà de la salle des jugements, Lucile entendant la condamnation qui la frappait, releva la tête, et, les yeux brillants d'une généreuse fièvre : Ô joie ! s'écria-t-elle, dans quelques heures je vais donc revoir mon Camille ! Et ce regard loyal descendant ensuite sur les juges : En quittant cette terre où ce que j'aimais ne me retient plus, dit-elle, je suis moins à plaindre que vous, car jusqu'à votre trépas, qui sera infâme, vous garderez le remords de ce que vous avez fait ! Avec la veuve de Camille, le tribunal condamnait la veuve d'Hébert. L'ancienne religieuse du couvent de la Conception de la rue Saint-Honoré, la femme que Fouquier venait d'accuser d'employer son esprit et ses charmes à recruter des conjurateurs contre sa patrie, allait mourir avec la veuve de Camille. Vainement la femme d'Hébert déclara-t-elle qu'elle était enceinte ; Théry et Naury, officiers de santé, furent d'avis qu'il n'y avait pas lieu à surseoir. Il était dit que la femme du tragique héritier de Marat et celle du promoteur du Comité de clémence seraient exécutées le même jour. Mais quelle différence entre ces deux femmes, différence que sentait elle-même la veuve d'Hébert ! Un des témoins du procès de Fouquier-Tinville, Grandpré, a déposé que, le jour même du jugement qui les condamnait, la veuve d'Hébert disait à Lucile : Tu es bien heureuse, toi, personne n'a parlé contre toi, il n'y a pas d'ombre sur ta conduite ; tu sortiras de la vie par le grand escalier ! Ainsi, devant le supplice, la réconciliation se faisait entre ces deux êtres qui portaient deux noms éternellement ennemis. Les époux s'étaient entre-tués ; les veuves abjuraient leur haine sur les marches de l'échafaud. Qu'importait, d'ailleurs, à Lucile qu'on l'accusât ou qu'on la défendit ? Elle n'avait plus, en ce monde, de prétexte pour vivre. Elle était de ces héroïnes de l'amour conjugal qui sont épouses avant d'être mères. D'ailleurs, Vorace vivait et Camille était mort. C'était à l'absent seul qu'elle songeait. Quant à l'enfant, madame Duplessis n'était-elle pas là pour lui servir de mère ? L'aïeule veillerait sur l'orphelin. Lucile vivante n'eût pu, pensant à Camille, que pleurer sur ce berceau. Pour aller à la mort, Lucile se para comme pour les fiançailles. Il y avait en elle, je le répète, de cette exaltation sainte qui fait les martyrs. Le sang d'une femme a chassé les Tarquins de Rome. Puisse le mien, disait-elle, emporter aussi la tyrannie ![10] Tandis que la veuve d'Hébert pleurait, Lucile souriait. Elle avait coupé ses cheveux sur le devant et sur les faces de sa tête, nous dit l'homme qui l'exécuta[11] ; elle les envoya à sa mère, peut-être avec cette lettre écrite dans sa prison, courte mais irrésistible missive de dévouement, de résignation et d'une sorte de ferveur : Bonsoir, ma chère maman. Une larme s'échappe de mes yeux ; elle est pour toi. Je vais m'endormir dans le calme de l'innocence. LUCILE. Lorsque la charrette s'avança pour emporter les condamnés — cette même charrette peut-être où, huit jours auparavant, Camille était monté, — l'ex-général Arthur Dillon s'approcha de la pauvre femme et la salua encore de la tête : Je regrette, lui dit-elle alors, d'être la cause de votre mort. Dillon sourit, répondit qu'elle en était tout au plus le prétexte, et se mit alors à la plaindre à son tour ; mais Lucile l'interrompant : Regardez donc, dit-elle, si mon visage est celui d'une femme qui a besoin d'être consolée ! En effet, elle rayonnait. Elle avait attaché sous son menton un fichu blanc qui lui couvrait les cheveux. Un peu pâlie, elle était charmante. J'ai vu cette jeune femme, dit Tissot dans son Histoire de la Révolution, et je garde d'elle une impression ineffaçable, où le souvenir de sa beauté, des grâces virginales de sa personne, de la douceur de ses regards, de la mélodie de sa voix du cœur, se mêle à l'admiration pour son courage, et à un regret douloureux sur la fin cruelle qui l'a précipitée dans la mort peu de jours après son mari, sans qu'elle ait obtenu du moins la consolation d'être réunie à lui dans le même tombeau. Le bon diable de Camille n'aurait eu qu'une chose à dire pour sa défense : Je suis une enfant ! Lucile aima mieux relever le front et demander la mort. Ils ont assassiné le meilleur des hommes, dit-elle encore, si je ne les haïssais point pour cela, je les bénirais pour le service qu'ils me rendent aujourd'hui ! Entre toutes ces héroïques femmes, mortes sur l'échafaud, la figure juvénile et souriante de Lucile se détache et apparaît comme illuminée d'un reflet de joie. C'est l'épouse mourant pour l'époux, c'est la victime de l'amour et de la passion la plus noble et la plus sainte. Elle salua Dillon avec enjouement d'un signe de tête, comme si elle eût pris congé de lui dans un salon et qu'elle eût dû le retrouver bientôt, puis elle prit place dans la seconde charrette avec Grammont-Nourry et son fils, qui se reprochaient mutuellement leur mort durant le trajet, Brumeau-Lacroix, Lapalue, Lasalle et la veuve Hébert. Lapalue avait vingt-six ans, Lasalle vingt-quatre. Elle causait avec eux, souriante et insouciante. Grammont-Nourry fils ayant en chemin traité son père de scélérat : On prétend, lui dit Lucile Desmoulins, que vous avez insulté Antoinette dans la charrette ; cela ne m'étonne pas, mais vous auriez bien dû garder un peu de cette audace pour braver une autre reine, la mort, à laquelle nous allons. — Le fils Grammont, dit un témoin oculaire, lui répondit par des injures ; elle se détourna de lui avec mépris. Au moment de mourir, Grammont le père allait demander à embrasser son fils, et le fils, refusant, repoussa d'un air farouche ce dernier baiser. — Vive le Roi ! cria Dillon redevenant sur la plate-forme ce qu'il avait été à Versailles. Quant à Lucile, elle ne dit rien ; elle gravit avec une sorte de fierté heureuse les marches de l'échafaud. C'était, pour elle, comme les marelles d'un autel. Elle allait revoir Camille. Cette pensée lui laissait son sourire. Le bourreau la regardait, ému malgré lui. Elle était, a-t-il dit, à peine pâlie. Cette fillette de Greuze allait mourir comme une femme de Home. Sa blonde tête d'enfant mutine devait garder encore une expression de joie profonde et d'extase passionnée lorsque les mains brutales de l'aide la jetèrent, toute sanglante, dans le son rougi du panier. III Ainsi, de tous ceux qui, en décembre 1790, avaient assisté à ce mariage de Camille et de Lucile, à Saint-Sulpice, trois étaient morts. Brissot, Pétion, Lucite, Camille avaient disparu. Et avant quatre mois, Robespierre allait périr ! Il restait encore, à cette heure, à Guise, un vieillard accablé et entouré de tombes, et que la douleur allait emporter bientôt. Il y avait à Paris un homme affaissé, pâle, bien près de mourir de chagrin, lui aussi, comme M. Desmoulins, et une vieille femme penchée sur un enfant orphelin. A peu de mois de distance, s'éteignaient M. Desmoulins et M. Duplessis. Les luttes politiques ont de ces postfaces lugubres, et la souffrance abat peu à peu ceux que le fer n'a pas atteints. Demeurée seule avec sa fille Adèle, — cette fiancée de Robespierre qui demeura vieille fille et vivait encore à Vervins, auprès de M. Matton, il y a quelques années, madame Duplessis se consacra tout entière à l'éducation du petit Horace Desmoulins. Elle fut vraiment sa mère. Elle l'éleva en même temps que la veuve de Philippeaux, fidèle à sa mémoire, élevait son fils. Les deux pauvres femmes dirigeaient en commun leurs enfants, et rien n'est plus touchant que la correspondance échangée entre ces deux êtres survivant à de si cruelles épreuves. Cependant l'ami fidèle de Camille veillait aussi sur Horace. Brune adressait bientôt cette lettre à madame Duplessis : Je viens d'écrire à Fréron comme nous en sommes convenus. Voici, je pense, ce que vous devez lui demander : 1° Qu'étant l'ami de vos enfants il fasse, près des comités, toutes les démarches convenables en faveur d'Horace ; 2° Qu'il réclame pour lui les papiers de famille et les manuscrits de son père. Le Comité de sûreté générale n'a droit que de retenir momentanément ceux qui peuvent immédiatement intéresser le salut de l'État. Les autres doivent sur-le-champ être rendus au jeune orphelin ; ils doivent servir à son instruction, ils lui apprendront à connaître les auteurs de ses jours. 3° Qu'il réclame les livres de famille en faveur d'Horace, ils sont utiles à son instruction, ce sont des meubles indispensables pour subvenir à ses besoins ; d'ailleurs cette justice à déjà été rendue à la veuve du citoyen Bouclier, donc elle est d'usage. Les comités composés d'amis de la justice doivent être glorieux d'être utiles aux orphelins des patriotes. Fréron ne pourra se dispenser, ainsi que ses amis, d'agir de concert avec nous. Salut et amitié. Signé : BRUNE[12]. 13 pluviôse. Ô lendemain des révolutions et des inutiles tueries ! Le temps n'était pas loin où la Convention elle-même — cette Convention qui votait à l'unanimité l'arrestation de Danton, de Camille et de leurs amis — allait proclamer que Desmoulins et Philippeaux avaient bien mérité de l'humanité. Le 10 thermidor, deux mois après la publication faite par Desenne du septième numéro du Vieux Cordelier (1795), Merlin de Thionville, l'ami et le collaborateur de Camille, montait à la tribune, et, aux applaudissements de tous, déclarait qu'il fallait jeter des fleurs sur la tombe du malheureux Philippeaux et de ce Camille Desmoulins qui le premier arbora au Palais-Égalité la cocarde tricolore. C'était la cocarde verte, mais la pensée, si fort applaudie, de Merlin de Thionville s'adressait bien à celui qui s'appelait fièrement le premier apôtre de la liberté. Un an plus tard, le député Bailleul présentait au Conseil des Cinq-Cents un rapport sur une pétition des veuves de Carra, Gorsas, Pétion, Valazé, Brissot et Philippeaux réclamant les secours de la nation pour elles et leurs enfants. Sur la demande de Goupillau, le nom du fils de Camille Desmoulins, qui est dans l'indigence, dit-il, fut ajouté au projet de décret voté le 28 avril 1796. Considérant que Camille Desmoulins, aussi représentant du peuple, membre de la Convention nationale, fut conduit à la mort pour s'être élevé contre les proscriptions et avoir rappelé des principes d'humanité depuis trop longtemps oubliés... A la suite de cette phrase le décret portait un vote de deux mille francs accordés au fils de Camille Desmoulins et qui lui seraient payés jusqu'au jour où il aurait atteint sa dix-huitième année. La vie de cet enfant orphelin devait être courte et attristée. Placé en l'an IX au Prytanée de Paris — ce même lycée
Louis-le-Grand où son père allait rêver dans la Chartreuse de Gresset
—, il demeura là jusqu'au moment où l'on forma les lycées des départements
avec des boursiers envoyés du Prytanée. Horace avait été, nous apprend M. J.
Quicherat, désigné pour le lycée de Bordeaux : C'était
donner le coup de la mort à madame Duplessis. Elle porta au ministère ses
supplications et ses larmes. Fourcroy, qui était déjà directeur de
l'instruction publique, crut qu'il serait facile d'effacer de la liste le nom
de l'enfant : son pouvoir y échoua. De sorte que pour tirer la pauvre vieille
dame de l'alternative où elle se trouvait de se séparer de son petit-fils ou
de renoncer à lui faire faire son éducation, il n'eut pas d'autre ressource
que de s'adresser à l'humanité du directeur de Sainte-Barbe, M. de Lanneau.
Si malsonnant que fût alors le nom de Desmoulins, si peu assurée que se
montrât la faveur de Fourcroy, M. de Lanneau s'empressa de recevoir
l'orphelin au nombre de ses pensionnaires gratuits '[13]. Madame Duplessis défendait de son mieux, en femme forte et que les épreuves avaient rendue virile, les intérêts de son petit-fils. Horace mourut à Jacmel, à Haïti, et il y rencontra peut-être Virginie, la vieille négresse, — vivante encore aujourd'hui, — et dont le nom devait lui rappeler le proscripteur de son père. C'était la veuve Billaud-Varennes. Virginie conserve, vieille et courbée, le portrait de celui que Desmoulins appelait ironiquement le rectiligne. Là-bas, Horace Desmoulins eut une fille, aujourd'hui madame Boom, héritière des reliques d'Horace à Haïti, et qui possède, parmi les souvenirs de son père, les cuillers marquées C. D., la timbale de Camille et autres objets : 1° Un diplôme daté du 16 (ou 10) novembre 1816, donné et signé par Charles-Philippe de France, Monsieur, comte d'Artois, colonel général des gardes nationales, autorisant Horace-Camille Desmoulins, avocat, caporal des grenadiers de la garde nationale, à porter la médaille du Lys. La médaille du Lys ! Étrange retour des choses d'ici-bas, et qu'eût dit Camille s'il eût pu voir une telle décoration sur la poitrine de son fils ? 2° Un diplôme de bachelier en droit du même Horace-Camille Desmoulins, au nom de Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie et protecteur de la Confédération du Rhin. — Paris, 24 août 1813. Signé : Louis de Fontanes, grand maître de l'Université. 3° Un diplôme de Royal Arch. Mason Eagle Chapter, n° 54, à New York (5 avril 1824). 4° L'acte de décès de Horace-Camille Desmoulins. Horace, arrivé à Haïti en 1817, mourut à l'âge du sans-culotte Jésus, comme son père ; il avait trente-trois ans, et l'acte de décès nous donne la date de cette mort : le 29 juin 1825[14]. Il était dans la destinée de la pauvre madame Duplessis de survivre même à cet enfant. Elle demeura donc comme un de ces témoins des autres âges qui parlent éloquemment du passé aux petits-neveux étonnés. Dans son modeste appartement de la rue de Sorbonne, oubliée, silencieuse, recherchant l'ombre, n'entr'ouvrant sa porte qu'à de rares amis, elle parlait tout bas de choses évanouies et de grands noms disparus. Elle racontait ces romanesques souvenirs, à la fois attristés et glorieux : le 14 juillet, le 20 juin, le 10 août, et les sombres tragédies des 13 et 24 germinal, la mort de Camille et de Lucile. Vivant là, parmi les reliques de son passé, madame Duplessis feuilletait parfois, avec sa fille Adèle, les manuscrits tout brûlants encore des numéros inédits du Vieux Cordelier ou les carnets de jeune fille de la pauvre Lucile. Ou bien elle regardait les portraits de ses enfants. Elle était là, semblable à la Rachel antique, moins bruyante, mais frappée aussi profondément qu'elle, et ne voulant, comme elle, ni consolation ni pitié. C'est à cette femme pourtant que l'histoire devra d'avoir pu rétablir dans sa vérité la physionomie troublée, ondoyante mais sympathique de Camille Desmoulins. C'est elle qui aura conservé et transmis la tradition de cette existence tourmentée et dramatique. C'est elle qui aura plaidé, si je puis dire, devant l'avenir, la cause de ses enfants. Aussi bien, à côté des deux figures jeunes et souriantes de Camille et de Lucile, l'histoire a-t-elle conservé une place pour le visage attristé, sérieux et grave de cette aïeule en cheveux blancs qui survit à tous les siens, qui dure plus que les éblouissements de la popularité, plus que les clameurs de la haine, et qui est là, debout après la Terreur, comme le pardon, comme l'oubli, comme la consolation, comme l'apaisement et comme la vérité. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Notes de Courtois (de l'Aube).
[2] Voyez le récit de la mort de Camille par Beffroy de Reigny (le cousin Jacques). L'auteur s'étonne d'abord que Camille, qui avait eu pistolets et poignards pour exciter le peuple à l'insurrection, n'en ait pas trouvé pour se défendre au moment de son arrestation ou pour faire sauter la cervelle des juges du tribunal révolutionnaire. Mais après de longs commentaires, il ajoute : Camille avait fait des efforts incroyables pour s'arracher des mains des exécrables, qui ont été les plus bas valets des despotes ; de sorte qu'en allant à l'échafaud, il était absolument nu jusqu'à la ceinture, parce que sa chemise était en lambeaux.
Je le vis traverser l'espace du Palais à la place du Sang, ayant un air effaré, parlant à ses voisins avec beaucoup d'agitation, et portant sur son visage le rire convulsif d'un homme qui n'a plus la tête à lui.
Ainsi finit, à trente-quatre ans, Benoit-Camille Desmoulins, dupe et victime du vertige du dix-huitième siècle, etc. (Dictionnaire néologique des hommes et des choses, par le cousin Jacques. Paris, an VIII, t. II, p. 480.)
[3] Arnault dans ses Souvenirs est sévère pour Hérault. Dans les fragments d'André Chénier, on a retrouvé aussi des lignes mordantes qui, nous dit le parent et l'éditeur d'André, M. Gabriel de Chénier, visent Hérault de Séchelles. Au tome III de l'édition des Œuvres poétiques d'André de Chénier (Iambes, XI, page 291, édit. A. Lemerre, 1874), je lis ce qui suit :
Mais quel est ce grand brun (décrit en quatre, six ou au plus huit vers) ? Ne l'ai-je pas connu jadis le dos couvert de longs cheveux dont il poudrait les fauteuils de damas, et ricanant et ne disant rien et ambitionnant le nom d'homme d'esprit, etc. ? Et vraiment c'est H... C'est lui-même réputé Cicéron chez toute la basoche,
Et bel esprit chez les c...ins !
L'iambe d'André, vengeur lorsqu'il parle des Suisses de Collot d'Herbois, devient diffamateur lorsqu'il attaque Hérault de Séchelles. Ce n'est plus Archiloque, c'est quelque Zoïle. Ce qu'on peut dire, c'est qu'André n'a point connu, c'est qu'il a méconnu Hérault. Et lui aussi le beau Séchelles en mourant pouvait dire, comme quelques mois plus tard l'infortuné Chénier : J'avais pourtant quelque chose là !
Ajoutons un détail bizarre et dramatique. Le jour même où Hérault de Séchelles était exécuté, le théâtre de l'Opéra national représentait une sans-culottide en 5 actes, la Réunion du 10 août, ou l'Inauguration de la République française, et l'on y voyait Hérault brillant les emblèmes do la royauté. Ainsi, quelques heures après l'exécution du véritable Hérault, un comédien faisait son entrée sur la scène, grimé peut-être d'après le portrait d'Hérault de Séchelles par Laneuville.
[4] Notes de Courtois (de l'Aube).
[5] L'épigramme suivante courut Paris après le supplice des Dantonistes (Voyez Mémorial de la Révolution française, par P.-C. Lecomte) :
Lorsqu'arrivés au bord du Phlégéton,
Camille Desmoulins, d'Églantine et Danton
Payèrent pour passer ce fleuve redoutable,
Le nautonier Caron, citoyen équitable,
A nos trois passagers voulut remettre en mains
L'excédant de la taxe imposée aux humains :
Garde, lui dit Danton, la
somme tout entière !
Je paye pour Couthon, Saint-Just et Robespierre.
[6] Voyez les Mémoires de madame Roland sur la prison de Sainte-Pélagie, et les Essais de Beaulieu montrant comment on allait au café à la Conciergerie où, — quel étonnement ! — il régnait, dit-il, une assez grande gaieté.
[7] On lira avec intérêt, à propos des Dantonistes et du lendemain de leur mort, le Rapport fait à la Société des Amis de la Liberté et de l'Égalité, séante aux Jacobins, rue Honoré, à Paris, sur les conspirations d'Hébert, Ronsin, Vincent et leurs complices ; de Fabre d'Églantines (sic), Chabot, Delaunay d'Angers, Bazire, Danton, Lacroix, Hérault, Camille Desmoulins, Philippeaux, Westerman, et leurs complices, par Dumas, président du tribunal révolutionnaire, l'un des membres de la Société. Séance du 23 germinal (la veille de l'exécution de Lucile). Le rapport met sur la même ligne les enragés et les indulgents.
Des brigands, dit Dumas, usurpateurs de quelque confiance, ont trahi la cause du peuple. La surveillance du gouvernement les a suivis jusqu'aux portes du tombeau qu'ils creusoient à la liberté, et la justice nationale les a précipités dans le néant. Ils ne sont plus, et bientôt nous dirons de leurs complices : Ils ont vécu !
A propos des Dantonistes, il les signale comme les protégés et émules de l'immoral Mirabeau, esclaves orgueilleux de d'Orléans, qui n'ont attaqué que le Roi et jamais la royauté. Il les présente comme chargés des dépouilles de la Belgique et rêvant un nouveau Cromwell. Quelle rhétorique ! Vous vendiez, leur dit-il, à vil prix la fortune publique aux ennemis. Toujours le système qui consiste à confondre avec les partisans de la clémence les falsificateurs de décrets.
(La société a arrêté l'impression du présent discours, la distribution à ses membres et à ceux des tribunes, et aux sociétés affiliées. — Signé : VEAU, député, président ; MAILLARD, vice-président ; LEQUINIO, député ; VOIRON, LASSIS, LECLERC et POIDEVIN, secrétaires.)
[8] Mémoires d'un détenu, p. 66.
[9] Avant de quitter le Luxembourg, dit M. Émile Campardon, Camille avait écrit à sa femme une touchante lettre... En arrivant à la Conciergerie, il la remit au citoyen Grossé-Beaurepaire, qui s'y trouvait détenu, en le chargeant de la faire passer à sa femme. Mais madame Desmoulins suivit bientôt son mari à l'échafaud, et cette lettre ne lui parvint jamais. Grossé-Beaurepaire la transmit à Jules Paré, ancien ministre de l'intérieur, ami de Danton et de Camille, qui en est resté possesseur. (Le Tribunal révolutionnaire, t. II, p. 254.) La lettre autographe appartient aujourd'hui à M. le marquis de l'Aigle.
[10] M. Ed. Fleury pense que ces paroles sont apocryphes, parce qu'elles ne sont point dans le caractère de Lucile, qui fut simple, digne, touchante et modeste. L'enthousiasme n'exclut cependant point la dignité, et nous avons vu, par les extraits de son cahier de jeune fille, que Lucile était à la fois exaltée et charmante.
[11] Le 24, dit un contemporain, voit périr plusieurs personnes, parmi lesquelles sont les femmes de Camille Desmoulins et d'Hébert. La premier fit beaucoup de sensation sur le public, tant par sa beauté que par sa contenance. Un seul homme eut le courage d'insulter Lucile morte, ce fut ce misérable Guffroy, l'auteur du Rougyff ou le Frankenvedette, un journal de sang et de boue, celui que Camille avait eu la faiblesse d'appeler notre cher Rougyff, et qui écrivait (n° 107) : Les veuves Hébert et Desmoulins jasaient avec un calme apparent ; mais l'œil observateur y remarquait bien plus l'effet d'un sot orgueil d'avoir joué un rôle dans la Révolution ! Et cet homme parle de la morgue des femmes devant l'échafaud !
(Mémorial de P. C. Lecomte, t. I, p. 276.)
[12] Inédit.
[13] Jules Quicherat, Histoire de Sainte-Barbe, t. III, p. 32, passage cité par M. E. Campardon. Nous possédons, parmi nos autographes, cette lettre de madame Duplessis adressée à M. de Lanneau
MONSIEUR,
Jusqu'à ce jour une maladie,
que j'ai crue sans cesse près de finir et qui dure encore, m'a privée d'aller
vous offrir le tribut de reconnaissance que je vous dois. Croyez, je vous en
supplie, Monsieur, que je regarde un tel empêchement comme un nouveau malheur
ajouté à mes infortunes ; il me tarde de vous exprimer de vive voix
l'impatience et la peine qu'il m'aura causées ; je destine à ce devoir les
premiers pas de ma convalescence. Mais en attendant que je m'en acquitte,
agréez ici l'hommage des sentiments les plus dignes de vous être offerts.
J'irai vous le renouveler bientôt, je l'espère, accompagnée du fils de Camille.
Veuillez, Monsieur, continuer à ce jeune Horace les bontés du véritable Mécène
qu'il trouve en vous ; et recevez en cette occasion avec indulgence le salut de
la gratitude unie à la plus haute considération.
Veuve
DUPLESSIS.
Au Bourg-Égalité, ce 4 nivôse an XII.
Une fiche anonyme piquée à l'autographe contient cette note bonne à recueillir d'un professeur du petit Horace :
J'ai connu cet enfant, jeune élève à l'institution Sainte-Barbe, de M. Lanneau, et j'ai été son professeur. Il était fort aimable et fort intéressant. Je n'en ai jamais entendu parler depuis, et, s'il existe, on peut dire qu'il n'a pas fait tant de bruit que son père.
[14] Nous devons la communication de ces renseignements à un homme distingué et obligeant M. le docteur Bretonces (d'Haïti).