CAMILLE DESMOULINS

 

CHAPITRE TROISIÈME. — LES JOURNÉES HEUREUSES.

 

 

I

LORSQUE Desmoulins écrivait à son père pour lui expliquer l'état tourmenté de son âme, il y avait une cause à ses hésitations et à ses énervements : Camille souffrait. Un amour malheureux le rendait attristé, mécontent de lui-même et de la vie. Il avait rencontré sur son chemin une femme, et peu à peu, mais d'une affection profonde, il s'était donné à elle avec une tendresse absolue. Lucile Duplessis — elle écrivait souvent son nom Lucille — devait être, avec la liberté, la passion suprême de l'existence de Camille, et, tant le sentiment est puissant même sur le jugement de l'histoire, — c'est à la séduisante image de Lucile que cet homme doit une partie de la sympathie que lui a gardée l'avenir. On dirait que la postérité aime à son tour ceux qui, vivants, ont su se faire aimer.

Le roman de Camille Desmoulins tient, dans la mémoire souvent si courte des hommes, plus de place que son histoire.

Ce roman fut long et traversé par les obstacles. Cette enfant (Lucile avait dix-huit ans), qu'il avait vue grandir, Camille l'aimait d'une passion irrésistible. Comment son amour était-il venu ? Comment, un jour, avait-il aperçu une femme dans celle qu'il regardait comme un enfant ? On sait quels progrès soudains se font parfois chez les jeunes filles : la chrysalide devient tout à coup papillon, étend ses ailes, bruit et charme. Il y a de ces transformations qui ressemblent à des métamorphoses. Évidemment, Camille se sentit, un jour, tout troublé et tout surpris par le regard de Lucile, par ce front de seize ans tout ombragé de cheveux blonds. Il l'aima. La Biographie de Leipzig, dont j'ai souvent relevé les mensonges, prétend que Camille, lié avec le duc d'Orléans, allait souvent à Mousseaux (Monceaux), et qu'il voulait épouser Paméla, l'élève de madame de Genlis[1]. Je n'en crois rien. Ce qui est sûr c'est que Camille s'était senti attiré un moment par la grâce de sa cousine, Mlle Flore Godart (de Wiège), qui épousa plus tard M. Tarrieux du Tailland. Il la rechercha peut-être : et l'on veut que sa cousine se soit trouvée sur le passage de la charrette pour envoyer à Camille, d'un œil attendri, un dernier adieu. Il est certain aussi qu'il éprouva quelque penchant pour une jeune fille de Compiègne, à laquelle, par l'intermédiaire d'un abbé, il écrivait, du collège Louis-le-Grand qu'il semble avoir habité quelque temps après qu'il eut pris ses grades :

à Paris ce 29 Juillet 1783.

Mademoiselle,

Me pardonnerez-vous d'avoir négligé de vous voir lorsque je repassai l'année dernière par Compiègne ? je suis inexcusable, mais cette faute serait à moitié pardonnée si vous scaviez combien je me la suis reprochée ; souvent j'ai présent à l'esprit ce soir où à mon retour je vous vis chez Madame Maurice ; si je ne suis pas effacé de votre souvenir, vous pouvez vous rappeler combien j'avais la contenance gênée, les regards de toute la famille m'embarrassaient, j'avais mille choses à vous dire et je ne pouvais pas même les exprimer par mes regards qui étaient épiés de tous côtés ; auprès de vous on devrait se croire assis sur des roses et moi je ne sentais que des épines ; du moins si j'avais eu les yeux libres, mais lorsqu'ils se tournaient d'eux-mêmes vers vous, j'étais forcé de les rappeler par bienséance et par délicatesse. Heureusement, je n'avais pas besoin de vous fixer pour conserver votre image : je l'avais eue sans cesse devant les yeux pendant les vacances, et elle m'a suivie à Paris où elle a reçu tous les jours mon fidelle hommage ; la plupart des vers que j'ai faits cette année, c'est à vous que je les dois ; c'est vous qui me les avez inspirés. Il semble qu'en ce moment par reconnaissance je devrais vous en adresser quelques-uns ; mais le cher abbé qui vous remettra cette lettre et qui connaît toutes mes occupations doit vous dire que j'ai entrepris un ouvrage de longue haleine, indépendamment de mes autres occupations ; ce travail ne me permet pas de vous adresser une épître, et vous n'aurez de moi qu'une lettre pour cette fois. Ne pas vous adresser quelques vers

à vous que je n'ai vu qu'un jour

mais à qui je songe sans cesse

vous dont la vue enchanteresse

des plaisirs que donne l'amour

m'a fait sentir la douce ivresse,

c'est un reproche de plus que j'ai à nie faire, mais tous ces torts que j'ai vis à vis de vous, si j'étais assez heureux pour avoir avec vous un entretien particulier et pour pouvoir vous découvrir les sentiments de mon cœur, je crois que vous me les pardonneriez. Je compte passer à Compiègne vers le 7 7bre. Je me désole déjà en pensant que mon cher Maurice sera alors à son séminaire. Comment vous voir, vous entretenir, moi qui suis déjà si timide auprès de la beauté ! combien de fois j'ai souhaité que Compiègne ne fût qu'à 5 ou 6 lieues de Paris, de temps en temps nous serions montés à cheval nous deux Maurice, et vous savez bien qui nous serions allé saluer à Compiègne. Du moins nous nous sommes entretenus bien souvent d'elle, il peut vous dire que quand j'étais avec lui je ne pouvais parler d'autre chose. Quelquefois, me voyant revenir d'une promenade publique, le rendez-vous de toutes les beautés de la Capitale, il me demandait si j'étais content, moi sans penser alors à vous faire un compliment, ma réponse était presque toujours : il faut pourtant avouer que je n'en ai point vue comme Babet ; permettez, mademoiselle, que je vous donne ce nom, si j'en connaissais un plus tendre, je vous le donnerais, mais depuis que je scais que c'est le votre ; je n'en connais point qui inspire davantage la tendresse.

J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect,

Mademoiselle

votre très humble

et très obéissant serviteur

DESMOULINS[2].

 

Mais, ce n'était là qu'amusettes : le grand, l'unique amour de Camille Desmoulins fut celui qu'il conçut pour Lucile.

C'était au Luxembourg qu'il l'avait rencontrée, dans les allées du jardin, à l'ombre de ce palais de Marie de Médicis, qui deviendra plus tard, — ironie des rapprochements 1 la prison de Camille. Lui, étudiant affamé de gloire ; elle, enfant, tout ignorante de la vie, ils s'étaient vus et connus sous l'œil de madame Duplessis, la mère. Sans nul doute, une certaine sympathie était née dans l'esprit de madame Duplessis pour ce jeune homme ardent, confiant ses rêves à tout venant, et que la Révolution, depuis juillet 1789, avait fait célèbre. Desmoulins était connu de madame Duplessis ; il l'avait rencontrée avec sa fille bien avant la prise de la Bastille, mais la vive lumière projetée depuis sur le front du jeune écrivain n'avait pas dei lui nuire auprès de la mère. Il y avait, dans l'aventure du Palais-Royal, dans cette distribution de feuilles vertes, couleur d'espérance, un reflet romanesque bien fait pour séduire une femme. Quant à Lucile, nul doute qu'elle ne se soit sentie conquise, moins par le charme cependant très grand de Camille, que par cette renommée soudaine venant illuminer son nom.

Lucile était une âme exaltée, et, à cette heure, légèrement souffrante, de ces souffrances vagues, mal définies, qui n'ont rien de réel, mais qui nous tourmentent en s'enracinant au profond de nous-mêmes. Mélancolies et inquiétudes de la jeunesse, défiance de soi-même et haine instinctive d'un monde qui attire par ses séductions et repousse par ses hideurs ; le siècle tout entier devait ressentir plus tard ce mal que quelques cœurs d'élite éprouvaient alors. Rousseau, le maladif Rousseau, l'esprit le plus faux et le plus trompeur, avait déjà répandu cette tristesse intérieure et cc mécontentement sans cause qui seront, quelques années après, le mal de René. Cet homme, qui n'éprouvait peut-être pas les douleurs qu'il faisait ressentir à d'autres, avait eu déjà une action profonde. Lucite Duplessis était une de ses victimes.

Au physique, petite plutôt que grande, gracieuse, de jolis cheveux blonds encadrant un visage souriant, quasi enfantin, une jeune fille de Greuze, Lucile ne semblait pas tourmentée de la sourde inquiétude que trahissent les pages arrachées à son journal de jeune fille. Le croquis que fera plus tard, d'après Lucile, celui qui sera un jour le maréchal Brune, ne peut donner une idée de l'irrésistible grâce de cette femme qui fut une héroïque enfant. Nous n'avons recueilli ce souvenir que parce qu'il constituait, à un double titre, un document historique. Mais Lucile avait un tout autre charme et une autre séduction. Un homme qui nous honora de son amitié, et qui avait assisté aux plus terribles journées de la Révolution, au 20 juin, au i o août, le vénérable Moreau de Jonnès (de l'Institut), dont j'ai déjà invoqué plus haut le témoignage, me rappelait une séance du club des Cordeliers, où il vit entrer, un soir, tout souriants, tout jeunes, tout rayonnants d'amour heureux, Camille et Lucile Desmoulins. Et en trois mots il décrivait Lucile : C'était une adorable petite blonde.

Avait-elle aimé Camille dès que le jeune homme l'adora ? Non, mais il était venu à l'heure dite, au moment où la jeune fille ressentait ce besoin d'aimer surexcité encore, j'imagine, par l'atmosphère de salpêtre, qu'on respirait alors.

Camille, s'il faut en croire le témoignage de ses ennemis, n'était pas beau :

Il avait, dit un écrivain qui diffame volontiers au physique comme au moral, le teint bilieux, comme Robespierre, l'œil dur et sinistre, et qui tenait plus de l'orfraie que de l'aigle. Je l'ai revu bien des fois, et il ne m'a pas semblé plus beau. Il y en a, je le sais, qui ont voulu faire de lui un joli garçon ; mais ce sont des flatteurs, ou bien ils ne l'ont jamais vu[3].

Quelques lignes trouvées sur la garde d'un livre de la bibliothèque de Sainte-Beuve, et attribuées au père de l'illustre critique[4], disent bien aussi que Desmoulins avait un extérieur désagréable. — Je ne suis point joli garçon, tant s'en faut, écrira Camille lui-même dans sa Lettre à Arthur Dillon.

A ce témoignage de deux hommes, opposons celui d'une femme : Il était laid, dit en parlant de Camille l'auteur d'une très curieuse brochure sur la famille Sainte-Amaranthe, il était laid, mais de cette laideur spirituelle et qui plaît. La bouche, en effet, est sarcastique, les commissures des lèvres relevées ou tendues comme un arc prêt à lancer une flèche, le sourire est narquois, non point pensif comme celui d'Érasme, mais railleur comme celui de Sterne, ou plutôt voltairien. Il y a sur cette face quelque chose de démoniaque, l'esprit d'enfer, cette beauté du diable de l'homme. Le front est beau, large, bien modelé, les yeux pétillent, noirs et ardents. Tel est Camille dans la plupart des portraits connus, notamment dans celui que Boze exécuta à la Conciergerie, et dans la miniature que nous possédons, et qui a servi de modèle à la gravure mise en tête du présent volume[5].

Ainsi donc, Camille, spirituel et capable de plaire, pouvait être aimé de Lucile. Lucile était quelque peu romanesque. Elle aimait la solitude. Cette enfant de seize ou dix-huit ans recherchait volontiers, et avec une amère volupté, dans ce grand Paris, non point la foule, mais sa propre pensée, son propre rêve. Elle n'avait d'autre confident que le cahier de papier rugueux et aujourd'hui jauni où elle jetait ses pensées, la nuit, dans sa petite chambre de jeune fille, lorsqu'elle était seule, et que ni son père ni sa mère, ni sa sœur Adèle, celle que Robespierre voulut épouser, n'étaient Pa. Je me figure la voir, tremblante d'être surprise, écrivant dans son lit, sur ses genoux repliés sous les draps, tandis que la lumière vacille à côté d'elle : elle écoute, inquiète d'être interrompue, et, avec cette volupté profonde qu'on éprouve à se livrer soi-même à soi-même, à s'étudier, à confier ses soupirs à un feuillet comme on jetterait ses soupirs au vent, elle écrit quelque pages rapides où l'indiscrète histoire ira chercher, plus de quatre-vingts ans après, le secret de ses pensées de jeune fille.

Un rêve qu'elle a, un jour d'orage, lui inspire cette page étrange :

Un soir d'été accablée de chaleur je me trouvais dans le bosquet à la maison, je ne pouvais pas me soutenir. je me serais laissée aller si chaquarbre ne mavait servi dappui. jarrivai donc à mon piano. il faisait nuit. tout à fait nuit. je cherchai en tatonnant mon clavier. voyons me dis-je il faut que je touche un air bien gai. javais beau faire aller mes doigts bien vite, mon piano ne rendait que des sons étouffés et plaintifs. des coups éloignés de tonnerre augmentais encore les sons lugubres que je faisais sortir de mes doigts. de tems en tems le ciel était en feu, enfin accablée de someil je m'endormis et mes doigts étaient toujours sur le piano. Je dormis longtemp je fesais des songes délicieux, je rêvais que je voyais une pluie de fleurs sous mes pieds, je vis un nuage se former. Je me sentis soulever. enfin ce nuage m'enleva bien haut, mais bien plus haut que l'imagination peut se former. Je me trouvais bien heureuse couchée sur un nuage, ah quel plaisir 1 alors je vis le séjour de l'éternel, il n'y avait point ce que l'on m'avait dit que l'on voyait, de l'or, des rubis, des démons, il n'y avait rien de tout ce que l'homme désire tant sur la terre et qu'il espère trouver un jour dans le ciel, je vis un miroir, je nomme ainsi ce que j'ai vu car on ne mena (sic) point appris le nom, je vis un miroir il était blanc, d'un bleud celeste il représentait des choses que je ne puis dire puisqu'elles sont absolument étrangères à tout ce que nous voyons, mais j'étais heureuse en contemplant ce qui se présentait à mes yeux, j'approchai, je touchai ce miroir, je sentis une sensation que je n'avais jamais éprouvée, mon âme semblait s'exaler, je croyais que jalais en être séparée, oh moment délicieux plein de jouissance que vous avez peu duré, je me suis réveillée quand j'étais si heureuse, au bleu du nuage, je me trouve la tête sur le piano et la pluie et le tonnerre allaient toujours leur train.

6 juillet 188 (sic)[6].

 

Elle aime la solitude, ai-je dit. Comme Rousseau, elle a horreur des hommes. A dix-sept ans ! Elle n'aime le Luxembourg que lorsqu'il est désert, durant la semaine ou le soir, quand la nuit tombe :

Il y aura des dames tous les dimanches, écrit-elle, et je ne pourrai plus venir rêver dans ces bosquets. Ils ne seront plus solitaires. Je fuirai cette joie bruillante (sic), souvent contraire aux situations où se trouve le cœur. Je sens que je suis née pour vivre loin des hommes. Hélas I plus je les examine, plus je cherche à les connaître, plus je vois qu'il faut les fuir. Point de franchise, point de cordialité parmi eux... Je vis comme une bête, je n'existe plus... Je n'ai plus que la vie (matérielle ?). Hier au soir j'avais peur de me trouver mal. Je suis dans mon lit. Une lumière et un éteignoir sont sur mon lit. Je l'éteins si j'entends du bruit[7].

Il y a là une souffrance évidemment, et cuisante. Certaines âmes sont aussi endolories et froissées par les appréhensions de la vie que d'autres par la vie elle-même. Cette vie a ses affres aussi, comme la mort. Lucile hait les hommes. Pourquoi ? Sans doute parce qu'elle n'aime pas un homme.

Je n'aime point, moi, dit-elle avec une sorte d'effroi. Quand est-ce donc que j'aimerai ? On dit qu'il faut que tout le monde aime. Est-ce donc quand j'aurai quatre-vingts ans que j'aimerai ? Je suis de marbre. Ah ! la singulière chose que la vie ![8]

Je suis de marbre ! Pauvre enfant qui se désole de ne point aimer à l'heure où elle ne sait rien autre chose qu'être aimée, adorée par son père, par cette sœur affectueuse, par sa mère qui la gale, comme on dit volontiers aujourd'hui ! Elle se console avec la nature, les arbres, le tilleul majestueux que Lucile vient souvent visiter dans la soirée lorsque, cherchant un doux repos, elle vient à la fraîcheur de l'ombrage attendre la nuit qui s'approche. Douleurs imaginaires, souffrances que j'appellerai volontiers littéraires, et qu'ont ressenties tous ceux-là qui ont beaucoup lu avant de beaucoup voir. Mais souffrances réelles, souffrances profondes, et qui s'exhalent, pour Lucile, tantôt en malédictions misanthropiques, tantôt en prières.

Et n'est-ce pas la plus ardente, la plus étrange, la plus inattendue des prières que cette sorte de méditation écrite par Lucile, sur son lit encore et à la lueur d'une bougie, ainsi qu'elle le dit elle-même, le 6 juin 1789, à sept heures du soir ? Elle appelle cette page sa Prière à Dieu. Les élans de foi d'une femme qui a lu Pascal s'y mêlent à un certain doute, à celui d'un esprit qui a étudié Fontenelle :

PRIÈRE À DIEU

Être des êtres, être indéfinissable ! toi que toute la terre adore. Toi ma seule consolation. Dieu puissant, reçois l'offrande d'un cœur qui n'aime que toi ; éclaire mon âme ; apprends-moi à te connaître. Hélas ! quel mortel a ce bonheur ? Apprends-moi à connaître l'erreur, que je ne tombe pas dans l'abîme affreux qui l'environne. Ô mon Dieu ! pourquoi abandonnes-tu tes créatures ? Regarde-les d'un œil favorable. Hélas ! que puis-je faire, moi, faible mortelle ? Entends-tu ma voix dans l'immensité que tu occupes ? Pénètre-t-elle jusqu'à toi ?... Pardonne ce doute ; c'est le seul qui sortira de mon cœur. Être céleste, éclaire mon esprit !

Je hais le monde... Est-ce un mal ?... Pourquoi souffres-tu qu'il soit si méchant ? Peux-tu laisser ton plus bel ouvrage imparfait ? Ô mon Dieu ! quand volerai-je dans ton sein ? Quand pourrai-je lever une humble paupière sur toi ? Quand pourrai-je en contemplant ta gloire, me prosterner à tes pieds, les arroser de mes larmes et te demander le pardon que tu m'auras déjà accordé ? Remplie de toi, sans cesse je pense à toi.

Es-tu un esprit ? es-tu une flamme ? Ah ! qu'elle paroisse cette flamme et me consume 1 Viens avec moi ; ne me quitte plus... Vois, mon esprit s'égare... Sais-je ce que je suis ? Mon Dieu, je ne connais pas quel ressort me fait agir. Est-ce une partie de toi ? Oh non, je serais parfaite. Tous les jours je demande qui tu es. Tout le monde me le dit et personne ne le sait... Qu'est-ce que le soleil ? C'est du feu. Hélas ! je le sais bien, mais qu'est-ce que le feu ? On n'en sait rien. Je t'adore sans te comprendre ; je te prie sans te connaître, tu es dans mon cœur, je te sens et ne puis te deviner. Tu es le secret de la nature, et c'est un secret qu'on ne pourra découvrir.

A toi je puis parler. Tu es au-dessus de ce que l'homme appelle offense. Ce mot pour toi n'est rien. On ne peut point t'offenser. Ouvre les yeux de l'univers. Mon Dieu ! nous sommes tous aveugles. Fais-nous voir ce jour pur qui t'environne. Fais encore un miracle. Fais-toi connaître. Mais non, c'est en vain que je t'implore. Je ne suis pas digne de tes bienfaits. Il nous faudra donc ramper éternellement !

Ce bonheur que l'on cherche, où le trouver ? L'homme s'éblouit. Alors, quand il s'oublie, il croit être heureux. Non, il n'y a point de bonheur sur la terre. En vain nous courons après ; ce n'est qu'une chimère.

Quand le monde n'existera plus... Mais pourra-t-il s'anéantir ?... On dit qu'il n'y aura plus rien... rien... Quel tableau !

Quoi ! rien ?... rien du tout... Je m'y perds. Le soleil perdra donc sa clarté ; il ne luira plus ! Que deviendra-t-il ? Comment fera-t-il pour n'être rien ?

Mon Dieu ! ta puissance est bien grande ; c'est à toi qu'il faut tout abandonner. Il faut donc t'aimer, te servir, et se taire[9].

 

Je parlais de Fontenelle. Eh bien, non, ces accents n'ont, en somme, rien qui sente le dix-huitième siècle. Ce sont là comme les cris altérés de foi, d'amour, de divine extase des prières des solitaires, ou plutôt ce sont les exaltations des heures de catéchisme, les fièvres habituelles aux communiantes : un pas encore et une telle âme, apeurée par le monde, déjà repliée sur elle-même, au seuil de la vie, comme une sensitive, un pas, un seul, et elle réclamera le cloître. Le rien de la jeune fille du dix-huitième siècle pourrait bien se fondre dans une de ces passions à la sainte Thérèse, où la terreur de l'amour humain fait jaillir comme un torrent d'amour divin.

Mais non ; pour Lucile, cette phase de doute et de religiosité mêlés durera peu. Elle est femme et femme de son temps. Elle va aimer. Ces extatiques réflexions feront bientôt place à des pensées plus humbles, mais dont l'objet sera plus rapproché. Toutes les pages du journal de Lucile n'auront pas d'ailleurs l'éloquence de cette Prière à Dieu, qui fait songer encore, si l'on veut, à un fragment d'Young, ce livre que plus tard Camille emportera avec lui dans sa prison. Lucile se rapprochera davantage de l'esprit même de son temps, de ce temps épris du naturalisme, d'une sorte de sentimentalité florale, de sensibilité botanique, s'il est permis d'ainsi parler. Chacun, à cette heure, pense plus ou moins à la pervenche de Rousseau. Chacun veut avoir sa pervenche. Robespierre respirera des fleurs en se rendant au Comité de sûreté générale. Plus d'un condamné montera à l'échafaud avec une rose entre les lèvres. Ce temps d'orage moral n'empêche pas les lilas de fleurir.

La violette de Lucile Desmoulins, cette violette dont elle raconte le martyre dans la page qui suit, nous ramène du moins dans ce dix-huitième siècle, plein d'églogues factices, dont la Prière à Dieu nous avait éloignés.

C'est Lucile encore qui parle :

LA VIOLETTE

Étant allée me promener le premier jour de printemps, je descendis dans un vallon rempli de saules qui n'étoient pas encore verts, hélas ! Je détournai mes yeux de ces tristes arbres dépouillés de leurs feuilles, et ne m'occupai qu'à chercher dans l'herbe naissante la première fleur de la plus belle saison. Je marchai longtemps pour rien trouver ; cependant, de si loin que ma vue pouvait s'étendre, j'aperçus une violette ! une seule violette ! Oh ! qu'elle étoit belle ! Je vole aussitôt, et vais pour la cueillir, mais quelle fut ma surprise ! Cette humble fleur s'agita et sembloit vouloir se retirer de dessous mes doigts ! Craignant de me tromper, j'avançai la main. Alors une voix aussi douce que son parfum se fit entendre. Que fais-tu, Lucile, me dit-elle, pourquoi m'arracher ? Hélas ! laisse-moi vivre encore, personne ici ne me foule sous ses pieds, dans peu tu en trouveras mille plus belles que moi ; dans un bouquet je serai confondue, et je n'en augmenterai pas le volume ; je t'en conjure, laisse-moi finir mes jours ici. Attendrie d'un si touchant langage : Ne crains rien, lui dis-je, aimable fleur ; non, je ne serai jamais assez cruelle pour te détruire, laisse-moi seulement te respirer. Alors elle souleva sa tête odorante, et ses feuilles s'entrouvrirent... Émue jusqu'aux larmes, j'en laissai tomber une dans son calice. Elle me dit : Tes larmes raniment mes forces ; je vivrai plus qu'une autre. — Eh bien, lui dis-je, je viendrai tous les jours, j'umecterai (sic), soir et matin, tes feuilles d'une eau douce et pure... — Oui, viens, nie dit-elle, mais viens toujours seule. Je le lui promis, et j'allai tous les jours la cultiver et respirer son caressant parfum. Hélas ! je ne verrai plus mon amie. Ma charmante violette, un soir... en vain je soutenois sa tige mourante, en vain pour la ranimer je lui jetai légèrement quelques gouttes d'eau ; sa dernière heure étoit venue... Je ne retournerai plus dans ce vallon, mais je penserai toujours à ma douce violette[10].

 

D'autres écrits de Lucile Desmoulins, des extraits de son petit cahier de jeune fille et de jeune femme, nous permettront d'ailleurs de pénétrer plus profondément dans cette âme. M. le baron de Girardot, ancien secrétaire général de la préfecture de Nantes, a conservé et confié à quelques curieux, un cahier d'extraits de poésies, de chansons, de quatrains, de pensées, ayant appartenu à Lucile. Précieux document, et d'un intérêt tout intime.

Ce petit cahier, — haut de douze centimètres et large de huit centimètres, cartonné de carton rouge, et contenant vingt-deux feuillets d'un papier solide, rugueux et jauni dont treize seulement sont couverts de l'écriture de Lucile, — ce cahier de jeune fille contient des vers composés en l'honneur de mademoiselle Duplessis, ou copiés par elle sur des recueils qui paraissaient alors. A la première page, le baron de Girardot, à qui ce document unique appartenait[11], a tracé cette indication :

Cahier écrit de la main de Lucile Duplessis, femme de Camille Desmoulins.

M'a été donné par la sœur de Lucile, en 1834, à Paris.

B. DE GIRARDOT.

 

Camille pourtant, pauvre avocat, dès 1787, ose aspirer à la main de cette enfant.

M. Duplessis fait à la première demande de Camille une réponse plus qu'évasive, donnant pour raison d'un refus : l'état incertain du jeune homme, l'avenir de Lucite, son extrême jeunesse, tout ce qu'on répond en pareil cas lorsqu'on tient à garder les convenances. Alors, Camille prend la plume et, en essayant de réfuter point par point les objections de M. Duplessis, répond cette longue lettre tout à fait capitale pour sa biographie et ignorée jusqu'en 1879[12].

MONSIEUR,

Je ne m'abuse pas et je suis forcé de convenir que votre lettre est digne d'un père et pleine de sagesse. Aux premiers moments de douleur que j'ai éprouvés succède le calme de la raison et je profite de ce calme pour me permettre quelques observations sur votre lettre, en vous la remettant sous les yeux.

Que ma probité ne vous effraye pas.

Les réflexions que Mme Duplessis m'a fait faire sur votre état incertain. Mon état incertain, n'est point incertain. Je suis avocat au Parlement de Paris et dans cette profession, ce qui rend l'état certain, ce n'est point d'être sur le tableau, c'est le talent et le travail. Je suis certain moralement d'être chargé de tous les appels des sentences de Guise, ce qui seul me composera un cabinet honnête et un revenu de 7 ou 8 000 livres au moins ; je ne puis croire qu'il y ait quelqu'un qui, après avoir lu le mémoire qu'on imprime de moi en ce moment, vous dise que mon état est incertain. Les lettres que j'ai de MM. Lorget et Linguet vous prouveroient, si vous les lisiez, que mon état n'est point incertain. Déjà j'ai un courant d'affaires qui ne peut que grossir et j'aurois gagné cent louis cette année, en supposant que je perde le procès qu'on va juger et dont le gain me vaudroit plus de deux mille écus.

Sur les événements futurs qui peuvent vous rappeler en province. J'ai fait vœu de stabilité dans le barreau de la capitale, ce vœu est exprimé clairement dans l'épître et le mémoire imprimés que vous avez de moi. Il n'y auroit eu qu'une seule chose qui auroit pu me détacher de Paris et me rendre supportable le séjour de la province, ce seroit si j'y avois rencontré Mlle Duplessis, par quels serments faut-il pie je me lie pour vous ôter cette crainte que je ne quitte Paris ? Je vois bien que vous ne savez pas combien j'aime mademoiselle votre fille, puisque vous supposez que je pourrois la contrister, en l'éloignant d'un père dont elle est si tendrement chérie.

Sur l'impossibilité où vous seriez de former une maison où ma fille pût trouver comme chez moi les douceurs et les agréments de la vie. Cette crainte paternelle a quelque chose de touchant qui m'eût fait me reprocher à moi-même ma recherche prématurée. Mais avez-vous donc cru que Mlle Duplessis me fût moins chère qu'à vous et que je voulusse d'un bonheur qui lui aurait coûté le sacrifice des agréments de la vie ? Quant à moi les douceurs et les agréments de la vie auraient été de vivre auprès d'elle et auprès de vous, et ces plaisirs m'auraient rendu insipides tous les autres. Il y a ici deux choses que je ne puis croire, l'une que, du premier moment que vous avez connu mes vues, cette crainte si naturelle à un père que sa fille ne soit moins heureuse ne vous ait pas alarmé ; l'autre, que votre réponse eût été celle que j'ai eu le plaisir d'entendre. Si vous aviez cru que le changement d'état de Mlle Duplessis la priverait des douceurs de la vie, ce n'était point auprès de moi qu'elle pouvait trouver ces douceurs. Je n'avais pas dissimulé mon peu de fortune, ni cherché à surprendre votre aveu en grossissant mes espérances, pour avoir la satisfaction de me rendre le témoignage que j'avais mis dans cette affaire toute la franchise et la délicatesse qui convient à ma profession ; j'ai affecté presque de décrier la fortune de mon père et j'y avois si bien réussi que vous m'avez dit alors : qu'aidé de votre fortune, je pourrois attendre qu'une affaire d'éclat m'eût tiré de l'obscurité. Vous m'avez dit cela en termes bien plus forts, car vos expressions ont été que n'étant plus forcé de courir après un écu, je pourrois me livrer sans distraction à des études qui me feroient connaître plus tard comme jurisconsulte si la gêne de ma prononciation était un obstacle insurmontable qui m'empêchât de réussir dans ma plaidoirie. Il est clair que voue ne vous flattiez pas alors que je pourrois former une maison à Mlle Duplessis. Cependant, cette enfant bien-aimée ne vous était pas moins chère en ce moment et vous ne pensiez sûrement pas qu'elle perdroit les douceurs de la vie, mais vous avez compris qu'il y avait manière de s'arranger pour qu'il ne lui coûtât aucun sacrifice jusqu'au temps qui n'est pas loin où mon état me rapporteroit 10 à 12 mille livres. Mlle Duplessis avait-elle donc besoin pendant quelques années d'une autre maison que la vôtre ? J'aurais même mieux aimé qu'elle continuât de vivre au milieu de vous et le changement de son état en même temps qu'il m'eût rendu le plus heureux de tous les hommes, n'eût fait qu'ajouter pour elle aux douceurs de la vie sans qu'il lui coûtât aucune privation.

Encor que la dot que je me propose de lui donner soit d'une certaine consistance, vous pouvez vous rappeler que lorsque vous avez touché cet article, j'ai gardé le silence. Certe que pour attendre que mon état fût pleinement fait je n'avais pas besoin de trouver une dot et que mon patrimoine me suffisait, c'est que, dans le moment actuel, ne pouvant compter que sur 3 ou 4 mille livres que j'obtiendrais dans l'année de mon travail ou de mon père et ces 4 mille livres jointes aux 3 ou 4 que vous donneriez à Mlle votre fille ne pouvant suffire à lui former une maison digne d'elle et de vous j'aimais mieux ne lui rien demander. Elle aurait mis dans la communauté mille qualités aimables ; moi, j'y aurais mis mon état et j'ose dire quelques talents. C'eût été un mariage sans dot comme les ouvriers, mais ceux de ce temps-là valaient bien ceux du nôtre, je n'ai jamais fait du mien une affaire, la seule dot que j'aurais demandé, c'était qu'on m'aimât, non pas autant que je fais cela est impossible, mais je m'assure que mademoiselle votre fille aurait été touchée de me voir uniquement occupé du soin d'acquitter envers elle la dette du bonheur que j'aurois contractée.

Me déterminent à vous engager à vaincre votre affection. Si ce n'était qu'une affection, on pourrait la vaincre, mais la plaie est plus profonde. Rappelez-vous, Monsieur, dans quel abattement je parus devant vous, mon état était devenu si violent que quoi que vous m'eussiez pu dire, il était impossible que ma douleur me serrât plus le cœur en sortant de chez vous que m'avait fait la crainte en y entrant. Voilà pourquoi encor qu'il dût m'en coûter à perdre une erreur si chère, je vous ai supplié d'arracher le bandeau et de déraciner mon espoir.

Au lieu de cela, combien ne l'avez-vous pas accru. Je ne sollicitais qu'une espérance éloignée et vous m'avez donné une espérance prochaine. La fortune, m'avez-vous dit, ne déterminerait point votre choix et vous ne faisiez point consister le bonheur dans la fortune : j'exerçais une profession honorable et qu'il n'était point même besoin de remplir avec un certain éclat pour vous paraître digne de vous appartenir ; il vous suffisait que votre fille fût aimée tendrement et constamment et qu'après elle votre gendre n'aimât que le travail. Qui n'eût cru à ma place que ce gendre c'était bien lui, vous avez fait plus ; vous m'avez invité à passer à votre campagne les fêtes et dimanches et vous m'avez permis, vous m'avez même averti de faire part à mon père de cet entretien.

En ce moment mon père vous a sans doute écrit et une partie de ma joie étoit de penser à celle qu'il ressent non pas de la dot — celle de ma mère qui est encore entière malgré nos malheurs parce qu'elle a toujours été sacrée à ses yeux, était plus considérable —, mais ce père qui m'aime avec tendresse est sans doute ravi, que j'aie enfin obtenu cette demoiselle Duplessis dont je lui parlais sans cesse depuis cinq ans, qu'il a voulu que je lui montrasse, lorsqu'il passa quelques jours à Paris il y a deux ans et qu'il eût dès lors demandée pour moi si la disproportion des fortunes lui eût permis de le faire avec bienséance. Dans ma lettre du 22 mars ce n'était plus de vaines conjectures et de promenades équivoques au Luxembourg que je l'entretenais, c'étoit des discours que m'avoit tenu un père de famille n'avois-je pas dei faire fond et me reposer entièrement sur sa réponse ?

Ce serait tromper votre franchise de vous faire des promesses en ce moment-ci, vu l'âge peu avancé de ma fille. Si vous ne faites que reculer le terme de mon bonheur, j'ai bien attendu cinq ans, je puis encore en attendre deux et plus, mais comme je fais surtout consister le bonheur dans cette pensée qu'on s'aime pour la vie, je vous supplie seulement de me dire si au bout de deux ans et lorsque mon cœur aura été consumé peut-être par ces attachements, il ne me faudra point renoncer à l'habitude si douce de l'aimer. Son âge n'était pas plus avancé, il y a quatre jours, quand vous me donniez des espérances si prochaines. Aussi cette raison que vous apportez n'est pas la véritable et vous-même ne me le déguisez pas.

Un point encore plus essentiel à vous observer, c'est que ce serait de ma part mettre une barrière aux partis qui, d'ici à deux ans, pourraient se présenter et vous faire perdre à vous-même des occasions qui pourraient remplir vos vues. Quant à ce qui me regarde dans cet article, de quelle occasion, de quelles vues pouvez-vous me parler ? Que puis-je avoir en vue, sinon d'être heureux, et je ne puis l'être, monsieur, qu'auprès de vous. Où trouver une famille que j'aime autant ? Je suis allé trop avant avec Mlle Duplessis, pour retourner jamais sur mes pas et si vous venez à me retirer l'espérance que vous m'avez fait concevoir vous aurez fait sans le vouloir le malheur de ma vie.

Je viens à la grande raison, que ce serait mettre de votre part une barrière aux partis qui peuvent se présenter d'ici à deux ans. Si, lorsque vous m'avez fait l'honneur de m'accorder un entretien, vous m'aviez dit cela, le tout aurait été fort clair et je n'avais rien à répondre. Mais, depuis vous m'avez déclaré que la fortune ne déciderait point votre choix pour mademoiselle votre fille, et que vous ne lui rechercheriez qu'un mari qui l'aimât avec tendresse ; vous voulez donc dire que, d'ici à deux ans ; il peut se présenter des personnes qui l'aiment mieux que moi. S'il est ainsi, qu'il s'en présente. Toutes l'aimeront sans doute positivement, mais plus éperdument que moi, cela sera difficile. Et j'aurai toujours cinq ans d'avance.

Avoir motivé votre lettre, c'était me dire assez que vous n'aviez pas changé à mon égard et que, si je parvenais à détruire les motifs que vous avez bien voulu me détailler, vous reprendriez vos premiers sentiments. Il me semble que j'ai répondu d'une manière satisfaisante aux objections de M. Duplessis ; je vous conjure donc de revenir à vos premières dispositions si favorables et de reprendre pour moi le cœur d'un père. Je souhaiterais bien que vous et Mme Duplessis voulussiez m'accorder un entretien. J'achèverais de lever tous vos doutes et je descendrais à des détails qui ne peuvent entrer dans une lettre : ne nie repoussez pas de votre sein et qu'il me soit permis de vous donner à tous deux des noms auxquels mon cœur se refuserait si j'avais à les donner à d'autres.

C'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

DESMOULINS

Avocat au Parlement.

P.-S. — En relisant cette lettre, je la trouve si réfléchie qu'il me semble qu'au lieu de la tourner dans le style ordinaire, j'aurais dû mettre : Délibéré à Paris le 26 mars 1787.

J'ai copié cette lettre jusqu'à trois fois pour ne pas ajouter à la longueur celle d'un caractère illisible. Mais j'ai beau faire, ce sont toujours des pieds de mouche. Je vous en demande pardon.

 

On avouera que cette lettre, des plus curieuses à coup sûr, valait d'être recueillie. L'excellent et vénérable M. Matton aîné, le parent/de  Camille, ne l'a point donnée dans sa savante édition des Œuvres de Desmoulins publiées en 1831 au bénéfice de la sœur de Camille. C'est une page vivante des confessions de Desmoulins. L'histoire demande justement, à ceux qu'elle juge aujourd'hui, de ces accents humains et vrais. Elle analyse tout, elle scrute tout, veut tout savoir. Desmoulins se livre là sans détours ; il aime du fond de son âme et cette longue plaidoirie pour son propre cœur, si je puis dire, explique et prépare les lettres pleines d'une ivresse joyeuse qu'il écrira à son père lorsque M. Duplessis lui accordera la main de Lucile : Enfin ! enfin !

Quant aux pensées de Lucile, vers la même époque, ce petit cahier rouge dont nous citions le titre plus haut nous a permis de les deviner ou de les lire. Lorsqu'elle commença à y noter les vers qui la frappaient ou lui plaisaient, elle était évidemment déjà éprise de Camille. Amour contrarié, on vient de le constater, car M. Duplessis le père n'avait pas vu d'un œil très favorable naître et grandir l'amour de Desmoulins pour sa fille. Esprit pratique, fils d'un modeste maréchal-ferrant de village, devenu grâce à ses efforts, à une lutte patiente et constante, premier commis du Contrôle général des finances, M. Duplessis aimait la fortune en homme qui sait cc qu'elle coûte à conquérir. Il pouvait passer pour riche sans l'être trop. Peu enclin à l'aventure, il eût préféré donner sa fille à un autre homme qu'à un avocat sans causes.

On voit donc que s'il avait conquis la mère, Camille Desmoulins, en 1787, effrayait encore le père et beaucoup. Quant à Lucie, elle l'aimait, une telle raison valait toutes les autres. Ce marbre, pour rappeler ses préoccupations de tout à l'heure, ce marbre rose s'était animé. Celle qui tracera dans ses notes ce vers, qui correspond à l'unique pensée de sa vie :

Écris sur ma tombe : Elle aima,

l'épouse constante et passionnée de Camille, s'était sentie conquise par ce jeune homme pétulant, éloquent lorsqu'il ne parlait que dans l'intimité, et dont les grands yeux noirs jetaient des flammes. M. Duplessis, en véritable homme d'affaires, ne voulut d'abord rien entendre à ces choses de sentiment. Lorsque tout d'abord Camille s'ouvrit à lui sur ses projets, parla doucement, timidement d'union, lorsqu'il écrivit ensuite des plaidoyers pour son amour, tel que celui qu'on vient de lire, il se heurta à un refus très net de M. Duplessis, il put croire à une résolution inflexible. L'amoureux s'éloigna ; madame Duplessis fut attristée, Lucile gémit : Et l'expression de cette tristesse, de cette intime douleur, on la retrouve dans les pièces de vers recueillies dans le petit cahier rouge de mademoiselle Duplessis.

Ce sont là des vers amoureux, attendris, qui tous chantent les malheurs de deux amants séparés par la volonté paternelle. Lucile prend plaisir à les recopier, à les apprendre. Elle leur trouve sans nul doute la saveur âcre de ces mets qui rendent parfois la souffrance plus lancinante et plus cruelle. Celui qui s'appelait le berger Sylvain, Sylvain Maréchal, a rimé pour les amoureux persécutés des romances qui peignaient les tourments de Lucite. Elle les transcrivait donc avec une volupté douloureuse sur son cahier de jeune fille, en leur donnant, comme Maréchal, ce titre : Romance historique.

C'est l'histoire de Sylvandre né dans l'indigence et gardant les troupeaux d'un laboureur orgueilleux, qui lui refuse la main de Nice, sa fille. Le pauvre Sylvandre se laisse mourir de faim dans sa chaumière obscure. Découvert par les aboiements de son chien fidèle, son cadavre frappe de désespoir la malheureuse Nice. Elle pleura, elle se lamenta,

Puis, rassemblant tout son courage,

Près de Sylvandre alla mourir.

Toute la poésie enfantinement élégiaque du temps se retrouve dans ces extraits relus si souvent par Lucile, avec une naïveté sincère et profonde de sentiment et de souffrance.

D'autres fois, c'est le Contrat de mariage par devant nature. Le ressouvenir de Rousseau apparaît encore. Le jeune Hylas aime la jeune Hélène, mais leurs familles sont divisées par la haine, et le couple fidèle est aussi séparé que Juliette pouvait l'être de Roméo. Vont-ils donc mourir, eux aussi ? Non, ils s'enfuient d'un pied léger vers une région sauvage

Où les cœurs peuvent s'engager,

et bien différente de Nice et de Sylvandre, que chantait tout à l'heure le berger Sylvain,

Là, sans prêtres et sans notaire,

Sur un autel de gazon frais,

Au milieu d'un bois solitaire,

Ils s'unirent à peu de frais.

Sylvain Maréchal, l'ami de Lucile, et qui publiera un étrange projet de loi portant Défense d'apprendre à lire aux femmes[13], ajoute à l'historiette une conclusion et un conseil :

Leurs travaux et leur industrie

Embellissent ces lieux déserts.

Ils oublièrent leur patrie

Et furent pour eux l'univers.

Vous qu'on persécute à la ville,

Jeunes cœurs, accourez près d'eux.

Leur toit de chaume sert d'asile

A tous les amants malheureux.

Cette pièce est signée le berger Sylvain et datée du mois de septembre 1787. Camille alors avait vingt-sept ans et Lucile dix-sept. Le refus de M. Duplessis datait de mars de la même année. Ils s'aimaient, à demi séparés, seulement réunis par la tendre faiblesse de madame Duplessis, et cela dura jusqu'en 1790, époque où la volonté paternelle céda devant les conseils de la femme et les larmes de la jeune fille. Trois ans de tendresses comprimées et grandissantes, de rencontres souvent concertées sous les grands arbres du Luxembourg, de pensées échangées en hâte, de regards pour ainsi dire dérobés, trois ans de chastes, de profondes et de juvéniles amours ! La mère, attendrie et séduite, gagnée, avons-nous dit, à la cause des jeunes gens, surveillait cet, amour partagé, qu'elle voyait si vrai dans ces deux jeunes cœurs. Lucile en faisait cependant un mystère, témoin ce billet à Camille qu'elle n'envoya peut-être pas à celui qu'elle aimait, et où son âme tout entière apparaît et se livre avec sa passion et sa pudeur :

Ô toi qui est au fond de mon cœur, toi que je nose aimer ou plus tot que je n'ose dire que jaime. Tu me crois insensible ! Oh ! cruel, me juge-tu daprès ton cœur, et ce cœur pourroit-il s'attacher à un être insensible ? Eh bien ! oui, j'aime mieux souffrir, j'aime mieux que tu m'oublie... Ô Dieu ! juge de mon courage... lequel de nous deux a le plus à souffrir ? Je nose me lavouer à moi-même ce que je sens pour toi ; je ne moccupe qu'a le déguiser. Tu souffre, dis-tu, oh ! je souffre davantage ; ton image est sans cesse présente à ma pensée ; elle ne me quitte jamais, je te cherche des défauts, je les trouve et je les aime. Dis-moi donc pourquoi tous ces combats ? pourquoi j'aime en faire un mystère, même à ma mère : je voudrois quelle le scut, quelle le devinat, mais je ne voudrois pas le lui dire.

 

Quoi de plus charmant que cet aveu ! Quoi de plus séduisant, de plus tendrement passionné, de plus exquis que cette phrase : Je te cherche des défauts, je les trouve et je les aime ! Toute l'affection dévouée, agenouillée de la femme est dans ces simples mots, d'une intime et pénétrante poésie. Camille le reçut-il jamais, ce billet où s'épanchait cette âme ardente ? Ce qui est certain, c'est que tout en reprochant à Lucile son insensibilité, il avait deviné sans nul doute qu'il était aimé, car ce jeune homme nerveux, emporté, si prompt à se décourager, à passer de l'extrême enthousiasme à l'abattement complet, ne perdit point courage, puisa dans la vivacité de sa passion une constance imprévue, et attendit durant des années que M. Duplessis consentit enfin à céder.

Mais alors, en décembre 179o, lorsque le père s'attendrit, cède et donne sa fille à l'écrivain qui la demande, quelle joie chez Desmoulins, quel enivrement, avec quelle juvénile ardeur il annonce à ses parents ce bonheur inespéré :

Aujourd'hui 11 décembre, je me vois enfin au comble de mes vœux. Le bonheur pour moi s'est fait longtemps attendre, mais enfin il est arrivé, et je suis heureux autant qu'on peut l'être sur la terre. Cette charmante Lucile, dont je vous ai tant parlé, que j'aime depuis huit ans, enfin ses parents me la donnent et elle ne me refuse pas. Tout à l'heure sa mère vient de m'apprendre cette nouvelle en pleurant de joie. L'inégalité de fortune, M. Duplessis ayant vingt mille livres de rente, avait jusqu'ici retardé mon bonheur ; le père était ébloui par les offres qu'on lui faisait. Il a congédié un prétendant qui venait avec cent mille francs ; Lucile, qui avait déjà refusé vingt-cinq mille livres de rente, n'a pas eu de peine à lui donner congé. Vous allez la connaître par ce seul trait. Quand sa mère me l'a eu donnée il n'y e qu'un moment, elle m'a conduit dans sa chambre ; je me jette aux genoux de Lucile ; surpris de l'entendre rire, je lève les yeux, les siens n'étaient pas en meilleur étal que les miens ; elle était toute en larmes, elle pleurait même abondamment et cependant elle riait encore. Jamais je n'ai vu de spectacle aussi ravissant et je n'aurais pas imaginé que la nature et la sensibilité pussent réunir à ce point ces deux contrastes. Son père m'a dit qu'il ne différait plus de nous marier que pour me donner les cent mille francs qu'il a promis à sa fille et que je pouvais venir avec lui chez le notaire quand je voudrais. Je lui ai répondu : Vous êtes un capitaliste ; vous avez remué de l'espèce pendant toute votre vie, je ne me mêle pas du contrat et tant d'argent m'embarrasserait ; vous aimez trop votre fille pour que je stipule pour elle. Vous ne me demandez rien, ainsi dressez le contrat comme vous voudrez. Il me donne en outre la moitié de la vaisselle d'argent, qui monte à dix mille francs.

 

Camille, comme s'il se doutait qu'un jour, pour le pousser plus promptement à l'échafaud, on l'accusera d'avoir épousé une femme riche, conjure ensuite ses parents de ne pas faire sonner tout cela trop haut, il les supplie ensuite d'envoyer poste pour poste leur consentement. Et, avec une affectation peut-être un peu déplacée :

Je suis maintenant, dit-il, en état de venir à votre secours et c'est là une grande partie de ma joie : ma maîtresse, ma femme, votre fille et toute sa famille vous embrassent.

Camille est fou de joie. Il attend le consentement paternel avec fièvre. Trois fois il le demande, il le réclame ; le 18 et le 20 décembre, il suppliera son père de ne pas opposer à ce mariage un veto absolu :

Mon très cher père,

Comment se peut-il qu'en recevant nia dernière lettre contresignée du garde des sceaux vous n'avez pas envoyé Charles le notaire pour me faire passer votre consentement et celui de ma chère mère, notarié et en bonne forme ; par voire lenteur, mon mariage est retardé de huit jours. Songez que je compte les minutes et ne prolongez pas votre veto suspensif. Cet établissement fait mon bonheur et ma fortune et la vôtre ; ainsi, faites-moi passer à la hâte votre consentement et ne nie désolez pas davantage.

C. DESMOULINS.

Votre fils marié si avantageusement, et vous commissaire du roi, c'est, ce me semble, un assez grand sujet de vous réjouir.

18 décembre 1790[14].

 

Camille est un étourdi. Il a oublié de donner les noms de sa future et de ses parents. M. Desmoulins père, à son tour, les réclame :

Guise, 15 décembre 1790, neuf heures du soir.

Je reçois dans le moment votre lettre, et trop tard pour faire passer mon consentement et celui de votre mère en forme authentique avant la fermeture du paquet du courrier d'aujourd'hui, quand même vous n'auriez pas oublié de me donner les noms de votre future et de M. et Mme ses père et mère ; en attendant ces désignations nécessaires que vous pouvez me donner poste pour poste, croiez que nous partageons tous toute votre joie, toute votre satisfaction, toute votre ivresse. Assurez-en toute cette charmante famille h laquelle vous paraissez depuis huit ans avoir attaché votre bonheur, si vous en obteniez celle qui faisait l'objet de tous vos vœux, mademoiselle Lucile ; votre félicité fera toujours la nôtre. Je n'ai que le moment pour profiter de ce tourier, que de vous réitérer que je suis votre meilleur ami.

Signé : DESMOULINS.

Toute la famille vous embrasse et présente ses hommages à celle de M. Duplessis.

Continuez-moi vos bons offices auprès de M. le garde des sceaux pour la ganse d'or de la thiérarche[15].

 

Ce n'était pas la seule tribulation qui attendait Camille Desmoulins. Le mariage devant avoir lieu le 2g décembre, ne fallait-il pas obtenir une dispense de l'Avent ? Camille va trouver un grand vicaire de l'archevêque de Paris, M. de Floirac, qui lui reproche son château brûlé, vingt mille livres de rente perdues, et refuse la dispense. Des députés s'entremettent, sollicitent ; peine perdue. C'est le vénérable abbé Bérardier, le principal du collège Louis-le-Grand, qui l'obtient enfin, cette dispense, après combien de démarches I Il aimait son ancien élève, ce Bérardier, il n'oubliait point le collégien rêvant dans la chartreuse de Gresset, et tous les ans, d'ailleurs, Camille souhaitait sa fête à son ancien maître ; Bérardier voulut le marier lui-même, et M. de Pancemont, curé de Saint-Sulpice, consentit à n'être que l'assistant. L'entrevue préalable entre M. de Pancemont et Camille, arrivant à Saint-Sulpice suivi d'un notaire, vaut la peine d'être rapportée. On y voit nettement l'espèce de duel moral engagé entre le voltairien et, le prêtre. Le curé tient dans une attitude non pas suppliante, mais polie, un libre penseur tendant le col au joug. Il n'aura garde de ne pas lui en faire sentir la pesanteur : le prêtre n'abdique jamais. La première question adressée à Camille par M. de Pancemont est celle-ci :

Êtes-vous catholique ? — Pourquoi cette question ? — Parce que, si vous ne l'étiez pas, je ne pourrais vous conférer un sacrement de la religion catholique. — Eh bien, oui, je suis catholique.

— Je ne puis croire celui qui a dit dans un de ses numéros que la religion de Mahomet était tout aussi évidente pour lui que celle de Jésus-Christ. — Vous lisez donc mes numéros ? — Quelquefois.

— Et vous ne voulez pas me marier, monsieur le curé ? — Non, monsieur ; je ne le puis, à moins que vous ne fassiez une profession de foi publique de la religion catholique. — J'aurai donc recours au comité ecclésiastique, répond Camille.

L'entretien, recueilli par le notaire, est alors porté au comité.

Camille va retrouver ensuite le curé avec une consultation de Mirabeau où celui-ci établissait qu'on ne pouvait juger de la croyance que sur la profession de foi extérieure, et que le mariage ne pouvait être refusé au réclamant puisqu'il se disait catholique.

— Depuis quand Mirabeau est-il un père de l'Église ? fit M. de Pancemont.

Camille, à ce mot, ne put s'empêcher de rire :

Ah ! ah ! fit-il. Mirabeau père de l'Église ! Je le lui dirai ; cela le divertira !

Mais, à ne vous juger que sur votre profession de foi extérieure, puisqu'elle est imprimée, reprit le curé de Saint-Sulpice, la consultation même vous condamne. J'exige donc une rétractation avant de vous marier. — Je ne compte pas faire de nouveaux numéros avant mon mariage. — Ce sera donc après ?Je le promets, dit Camille. (Il n'en fit rien.)J'exige de plus, ajouta M. de Pancemont, que vous remplissiez tous les devoirs prescrits quand on se marie et que vous vous confessiez. — A vous-même, monsieur le curé ![16]

 

Et il se confessa[17]. L'amour qu'il éprouvait pour Lucile était assez puissant pour contraindre le pamphlétaire à courber le front. Mais avec quelle vivacité et quelle colère il le relèvera ensuite ! A prêtre implacable dans son ministère, adversaire acharné dans le combat. Le mariage enfin fut célébré le mercredi 29 décembre, à Saint-Sulpice[18]. Au nombre des témoins, on voit figurer Pétion et Robespierre ; Mirabeau ne s'y trouva pas, comme il l'avait promis. L'abbé Bérardier fit aux époux une touchante exhortation[19], et Camille se sentit les yeux gros de larmes. Pleure donc, lui dit Robespierre, si tu en as envie ! Plus tard, Saint-Just et Robespierre lui-même, reprocheront à Camille les larmes qu'il était si prompt à verser.

En lisant, en retrouvant côte à côte ces noms amis, qui deviendront, trois ans après, des noms ennemis ; en rencontrant au bas de cet acte de mariage la signature de Brissot, que dénonça Camille, et celle de Robespierre, qui n'empêcha pas son ami de monter à l'échafaud, on ne peut arrêter les réflexions amères, les douloureux rapprochements. Cruelles heures que celles-là, où le baiser de la veille devient la morsure du lendemain I Fatalités sanglantes de ces luttes à mort ! L'ami tue l'ami ; Camille inventera, en 1793, contre Brissot qui lui serre la main en 1790, en lui disant : Sois heureux, — un néologisme meurtrier, le verbe brissoter, qui signifiera voler. Robespierre rédigera pour Saint-Just une note mortelle où Camille sera tour à tour traité de dupe et de complice. Mais qui prévoit ce dénouement à cette heure ? Quels sourires confiants ! Quelles joies au moment où Camille, qui a trente ans, conduit à l'autel cette blonde Lucile, qui en a vingt à peine ! Il serre dans sa main droite la main gauche de la jeune fille, devant cet autel tendu de draperies ! Il écoute la voix connue et aimée de l'abbé Bérardier, qui évoque les souvenirs de l'enfance et retrace les devoirs de la maturité. Fou de bonheur, le cœur gonflé d'espoir, Camille pleure. Volupté des larmes heureuses, ne pourrait-on pas dire que c'était là comme le baptême de ces épreuves, sur lesquelles Camille, avant peu, versera des larmes sanglantes ?

 

II

Mais, à cette heure bénie, il n'y a encore pour les époux que la joie profonde, à la fois ivre et grave des premiers jours d'une telle félicité. Ils s'installent, heureux, dans cette maison de la cour du Commerce[20] où Danton habite. Les lettres amies pleuvent avec des compliments et des souhaits heureux. Luce de Lancival, celui qui écrira plus tard de ces tragédies d'un patriotisme glacé, que Napoléon Ier appellera cependant d'excellentes pièces de quartier général, le futur auteur de Mucius Scævola, d'Archibal et de Fernandez

, écrit à Desmoulins en lui disant :

Fidèle à la patrie, fidèle à l'amour, fidèle à l'amitié, tu méritais d'être le plus heureux des hommes. Tu as maintenant, outre ta plume, un moyen infaillible de faire des partisans à la Révolution ; si tu connais quelques mauvais citoyens, présente-leur ta femme, et il n'en est aucun qui ne veuille imiter ton patriotisme en le voyant si bien récompensé.

Des abonnés des Révolutions de France et de Brabant envoient à Camille des vers, et pourraient dire comme Lancival :

A cent rivaux, ardents à la lui disputer,

Camille enlève enfin cette femme accomplie

Que je venais lui souhaiter

Le berger Sylvain reparait, et rime ses versiculets en l'honneur des époux. Mais en même temps, la haine aiguise ses calomnies, le mensonge bave ses grossières insultes ; les gazetiers et pamphlétaires royalistes inventent cette infamie, atteignant à la fois un honnête homme et une honnête femme, que Camille n'a épousé qu'une bâtarde de l'abbé Terray. Il voulait même l'épouser sur l'autel de la patrie, au Champ-de-Mars, dit un de ces libelles, mais la pluie qui survint le força de se marier tout bonnement à l'église. — Folie absurde, écrit Desmoulins à son père (3 janvier 1791), madame Duplessis n'a jamais vu l'abbé Terray ; son mari n'a été premier commis du Contrôle général qu'après sa mort, et sous M. de Clugny ; sans l'abbé Terray, il était au Trésor royal.

Camille a bien envie de faire condamner le Journal de la Cour et de la Ville, qui publie de ces vilenies, à de grosses réparations, mais la famille Duplessis et M. Desmoulins le père, à son tour, lui conseillent de mépriser de telles calomnies. — Qu'est-ce que la bave et la sanie du folliculaire du jour et sa calomnie éphémère ? écrit M. Desmoulins du fond de sa province. Camille ne pouvait-il songer du moins, cette fois, à la blessure profonde et éternellement douloureuse que peut faire la presse ?

Lui, du moins, quand il enfonçait le dard, il l'aiguisait, il ne l'empoisonnait pas. Quelle odieuse fausseté, au contraire, dans les pamphlets dirigés contre lui ! Le Peltier des Actes des Apôtres s'en fera plus tard l'attristant écho, dans son Paris pendant l'année 1795 ; voilà ce qu'il dira, et cette page pourra encore passer pour modérée à côté de celles qui accusent Camille de n'avoir vécu que d'aumônes jusqu'à son mariage avec une bâtarde. Et quelle bâtarde ! Une fille de l'abbé Terray, encore une fois, de cet abbé Terray qui se vantait de prendre si adroitement l'argent dans la poche des gens[21] !

Camille Desmoulins, dit Peltier, avait épousé une bâtarde de l'abbé Terray. Ce mariage lui valut six mille livres de rente. L'anecdote que l'on va lire est connue de très peu de personnes ; cependant elle mérite d'être recueillie. Elle montrera à la postérité l'accord que certains novateurs mettaient entre leurs principes et leur conduite.

Camille Desmoulins voulut être marié, non suivant les formes prescrites par le nouveau régime, mais suivant le rite romain, c'est-à-dire non par des officiers municipaux, mais par un prêtre catholique. Ce qui étonnera bien plus encore, c'est qu'il ne voulut point d'un prêtre constitutionnel ; il désira et chercha un prêtre non assermenté ; il le trouva : ce fut Bérardier, ci-devant principal du collège Louis-le-Grand, et membre de la première Assemblée constituante, qui donna à Camille Desmoulins et à son épouse la bénédiction nuptiale. Bérardier est mort de phtisie dans le mois d'avril 1794 ; il n'y a donc aucun inconvénient à ce que l'on apprenne au public que c'est lui qui célébra ce mariage.

Cette orthodoxie dans Camille Desmoulins est certainement très extraordinaire, mais ce qui mettra le comble à la surprise, c'est qu'il eut pour témoins, dans cet acte de religion, Robespierre et Saint-Just, tous deux parfaitement instruits, que Bérardier n'avait voulu prêter ni le serment constitutionnel ni celui de l'égalité.

On peut donner toute croyance à cette anecdote. J'y ajouterai que, dans tout le cours des fureurs de Robespierre contre les prêtres, tant assermentés que non assermentés, Bérardier ne fut jamais inquiété, et c'est dans son lit qu'il mourut paisiblement. Pourquoi a-t-on respecté dans lui ce qu'on exécrait dans les autres C'est une de ces bizarreries qui prouvent que Robespierre et les siens gouvernaient, non par des principes, mais par caprice : et cette manière de gouverner est la plus funeste pour les peuples[22].

 

A son tour, un conteur, un des chroniqueurs fantaisistes de cette époque, Restif de la Bretonne, dans le dernier volume de l'Année des Dames nationales, ou le Kalendrier des Citoyennes[23] (tome XII, décembre, page 3821), donne un portrait de Lucile et des détails calomnieux sur le ménage Duplessis :

La jeune Duplessis, femme de Camille Desmoulins. Nous terminons ce hors d'œuvre par la plus à plaindre des femmes qui ont payé de leur vie. La jeune Duplessis n'était pas née dans le mariage. Mais le citoyen Duplessis devenu amoureux et mari de sa mère, l'avait adoptée. Camille Desmoulins avait eu entrée dans cette maison comme Mercier, de Langle, et beaucoup d'autres. Camille devint amoureux de la petite Duplessis qu'elle n'était alors qu'une enfant. Malheureusement, le citoyen Duplessis était tombé dans un état d'insouciance qui approchait de l'imbécillité. Camille n'avait à gagner qu'une mère, encore jolie femme, et qui avait eu l'éducation la plus commune. 11 persécuta cette mère pendant sept ans pour obtenir d'elle une des plus jolies personnes de Paris avec de la fortune. Nous avons vu la jeune et belle Duplessis aux Italiens ; nous étions à côté d'elle, et nous fûmes ébloui de ses attraits. Camille, étourdi jusqu'à la folie, surtout très entêté, obtint enfin, à l'aide de Mercier, la main de la jeune infortunée qu'il devait conduire à l'échafaud avant l'âge de vingt-trois ans, car il est certain qu'avec tout autre mari, la jeune Duplessis n'aurait jamais songé à recevoir, à donner de l'argent pour faire assassiner les membres du tribunal révolutionnaire. On prétend qu'un homme du plus grand mérite était devenu amoureux de la jeune et belle Duplessis, mais qu'il ne voulait pas avoir pour rival un fou comme Camille. Il avait, dans ses connaissances, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, attaqué d'une maladie mortelle qui ne pouvait lui permettre d'aller au delà d'un ou deux mois. Il alla le proposer pour gendre au citoyen Duplessis, père adoptant, en lui faisant entendre qu'il ne pouvait épouser la fille adoptive, mais qu'il pouvait épouser sans difficulté la veuve d'un homme célèbre par son mérite. Le père adoptant goûta ces raisons et proposa le mariage à sa femme. Mais celle-ci eut de la défiance ; elle consulta un de ses amis qui, malheureusement, l'était encore davantage de Camille. A cette nouvelle, celui-ci entra en fureur ; il trouva moyen de parler à sa maîtresse et de lui persuader qu'il s'ourdissait une trame pour la livrer au plus odieux, au plus dégoûtant des vieillards. Il lui donna une fausse idée des ruses qu'on devait employer, et cette fausse idée avoisinait la vérité. La jeune Duplessis se crut suffisamment prémunie par l'avertissement de son amant ; et lorsque sa mère, persuadée de la solidité des vues de l'homme de mérite, voulut le lui proposer avec le préambule convenu, la jeune personne, au désespoir, se jeta aux genoux d'une mère qui la chérissait, et lui déclara qu'elle préférait la mort à l'exécution de vues trompeuses et perfides qui, d'ailleurs, coûteraient la vie à son cher Camille. Cette femme eut la faiblesse de céder ; et, dans un moment d'effervescence excité par le fougueux Desmoulins, elle consentit. Le mariage fut célébré...

Camille ne tarda pas longtemps à être rassasié de sa belle moitié. Il se jeta dans les grandes affaires ; il eut de basses intrigues. Il cessa même d'être aimé.

Ô filles ! prenez garde qui vous épouse ! Ô mères, veillez pour vos filles, et connaissez pour elles ce qu'elles ne peuvent connaître !

Il n'est pas vrai que Camille se soit si vite rassasié de celle qu'il aimait. Nous le verrons, plus tard, chez les dames de Sainte-Amaranthe, parler de sa femme en homme que nulle séduction étrangère ne peut entamer. Quant à Lucile, elle a payé assez cher le droit de léguer son amour en exemple. Laissons donc les calomniateurs au fossé boueux où l'on devrait jeter à pleins tombereaux les sanies de l'histoire, et essayons de caractériser d'une façon absolue l'âme même et la personnalité de la jeune femme que Camille venait d'épouser.

C'est encore sur ce point le petit cahier rouge qui nous servira de guide. Le secret d'un esprit se lit clairement aux pensées qu'il préfère et qu'il formule, soit en les puisant lui-même, soit en les empruntant à autrui. Lucile, que nous avons surprise tour à tour dans ses inquiétudes de jeune fille ignorante et dans ses chagrins d'amante séparée de celui qu'elle aime, nous apparaît, devenue femme, comme la compagne souhaitée, dévouée et charmante. Éprise de Camille, enthousiasmée par ses idées, entraînée par sa passion politique, elle partagea ses fièvres, ses espoirs, ses rêves, avant de lui demander une part dans ses dangers. Ils s'aimaient, non seulement dans leur bonheur de coin du feu, dans cette intimité charmante de deux êtres réunis par une sympathie profonde ; mais dans la vie même du dehors, dans cette existence tourmentée qui plaisait à Lucile et que Desmoulins s'était faite. Nous la verrons, au 10 août, frémir à la pensée des dangers qu'il peut courir. Nous le retrouverons plus d'une fois, revenant poser sur les genoux de Lucile son front brûlant, et dont les tempes battaient au sortir d'une redoutable séance de la Convention ou des Jacobins. Elle, enivrée et fière de cette vie pleine de périls, elle prenait plaisir à éperonner encore Camille, tout emporté et tout frémissant. Le secret de ses pensées se retrouve encore dans le carnet conservé par sa sœur. Je ne donnerai pas tout le cahier de Lucile, choix de poésies où se peignent, sous les dehors mythologiques de l'époque, toutes les souffrances, toutes les tendresses d'une jeune âme. Bien des morceaux n'ont d'autre intérêt que celui d'une curiosité rétrospective, et la Chanson du Saule et celle de la Rose, d'après une esquisse de M. Fragonard, dit Lucile, — ne sauraient ajouter un trait bien caractéristique à cette physionomie féminine, toute de charme, et d'une séduction qui deviendra, à l'heure voulue, de l'énergie.

Mais d'autres romances ont un intérêt plus intime, plus direct, comme celle qui suit, où l'on retrouverait, ce me semble, comme l'histoire même des amours de Lucile et de Camille, histoire poétisée et dramatisée sans doute, mais réelle encore et reflétant la vérité.

Ce morceau, dans le petit cahier rouge de Lucile, ne porte point de titre et s'appelle seulement :

Romance.

Sur la pente de la colline

Qui borne d'ici l'horizon,

Distinguez-vous cette chaumine

Qu'accompagne un petit donjon ?

Là, dans la paix et le silence,

Là, deux amans, enfin époux,

De leur tendre persévérance

Savourent les fruits les plus doux.

L'histoire en est des plus touchantes.

Vous qui gémissez sous la loi

De durs parents, jeunes amantes,

Approchez-vous, écoutez-moi.

Courageux autant que fidèles,

Cécile ainsi que son amant

Peuvent vous servir de modèles

Pour un semblable événement.

De la nature et de sa mère

Cécile élève seulement

Possédoit une âme trop fière

Pour prendre d'autre enseignement.

Mais un jeune homme bon et sage

Sut lui plaire sans beaucoup d'art.

Heureux Alain ! Ce fut l'ouvrage

D'un seul moment, d'un seul regard.

Un autre que lui de Cécile

Poursuivoit ardemment le cœur,

Dans l'art d'écrire, maître habile,

Profond politique, orateur,

Il savoit tout — hors l'art de plaire.

Novice encore en fait d'amour,

Colmat n'avait pu que du père

Obtenir un tendre retour.

Mais Colmat, l'âme satisfaite,

Du consentement paternel,

Croit sa félicité parfaite,

Et déjà pense ètre à l'autel.

Déjà, dans sa vaste demeure,

Le lit nuptial, à grand frais

S'élève ; il n'attend plus que l'heure

De se voir heureux pour jamais.

Le père enfin dit à Cécile :

— Je ne vous donne qu'un moment,

Tout subterfuge est inutile,

Optez : Colmat ou le couvent !

— Une union mal assortie

Plus qu'un cloître me ferait mal,

Et mieux vaut sortir de la vie

Que d'y traîner un joug fatal !

Cécile au couvent est menée ;

On l'y reçoit à bras ouverts,

Un peu d'or hâte la journée

Qui doit en priver l'univers.

Main sait tout. Cécile en larmes

S'est concertée avec Alain,

Et l'amour prépare les armes

Pour combattre un père inhumain.

Le temple s'ouvre et la victime

S'avance, mais d'un pas tardif ;

Alain la suit des yeux, l'anime,

Et n'attend qu'un regard furtif.

— Ma fille, dit alors le prêtre,

Que venez-vous chercher ici ?

Venez-vous à Dieu vous soumettre ?

Que demandez-vous ? — Un mari !

A ce mot, malgré la présence

Et de Colmat et des parents,

Ardent et fier, Alain s'élance ;

Cécile est dans ses bras tremblans.

Puis sans sortir de cet asile

L'un l'autre se donnant la main,

Dieu reçoit le vœu de Cécile,

Dieu reçoit le serment d'Alain.

Toutes les nonnes douairières

Prirent la fuite de dépit ;

Le prêtre changea de prières,

Le père enfin y consentit.

Les deux époux, dès le soir même

De ce beau jour tant orageux,

Goûtèrent le bonheur suprême

Dans leur foyer, simple comme eux.

De qui est ce conte où l'impertinence agréable du dix-huitième siècle incrédule se mêle à une sentimentalité naïve ? Est-il de Sylvain Maréchal, comme le Trésor ou comme le Contrat de mariage devant la nature, ces romances historiques ? Est-il de Camille Desmoulins lui-même ? Nous l'ignorons. Ce qui est certain, c'est que si Camille n'avait pas eu, comme Alain, à arracher Lucite aux froids arceaux d'un cloître, il l'avait cependant emportée un moment à Bourg-la-Reine, où madame Duplessis avait mis la maison qu'elle possédait à la disposition des deux époux.

Est-ce au seuil de la maison de campagne, est-ce sur la porte d'entrée du logis de la Cour du Commerce qu'un ami de Camille, S. Maréchal ou S. Fréron, inscrivit ces vers que Lucile recopie aussi sur son cahier :

Qui que tu sois, quand tu serois l'Amour,

Garde-toi de troubler la paix de cet asile,

Respecte ce riant séjour,

De l'innocence et de Lucile.

Peu importe. Ces préoccupations constantes de la jeune femme nous font en quelque sorte pénétrer dans sa pensée. Elle aime, elle se plaît à s'entourer de tout ce qui lui parle le plus éloquemment de cet amour ; elle s'abandonne à ce Camille qu'elle a choisi, préféré, le seul homme qu'elle aimera ; elle sera une mère empressée, elle sera une épouse résolue, elle trouvera, cette fillette de Greuze, les énergies de la femme de Pœtus ; pour le moment, elle est l'amante adorée et séduisante, et Camille, qui l'idolâtrait avant son mariage, se prosterne maintenant devant elle. Il ajoute à son nom, en écrivant à son père : le plus heureux des hommes et qui ne désire plus rien au monde.

 

III

Camille se trompait lui-même. Il désirait toujours la gloire, et aussi, hélas I cette décevante popularité à laquelle il avait trop sacrifié déjà.

Il avait fait partie, dès sa fondation, de ce club des Cordeliers qui devait un jour le regarder comme tiède et contribuer à sa perte.

Le club des Cordeliers était situé rue de l'École-de-Médecine, en face de la rue Hautefeuille, dans le monastère de ces moines qui furent, comme on sait, des moines démocratiques et mystiques, faisant vœu de pauvreté, communistes déguisés sous le froc.

C'est là qu'Étienne Marcel avait paru au quatorzième siècle, c'est là que Danton se montra au dix-huitième. A l'endroit où s'étalent aujourd'hui les hideurs du Musée Dupuytren, le club siégeait. Ces murailles ont entendu Marat, qui, dans l'église souterraine du couvent, un moment cacha son imprimerie.

Les assemblées se tinrent d'abord dans le couvent[24] ; en 1793, elles émigrèrent dans l'église Saint-André des Arts, — maintenant disparue, — mais pour revenir bientôt, après une halte dans la salle du Musée de la rue Dauphine (alors rue de Thionville), au monastère où elles avaient pris naissance. Club vraiment populaire où du dehors entrait qui voulait, où la foule débordait, poussant parfois au délire l'orateur à la tribune. On a comparé les Jacobins à un séminaire grave, prudent, casuistique[25] ; les Cordeliers pourraient être comparés à un régiment toujours armé. La Révolution de la rue a rugi dans cet antre ; aux Jacobins, discutait la Révolution du Parlement. Danton, Desmoulins, Marat, Fréron, Chaumette, Hébert, Legendre, Robert qui rédigera la pétition du Champ-de-Mars demandant la déchéance de Louis XVI, Momoro, Anacharsis Clootz, Vincent, Gusman, le sans-culotte grand d'Espagne, faisaient partie des Cordeliers. Assemblage bizarre, fougueux et hostile, qui se déchirera et s'enverra mutuellement à la mort. La République naquit dans cette serre chaude. La devise Liberté, Égalité, Fraternité fut de l'invention des Cordeliers (juin 1791). Le 10 août y recruta ses plus énergiques acteurs. Malheureusement, lorsque cette Révolution eut envoyé à la Convention, au nom de Paris, les plus illustres Cordeliers en qualité de députés, Danton et Camille entre autres, l'influence appartint, dans le club, à l'élément purement hébertiste, au sans-culottisme effréné, au parti de la Commune. Tandis que les anciens, les vieux Cordeliers, ceux de la veille, devenaient les indulgents et réclamaient la clémence, les Collot-d'Herbois, les Bousin, les Momoro et les Hébert se changeaient en ultra-révolutionnaires et rééditaient, au propre et au figuré, l'Ami du Peuple, jusqu'au moment où la hache du Comité de salut public les soumit à ce terrible scrutin épuratoire qui établit chez les Cordeliers la froide discipline de la mort.

Mais l'heure n'a pas encore sonné de ces luttes ardentes. Camille est tout entier à la lutte par la plume et par la parole.

M. Desmoulins le père redoute bien pour son fils cette allure militante et cette gloire qui nuit ; il lui écrit :

... On me parle de vos succès, et je n'y suis pas insensible ; mais les dangers que vous courez m'affectent encore davantage. Camille alors répond, sur le ton presque du triomphateur certain de lui-même :

Vous ne vous moquerez donc plus de mes rêves, de ma république et de mes vieilles prédictions, de tout ce qu'enfin vous avez vu, ce qu'il s'appelle vu, de vos propres yeux vu. Vous avez passé votre vie à écrire, à lutter contre les oppressions subalternes. C'était attaquer les branches ; grâce au ciel nous venons de couper l'arbre. Ne craignez pas d'être vous-même écrasé dans sa chiite. Cet arbre ne peut tomber que sur les oisifs, et non sur ceux qui ont bien mérité de la patrie.

Le père alors travaillait à son Encyclopédie de jurisprudence, en huit volumes in-8°, commencée depuis trente ans :

Ce qui me console pour vous, dit Camille, c'est qu'il vous reste le souvenir d'une vie toujours militante contre les oppressions de toute espèce qui désolaient notre province.

Et il ajoute, après avoir parlé du labeur inutile de son père : Déjà je vous ai vengé ! Vengé de qui ? du ci-devant duc de Guise, si dur lorsqu'il fallait lui payer des amendes ! Singulière différence des tempéraments et des rêves ! Le père ne demandait point tant de vengeance : il souhaitait seulement plus de bonheur.

Quels que fussent son amour pour Lucile, sa joie de se voir enfin heureux et aimé, d'avoir un foyer, une compagne, une famille, Camille Desmoulins continuait donc à lutter. Peut-être se rappelait-il ces vers, signés L. M. qu'il avait insérés dans le n° 62 de ses Révolutions de France et de Brabant :

Tu dors, Camille, et Paris est esclave !

D'autres tyrans usurpent le pouvoir

Que s'arrogeoient et Breteuil et le Noir ![26]

Camille luttait donc à la tribune et dans son journal. Sa polémique s'était d'ailleurs modifiée et accentuée, et maintenant c'était, par exemple, non plus contre Malouet, mais contre Lafayette qu'il portait ses coups les plus redoutables. Dès l'année 1790, Camille avait attaqué, au surplus, le cheval blanc de celui qu'il appelait Blondinet ; mais en septembre 1790, lors de la mort du journaliste Loustalot ou plutôt Loustallot comme M. Pellet a rectifié cette orthographe, — les attaques étaient devenues plus directes : Cet hypocrite, disait Camille en parlant du général, cet hypocrite qui a sans cesse la loi sur les lèvres ! ou ce tartuffe à double épaulette.

Camille Desmoulins rédigeait encore les Révolutions de France et de Brabant lorsque, le 21 juin 1791, Louis XVI essaya de fuir et fut arrêté à Varennes par le maitre de poste Drouet, le futur conventionnel et accusé de Vendôme.

Le mardi 21 juin, dit Camille, on apprend que le Roi et toute la famille ont pris la fuite. C'est à onze heures qu'a eu lieu le décampativos général des Capètes et Capots, et ce n'est qu'à neuf heures du matin qu'on apprend cette nouvelle. Trahison ! parjure ! Le Barnave, le la Fayette abusent de notre confiance ![27]

Il raconte ensuite — et ses notes ne manquent pas d'un intérêt historique — comment, à son avis, l'évasion put avoir lieu.

Je revenais à onze heures des Jacobins avec Danton et d'autres patriotes ; nous n'avons vu dans tout le chemin qu'une seule patrouille. Paris me parut cette nuit si abandonné, que je ne pus m'empêcher d'en faire la remarque. L'un de nous, qui avoit dans sa poche une lettre, laquelle le prévenoit que le Roi devoit partir cette nuit, voulut observer le château ; il vit M. de la Fayette y entrer à onze heures.

Et bientôt la fureur de Camille est telle qu'il réclame déjà, dans un style indigne de lui, la mort de celui qu'il appelle l'animal-roi :

Cependant, dit-il, comme l'animal-roi est une partie aliquote de l'espèce humaine, et qu'on a eu la simplicité d'en faire une partie intégrante du corps politique, il faut qu'il soit soumis, et aux lois de la société qui ont déclaré que tout homme pris les armes à la main contre la nation seroit puni de mort, et aux lois de l'espèce humaine, au droit naturel qui me permet de tuer l'ennemi qui m'attaque. Or, le Roi a couché en joue la nation. Il est vrai qu'il a fait long feu, mais c'est à la nation à tirer (p. 158).

 

Ce n'était pas seulement avec la plume que Camille voulait combattre le Roi. Il nous apprend lui-même que, le 16 juillet 1791, les Sociétés populaires ayant rédigé une pétition à l'Assemblée nationale pour demander la déchéance de Louis XVI, ce fut lui qu'on envoya, en qualité de chef de la députation, à la Municipalité pour l'avertir de ce projet. Ce jour-là, Paris grondait. Au milieu de cette place Vendôme, qui deviendra bientôt la place des Piques, un orateur applaudi s'écriait : Plus de rois ! Le courroux grandissant, ce n'était plus seulement la déchéance, c'était le jugement de Louis XVI qu'on réclamait et l'arrestation de Lafayette et de Bailly. Le lendemain, 17 juillet, devait avoir lieu au Champ-de-Mars l'anniversaire de la fête de la Fédération. Ce jour-là, le drapeau rouge de la loi martiale fut déployé par l'ordre de Lafayette entraînant Bailly à des mesures de rigueur. Il y eut effusion de sang. Les harangues exaltées des orateurs populaires, provoquant les coups de pierres lancées par la foule surchauffée aux gardes nationaux — un énergumène, Fournier l'Américain, appuya même son pistolet sur la poitrine de Lafayette —, reçurent pour réponse les roulements de tambour et les coups de feu de la garde nationale. La foule, venue là pour signer la pétition sur l'autel de la patrie, fut mitraillée et sabrée, et s'enfuit dans toutes les directions. Un nommé Provant se tua de désespoir[28]. Quelques biographes ont voulu que Desmoulins ait figuré ce jour-là parmi ceux qui poussèrent le peuple à la lutte ; d'autres affirment, au contraire, qu'au lieu de se rendre au Champ-de-Mars, Camille alla dîner à la campagne avec Danton, Legendre et Fréron. Ce qui est certain, c'est que, le soir même, des mandats d'arrêt étaient lancés contre Danton et contre Camille. On empêchait les crieurs des journaux de débiter leurs feuilles dans les rues, et le drapeau rouge flotta pendant deux semaines encore au fronton de l'Hôtel de ville.

La fureur des gardes nationaux avait été grande contre les pétitionnaires. Prudhomme raconte dans ses Révolutions de Paris — et non dans la Tribune des Patriotes, comme le dit par une inexplicable erreur M. Ed. Fleury —, qu'il faillit être assassiné sur le Pont-Neuf, à la place de Desmoulins. Fréron, foulé aux pieds sur le même Pont-Neuf, n'était dégagé que par des gardes nationaux de sa section. Danton, poursuivi, se réfugiait à Fontenay-sous-Bois, chez son beau-père, tandis que Camille, le soir même, reparaissait aux Jacobins pour tonner contre Lafayette et Bailly, qu'il appelait deux archi-tartuffes de civisme ! Il devait d'ailleurs se mettre promptement en sûreté, non dans une cave comme Marat, mais chez un ami, sans doute, ou chez un parent. Pendant ce temps, la force armée, chargée d'arrêter Camille, ne trouvait plus au bureau des Révolutions de France et de Brabant que le secrétaire de Desmoulins, son compatriote Roch Marcandier, sorte de journaliste de hasard, qui imprimera plus tard, dans son Histoire des hommes de proie, maintes calomnies infâmes sur celui qu'il sert aujourd'hui. Pour le moment, Marcandier, dont la tête échauffée sentait le Guisard, essaya de résister, fit feu d'un pistolet sur les soldats, et, battu, malmené, ne fut entraîné par eux que les vêtements en lambeaux.

 

IV

Camille, du moins, fut-il heureux durant ces heures de répit, d'attente et de recueillement ? Il était alors dans toute la fièvre de son amour. Lucile allait devenir enceinte. On s'imagine la joie de cet être avide de sensations, d'émotions, d'affections nouvelles, à l'idée qu'il allait être père. Toutes les douloureuses épreuves auxquelles il était soumis durent être oubliées, et je ne doute pas que, dans la retraite qu'il se choisit pour un moment, il n'ait trouvé comme une ombre de cet Otahiti fortuné, qu'il rêvera plus tard, au fond de son cachot, alors qu'il laissera échapper le secret de son tempérament et de son âme : J'étais né pour faire des vers !

Il regrettait son journal abandonné, ces Révolutions de France et de Brabant, dont avait exploité le titre un continuateur déloyal. Mon journal était une puissance, dit-il à son père. En songeant qu'il l'a laissé périr, il ajoute : C'est une grande sottise que j'ai faite. Il y a, dans l'ordre des choses intellectuelles, une passion spéciale qu'on pourrait appeler la passion du journalisme. Tout homme qui a goûté, une fois, à cet attirant plaisir de lire toute chaude sa pensée imprimée, qui a senti la volupté de cette conversation quotidienne d'un individu isolé, parlant du fond de son cabinet à des milliers de gens, celui-là est éternellement condamné à cette tâche ingrate, écrasante, débilitante et délicieuse. Camille rêvait donc de refaire un journal. Il s'était lié, nous l'avons vu, avec Stanislas Fréron, son collaborateur, et des rapports fréquents qu'ils avaient entre eux était née une amitié vive. Fréron ! Celui que Lucile appellera bientôt, en riant, le lapin, ce Fréron qui fera plus tard de la réaction, après avoir demandé que Marie-Antoinette fût traînée, comme Frédégonde, dans les rues de Paris, à la queue d'un cheval entier (juin 1791), Fréron, le sauveur du Midi, l'homme de Toulon, que Hébert traitait de muscadin, et qui devait en effet, plus tard, prendre pour collaborateur Martainville et pour soldats la jeunesse dorée, alors qu'il appelait Camille : cet enfant si naïf et si spirituel[29].

Au mois d'avril 1792, Camille et Fréron, l'orateur du peuple, président des Cordeliers, lancèrent donc le prospectus d'un nouveau journal destiné à faire suite au n° 86 des Révolutions de France et de Brabant, et qu'ils appelèrent la Tribune des Patriotes. Camille avait, cette fois, choisi pour imprimeur un voisin, Pierre-Jacques Duplain, qui demeurait comme lui Cour du Commerce. Malgré les promesses alléchantes du prospectus, le journal ne réussit pas ; il n'eut que quatre numéros. Faire des livres, avait dit Camille, est un métier qui s'apprend et s'oublie comme un autre. Demandez à Mercier. Mais c'est la paresse et la désuétude qui m'ont rogné les ongles, et j'espère, mes bons amis, mes chers confrères, qu'avec un peu d'exercice, ils repousseront à la longueur des vôtres. Les ongles, moins coupants qu'autrefois, n'eurent pas beaucoup le temps de pousser ; à la fin de mai 1792 le journal n'existait plus. Il n'en avait pas moins eu son influence sur la foule, et Desmoulins avait reconquis sa situation et son autorité.

Une violente brochure l'avait d'ailleurs mis en évidence, une brochure contre Brissot, son ancien ami, celui qui lui avait servi de témoin lors de son mariage. Brissot — cette façon de quaker, ce Brissot dont Camille, disait-il, enviait autrefois le patriotisme — s'était déjà aliéné à demi l'affection de l'auteur de la France libre, lorsque le rédacteur du Patriote français avait traité Desmoulins de jeune homme[30]. Camille ne pardonnait pas, on le sait, à ceux qui prétendaient le régenter. Marat, le redoutable Marat, l'avait lui-même appris à ses dépens, lorsque Desmoulins, ne voulant pas rompre avec un si terrible adversaire, lui disait cependant : Après tout, Marat, il faut défendre la République non seulement avec des hommes, mais avec des chiens !

Depuis la disparition des Révolutions de France et de Brabant, Camille, d'ailleurs éperonné par des pertes d'argent assez considérables, — les rentes sur l'Hôtel de ville ayant subi une certaine dépréciation[31], — Camille avait repris sa profession d'avocat. Je rentre, après la Révolution, dans le barreau, écrit-il à son père. Il plaide pour la Société des Amis de la Constitution de Marseille, contre d'André, et l'avocat continue ainsi la polémique personnelle commencée par le publiciste. En janvier 1792, il se présentait, devant le tribunal correctionnel, pour une dame Beffroi et un certain Dithurbide, négociant, accusés, l'une de tenir une maison de jeu dans le passage Radziwill, l'autre d'être le complice de la brelandière. Condamnés l'un et l'autre à six mois de prison et enfermés, la femme à la Salpêtrière, l'homme à Bicêtre, malgré l'appel formé par eux, les offres de vérification, etc., Desmoulins protestait contre cet acte arbitraire par une affiche où, sur un ton semi-plaisant, il prenait la défense des jeux et prétendait que dans les forêts de la Gaule et de la Germanie, nos pères — c'est une vérité historique incontestable — jouaient au trente et un et même au biribi leur liberté individuelle. — Il s'élevait ensuite, à propos de l'incarcération de ses clients, contre une mesure qui confondait les vices et les crimes et égalait le joueur au voleur[32].

Ce fut pourtant ce placard qui devait décidément faire naître la haine entre Camille et Brissot. Avec son austérité légèrement puritaine, Brissot ne pouvait laisser passer sans protester l'affiche de son ancien ami. Le Patriote français attaque l'opinion de Desmoulins comme contraire à la morale : Cet homme, s'écriait Brissot en parlant de Camille, ne se dit patriote que pour calomnier le patriotisme ! Il l'accusait d'avoir sali les murailles avec sa scandaleuse apologie des jeux de hasard. Camille en fut offensé, piqué au vif. Le dépit s'empara de lui, et à la riposte de Brissot, il répliqua par une brochure envenimée. Jean-Pierre Brissot démasqué alla frapper au front Brissot de Warville, comme le caillou aiguisé d'une fronde. Jamais Camille n'avait été plus violent, plus virulent. Il traita tout net J.-P. Brissot de fripon, il cita contre lui les Prophètes : Factus sum in proverbium ; je suis devenu proverbe (David, Psal.). Il inventa contre Brissot le verbe brissoter, comme Aristophane avait inventé contre Socrate le verbe philosopher'[33]. Il compara celui qu'il appelait ironiquement l'honnête Brissot à ce misérable Morande qui avait osé signer de son nom la reconnaissance de son propre déshonneur. Il reprocha à Brissot — singulier reproche sous la plume de Camille ! — d'avoir osé se déclarer républicain lorsque le nom de république effarouchait les neuf dixièmes de la nation, lorsque Robespierre, Carra, Loustallot, Danton, s'étaient interdit de prononcer ce mot. Le malheur est, hélas ! que cette brochure irritée et haineuse aura une suite, avant un an, une suite terrible, sinistre, et qu'après avoir écrit Jean-Pierre Brissot démasqué, Desmoulins publiera, en 1793, son Fragment de l'histoire secrète de la Révolution, où les Brissotins, les Girondins sont attaqués à la fois et déjà voués à la condamnation qui les attend. Ce sont là de ces douloureux écrits qu'on voudrait arracher de l'œuvre d'un tel homme, de ces pages chargées de sarcasmes que Desmoulins regrettera un jour amèrement, profondément, en jetant du fond de sa prison un dernier regard navré sur ses écrits trop nombreux.

Camille avait cependant autour de lui, lorsqu'il écrivait son Brissot démasqué, une cause d'apaisement, de bonté et d'indulgence. Mais l'amour-propre irrité ne pardonne rien ; il est implacable. Camille était heureux, il pouvait être déjà l'indulgent écrivain des dernières journées de sa vie. Son adorée Lucile allait lui donner un fils. Il y avait, autour de ce jeune ménage, comme un rayonnement de gaieté et d'amour. Logés au n° 1 de la rue du Théâtre-Français les deux époux avaient pour voisins, M. et Madame Danton qui habitaient la cour du Commerce. Les deux ménages se faisaient volontiers visite, quoique Desmoulins subit plutôt cependant, à cette époque, l'influence de Robespierre. Stanislas Fréron, Fréron-Lapin, venait fréquemment Cour du Commerce, et Brune, le futur maréchal de France, alors membre des Cordeliers, instruit, ayant déjà publié, en 1788, un Voyage pittoresque et sentimental dans plusieurs provinces occidentales de France, mélange de vers et de prose, où Sterne semblait parfois se mêler à Chapelle et Bachaumont, travaillant à d'autres ouvrages littéraires, citant Horace comme Camille citait Cicéron ; — d'autres encore, avec Brune, faisaient partie de ce cercle intime que brisera la mort. Madame Duplessis parfois s'y montrait avec sa seconde fille, Adèle[34], que Robespierre voulut, nous l'avons dit, un moment, épouser. Que de rires, que de joies, que de projets, que de rêves dans ce logis si plein d'affection et de tendresses ! Il y avait ainsi, dans ces terribles années, plus d'un coin où se réfugiait, souriante, l'idylle fustigée et chassée à coups de canon. Il nous a fallu nos dernières épreuves pour nous montrer de ces antithèses profondes : des bruits de baisers répondant aux détonations de la foudre, des sourires illuminant les visages blêmis par la douleur, et les amoureux continuant à s'aimer en pleins désastres, comme des hirondelles qui nicheraient à l'angle d'une muraille à demi détruite par les obus.

Ils aimaient, ces êtres farouches. Ils souriaient au milieu de leurs préoccupations et de leurs épouvantes. Camille surveillait sa femme enceinte et se sentait déjà l'impatience d'avoir un fils. Il se blottissait, pour ainsi dire, dans la possession de son bonheur. A cet époque, M. Desmoulins le père lui demandait s'il ne pourrait pas acheter le petit bien patrimonial de Guise, la maison où Camille, ses frères et ses sœurs étaient nés. M. Desmoulins, en effet, se sentait légèrement pressé par le besoin, et il parlait de vendre la demeure, déjà hypothéquée.

Comment voulez-vous, répondait Camille, que, dans un moment où tout est renchéri plutôt de la moitié que du tiers, avec quatre mille francs de rente je puisse acheter un bien de trente mille francs ? Votre maison, la maison natale, m'est chère ; personne ne connaît mieux que moi le plaisir qu'éprouva Ulysse en voyant de loin la fumée d'Ithaque ; mais avec quatre mille francs qui, dans la circonstance présente, ne valent guère plus de deux mille livres de rente, comment pourrais-je acheter une maison de trente mille livres

 

Il est forcé de plaider des causes bourgeoises ; il faut qu'il songe aux frais de layette. Il aura un enfant dans peu de temps.

Celui qui devait rester éternellement, pour l'histoire, le petit Horace, le fils de Camille, que Robespierre allait tant de fois faire sauter sur ses genoux, Horace-Camille Desmoulins naquit le 6 juillet 1792. Le 8, Camille Desmoulins le présentait à la Municipalité, suivi de Laurent Lecointre (de Versailles) et d'Antoine Merlin (de Thionville), députés à l'Assemblée nationale. Ce fut Horace Desmoulins qui figura sur le premier acte de l'état civil de la municipalité de Paris[35], le premier enfant qu'on présenta sur l'autel de la patrie. Bientôt, Camille écrira à son père, à propos d'Horace : Il est allé aussitôt en nourrice à l'Ile-Adam (Seine-et-Oise), avec le petit Danton. Lucile, sans doute, était trop frêle pour le nourrir. Elle eût, certes, éprise de Rousseau comme elle l'avait été, suivi les leçons de l'auteur d'Émile, mais il est probable que Camille, plus voltairien que disciple de Jean-Jacques, détourna sa femme du projet de devenir nourrice.

 

V

Il fallait cette intime joie pour arracher Camille à ces préoccupations pécuniaires qui l'atteignaient autant que ses parents de Guise. Il se voyait en effet à la veille de perdre une partie considérable de la dot de Lucile, placée, comme on disait alors, sur le Roi. Il se sentait, en outre, un peu atteint par l'insuccès de sa Tribune des Patriotes. Au moment où il eût voulu tenir en main une plume plus acérée, une arme plus militante encore, la caricature s'acharnait contre lui, et ses ennemis ne désarmaient pas devant son foyer. Une composition comique royaliste montrait, en juillet 1792, ce qu'elle appelait le Dégel. C'était la débâcle faisant craquer et fondre tout le nouveau monde démocratique, tandis qu'effarés, les révolutionnaires se changeaient en fuyards. Parmi ces derniers on remarquait, se sauvant en hâte, mais écrasé sous sa lanterne, Janot Desmoulins, Camille coiffé, dit M. Fleury, du bonnet des esclaves phrygiens. A coup sûr, il devait se sentir furieux, le pamphlétaire réduit au silence et qui n'avait point la force d'opposer tout simplement à ces attaques le spectacle d'une vie calme, doucement savourée dans la pénombre d'un ménage heureux ! Si l'on devait se trouver atteint par les calomnies élaborées dans les bas-fonds de ce triste monde, tout serait empoisonné à la fois, — et quel homme serait assez épargné pour jouir d'un moment de repos ?

Mais comment un tempérament pareil à celui de Camille eût-il pu demeurer maître de lui-même devant certaines attaques et en des heures semblables à celles que la France traversait alors ? La lutte entre la Monarchie et la Révolution était désormais engagée d'une façon implacable. Après avoir hésité, le Roi, qui n'avait pas voulu céder à de justes demandes pour ne pas être, disait-il, contraint de se rendre à de plus lourdes exigences, le Roi suivait décidément les déplorables avis de ceux qui le poussaient à la réaction.

On répétait, on commentait de tous côtés ce mot de la Reine : Bientôt, tout le tapage cessera.

Parler ainsi de tapage, c'était le déchaîner. La cour fit plus que parler, au reste, elle agit. Le Roi congédia trois membres de son ministère, les trois Girondins, qu'il désigna à Dumouriez comme trois factieux insolents. — Ma patience est à bout, dit-il.

La réponse de la Gironde ne se fit pas attendre : La terreur, dit Vergniaud en montrant les Tuileries, est souvent sortie de ce palais : eh bien ! qu'elle y rentre au nom de la loi ! Et Legendre, se faisant l'interprète de la grande voix de Danton : C'est aux Tuileries, — dit-il dans la brasserie de Santerre, — qu'il faut aller demander le rappel des ministres patriotes ! On alla donc aux Tuileries. Ceux qui s'y rendirent s'appelaient des pétitionnaires. Mais, pour porter cette pétition, ils étaient vingt mille. Cette foule armée, avec le colossal Saint-Huruge à sa tête, le marquis de Saint-Huruge costumé maintenant en fort de la Halle, défilait d'abord dans l'Assemblée, puis bientôt pénétrait dans les Tuileries, emplissait les appartements et s'y roulait comme un fleuve. Des femmes hâves, décharnées, entouraient la Reine. Marie-Antoinette, pâle et impassible, opposait le dédain aux injures. Le Roi, flegmatique, disait : Je n'ai pas peur, j'ai reçu les sacrements.

Quelqu'un avait coiffé le front du petit Dauphin, pressé contre sa mère, d'un bonnet de laine rouge. Pétion, le maire de Paris, allait bientôt le lui enlever en disant : Cet enfant étouffe. Le roi aussi étouffait, et à son tour il se coiffait du bonnet phrygien. Les troupes fidèles au Roi n'osaient bouger, de peur d'atteindre le souverain, de changer le désordre en massacre. Isnard, Vergniaud, puis Merlin de Thionville, puis Pétion, vinrent enfin délivrer le Roi. A huit heures du soir, le palais était vide, et Louis XVI jetait à ses pieds avec indignation le bonnet rouge qu'il avait encore sur la tête.

Camille Desmoulins nous a laissé sur cette journée une page encore inédite[36] qu'il faut recueillir ici, et qui donnera le ton exact des dispositions du parti révolutionnaire à cette date :

Tels pouvaient fort bien être les calculs ; du moins, il est certain que tous les partis voulaient une insurrection ; aussi ai-je vu que parmi les Jacobins ceux qui se sont le moins trompés jusqu'ici dans leurs opinions politiques sur les hommes et sur les événements appréhendaient tous les suites de cette insurrection. Nous voyions tous clairement que la violence ne pouvait tourner qu'au profit de Coblentz ou de la Fayette, ou d'autres ambitieux, et nullement au profit de la liberté. Aussi, après avoir applaudi dans le conseil général de la Commune aux pétitionnaires, lorsqu'ils vinrent prévenir cinq jours d'avance la municipalité qu'ils se proposaient de célébrer le 20 juin la commémoration du serment du Jeu de Paume, après y avoir présenté cette procession de piques défilant devant l'Assemblée nationale comme une bénédiction de drapeaux, comme une revue de patriotes, utile, en ce qu'elle pouvait en imposer aux contre-révolutionnaires et aux factieux, et les contenir par la terreur du grand nombre des amis de la Constitution, ai-je fait tous mes efforts aux Jacobins pour que cette levée de boucliers ne fût pas autre chose, pour que ce ne fût qu'une insurrection comminatoire. Quoique je demande rarement la parole aux Jacobins, j'y ai parlé dans trois séances consécutives sur ce texte : Que rien n'était plus dangereux et plus propre à ruiner les affaires des Jacobins qu'une insurrection partielle ; que l'Assemblée nationale, en décrétant l'envoi aux quatre-vingt-trois départements de l'adresse des Marseillais, venait de décréter l'insurrection générale pour le 14 juillet, et de convoquer pour ce jour-là la nation au Champ-de-Mars ; qu'il fallait attendre cette grande Assemblée nationale armée comme nos ancêtres dans leur Champ-de-Mars ou de Mai ; que les Jacobins devaient professer plus que jamais l'attachement à la Constitution ; que, dans l'esprit grossier de la multitude, il ne s'imprime jamais que des mots ; que, puisque le mot Constitution était devenu, pour rallier la majorité, aussi magique dans le dix-huitième que le mot pape dans le douzième siècle, ceux-là seraient nécessairement vainqueurs qui défendraient la Constitution, ceux-là vaincus qui l'attaqueraient ; que la Constitution était comme un grand fossé sur les bords duquel étaient camps en présence les deux partis ; que les feuillants et les royalistes confédérés avaient plus d'envie que nous de le franchir ; mais que celui des deux qui passerait le premier y tomberait et le comblerait de morts, et ferait un pont à l'autre ; qu'il était aisé de voir que les nobles et les officiers et les riches, c'est-à-dire les coblentins et les feuillants, voulaient les deux Chambres, c'est-à-dire se loger, eux, dans le salon, et nous reléguer, nous peuple, dans l'antichambre ; mais que, si les Jacobins avaient le bon sens de répéter sans cesse qu'ils ne voulaient point la République, mais la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution, les deux plénipotentiaires de Coblentz et des feuillants, les deux cousins Lafayette et Bouillé seraient bien embarrassés sous peu sur les moyens de faire ratifier à la nation leur traité secret.

Voilà la substance de ce que j'ai dit aux Jacobins, en recommandant surtout que l'insurrection fût calme, et un grand amour de la Constitution, en observant que la royauté se pourrissait tous les jours, que les jours de Louis XVI étaient précieux aux Jacobins ; que, s'il mourait, il nous faudrait l'empailler, comme disait Mirabeau ; que ce qui pouvait nous arriver de plus heureux était qu'il eût renvoyé les ministres jacobins et qu'il en fit venir de Coblentz.

 

Louis XVI oubliait, ignorait que le spectre — trop réel — de l'étranger enflammait alors toutes les âmes. Il s'efforçait de défendre, pied à pied, des prérogatives définitivement perdues. C'est ainsi que le 14 juillet, à la fête de la Fédération, il refusait de mettre le feu à l'arbre de la féodalité, parce que, disait-il, il n'y a plus de féodalité. Ce fut alors Jean Debry qui saisit la torche et s'en servit. Ce refus public, cette résistance devant tous, ne manque pas de courage ou d'entêtement, mais elle était peu faite, on l'avouera, pour ramener au Roi la sympathie de la foule.

Camille, à cette heure, était tout entier au mouvement, à la fièvre de Paris ; il écrivait alors à Lucile, en ce moment à Bourg-la-Reine, chez madame Duplessis :

Ma bonne Lucile, ne pleure pas, je t'en prie, de ne pas voir ton bon ami, monsieur Hon[37]. Il est dans la révolution jusqu'au col. Comme tu aurais été bien aise de me voir aujourd'hui dans la cavalcade de la municipalité ! C'est la première fois que je fais un rôle en public. J'étais fier comme don Quichotte. Cependant j'avois mis en croupe mon bon Rouleau[38], ma poule à Cachan[39]. Mon Dieu ! ne m'aime donc pas tant, chère amie, puisque cela te fait tant de mal ! J'ai diné aujourd'hui chez Robespierre, où j'ai bien parlé de Rouleau, Rouleau, mon pauvre Rouleau, mon bon diable. Maintenant j'achève mon discours[40], car on me donne la parole pour le lire mardi à la municipalité. J'ai déjà effrayé furieusement les rentiers du conseil général par quelques mots que j'ai dits hier à la tribune, où j'ai été fort applaudi. Aujourd'hui j'ai consacré la journée à proclamer sur mon cheval, au milieu de trois mille gardes nationales et de vingt pièces de canon, le danger de la patrie. Demain, je . . . . . . . . . . (lacune) . . . . . . . . . . Je n'ose te parler de ton petit, de peur de te faire venir les larmes aux yeux. Il est onze heures du soir. Je t'écris afin que tu aies demain la lettre ; je vais me coucher, mais tu ne me tireras point par l'épaule ; tu ne passeras point ton bras autour de mon col ; je vais me dépêcher de faire mon discours pour voler dans tes pattes. Adieu, mon bon ange, ma Lolotte, mère du petit lézard. Embrasse pour moi Daronne[41] et Horace[42].

(Copié sur l'original.)

 

Ainsi Camille ne complotait pas ténébreusement, comme on l'a dit, pas plus que Danton et ses amis. A cette heure, il n'y avait pas conjuration, il y avait guerre ouverte. Camille, dans ce discours dont il parle à Lucile, devait essayer d'ailleurs de rassurer Paris sur les suites d'une telle crise ; et dans Paris, cette classe de petits commerçants, de boutiquiers qui, dit-il, — et on ne peut s'empêcher de se sentir navré maintenant au mot qu'il va écrire — ont plus peur des révolutionnaires que des hulans ! Il y a du reste une éloquence vive en ce discours, et lorsque Desmoulins rêve l'agape qui réunirait fraternellement nous, dédaigneux bourgeois, et le peuple, on est entraîné par le tableau qu'il trace d'une entente encore, hélas et toujours rêvée :

Si on ose nous attaquer, — dit-il en véritable Athénien de Paris, — c'est que nous ne buvons pas ensemble ! Eh bien, faisons, pour affermir la liberté, ce que César, ce que Crassus ont fait pour affermir le despotisme. Nous ne pouvons pas traiter le peuple français comme César, qui traita le peuple romain sur vingt-deux mille tables, ou comme Crassus qui fit un festin au peuple romain et donna ensuite à chaque citoyen autant de blé qu'il en pouvait manger pendant trois mois. Il semble qu'il n'y ait de patriotisme et de vertu que dans la pauvreté, du moins dans une fortune médiocre. Mais dressons des tables devant nos portes, s'il est vrai que nous croyons à ; traitons du moins un jour nos égaux comme les Romains traitaient leurs esclaves pendant une semaine entière ; célébrons notre délivrance du despotisme et de l'aristocratie, comme les Juifs célébraient leur délivrance des Pharaons ; mangeons aussi, tous ensemble, devant nos portes, le gigot national, ainsi qu'ils mangeaient leur gigot pascal. Viens, respectable artisan ; que tes mains durcies par le travail ne méprisent pas la mienne, qui n'est fatiguée que d'une plume ; viens, buvons tous ensemble ; embrassons-nous, et les ennemis seront vaincus[43] !

 

La fin de la harangue est plus menaçante et sent la poudre. Le 10 août n'est pas loin.

Si l'Assemblée nationale, conclut Desmoulins, ne croit pas pouvoir sauver la Constitution, qu'elle déclare donc, aux termes mêmes de la Constitution, et comme chez les Romains — éternels souvenirs classiques ! —, qu'elle en remet le dépôt à chacun des citoyens individuellement et collectivement, par le décret ut quisque reipublicæ consulat. Aussitôt on sonne le tocsin ; toute la nation s'assemble ; chacun, comme à Rome, est investi du droit de punir de mort les conspirateurs reconnus ; et, pour l'affermissement de la liberté et le salut de la patrie, un seul jour d'anarchie fera plus que quatre ans d'Assemblée nationale !

Depuis le mercredi 11 juillet, la patrie, la chère France envahie, mais qui, cette fois, plus heureuse qu'en 1814, 1815 et 1870, devait repousser l'invasion, la France était déclarée en danger. Citoyens, la Patrie est en danger ! c'étaient les termes du décret de l'Assemblée nationale. L'armée qui n'en était pas encore à l'amalgame inventé par Bouchotte, amalgame qui fit la véritable armée française, se battait déjà vaillamment.

Pendant ce temps, à Paris, on lisait tout haut dans les rues, dans les clubs, le manifeste insolent du duc de Brunswick — manifeste conservé aux Archives et signé Brunsvig —. On se montrait les caricatures menaçantes confectionnées par les royalistes et qui représentaient les puissances étrangères faisant danser aux députés enragés et aux Jacoquins (Jacobins) le même ballet que le sieur Nicolas faisait danser jadis à ses dindons. Les sections s'agitaient, menaçantes. Camille Desmoulins parlait tout haut de la justice qui venait. Trente mille citoyens de la section des Gravilliers, la bouillante cuve révolutionnaire parisienne, tous ceux de la section Mauconseil, proclamaient la déchéance de Louis XVI. Et quarante-six sections après elles déclaraient que Louis XVI, qu'elles appelaient Louis le Faux, n'était plus roi des Français. Le pauvre Roi voyait la menace grossir.

Le duel se préparait ainsi. Autour de lui, le Roi groupait ses fidèles, les derniers combattants de la monarchie expirante, ses grenadiers des Filles-Saint-Thomas et ses Suisses. Il envoyait à ses gentilshommes des cartes bleues qui signifiaient : Venez ! Il comptait et recomptait le nombre de gens dévoués dont il pouvait disposer. Pauvre Louis XVI Ce dernier combat était perdu d'avance. La force des choses était contre le Château.

Un soir, un soir d'orage, le crépuscule venu, tandis que Louis et la Reine songeaient, sous une atmosphère, lourde et pleine de soufre, un chant inconnu, superbe, effrayant, grandiose, — et que les parodies de 1870 n'ont pu ridiculiser, — avait éclaté dans la nuit. Le Roi était demeuré étonné, la Reine avait tressailli. Ce qu'ils entendaient là, ils ne l'avaient entendu jamais. C'était quelque chose d'inouï et d'irrésistible, une immense menace, le cri d'une nation poussée à bout, le coup de clairon d'un peuple qui s'arme, l'appel de la liberté et de la délivrance, le hennissement victorieux du coursier trop longtemps dompté qui se relève et secoue ses maîtres, c'était le grand refrain national, la grande chanson de la France libre, c'était la Marseillaise.

La Marseillaise, ce chant de la Révolution en armes, comme le Chant du départ en est l'hymne de gloire pompeux, comme le Ça ira en est le rugissement sinistre ; la Marseillaise faite pour la frontière, le Chant du départ pour le Champ-de-Mars et le Ça ira pour le ruisseau.

Que dut penser la Reine à ces accords farouches Ce n'était plus, pour elle, le soupir du clavecin entendu à travers les pins de Schœnbrunn, ce n'étaient plus les doux airs suisses du Pauvre Jacques à Trianon, ce n'était plus la romance de Rousseau, le Devin du Village, ou les hymnes royalistes de Grétry. C'était la marche militaire que chantaient en entrant à Paris les fédérés de Marseille et qu'ils venaient lancer, en faisant trembler les vitres du château, sous les fenêtres des Tuileries :

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé !

Et, farouches, menaçants, indomptables, les Marseillais, que les spadassins du comte d'Anglemont avaient juré de tuer un à un, à coups d'épée, chantaient la chanson nationale, éclatante comme un son de cuivre.

Marie-Antoinette et Louis XVI se sentirent perdus, dès ce soir d'août.

Et, pourtant, chose incroyable, ce furent le Roi et les siens qui commencèrent l'attaque. Les gardes du corps insultaient les députés, menaçaient les tribuns du peuple. Ces gentilshommes, qui d'ailleurs avec le comte d'Hervilly à leur tête, devaient bien combattre et bien mourir, semblaient vouloir, de gaieté de cœur, exposer la royauté à une défaite.

Ce fut le rejet du décret d'accusation demandé contre La Fayette, accusé d'avoir voulu enlever l'Assemblée nationale, qui fit tout déborder. Dans la nuit du 9 août 1792, à minuit, le tocsin sonna. C'était le signal. Paris se soulevait en masse et marchait sur les Tuileries. Les faubourgs étaient illuminés. Aux municipalités, la foule se pressait, anxieuse. Pâles, mais résolus, les présidents des sections annonçaient au peuple que l'heure était venue de vaincre ou de périr.

La municipalité parisienne instituée par l'insurrection entrait à l'Hôtel de ville et prenait en main la direction de la bataille. La nuit était pleine d'étoiles. Nuit d'août pacifique et sereine. Des silhouettes s'agitaient dans l'ombre lumineuse des rues. Au château, on buvait, on attendait. L'insurrection victorieuse allait retrouver, dans quelques heures, les tessons de bouteilles que les Suisses vidaient en criant : A bas la nation ! et vive le Roi ! Le Roi, certain maintenant que ses conseillers l'avaient perdu, songeait déjà à chercher un refuge dans l'Assemblée nationale. Il comprenait (trop tard) que la loi seule pouvait le protéger. A huit heures, il quitte son palais, se réfugie avec la reine dans la loge du logo-tachygraphe — qui écrit vite la parole : c'est notre sténographe.

Le peuple avait attaqué déjà le Carrousel. Repoussés d'abord par les Suisses, les assaillants étaient revenus en bon ordre, traînant des canons avec eux. La fusillade croisée qui part du château ne les fait point reculer, et les Tuileries sont emportées pièce par pièce, corridor par corridor. Les escaliers, les galeries, la chapelle voient des combats terribles. Les vainqueurs, maîtres du palais, jetaient par les fenêtres les cadavres des Suisses, et ceux de ces malheureux qui réussirent à s'échapper furent massacrés sous les marronniers. Groupés autour du petit bassin, ces pauvres et braves gens battaient en retraite en bon ordre. Décimés, égorgés, ils moururent intrépidement.

On raconte que pendant cette lutte terrible, un homme, un maigre et jaune jeune homme, en habit militaire râpé, l'œil brillant, les traits contractés, regardait à la fois, en hochant la tête, et les Tuileries, où personne, disait-on ce soir-là, ne devait plus rentrer, et ce peuple, ivre de joie, qui — il le répétait et le criait lui-même — ne devait désormais plus avoir de maître.

Celui-là s'appelait Napoléon Bonaparte.

Est-ce bien là, se disait-il, le dégel de la nation ? (Les mots sont de lui.)

Et, tournant le regard vers l'Assemblée, là-bas, où Louis XVI, tandis que Vergniaud parlait de réunir une Convention nationale, mangeait doucement un poulet rôti :

Coglione, murmurait-il, tu n'avais donc pas de canons pour balayer la populace ?[44]

L'homme qui devait profiter de la Révolution et succéder, dans ces Tuileries, à la Convention qui allait naître, se montrait déjà, comme un dompteur, derrière le peuple du 10 août.

 

VI

Quel avait été, pendant cette journée, le rôle de Camille et des siens ? Nous avons, sur ce point, un document unique, fiévreux, tout palpitant de terreurs, d'angoisses, d'espérances, d'amour ; c'est l'extrait du Portefeuille de Lucile Desmoulins, daté du i a décembre, et où elle raconte, avec une éloquence poignante, tout ce qu'elle a éprouvé durant ces sombres heures. Le jeudi 9 août, Lucile, revenue de la compagne depuis la veille, jetait sur son carnet les lignes suivantes, qui contrastent si fort, par la vérité de l'émotion, avec les rêveries vagues de ses années de jeune fille :

Qu'allons-nous devenir ? Je n'en puis plus. Camille, ô mon pauvre Camille, que vas-tu devenir ? Je n'ai plus la force de respirer. C'est cette nuit, la nuit fatale. Mon Dieu ! s'il est vrai que tu existes, sauve donc des hommes qui sont dignes de toi ! Nous voulons être libres. Ô Dieu, qu'il en coûte !

Personne, sans être ému, ne pourrait lire ces pages, où l'épouse, encore en proie à ses tourments, repasse les douleurs de la veille, les revit pour ainsi dire, et fait cieux fois, les larmes aux yeux, le chemin du Calvaire.

Le 8 août, dit Lucile, je suis revenue de la campagne. Déjà les esprits fermentaient bien fort. On avait voulu assassiner Robespierre. Le 9, j'eus des Marseillais à dîner ; nous nous amusâmes assez. Après le dîner, nous fûmes tous chez M. Danton. La mère pleurait : elle était on ne peut plus triste, son petit avait l'air hébété ; Danton était résolu. Moi je riais comme une folle. Ils craignaient que l'affaire n'eût pas lieu. — Mais peut-on rire ainsi ! répétait madame Danton. — Hélas ! répondit Lucile, cela me présage que je verserai bien des larmes ce soir.

On la devine, on la voit nerveuse, dissimulant son inquiétude sous une gaieté feinte, avec des rires convulsifs. Tout à l'heure, en descendant dans la rue emplie de monde, traversée par des gens criant Vive la nation ! Lucile aura peur. Elle entendra par avance le son terrible du tocsin, cette lamentation d'une ville en alarmes. En rentrant chez Danton, elle le trouve agité.

Bientôt, dit-elle, je vis chacun s'armer. Camille, mon cher Camille, arriva avec un fusil. — Cette fois, la tête cachée dans ses mains, la pauvre Lucile pleure. — Cependant, ne voulant point montrer tant de faiblesse, et dire tout haut à Camille que je ne voulais pas qu'il se mêlât de tout cela, je guettai le moment où je pouvais lui parler sans être entendue, et lui dis toutes mes craintes. Il me rassura en disant qu'il ne quitterait pas Danton. J'ai su depuis, ajoute Lucile avec un certain orgueil conjugal et une crainte mal dissimulés, j'ai su depuis qu'il s'était exposé.

Fréron, décidé à combattre, ne demandait qu'à mourir. Je suis las de la vie, disait-il. Chose étrange, c'est pourtant lui qui survivra de ce groupe d'hommes prêts à combattre. Vingt mois après, ils seront morts ; lui sera sauf.

Danton, se couchant un moment, partit enfin dans la nuit pour l'Hôtel de ville. Le tocsin des Cordeliers sonna, dit Lucile ; il sonna longtemps. Seule, baignée de larmes, à genoux sur la fenêtre, cachée dans mon mouchoir, j'écoutais le son de cette fatale cloche. Madame Danton était là, près d'elle, accablée aussi et songeant. De temps à autre, dans la nuit, des messagers venaient donner aux pauvres femmes quelques nouvelles vagues, tantôt consolantes, tantôt alarmantes. Elles apprenaient ainsi (quel effroi !) qu'on parlait à la maison commune de marcher sur les Tuileries. A une heure du matin, Camille entra. Il s'endormit un moment sur l'épaule de Lucile. Le jour venu, madame Danton se sentant prise d'une fièvre, d'un appétit de mouvement, quitta son appartement, alla chez Camille. Celui-ci se coucha. Lucile fit mettre dans le salon un lit de sangle pour madame Danton, et, au son du tocsin qui redoublait, ces trois êtres Lichèrent de prendre un moment de repos. Mais Camille repartit bien vite. Les deux femmes, demeurées seules, essayent alors de déjeuner, de lire, d'oublier. Tout à coup Lucile, écoutant, dit : On tire le canon ! Madame Danton prête l'oreille, entend, pâlit, se laisse aller et s'évanouit. Je la déshabillai moi-même, dit Lucile ; j'étais prête à tomber là, mais la nécessité où je me trouvai de la secourir me donna des forces. Elle revint à elle.

Que de traits encore dans ce récit palpitant de Lucile ! La vérité humaine y est prise sur le fait. C'est une voisine, qui va hurlant que tout cela est la faute de Camille. C'est le boulanger qui ferme la porte au nez de Lucile lorsque les deux femmes veulent passer par sa boutique. Que de terreurs ! que d'angoisses ! Enfin Camille revient.

Le peuple était victorieux. Camille avait vu tomber la tête du journaliste Suleau. Suleau a eu la tête coupée, écrit Lucile. On l'a promenée dans Paris. Camille lui a dit : Mon cher, tu veux te battre pour le Roi, demain, tu seras pendu. Camille n'a dit que trop vrai[45]. Le 11, Camille et Lucile, par précaution, couchaient rue de Tournon, chez Robert, un ami. Le lendemain, 12, en rentrant, j'appris, dit Lucile, que Danton était ministre...

Camille, qui, dans cette journée du 10, avait harangué et guidé les faubouriens, devint, comme dit Danton, secrétaire général du ministre de la Justice par la grâce du canon. Si j'eusse été vaincu, disait hautement Danton à l'Assemblée nationale, je serais criminel. Il triomphait. La section des Quinze-Vingts déclarait que, comme Gorsas, Prudhomme et Carra, Desmoulins avait bien mérité de la patrie. Camille, dès l'abord, prit au sérieux son rôle, et son premier mot est celui-ci : Il nous reste à rendre la France heureuse et florissante autant que libre. C'est à quoi je vais consacrer mes veilles ! Et, en effet, avec Danton, il s'occupait d'adresser à la magistrature de France une circulaire pour protester contre les abus, organiser la justice, c'est-à-dire fonder véritablement le droit en France. Il ne pense à lui-même et à la satisfaction de sa vanité qu'après s'être inquiété de la nation. Mais il n'oublie point cependant que les Guisards ont raillé jadis ses espérances.

La vésicule de vos gens de Guise si pleins d'envie, écrit-il à son père, va bien se gonfler de fiel contre moi, à la nouvelle de ce qu'ils vont appeler ma fortune.

Et cette fortune lui inspire aussitôt la réflexion suivante :

Fortune qui n'a fait que me rendre plus mélancolique, plus soucieux, et nie faire sentir plus vivement tous les maux de mes concitoyens et toutes les misères humaines.

 

A la bonne heure, le cœur bat. On sent la pitié naître chez cet homme qui a pénétré, comme il dit, dans le palais des Lamoignon et des Maupeou, par la brèche du château des Tuileries. Un an plus tard, las de cette puissance éphémère, écœuré et affecté par le spectacle des déchirements publics, il poussera, à cette même date du 10 août, un soupir profond, et son rêve, son désir, son espoir, ses vœux se tourneront vers cette petite ville de Guise, qu'il raille en 1792, qu'il enviera en 1793, et nous l'entendrons s'écrier alors : Que ne puis-je être aussi obscur que je suis connu ! O ubi campi Guisiaque ! Où est l'asile, le souterrain qui me cacherait à tous les regards, avec ma femme, mon enfant et mes livres ? Il souhaitera de revoir ces rives bénies et salutaires de l'Oise, comme lui écrit son père, et les eaux de la fontaine de Saint-Martin-la-Bussetière, et les belles percées du bois de Fay, qui sont l'ouvrage du cousin Deviefville. Le pourra-t-il ? Nommé par le conseil exécutif (le 15 septembre 92) pour inspecter Laon, Soissons et Guise, et vérifier si les dénonciations faites contre les juges de chacune de ces villes méritent d'être prises en considération par le ministre de la Justice, il déploiera, selon les conseils de son père, les qualités qui sont propres à cette administration. Nobles et simples paroles de ce père, dont la tendresse est jalouse comme celle des amants, dit-il. La situation nouvelle de son fils, loin de l'éblouir, l'effraye un peu. Je préférerais vous voir paisible possesseur de mes places et le premier de vos concitoyens dans notre ville natale ! Mais, comme il faut accepter les choses accomplies, M. Desmoulins envoie ses conseils : Joignez à votre popularité connue cet esprit d'intégrité et de modération que vous aurez souvent occasion d'y développer ; dépouillez-vous de celui de parti, qui vous y a peut-être élevé, mais qui pourrait ne pas vous y maintenir. Avec la droiture que je vous connais et la modération que je vous prêche, on va loin, même dans le poste le plus scabreux ! Trop scabreux, encore une fois. Ô les champs de Guise, le carillon des jours d'enfance, et cette mère qui partage tous les sentiments de M. Desmoulins, le père ! Au bout d'un an, comme Camille les regrette ! comme il a soif de les revoir !

Oui, à un an de distance, le doute et la lassitude étaient entrés dans cette âme, et Camille allait briller plus d'une idole jusqu'ici adorée, ou plutôt, renversant les dieux sanglants, il n'allait plus rendre de culte fervent et solide qu'à ces dieux éternels, qui s'appellent le droit. la vérité, l'humanité, la pitié, la justice !

 

 

 



[1] Camille alla en effet à Monceaux, aux fêtes du duc, et, sous ces arbres, auprès de ces colonnes, où le génie de Lamartine devait plus tard faire errer Raphaël, il laissait sans doute en liberté s'envoler sa verve. Robespierre, invité aux mêmes fêtes, répondait : Je reste chez moi. La tisane de Champagne est le poison de la liberté. A propos de l'affection de Camille pour le duc d'Orléans, on trouvera dans le n° 49 des Révolutions de Fronce et de Brabant, une apostrophe comme celle-ci : Cher Philippe... âme élevée et républicaine ! (p. 441.) Lire aussi la défense du duc d'Orléans à propos des journées des 5 et 6 octobre dont Camille dira : Ce sont les plus beaux jours de la France. Le 14 juillet, ajoute-t-il, le peuple n'avait pris qu'une Bastille ; le 5 octobre, il a pris le Roi et sa femme. Le fils du duc d'Orléans, le duc de Chartres, le futur soldat de Valmy et roi sous le nom de Louis-Philippe Ier, ayant visité, en temps d'épidémie, les malades de l'Hôtel-Dieu, Camille Desmoulins parle du dévouement de l'excellent jacobin M. de Chartres. Il faut ajouter que certains biographes n'ont pas craint de prétendre que, lors du mariage de Camille, le duc d'Orléans meubla, rue de l'Odéon, l'appartement des jeunes époux. Est-il besoin de relever la fausseté de l'assertion ?

[2] Cabinet d'autographes de M. La Caille. Pièce inédite.

[3] Souvenirs de la Terreur, t. Ier, p. 51. Il étoit d'une laideur atroce, dit la calomnieuse Biographie de Leipzig, le teint très noir, avec quelque chose de sinistre dans le regard.

[4] C'est une erreur qu'un remarquable écrivain, M. Ed. Schérer, a commise dans son article sur la Bibliothèque de Sainte-Beuve, et nous après lui, dans notre publication des Œuvres de Camille Desmoulins, éd. Charpentier, t. Ier, p. 48. Ces lignes sont tout simplement extraites de l'Histoire de la conjuration de Maximilien Robespierre, par Montjoie (Paris, 1801, t. II, p. 21), et Georges Duval et Montjoie se valent. Arcades ambo.

[5] Nous connaissons une figure de Camille Desmoulins plus curieuse encore, et que nous a montrée M. Louis Ulbach : c'est Camille Desmoulins jeune et basochien, Camille à la veille du Palais-Royal et du 14 juillet, le Camille du Luxembourg et des premières rencontres avec Lucile. La physionomie est éveillée, spirituelle, mais non railleuse, comme lorsque le jeune homme de vingt ans sera devenu, à trente ans, pamphlétaire. Cette miniature — tout à fait unique — d'après Camille Desmoulins provient du cabinet d'un savant collectionneur, M. Walferdin, le possesseur de tant de pages inédites de Diderot et éditeur de quelques-unes. M. Walferdin donna cette miniature à M. Emmanuel Arago, sachant que Camille était le cousin de la grand'mère maternelle du député.

Camille Desmoulins est encore adolescent sur cette miniature ; sa figure presque enfantine est encore encadrée de cheveux poudrés. Plus tard, Camille portera ses cheveux longs et noirs, tombant presque sur ses épaules. Deux inscriptions manuscrites existent encore, fort lisibles, derrière la miniature originale appartenant aujourd'hui à M. Arago. La première porte tout simplement. :

CAMILLE DESMOULINS.

La seconde, assez étrange, est ainsi conçue :

VENDU PAR LA MÈRE D'UNE MAITRESSE DE CAMILLE DESMOULINS,

MADAME MONTBARNE, DEMEURANT RUE SAINTE-ANNE, 75.

Cette mention, la mère d'une maitresse, prouve évidemment, quand on sait la vie de Camille et de Lucile, que le portrait remonte à une époque antérieure au mariage. Nous avons un moment voulu donner ce portrait en fac-simile ; mais il eût semblé peut-être par trop inattendu, quoiqu'il soit absolument authentique. Nous nous en sommes donc tenu à la gravure de Rajon, exécutée d'après une miniature qui est à nous.

[6] Pièce inédite. Collection La Caille, l'autographe provient de la collection Dubrunfaut.

[7] Autographe inédit. Collection J. Claretie.

[8] Autographe inédit. Collection J. Claretie.

[9] Copié sur l'original par M. Matton aîné (de Vervins).

[10] INÉDITE. — Communiqué par M. de Lescure.

[11] Il est aujourd'hui la propriété de M. de Lescure, qui a bien voulu nous le communiquer.

[12] Je l'ai publiée cette année-là au Journal officiel du 26 avril (J. C.).

[13] Imprimé à Lille, 1841. In-8° à 100 exemplaires seulement.

[14] INÉDITE. — Communiqué par M. de Lescure.

[15] Lettre inédite.

[16] Ces détails sont extraits de l'Examen critique des dictionnaires historiques, par M. Barbier, qui lui-même les aura extraits d'une brochure intitulée : Histoire des événements arrivés sur la paroisse Saint-Sulpice pendant la Révolution. Paris, imprimerie de Crapart, 1792, p. 23, 24 et 25. Plus tard, à propos du serment civique des prêtres, le curé, mon curé, ayant dit que l'enfer avait dilaté le sein de la nation : Oh ! monsieur le curé, vous qui êtes un homme d'esprit ! s'écriera Camille. Et il ajoutera dans ses Révolutions (n° 50) : Je suis fâché pour le curé de Saint-Sulpice, qui avoit gagné mon affection, qu'il ait causé un si grand scandale. Il est très vrai qu'il m'avoit dit (ce sont ses propres termes) : Autrefois c'étoit le Roi qui avoit la puissance, aujourd'hui c'est la nation. Or, saint Paul nous apprend qu'il faut obéir aux puissances ; j'obéirai donc !

[17] C'est moi qui, quelques jours avant leur mariage, conduisis dans ma voiture Camille et Lucile aux Cordeliers, où un père les confessa l'un après l'autre, Camille d'abord, puis Lucile qui attendait son tour de l'autre côté. Ils se confessèrent avec tant de confiance et d'ingénuité que je pouvais tout entendre. Note de Mme Duplessis. Collection d'autographes de M. Georges Cain.

[18] Le 29 décembre 1790 a été célébré le mariage de Lucile-Simplice-Camille-Benoît Desmoulins, avocat, âgé de trente ans, fils de Jean-Benoist-Nicolas Desmoulins, lieutenant général au bailliage de Guise, et de Marie-Magdeleine Godard, consentants, avec Anne-Lucile-Philippe Laridon-Duplessis, âgée de vingt ans, fille de Claude-Étienne Laridon-Duplessis, pensionnaire du Roi, et d'Anne-Françoise-Marie Boisdeveix, présents et consentants, les deux parties de cette paroisse, l'époux depuis six ans rue du Théâtre-Français, l'épouse de fait et de droit depuis cinq ans avec ses père et mère présents.

Jérôme PÉTION, député à l'Assemblée nationale, rue Neuve-des-Mathurins ; Charles-Alexis BRULARD, député à l'Assemblée nationale, rue Neuve-des-Mathurins ; Maximilien-Marie-Isidore ROBESPIERRE, député à l'Assemblé nationale, rue Saintonge, paroisse Saint-Louis-en-l'Ile (sic) ; Signé : Camille DESMOULINS, LARIDON DUPLESSIS (l'épouse) ; LARIDON DUPLESSIS, BOISDEVEIX, PÉTION, BRULARD, ROBESPIERRE, MERCIER, J.-N. BRISSOT, député à l'Assemblée nationale ; GUEUDEVILLE, vicaire à Saint-Sulpice.

(Registres de la paroisse de Saint-Sulpice.) L'abbé Bérardier et le curé Pancemont n'ont point signé.

[19] L'allocution de l'abbé Bérardier a été reproduite in extenso par le Journal de Vervins du 17 juillet 1884.

Après avoir loué l'éducation soignée de Lucite, élevée sous les yeux d'un père honnête et vertueux, distingué par son intelligence et sa probité, formée par une mère tendre et sage, qui a du caractère et de la bonté, après avoir rappelé à Camille, fils d'un magistrat éclairé et intègre, ses succès d'autrefois dans le vieux collège, l'abbé Bérardier lui dit : Vous êtes devenu tout à coup célèbre dans la république des lettres et votre nom sera fameux dans les fastes de la Révolution ; puis se souvenant qu'il est prêtre : Mais, ajoute-t-il, on a ne s'est pas contenté de vous donner des lumières, des connaissances, on vous a donné des mœurs et des principes de religion (je me rappelle avec un doux souvenir d'y avoir contribué). Ces principes de religion, on peut les perdre de vue ; dans l'âge des passions, on s'en écarte souvent parce que les passions aveuglent ; mais pendant tout ce temps, même ces principes germent au fond du cœur et, dans un âge phis mûr, ils se développent et produisent tôt ou tard des fruits salutaires. Mais quel temps plus propre à les faire revivre, ces principes, que celui où l'on devient époux et où l'ou va bientôt devenir père ; ce doit être là l'âge mûr de la raison ; plus donc d'écart, plus de fougue de jeunesse ; la raison présidera désormais à tous vos écrits ; la sagesse dirigera toutes vos démarches ; la religion, cette religion sainte, vous lui rendrez hommage parce qu'elle est vraie, qu'elle est divine. Vous la respecterez surtout dans vos écrits.

Si l'on peut être assez présomptueux pour se flatter de pouvoir se passer d'elle dans toutes les infortunes inséparables de cette vie, ce serait un meurtre que d'enlever ce secours à tant d'infortunés qui n'ont d'autres ressources dans leurs peines que les consolations que la religion procure et d'autres espoirs que les récompenses qu'elle promet et qu'elle assure. Si ce n'est donc pas pour vous, Monsieur, ce sera an moins pour les autres que vous respecterez la religion dans vos écrits : j'en serai volontiers le garant, j'en contracte même ici pour vous l'engagement aux pieds de ces autels et devant le Dieu qui y réside. Monsieur, vous ne me rendrez pas parjure. Votre patriotisme n'en sera pas moins actif, il n'en sera que plus épuré, plus ferme, plus vrai ; car si la loi peut forcer à paraitre citoyen, la religion oblige à l'être.

Je voudrais citer tout ce morceau où l'abbé dans ce style du temps, ajoutait : L'hymen ne sera pas pour vous un joug, c'est un nœud charmant, c'est un lien tissé de fleurs quand la grâce unit deux cœurs tendres et vertueux. Vous n'aurez point à craindre les suites d'une union mal assortie ; vous vous êtes choisis par goût et par sentiment. C'est l'attrait du cœur plutôt que l'intérêt des familles qui vous unit. C'est, Monsieur, le prix de votre constance : elle méritait d'être couronnée I Le bonheur en sera certainement le fruit.

[20] Camille habitait la Cour du Commerce, rue des Cordeliers, depuis le mois d'octobre 1790, il en est parti eu avril 1791. (Godart, loc. cit., p. 58.)

Malgré la précision et l'exactitude des renseignements fournis par M. Godart, il semble bien qu'il y ait ici une erreur. L'acte de mariage est formel, l'époux depuis six ans rue du Théâtre-Français. En outre, Mme Duplessis, qui devait être bien informée, disait, en 1832, à M. Devise qui l'a noté : Camille n'a jamais demeuré rue des Cordeliers ; son domicile était rue de l'Odéon (du Théâtre-Français), où il s'est marié, et dont les fenêtres donnaient vis-à-vis les miennes, rue de Condé. Avant le mariage... Camille pouvait parfaitement voir Lucile de ses fenêtres qui avaient vue sur la rue Crébillon. On a, depuis quelque temps, bâti, dans la rue Crébillon, une maison, en face de celle de Camille, qui empêche d'apercevoir celle où demeuraient M. et Mme Duplessis. Tout cela est d'une netteté parfaite, la maison, récemment bâtie rue Crébillon, en 1832, est celle qui fait promontoire sur la rue de Condé.

L'autographe de M. Devise fait partie de la collection de M. Georges Cain.

S'il faut en croire la très intéressante publication entreprise en juillet et août 1884 par le Journal de Vervins, des papiers de M. Matton, on dressa, le jour du mariage, dans la plus grande pièce de l'appartement de Camille, rue des Cordeliers, une large table ronde aux pieds tournés en acajou massif : il y avait dix couverts : l'abbé Bérardier, M. et Mme Duplessis, Adèle Duplessis. Camille et Lucite, Alexis Brulard, Pétion, témoins de Camille, Mercier et Robespierre, témoins de Lucite. Cette table existait encore en 1884 mais toute vermoulue et ne pouvant plus guère se soutenir sur ses quatre pieds.

[21] L'abbé Terray, avec Mazarin le plus effronté banqueroutier de notre histoire, a-t-on dit. Mirabeau l'appelait un monstre, en toutes lettres. Il était la créature de la Dubarry. Louis XVI, en montant sur le trône, l'avait rapidement — mais trop tard encore — écarté des affaires. Voltaire, écrivant son conte en vers intitulé les Finances le commençait ainsi :

Quand Terray nous mangeait...

Son prédécesseur, d'Invau, homme probe, ayant demandé des économies, les courtisans l'obligèrent de se retirer. L'abbé, dit alors à Terray le chancelier Maupeou, le Contrôle général est vacant ; c'est une bonne place où il y a de l'argent à gagner, je veux te la faire donner. (Montyon, p. 155, 156.) Il avait toutes les qualités que la cour exigeait alors d'un contrôleur général. Il recourut au vol, et afficha dans la vie publique le même égoïsme que dans la vie privée. Sous son administration désastreuse, les acquits de comptant qui, sous Louis XIV, n'avaient pas dépassé dix millions par an, montèrent, dans une seule année, à cent quatre-vingt millions. Il prenait très gaiement les pamphlets et les épigrammes des Parisiens : On les écorche, disait-il, qu'on les laisse crier. (Droz, I, 60 et suiv.) Comme on lui reprochait sur une de ses opérations que c'était prendre l'argent dans les poches, il répondit gaillardement : Et où voulez-vous donc que j'en prenne ? Ce propos, qu'il répéta plusieurs fois, courut comme sa devise. (Particularités et observations sur les ministres des finances de France les plus célèbres depuis 1660 jusqu'en 1791, par M. de Montyon ; Paris, 1812, p. 146 et suiv.)

[22] Paris pendant l'année 1795, par M. Peltier (de l'imprimerie T. Baylis, Greeville street, Londres), t. I, p. 206. Est-il besoin de faire remarquer la fausseté de presque tous les détails donnés par Peltier ? Camille ne refusa aucun prêtre, ne se piqua point, on l'a vu, d'orthodoxie, et Saint-Just n'assista pas à son mariage.

[23] A Genève, et se trouve à Paris, chez les citoyens Duchené, rue Saint-Jacques, Mérigot jeune, quai de la Vallée, et Louis, libraire, rue Saint-Séverin (in-18, 1794).

[24] Quoi qu'on en ait dit, le club des Cordeliers ne se tint pas seulement rue Dauphine où fut longtemps son siège officiel ; les séances avaient lieu au couvent des Cordeliers, sur ce point les attestations abondent. On ne citera ici que quelques lignes de Chateaubriand qui avait, si l'on ose dire, l'œil photographique, et qui, ayant passé à Paris tout le printemps de 1792, a laissé cette description : Le club des Cordeliers était établi dans le monastère... Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent avaient été arrachés ; la basilique, écorchée, ne présentait plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église, où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des établis de menuisier servaient de bureau au président, quand la séance se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient déposés des bonnets rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune. Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées, et traversées d'une planche dans leur X, comme un échafaud. Derrière le président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus instruments de l'ancienne justice..., etc.

Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, édition Biré, tome II.

[25] Voyez les articles Révolution, du Dictionnaire Larousse.

[26] C'est justement dans cette pièce que se trouve ce vers, tant de fois cité :

... Quoi donc, Camille, ami de Robespierre,

De Chartres même honoré comme un Frère !

La Nouvelle biographie générale de Firmin Didot affirme que, lors du mariage de Camille, le duc d'Orléans fit meubler à ses frais, avec magnificence, l'appartement que le nouveau couple devait occuper, rue de l'Odéon. Cette allégation est complètement erronée, et le biographe ne saurait trouver nulle part une preuve du fait qu'il avance.

[27] Révolutions de France et de Brabant, n° 82.

[28] Arrêté de la Commune de Paris, qui porte que la pétition du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791 sera mise sous verre, et que le buste de Provant, qui se tua ce jour-là, en disant que la liberté était perdue, sera placé dans la salle de la Maison commune à côté de celui de Marat, assassiné le 13 juillet. (Répertoire, t. I, p. 154.)

[29] Mémoire historique sur la réaction royaliste et les massacres du Midi, par Fréron, ex-député (an IV, p. 38, in-8°).

[30] Voyez cette polémique dans les Révolutions de Brabant (mai 1791).

[31] Ed. Fleury, t. I, p. 235.

[32] Voyez la reproduction de cette affiche à la fin de la brochure : J. P. Brissot démasqué.

[33] PHIDIPPIDE : Et ton manteau, on te l'a volé ?

STREPSIADE : On ne me l'a pas volé ; on me l'a philosophé !

(Aristophane, Les Nuées.)

Camille, lui, fait dire à un gamin : On m'a brissoté ma toupie.

[34] Adélaïde Duplessis, qu'on appelait ordinairement Adèle. Voir sur le projet d'union avec Robespierre la Correspondance de Camille Desmoulins, page 238 (Godart, p. 56). Adélaïde est morte à Vervins, chez Marcellin Matton, le 10 août 1863. Elle repose, aux côtés de sa mère, dans le cimetière de Wiège.

[35] Voyez le Journal la Presse du 24 novembre 1847 : Ce jourd'hui 8 juillet 1792, l'an IV de la liberté, Camille requiert la constatation de l'état civil de son fils, voulant s'épargner un jour, de sa part, le reproche de l'avoir lié par serment à des opinions religieuses qui ne pourraient pas encore être les siennes. — Le secrétaire-greffier qui reçut cet acte était Royer-Collard.

[36] Réflexions sur le 20 juin 1793. (Collection du baron de Girardot.)

[37] Nom que Lucile donnait à Camille qui, nous l'avons dit, bégayait un peu et commençait ses phrases par un hon, hon.

[38] Petit nom que Camille donnait à Lucile.

[39] Allusion à une poule entourée de ses poussins, qu'ils avaient vue en passant à Cachan.

[40] Discours fait par Camille au conseil général de la Commune sur la situation de la capitale le 24 juillet 1792. Voyez plus loin.

[41] Petit nom qu'il donnait à sa belle-mère. Daronne, en argot parisien signifie patronne.

[42] Son fils.

[43] Barère, le 28 messidor, an II, se plaindra que Camille ait encouragé les repas libres dans les journaux.

[44] Il avait dit la veille à Pozzo di Borgo qu'avec deux bataillons suisses et cent maîtres de cavalerie il se chargeait de donner une leçon à l'insurrection.

[45] Lettre citée par M. de Beaumont-Wassy, dans ses Mémoires secrets du dix-neuvième siècle. Je trouve encore dans cette lettre fiévreuse, des détails caractéristiques : Tout sera fini d'ici à huit jours. On brise les glaces dans le chapeau ; on nous a rapporté des éponges et, des brosses de la toilette de la Reine. On foule l'argenterie avec les pieds, et on n'y touche pas. Adieu... Ô quelle fermentation !...