I C'EST une vérité que l'homme garde toujours au fond de la poitrine un peu de l'air natal dont son enfance et sa jeunesse ont été nourries. Le sol, en plus d'un cas, explique le tempérament et la vie de l'être qu'il a produit. Pourquoi ne pas demander au village, au coin de rue, à la demeure paternelle, s'ils n'ont point gardé quelque secret souvenir du personnage célèbre dont ils ont entendu les premiers cris, surpris ou abrité les premiers rêves ? Il semble que les choses ont leurs regrets, comme elles ont leurs larmes, et qu'on retrouve en elles trace des existences qu'elles virent naître, se développer et mourir. D'ailleurs, l'âpre besoin qu'on a de tout connaître aujourd'hui force l'historien à étudier, pour ainsi dire, le décor de son drame, avant d'en raconter les actes divers. Ce fut un matin d'avril, pendant que grondait autour de Paris le canon de la guerre civile, que je voulus aller demander à Guise des souvenirs de Camille Desmoulins, le gamin de génie que Paris attira, séduisit et garda pour jamais. J'éprouvais à faire ce voyage une émotion réelle. Il semble, encore un coup, que les spectres des morts célèbres et que leur ombre reviennent où demeure leur souvenir. La petite ville de Guise que Camille évoquait au plus fort de la tempête révolutionnaire, comme un asile trop tôt quitté, comme un humble paradis à jamais perdu, cette tranquille cité du Vermandois, j'avais hâte de la voir et de l'interroger. Avait-elle fidèlement conservé la mémoire d'un de ses plus célèbres enfants ? Cette partie jadis si lettrée de la Picardie était-elle reconnaissante à Camille Desmoulins de la gloire littéraire qu'il fit rejaillir sur elle ? L'esprit du terroir a changé depuis cinquante ans ; cet esprit narquois, railleur, gouailleur, littérateur et conteur à la façon des fabliaux, cet esprit frondeur de Picardie s'est tu peu à peu devant l'esprit de spéculation, d'industrie, qui a envahi tout le pays. Il ne reste plus à Vervins, à Guise, que de rares exemplaires de ces vieux érudits de province, tous gens fort savants et laborieux, travaillant dans leur pénombre à quelque œuvre patiente, loin de la grande lumière, mais plus près peut-être de la vérité. Sans doute je marchais à une déception et je n'allais pas même, là-bas, retrouver le fantôme de Camille. On ne devine point, on ne pressent pas de loin la petite cité laborieuse de Guise lorsqu'on suit la route de Saint-Quentin à Guise, route peu accidentée, sans pittoresques surprises, mais riche, heureuse, avec des horizons de cultures et de blé. On aperçoit à peine, à l'horizon, lorsqu'on approche, la haute tour du château, puis, tout à coup, en descendant la côte par une sorte de faubourg aux maisons couvertes de chaume, on se trouve avec étonnement dans une ville curieuse d'aspect, calme, assoupie, vraie cité du temps jadis, dont les demeures qui, presque toutes, datent du dix-septième siècle, semblent reposer à l'abri du château fort, debout encore et solide au sommet d'une abrupte montée. Il y a comme partout, au surplus, deux villes distinctes dans cette petite cité de Guise : la vieille et la nouvelle, mais la vieille domine encore. La vieille ville du quinzième et du seizième siècle, bâtie sur la colline, auprès du château ; la ville que nous montre, avec son vieux donjon et ses remparts aujourd'hui démolis, l'eau-forte de Joh. Peeters Delin (1572), n'existe plus, à vrai dire. Guise presque tout entière semble contemporaine de Desmoulins, des premières années de la Révolution. Mais cette demi-vétusté nous suffisait, à nous qui cherchions seulement la trace des mœurs et des souvenirs du dix-huitième siècle. Les toits sont hauts, garnis d'ardoises ; les rues conservent encore l'aspect qu'elles avaient en 1750. Des crampons de fer, en forme de chiffres, incrustés dans les bâtiments, donnent la date de tous ces logis de petits bourgeois et de commerçants. On reconstitue, en longeant ces rues étroites mais régulières, la vie intime de jadis. On revoit dans les marchands et les débitants d'aujourd'hui les boutiquiers d'autrefois, les merciers, les drapiers. Le petit hôtel de ville au clocheton ardoisé n'entend plus, depuis des années, le tintement de son carillon, mais c'est bien là, on le devine, le timbre qui chantait toutes les joies et célébrait tous les deuils de la commune. Qu'il est humble et petit, cet hôtel de ville ainsi placé au pied du château fort, sous le regard de la citadelle et comme sous la menace de ses canons ! Il ne subsiste. dirait-on, que par la condescendance de cette perpétuelle menace, et le château, d'un seul coup, pourrait l'écraser. Mais la grosse masse de pierre n'est que la force, la puissance brutale, et la masure où s'entassaient les papiers de la cité, les actes de naissance, de mariage, les registres, les parchemins, la vieille maison de tous représente la loi. Ceci dure, et cela meurt. Les herbes parasites, la joubarbe et le lierre, rampent autour de la citadelle ou s'incrustent dans les interstices de ses pierres. La haute tour lépreuse, rongée de plaques jaunâtres, se dresse formidable mais inutile, comme un géant dont la vieillesse aurait désarmé le bras. Cette colossale construction aux murailles épaisses n'aurait pas, en 1870, arrêté l'invasion allemande pendant deux heures. Ses voûtes sombres, ses portes aux blasons sculptés dans le roc, ses couloirs sinistres sont peu de chose devant l'acier des canons modernes. Lorsque nous y passâmes, les gardes mobiles du pays faisaient, à l'ombre, l'exercice, tandis que le vent soufflait sur cette hauteur, d'où l'on aperçoit au loin les champs, les rivières, l'Oise, la Somme, les bouquets de bois, les villages cachés dans la verdure ou les replis de terrain ; à l'horizon Wiége, où dorment les humbles aïeux de Camille, et au pied de la citadelle, Guise, avec ses toits élevés, ses promenades, ses arbres, les bâtiments du Familistère, son aspect heureux, doux et gai de petite ville laborieuse. J'allais, je regardais, je cherchais, et je m'imaginais Camille allant et venant, lui aussi, dans la cité picarde, suivant le cours de la petite rivière, un livre à la main, lisant, rêvant, ou jetant au vent qui soufflait ses fièvres d'enthousiasme adolescent. Il me semblait le retrouver au coin de ces ruelles, dans une de ces maisons voisines, — toutes recueillies, pleines de causeries et de livres, — ou sur le chemin du château, montant la pente qui conduit à la citadelle, s'arrêtant en chemin pour écouter en souriant un chant sorti de l'église, récitant devant la chapelle quelques vers de Voltaire, et devant le château quelques citations de Tacite. C'est dans la grande rue, rue du Grand-Pont, vis-à-vis la place d'Armes, pour parler comme les actes du temps, qu'est située la maison natale de Camille[1]. La maison est petite, propre, avenante, avec ses toits d'ardoise et ses murs blancs, d'un blanc de chaux éblouissant. Maison de bourgeois, d'honnêtes et braves gens attachés au devoir, au labeur quotidien, supportant sans soupir les nécessités dures de la vie et souriant chaque soir, au repos heureux succédant à une journée bien remplie. Point riches, à coup sûr, mais contents de leur sort, satisfaits du lot échu et plus fiers de leur renommée de probité que de leur petite et médiocre fortune[2]. Ce n'était pas le repos avec dignité, l'otium cura dignitate des anciens, c'était mieux, c'était le travail avec dignité. Tout le logis sent l'occupation d'habitude ; on devine, dans ces salles aux plafonds maintenus par des poutres, aux boiseries modestement sculptées, on revoit le cabinet de travail de l'homme de loi, la table encombrée de papiers du père, les rayons de la bibliothèque aux livres savants, aux gros traités de Droit, et il semble qu'on découvre le coin préféré de la ménagère, la table à ouvrage, la chaise où madame Desmoulins se tenait assise. Le corps de logis donnant sur la rue a été abattu en partie ; c'était là que logeaient les époux. La petite maison située dans le jardin et qui porte ce millésime sur ses murs : 1772, fut bâtie sans doute lorsque les enfants nés et grandissant, la demeure parut un peu étroite. Là encore, dans ce bâtiment nouveau, élevé pendant l'enfance de Camille, on retrouve l'ombre de ces paisibles et tristes souvenirs d'autrefois, les escaliers que cette enfance devait rendre bruyants, la cuisine, un honnête et gai tableau de Chardin, toute flambante aux jours où le cousin de Viefville des Essarts rendait visite à la maison, ou encore lorsque le prince de Conti s'arrêtait sous le toit du lieutenant général. Le passé revit entre ces murailles blanches, dans ce petit jardin fleurissant, dans ce coin de terre qui semble avoir conservé le souvenir de ses hôtes d'autrefois, souvenir oublié des vivants, passé évanoui, humble et doux passé, honnête, calme, paisible, uni et sévère comme l'existence toute de probité de l'aïeul, triste et trempé de larmes comme la destinée d'un honnête homme. Là, chose étrange, dans un des corps de logis de cette maison, aujourd'hui[3] propriété de M. Bailly, — un homme vit, un aimable et curieux vieillard, ancien professeur de danse, petit, souriant, poli, et qui, depuis 1810, n'a pas quitté sa demeure toute pleine de vieilles gravures et de curiosités minéralogiques recueillies par lui. J'ai essayé de trouver dans la mémoire de ce charmant petit vieillard un écho du bruit que dut autrefois faire ici Desmoulins. Bruit évanoui, inutile écho. Doucement, finement, M. Feydeau (c'est le nom du nonagénaire) hochait sa tête spirituelle, narquoise et ridée comme un Holbein. Je ne connais pas... je ne sais pas... La dernière fois qu'on a parlé de Camille Desmoulins à Guise, et, se reprenant : qu'on a parlé du citoyen Camille Desmoulins, ce fut lorsque notre préfet, M. de la Forge, vint ici pour passer les mobiles en revue... Je n'ai pas d'autre souvenir. Ils sont un peu tous comme ce vieillard, les habitants de Guise. Ils ont oublié leur malheureux compatriote, — ce généreux fou, cet écervelé de génie, qui donna sa vie à la République, — ils l'ont oublié, après l'avoir méconnu et calomnié peut-être. On m'avait dit qu'il existait, à l'hôtel de ville de Guise, dans la salle des délibérations du conseil municipal, un portrait intéressant de Camille. J'entre et le demande. Deux gardiens qui me suivaient me montrent, pendus au mur de la petite salle, des portraits de grands seigneurs en costumes d'autrefois, avec la cuirasse et la perruque. Ce doit être celui-là, me dit l'un d'eux désignant un portrait du gros et gras M. de Beaulieu, qui défendit Guise au temps jadis. Évidemment on ne pouvait, songeait cet homme, s'inquiéter que des grands. Mais le portrait d'un petit avocat et d'un pauvre écrivain ! Il est peut-être là, après tout, me dit l'homme ouvrant une sorte de placard sombre où juges et greffiers suspendaient dans la poussière, leurs toques et leurs robes de lustrine noire, et où l'on amasse en même temps le bois destiné à la cheminée municipale. Pêle-mêle, dans l'ombre, gisaient en effet des cadres dédorés, de vieux portraits, des bustes de personnages détrônés, rois ou reines. Là tous les détritus de nos révolutions, tout ce que notre pauvre et triste France a tour à tour acclamé et repoussé, porté avec aveuglement au Panthéon ou rejeté au ruisseau avec rage, toutes les royautés tombées et fanées, tous les battus, gisaient, rapprochés par le hasard d'une ironique communauté de destin. Le buste blanc du vaincu de Sedan faisait face au buste bronzé du roi Louis-Philippe. En prenant dans le tas des cadres, mon homme tira tour à tour une lithographie représentant le duc d'Orléans, et une gravure : le duc et la duchesse de Berry ; Napoléon Ier en manteau impérial maculé par les mouches après un portrait de Cavaignac, dont le verre était cassé. Puis, tout à coup Camille Desmoulins, un portrait lithographié de Camille, d'après François Bonneville, sans aucune valeur artistique au surplus. Il était là, poudreux, sali, enfoui, oublié, exilé, et depuis des années il demeurait dans cette ombre et cette poussière du passé. Né à Guise, lisait-on au-dessous de la figure. Mais qui le savait ou s'en inquiétait dans la petite ville picarde ? Nul n'est prophète en son pays, paraît-il, pas même les martyrs. II Camille Desmoulins est en effet né à Guise le 2 mars 1760 et non en 1762, comme l'ont affirmé plusieurs historiens, et comme lui-même, en avril 1794, le laissait croire lorsqu'il répondait au président du Tribunal révolutionnaire : J'ai trente-trois ans, l'âge du sans-culotte Jésus. En 1796, Camille Desmoulins achevait sa trente-quatrième année[4]. Il devait s'en souvenir au lendemain de son jugement. Je meurs à trente-quatre ans, s'écriait-il dans sa dernière lettre à Lucile. La Picardie, terre puissante où la plante humaine pousse, pour ainsi dire, plus vigoureuse et plus emplie de sève qu'ailleurs, compte les hommes de combat par dizaine ; c'est la patrie de Condorcet, qui naquit à Ribemont ; de Babeuf, le rêveur égalitaire, fils de Saint-Quentin, du vieux Calvin, des Saint-Simon, des Guise, et, pour remonter plus haut, du prêcheur de croisades, l'illuminé et ardent Pierre l'Ermite. La lutte violente de l'émancipation des communes s'était, au Moyen âge, affirmée plus vive et plus décisive sur ce terrain que partout ailleurs. On jugerait que le sang picard s'échauffe et bat plus promptement ; les tètes y sont bouillantes, et le Picard Michelet a marqué d'un mot son pays : la colérique Picardie. La Picardie est cependant aussi le pays de la raison droite, fortifiée par je ne sais quelle humeur narquoise et prudente qui devient finesse chez le paysan, sagesse chez l'homme qui pense. Dans cette famille Desmoulins, le chef même de la maison, M. Desmoulins, lieutenant général au bailliage de Guise[5], offre justement un exemple de cette calme raison opposée à l'humeur embrasée et à l'ardeur picarde. C'était, nous l'avons dit, un homme grave et laborieux, fort estimé de ses compatriotes, dont il administrait avec probité les intérêts, fidèle à ses devoirs publics, heureux de son bonheur privé, vivant, sans envie et sans trouble, dans ce calme intérieur où nous devions trouver, quand nous le visitâmes, les uniformes bleus des dragons saxons. M. Desmoulins nous apparait ainsi dans sa maison honnête et bien tenue, comme un de ces vieux légistes dont la province comptait jadis tant d'exemples et qui, retirés dans une sorte de pénombre, travaillaient là sans bruit à quelque œuvre profonde et forte. Souvent bien des renommées plus brillantes, des gloires du Parlement parisien s'inclinaient devant la science de ces savants inconnus et leur demandaient avec respect le secours de leurs lumières. Ces laborieux chercheurs, silencieux et vivant face à face avec leurs propres travaux, ne se montraient ensuite pas plus fiers du suffrage de leurs glorieux émules, et la consultation donnée, reprenaient, assurés et tranquilles, leur travail interrompu. M. Desmoulins le père avait, de cette sorte, entrepris une Encyclopédie du Droit qui ne devait jamais voir le jour, et dont les manuscrits ont été dispersés. M. Desmoulins n'était pas riche. Sa femme Madeleine Godard, du village de Wiége[6], lui avait cependant apporté une petite dot, qui servait, en partie, à l'éducation des enfants nés de cette union toute d'affection loyale et de calme bonheur. Les deux époux eurent sept enfants : quatre garçons, dont l'ainé fut Camille et les deux autres Dubuquoy et Sémery, qui vécurent en soldats, et trois filles, dont l'une se fit religieuse et dont l'autre existait encore en 1837, lorsque M. Matton aîné, parent de Camille Desmoulins, publia, au bénéfice de cette survivante de la famille, une édition des Œuvres de Camille Desmoulins[7]. Camille était le plus âgé des fils de M. Desmoulins et celui qui, par son intelligence, par le feu de ses yeux noirs ardents, par la précocité de ses reparties et l'éveil de son esprit, donnait à ses parents le plus d'espoir. Le lieutenant général au bailliage était déjà fier de cet enfant dont il voulait développer, quitte à faire de lourds sacrifices pécuniaires pour arriver à ce résultat, les qualités évidentes. On en ferait un homme de loi, un avocat au Parlement de Paris, et cet enfant bouillant et résolu serait ce que M. Desmoulins le père avait renoncé à devenir jamais. Le malheur était que l'éducation complète à cette époque coûtait cher. Jamais, sans le concours d'un parent éloigné, la famille Desmoulins n'eût pu faire de Camille le lettré, l'érudit étonnant qu'il devint. M. de Viefville des Essarts, ancien avocat au Parlement parisien, plus tard député du Vermandois aux États Généraux, obtint pour le jeune Camille une bourse au collège Louis-Le-Grand[8]. Là, dans ce vieux lycée où son souvenir survit encore[9], Camille Desmoulins étudia avec une ardeur superbe, se livrant tout entier, corps et âme, à cette antiquité qu'il devait toujours chérir, se nourrissant du miel athénien et de la moelle romaine, puisant dans ce passé l'amour juvénile de ce grand mot de République, dont il ne comprenait peut-être le sens qu'à demi. Il en était plus amoureux que conscient, mais toute son âme s'enthousiasmait à ce mot dont lui parlait avec charme une harangue de Cicéron, avec audace une tirade de Lucain, avec netteté un chapitre de Tacite. Plus tard, lorsqu'il allait se vanter d'avoir prononcé, le premier et tout haut, ce mot, il devait évoquer ces souvenirs lumineux du collège, ce temps d'incubation morale et intellectuelle où le germe républicain grandissait en lui, où, adolescent encore, il était déjà des dix républicains qu'on aurait eu, disait-il, de la peine à trouver dans Paris en 1788. Voilà ce qui nous couvre de gloire, dit Camille Desmoulins, d'avoir commencé l'entreprise de la République avec si peu de fonds ! Ces républicains étaient pour la plupart des jeunes gens qui, nourris de la lecture de Cicéron dans les collèges, s'y étaient passionnés pour la liberté. On nous élevait dans les écoles de Rome et d'Athènes et dans la fierté de la république, pour vivre dans l'abjection de la monarchie et sous le règne des Claudes et des Vitellius ; gouvernement insensé, qui croyait que nous pourrions nous passionner pour les pères de la patrie, du Capitole, sans prendre en horreur les mangeurs d'hommes de Versailles, et admirer le passé sans condamner le présent, ulteriora mirari, præsentia secuturos[10]. Le secret de cet esprit indépendant, est déjà là tout entier. Évidemment Camille fut dès ses premières années et demeura toujours un politique littérateur, si je puis dire, et son admiration, en quelque sorte artistique, pour l'antiquité, détermina en grande partie l'affection qu'il porta à une forme de gouvernement où ses rêves de démocratie élégante et de liberté idéale prirent sans cesse le vêtement de l'Attique ou de Rome. En outre, il y aura toujours du lettré en lui, et il sera jusqu'à la dernière heure l'homme qu'on vit, un jour, transporté d'aise à la lecture d'un passage d'Ézéchiel, où il trouvait la révolution prédite mot par mot. Dans ce collège Louis-le-Grand, où il se trouvait avec plusieurs compatriotes, — Lesur (de Guise), le futur auteur de l'Annuaire, entre autres, — Camille Desmoulins avait rencontré un adolescent de son âge, boursier comme lui et de trois classes en avant de Camille, entretenu à Paris par le collège d'Arras. Celui-là s'appelait Maximilien Robespierre. On s'imagine les causeries juvéniles de ces deux enfants aux fronts déjà pleins de pensées, les chocs de sentiments de ces deux caractères opposés, l'un ardent et exalté, l'autre méditatif et sévère[11]. Quelles confidences, quels espoirs, quelles chimères emporta le vent qui passait dans les arbres du jardin, et quels jeunes rêves vit croître cette Chartreuse de Gresset, petite chambre au quatrième étage, où Gresset, étant maître d'études, avait, en effet, rimé sa Chartreuse et où Camille parfois, seul, se mettait à composer des épîtres ! J'étais né pour écrire des vers, disait plus tard, au pied de l'échafaud, le malheureux Camille, et il devait se rappeler alors, non sans émotion, l'Épître qu'il adressait à MM. les administrateurs du collège Louis-le-Grand. C'est là qu'on trouve, cité par lui avec une expression de reconnaissance que l'avenir ne démentit pas, le nom de son professeur aimé entre tous, le principal du collège, celui qu'il appelait le bon abbé Bérardier, cœur excellent, esprit d'élite, ami qui devait, après lui avoir servi de maître, le conseiller un jour et lui survivre[12]. On ne saurait d'ailleurs trouver de paroles plus émues et plus sincères. L'Année littéraire de 1784 cite avec éloge ces adieux de Camille à ses maîtres, et elle a raison : le ton en est fort juste — nous ne parlons pas bien entendu de la forme — : ... J'oserai faire entendre une voix Faible, mais qui, du moins, ne sera point vendue. Désormais, ô ma lyre, à jamais détendue, Tu ne charmeras plus mes maux et mon ennui ! Mais, cher à l'innocence, et du faible l'appui, Je pourrai quelquefois goûter ce bien suprême : Je ferai des heureux. Eh ! qui dans ce séjour, Élevé près de toi, n'en veut faire à son tour, Bérardier ? Ce lieu même, où, sur les rives sombres, Gresset, avant le temps, crut voir errer nos ombres, Retracer bien plus tôt le séjour enchanteur Je l'ai vu sous tes lois, trop tard pour mon bonheur, Des bosquets d'Acadème ou l'heureux Élysée. Que dis-je ? Près de toi, doucement abusée, L'enfance ici se croit sous le toit paternel. Ô Bérardier, reçois cet adieu solennel[13] ! Ce n'est pas cette Épître, dont on trouvera le compte rendu dans le numéro du Journal de Paris du 19 août 1784, lui peut nous assurer que Camille Desmoulins eût été poète. Ses premiers vers sont ceux d'un rhétoricien, rien de plus, et ils n'ont de valeur qu'au point de vue psychologique ; mais ils nous montrent bien l'état de cette jeune âme, au milieu de ce collège dont Camille fait un tableau idyllique, à la Gessner : Là, du patricien la hauteur est bannie, Et la seule noblesse est celle du génie. Tous cultivent les dons qu'en eux le ciel a mis ; En comptant leurs rivaux, ils comptent leurs amis ; Leurs talents nous sont chers, leurs succès sont les nôtres, Et le laurier d'un seul couronne tous les autres. Je vis avec ces Grecs et ces Romains fameux, J'étudie une langue immortelle comme eux. J'entends plaider encor dans le barreau d'Athènes : Aujourd'hui c'est Eschine, et demain Démosthènes. Combien de fois, avec Plancius et Milon, Les yeux mouillés de pleurs, j'embrassai Cicéron ! Un tel enthousiaste, lorsqu'il quittait Paris et les salles du collège, devait paraître assez bizarre et excessif aux bonnes gens de Guise, dont l'accueil lui paraissait sans doute toujours assez étonné pour qu'il dût leur en garder quelque rancune. En maint endroit ses lettres en font foi. Il arrivait, bouillant, apportant dans la petite ville son humeur d'étudiant et de jeune fou ; et ses espiègleries, en changeant de milieu, semblaient bientôt des inconvenances. C'est, du moins, le seul souvenir qu'il ait laissé dans sa ville natale, et c'est hi ce qui arrive le plus communément, il faut l'avouer, à tout homme dont les idées sont en avance sur celles des compatriotes qui l'entourent et des amis d'autrefois. Un habitant de Guise[14], dans une lettre fort intéressante qu'il nous écrivait il y a quelques années, nous rappelait les souvenirs d'une très vieille dame appartenant à l'une des familles les plus anciennes de Guise, et qui avait conservé jusqu'aux limites reculées de la vie humaine où elle était parvenue, une intelligence intacte et des souvenirs très distincts de ces temps éloignés. Lorsque le nom de Camille Desmoulins venait sur ses lèvres, elle qualifiait assez sévèrement ce qu'elle appelait sa légèreté dans les relations de société. Elle avait encore sur le cœur, pour les avoir vues se produire dans son salon de jeune femme, quelques plaisanteries risquées, disait-elle, et qui sentaient le basochien. Peut-être faut-il confondre cette tradition avec celle dont M. Édouard Fleury s'est fait l'écho dans son livre sur Camille Desmoulins et Roch Marcandier, et qui nous montre non seulement un Desmoulins espiègle et railleur, léger, puisque le mot a été dit, mais violent encore et bondissant devant toute discussion : On raconte, au sujet de son enthousiasme, dit M. Fleury[15], une scène d'une étrange violence. Camille était en vacances. Il avait été passer quelques jours chez un parent de sa famille. En son honneur, on donnait un dîner où se trouvaient réunies les notabilités du pays. Quelqu'un de la société savait avec quelle facilité le jeune étudiant s'exaltait quand on lui offrait la discussion sur ses héros de prédilection, sur les perfections du gouvernement démocratique, sur les sublimités de la métaphysique républicaine. C'était un curieux spectacle à donner au dessert que celui d'un de ces accès de colère où tombait Camille, quand il rencontrait un contradicteur actif, pressant et convaincu. La bataille lui fut donc présentée. L'ardent jeune homme donna dans le piège, répliqua d'abord avec politesse, avec assez de calme. Lorsqu'il vit son adversaire secouer ironiquement la tête en l'entendant développer ce que Camille nommait de nouveaux principes, il se sentit saisi de pitié, essaya de railler, puis bientôt prit feu, puis s'irrita en se heurtant aux obstacles, aux arguments. Des sarcasmes le jetèrent hors de lui. Des hérésies, ce qu'il appelait des hérésies, lui firent perdre toute retenue. Les yeux en feu, l'injure à la bouche, tremblant de tous ses membres, il se leva, jeta la serviette à la tête de l'obstiné royaliste qui niait la république ; d'un bond il s'élança sur la table qu'il inonda de débris, qu'il improvisa en tribune, préludant ainsi à ses triomphes futurs du calé de Foi, et de là, au milieu des éclats de rire des uns, des reproches des autres, de l'émotion des parents, il parla longuement, chaleureusement, étalant ses convictions, maltraitant la tyrannie, portant aux nues son idole idéale, répétant les lieux communs jusque-là relégués dans le domaine de la théorie et qu'il se chargea bientôt de faire passer dans la pratique, dans la vie politique d'une nation qu'il contribuera si puissamment à pousser dans tant d'excès. Ruisselant de sueur, la figure enflammée, il descendit enfin au milieu du silence de stupéfaction chez ceux-ci, de colère chez ceux-là, chez tous de regret d'avoir amené une pareille scène. L'écrivain auquel nous empruntons cette anecdote, tenait à prouver que la violence naturelle de Camille devait le conduire fatalement à un excès de plume dont nous ferons justice nous-même. Mais, certes, dans le soin qu'il apporte à peindre Camille sous des couleurs sombres, M. Fleury a mis vraiment trop de hâte ; il s'est contenté de rendre, si je puis dire, plus écumante une simple scène d'exaltation juvénile que provoqua la taquinerie de madame Godart de Wiége, un jour des vacances de 1784 qu'elle avait Camille Desmoulins à dîner. M. Matton aîné, l'éditeur des Œuvres de Camille Desmoulins, a rapporté beaucoup plus simplement, et par conséquent avec plus de vérité, cette scène qui ne prouve rien qu'une vivacité en tous cas généreuse chez l'étudiant dont le cerveau était tout plein des Philippiques de Cicéron et des Révolutions de l'abbé Vertot. C'était là, en effet, ses épées de chevet. Les Révolutions romaines de Vertot l'avaient transporté d'admiration ; ces drames sanglants où apparaissent, tour à tour, le visage austère de Brutus et les têtes marquées pour la mort des Gracques, ce défilé saisissant et surhumain — inhumain aussi, pourrait-on dire — où Virginius tient son poignard, où Curtius éperonne son coursier et le pousse au gouffre, où les Fabius combattent comme des Macchabées de Rome, où Caton se frappe de son glaive pour ne point survivre à sa défaite ; ce long martyrologe de héros avait habitué Camille, et bien d'autres, à ne plus voir dans la lutte éternelle de l'humanité, qu'une sorte de pompeuse tragédie. Cette Rome, cette louve antique dont nous avons tous sucé le lait, nourrit en effet dans l'homme un idéal de vertu sauvage, bien différent de l'humble et solide honnêteté de tous les jours. Aujourd'hui, l'humanité est lasse de l'héroïsme théâtral, elle est avide au contraire de labeur patient, de dévouement durable et de sacrifices civiques qui n'ont rien de sculptural. Et cela vaut mieux. Ce n'est pas nous qui demanderons jamais de ramener la vertu à des proportions bourgeoises ; mais nous croyons qu'il est temps qu'on lui laisse des proportions humaines. C'est encore le moyen de l'atteindre et de la répandre plus sûrement. Camille, enivré de ses lectures, en était encore à la vertu antique, — marmoréenne, si je puis dire, — romaine, en un mot. Il allait s'applaudir qu'on lui eût donné, à son baptême, trois prénoms de Romains Camillus-Sulpicius-Lucilius. Il avait usé ou perdu au moins vingt exemplaires de ces Révolutions romaines de Vertot dont il avait toujours, dit M. Matton, un volume dans sa poche. On a conservé un exemplaire des Philippiques de Cicéron tout chargé de notes manuscrites, où Camille laisse échapper les impressions courantes de ses lectures. Ces deux livres, encore une fois, ne le quittaient jamais. Ainsi, laborieux, passionné pour la science, Camille avait brillamment achevé ses études. Il quitta le collège Louis-le-Grand avec une certaine émotion, qu'il laissa échapper dans ses vers, commença son droit aussitôt[16], et bachelier en septembre 1784, licencié en mars 1785, il prêta serment, cette même année, comme avocat au Parlement de Paris[17]. Il avait alors vingt-cinq ans. Nous avons trouvé peu de traces des débuts de Camille Desmoulins au barreau[18]. — Camille n'était point né orateur. Admirablement doué comme écrivain, d'une instantanéité de pensée et d'expression vraiment étonnante, hardi, aiguisé, primesautier, il était, à la tribune, bientôt décontenancé et médiocre. Il bégayait. Ce n'était point, il est vrai, le bégayement ordinaire, l'infirmité désagréable ; c'était plutôt le balbutiement de l'homme troublé qui cherche à se remettre de son émotion ; au début de la phrase et comme mise en train, si je puis dire, il laissait échapper des hon, hon multipliés — Monsieur Hon, c'était le nom que Lucile donnait à Camille —. Le vieux M. Moreau de Jonnès, mort en 1870, à quatre-vingt-douze ans, nous a souvent conté qu'il avait entendu parler Camille Desmoulins. Tout d'abord, la harangue était désagréable, la voix hésitante et dure, mais le bégayement disparaissait peu à peu, à mesure que l'orateur s'échauffait, et sans nul doute, lorsqu'il était fortement secoué et emporté par son inspiration, Camille ne devait plus bégayer. Il n'en est pas moins vrai, qu'il eût fait, à ce prix, un pitoyable avocat. Il ne plaida donc que rarement et sans éclat. Il avait d'ailleurs le feu sacré de l'écrivain, il ressentait cet invincible aiguillon qui met la plume à la main comme il y mettrait une épée ; il jetait sur le papier ses projets, ses espoirs, et, vivant assez pauvrement du produit de copies ou de requêtes faites pour des procureurs, rimant parfois une chanson, forgeant une épigramme, errant çà et là, à travers ce grand Paris où il rêvait de se faire une place, aujourd'hui écoutant le Figaro de Beaumarchais du fond du parterre, demain, entrevoyant Ginguené ou Chamfort, il fourbissait ses armes, il se préparait à l'assaut prochain, il sentait déjà la poudre dans l'air, il se répétait peut-être déjà, dans son ombre, au haut de sa mansarde et comme du fond de sa vie ignorée : Et moi aussi je jetterai ma pensée au monde ! III L'heure était déjà venue où ce monde agité, secoué, craquant de toutes parts, sentait sourdre en lui comme une germination nouvelle. Le roi, cédant à la volonté nationale, résolut de réunir en janvier 1789 les États Généraux qui n'avaient pas été tenus depuis cent soixante-quinze ans (1614), si bien qu'en publiant, en 1771, un Dictionnaire universel de la France, R. de Hesseln, cité par M. L. Lalanne, avait pu dire à l'article États : Les États Généraux ne sont plus d'usage. On juge donc, lorsque la nation apprit que douze cent soixante-quatorze députés : trois cent-huit du clergé, deux cent quatre-vingt-cinq de la noblesse et six cent quatre-vingt-un du tiers état, allaient discuter ses intérêts, régler la vie nouvelle à laquelle elle aspirait, si la joie et les illusions de bonheur furent grandes. En Picardie, dans cette province si fort éprouvée — surtout dans le Soissonnais, réduit à la misère par le rigoureux hiver de cette année, et dans le Vermandois —, l'espoir fut plus grand peut-être que partout ailleurs ; les pauvres gens se croyaient déjà affranchis des poids écrasants que supportaient leurs épaules. Les cahiers des provinces, ces voix éloquentes, ces doléances de la foule, allaient enfin frapper les oreilles du roi. Les paysans, courbés sous le faix comme le bûcheron de La Fontaine, allaient pouvoir appeler et se plaindre, sans redouter que la mort seule répondit à leurs appels. Qu'on s'imagine les songes heureux qu'on faisait, par tout le pays, dans les chaumines enfumées ! — Le roi va savoir enfin ce que nous souffrons ! Nos cahiers le lui diront et nos députés, à Versailles, ne manqueront pas de le lui redire ! Le roi instruit, c'est la nation sauvée. Quels rêves ! Occupons-nous seulement, dans cette histoire, du coin de terre où Camille était né. La rédaction des cahiers et la nomination des députés à l'Assemblée des trois ordres devait avoir lieu le 16 mars à Laon. A Guise, la première assemblée électorale eut lieu le 5 mars, en l'auditoire du siège, sous la présidence de M. Desmoulins, lieutenant général au bailliage de Vermandois, siège royal de Guise, ressort et prévôté de Ribemont ; M. Saulce (Jean-Baptiste) étant procureur du roi, et M. Mariage, greffier, secrétaire. L'appel des commissaires des paroisses démontra que deux cent quatre-vingt-douze étaient présents. La deuxième assemblée eut lieu en l'église des Révérends Pères Minimes de Guise. Là furent nommés soixante-quinze députés pour l'assemblée des trois ordres à Laon. Le père de Desmoulins pouvait, s'il l'eût voulu, être de ceux qui devaient figurer bientôt à Versailles. Le lieutenant général, disent les Archives du greffe de Laon, ayant été élu à l'unanimité, moins une voix de la paroisse de Bernot, applaudit à celle voix comme au symbole de la liberté, mais remercia pour cause de santé, après avoir témoigné de sa sensibilité de l'honneur d'une telle confiance. Ainsi, nous voyons, dès l'abord, cet homme modeste, libéral et sage, refuser ces honneurs qu'ambitionnera son fils et qui coûteront si cher, non seulement à celui-ci, mais à tous les deux. Dans la liste des soixante-quinze commissaires députés à Laon, je trouve notés, par ordre d'élection : N° 1. Jean-Louis Deviefville des Essarts, avocat et subdélégué à Guise. N° 2. Adrien-Jean-Louis Deviefville, maire de Guise. N° 24. Lucie-Simplice-Camille-Benoît Desmoulins, avocat à Guise[19]. Puis, avec eux, des procureurs, des meuniers, des marchands de moutons, des laboureurs surtout. L'homme qui tient à la terre, l'homme du pays, le paysan, sort de son sillon pour la première fois. Ce n'était là que les élections préparatoires aux élections décisives des députés aux États Généraux. Le procès-verbal de l'assemblée du tiers état à Laon enregistre une lettre du marquis de Condorcet, qui demande qu'on introduise dans le Cahier un vœu pour la suppression de la traite des noirs. Le 16 mars 1789, cette assemblée eut lieu à Laon en la salle destinée aux exercices publics du collège de Saint-Jean de l'Abbaye ; elle était présidée par Caignart du Rotay, lieutenant général du bailliage de Vermandois. Déjà de nobles mouvements se montrent parmi ceux qui assistent à ces réunions. Dans son discours présidentiel, Caignard du Rotay, répondant à une députation du clergé au tiers, laissera deviner comme la première pensée de ce sacrifice passager, hélas ! qui produira l'électrique et superbe séance de la nuit du 4 août : Nous avions donc bien lu dans vos cœurs, lorsqu'à l'assemblée du tiers état du 9 de ce mois, nous lui avons annoncé qu'il serait bientôt témoin de la grandeur d'âme des deux premiers ordres de l'État, qu'il les verrait infailliblement s'empresser de porter aux pieds du trône le tribut volontaire de leurs privilèges pécuniaires, qu'il les verrait en faire une offrande honorable à la patrie ! Ainsi, plusieurs, en partant, pouvaient espérer que de cette secousse décisive sortirait non seulement la fin, mais l'abandon volontaire des privilèges. Les 20, 21 et 22 mars eut enfin lieu la nomination des députés aux États Généraux : l'assemblée élut MM. Le Carlier, maire de Laon : Viéville des Essarts, député de Guise ; Devismes, avocat à Laon ; Bailly, laboureur à Crécy-au-Mont ; L'Éleu de La Ville-aux-Bois, conseiller du Roi, élu en l'élection de Laon ; Leclerc, laboureur à Lannois. Nous verrons bientôt Camille Desmoulins, qui regrettera que son père n'ait pas eu un petit grain d'ambition[20], se consoler un peu en se disant que le député de Guise est Viéville ou plutôt Defiefville des Essarts, subdélégué du bailliage de Guise, et son cousin[21]. Ces députés une fois nommés, allait-on écouter leurs plaintes à Versailles P Les Cahiers de ce coin de terre française contiennent et répètent la plupart des doléances communes à la France tout entière, et lorsqu'on aura publié le recueil complet de ces Cahiers aux États Généraux, on sera surpris de l'unanimité des réclamations dans les diverses parties de ce grand corps souffrant et accablé. C'est bien là vraiment le même cri, le cri universel dont parlera Camille Desmoulins dans la France libre[22]. Les Cahiers des États Généraux se ressemblent et demandent, par exemple : A quoi sert la ferme ? A ruiner la populace. Ou encore, ils se plaignent : La distribution des impôts se fait par faveur. L'état ecclésiastique a tous les biens de la France et la noblesse, et il ne paye aucun subside à l'État ny au Roy. (Plaintes et doléances que la commune et habitants de la paroisse de Wissignicourt ont à faire à nos seigneurs députés de Sa Majesté aux Étals Généraux. A Laon le 16 mars 1789.) Si l'on réduisait le nombre des laquais et des employés des fermes, l'agriculture y gagnerait, dit une voix du district de Monaigu. On remarquera d'ailleurs le ton résigné de ces réclamations presque soumises. La petite paroisse de Berrieux se plaint d'avoir à payer quatre mille cinq cent quarante-cinq livres d'impôts, elle qui ne compte que cent dix feux[23]. Il y avait de ces écrasantes iniquités et qui, bien avant 1789, frappaient les esprits clairvoyants. Je connais un village à trois lieues de Paris, écrivait déjà Grimm en juillet 1763, vingt-six ans avant ce mouvement général de la nation, je connais un village composé de deux cents feux, dans un pays de vignobles, et par conséquent pauvre[24] ; ce village paye au Roi, tous les ans, quinze mille livres de taille et de capitation ; les vingtièmes, les aides, le contrôle et tout le grimoire des autres impositions, montent à une autre somme de quinze mille livres. Voilà donc le Roi qui tire d'un chétif village trente mille livres par an. Il y a beaucoup de princes en Allemagne qui tirent à peine cette somme de tout un bailliage[25]. Mais, de toute la France peut-être, la plainte la plus tragique, la plus douloureuse et la plus profonde, est celle que font entendre les habitants de la paroisse de Chaillevois. C'est une page lugubre qu'il faut citer tout entière dans sa forme et son orthographe... At und disce omises. La communauté de Chaillevois est composée d'environt deux cent personnes, père, mère, enfants et petits enfants. La plupart des abitants n'ont aucune propriété ; seux qui an onte cé cy peux de chose qu'il n'ent faut point parlé ; ils soute presque tout vigneront, cè à dire qu'il cultive presque tout à la vigne comme mercenaire ; un vigneront peut cultivé un arpent de vigne tout oplus, on luy païe pour la culture d'une arpent de vigne de cent verges la somme de cinquante livres, an outre cinq livres pour l'entretien, jusqu'à la vandange, après la principal culture et cinq livres pour refouir après la vendange, somme totalle soixante livres. Le vigneront et ocupé à cè culture depuis le 15 février jusqu'à la mi-novembre, neuf mois de lanné, il est vrai que celuy qui est capable de faire la moisson peut la faire dans cet interval ; s'il est bon ouvrier, sa moisson lui vaut une quarantaine de franc ; s'il trouve occasion de faire quelque journé dans les autres trois mois cè cy peut de chose que céla ne méritte point d'entrer en conte ; il est évident par cette expossé que tout le gain d'un vigneront ce réduit environ cent franc par an ; en supposant que la femme gagne moitié, ce qu'on ne peut pourtant pas suppossé si elle a plusieurs en-fans, le gain sera porté à cent cinquante livres ; avec cette modique somme il faut ce logé, ce nourire, sabiller insi que ce enfants. La nourriture ordinaire et du pain trompé dans de lau salée que ce n'est pas la peine de dire qu'on n'y mest du beurre ; pour de la chaire on n'ent mange le jour du mardy gras, le jour des Pasques et le jour de la feue patron ; lors qu'on va au préssoire pour le maitre et lors qu'on va au noces. On peut aussy mangé quelque fois de lèvres et des aricot lorsque le maitre n'empêche pas d'en maitre dans cè vigne. Les frais du Roy en taille capitation ce monte à six livres non compry le frais de corvé ; pour celuy qui n'a absolument rien, il faut qu'il paie une livre de sel quatorze à quinze sols selon le nombre d'enfans. Il an faudra an un une livres chaque semaine an autre une livres par quinzaine an un plus an autre moins ; ce prix énorme et cause que plusieurs ne peuvent pas même mangé est qu'on apèle de la soupe ; que si par maleur les mary ou la femme et quelquefois l'une et l'autre a contractée l'abitude d'usé du tabac, ce n'est qu'en ce refusant le pain et an refusant au enfans qu'on peut en avoine un onces de tant en tant, un pauvre vigneront vien tils malade outre son bien cesse, sy il apèle un chirurgien, ce chirurgien, pour lin voiage, une petite seigné, une méchante médecine, luy demandera plus qu'il ne gangnes dans une sémaine, s'il est asigné de la part de quel'qun pour dettes ou pour quel autre sujet, un huissier lui fera payé plus qu'il ne gangnes dans deux sémaine, une santance pour le moindre objet possible le réuinera de fons en comble, ce les plus gran fléaux que céluy de la justice, s'il dépouilles une piesse de yin, il n'est lui est point libre d'en vandre une bouteille en détaille, et il faut qu'il meurt de fin en antandant qu'il trouve à vandre en gros, et alors il faut donner sept ou huit franc à la ferme. Voilà comment le petit peuple et heureux sous les mélieurs des Roy, au milieu d'une nation conviante comme la plus généreuse de toute les nations, dans un siècle où on ne parle que d'humanité et de bien fésances, et cépendant cè ce petit peuple qui est la portion la plus précieusse de la nations, puisque cè celle qui travaille le plus, le sort de jens de travaille est a peut près le même partout, ils onte apeine du pain à mangé, et de laux aboire et de la paille pour ce couché et un réduit pour ce logé. Leur état est pire que celuy des sauvages de l'Amérique. Si les Roy savoient ce que vale trois sols, et qu'il y a des millions d'abitants dans son royaume qui, en travaillant depuis le matin jusqu'au soir, non pas trois sols pour vivre, car enfin cela et évident d'après les calculle qu'on vien de faire. Telles sontes les doléances des abitants de Chaillevois. Dieu veule qu'il touche le entrailles de Sa Majesté et des États Généraux qui vont être asemblé pour opérée à la régénération de la France. En foy de quoy nous avons signé : Joseph FLAMANT ; BALIDOUX ; FLAMANT ; AUBIN ; DRUET ; Joseph PAYEN[26]. L'a-t-on lue, cette plainte touchante, cette lamentation du petit peuple, bien faite pour toucher les entrailles de Sa Majesté et pour donner à l'avenir une juste image du lamentable état de choses que la Révolution allait détruire Nous parlons bien souvent, du fond de nos épreuves nationales, — et sans nous corriger pour y parvenir, — de la régénération de la France ; mais ceux-là avaient plus que nous le droit d'en parler, qui, comme les pauvres gens de Chaillevois, avaient à peine du pain à manger, de l'eau à boire et de la paille pour dormir, et qui se contentaient de faire entendre à Louis XVI ces mots, aussi sombres qu'un glas : Si les rois savaient ce que valent trois sols ! Quand on a lu les Mémoires du marquis d'Argenson, on ne peut plus être étonné par des plaintes semblables. Depuis longtemps le gouvernement de la France était, selon le mot de d'Argenson en 1751, une anarchie dépensière. La cour était — l'expression est du marquis encore — le tombeau de la nation, de ces pauvres gens dont parle la Bruyère, et qui se retirent la nuit dans leurs tanières, vivant de pain noir, d'eau et de racines. La misère sévissait, épouvantable, incroyable, mortelle. Un curé de village portait, en 1709, sur le registre de sa paroisse : Je certifie à tous qu'il appartiendra, que toutes les personnes qui sont nommées dans le présent registre sont tous morts de famine (sic), à l'exception de M. Descrots et de sa fille. Et en note : On a mangé des charognes mortes depuis quinze jours — le blé manquait — ; les femmes ont étouffé leurs enfants de crainte de les nourrir[27]. Trente ans après, d'Argenson continue à écrire que la
misère avance au dedans du royaume à un degré inouï
les hommes meurent, dit-il, dru
comme des mouches, de pauvreté, et en
broutant l'herbe. Le premier président de la cour des aides, Le Camus,
haranguant le Roi, cette même année, ne craignit pas de mettre sous les yeux
du monarque ce peuple qui gémit dans la misère, sans
pain et sans argent, obligé de disputer la nourriture aux bêtes qui sont dans
les champs[28]. D'Argenson dira
encore, avec une sombre énergie, que les paysans ne
sont plus que de pauvres esclaves, des bêtes de trait attachées à un joug.
En dix ans, la peste venant en aide à la famine, la population de la France
avait diminué d'un tiers, et les deux tiers restants demeuraient courbés sous
le besoin. En 1752, le roi, la reine et la dauphine se rendant à Notre-Dame,
un pauvre homme montrant du pain noir s'accrocha à leur carrosse pour crier :
Misère ! famine ! Voilà ce qu'on nous fait payer
trois sous la livre ! — N'est-ce pas là comme le prologue de ces
journées où l'on allait chercher à Versailles le boulanger,
la boulangère et le petit mitron ? Ce peuple affamé était déjà
exaspéré. D'Argenson s'écriait : Quand le peuple ne
craint rien, il est tout. Et d'un ton réellement prophétique : Toutes ces matières sont combustibles, ajoutait-il,
dès 1751 ; une émeute peut faire passer à la
révolte, et la révolte à une totale révolution où l'on élirait de véritables
tribuns du peuple, et où le roi et ses ministres seraient privés de leur excessif
pouvoir de nuire. Et plus loin : La révolution
est certaine : il n'y a plus qu'à se détacher de sa patrie et à se
préparer à passer sous d'autres maîtres. Les révolutionnaires, du
moins, au lieu de se détacher de la patrie, se rattachèrent au contraire à
elle plus étroitement, plus énergiquement, et ils ne voulurent qu'elle seule,
souveraine et maitresse. En attendant, la France agonisait et jetait ses plaintes poignantes. Or, tandis que les pauvres gens, les animaux à face humaine de la Bruyère, vivaient ou plutôt agonisaient ainsi, une société frivole, insensible, affolée de plaisir, tourbillonnait au faite d'un monument dont les souffrants formaient la base. Le temps n'était pas loin où la publication du Livre rouge allait apprendre en quelles mains passait le Trésor public, et pour qui travaillaient les malheureux[29]. Les maîtresses, les procureuses, des abbés, des prestolets, des maréchaux, des nourrices, des coureurs de ruelles, les lecteurs de la reine, des personnages crossés et mitrés, recevaient des pensions souvent énormes, dont beaucoup étaient réversibles, ou encore des pots-de-vin, des dons, de véritable richesses. M. Ducrot, coiffeur, nous dit Camille, touchait dix-sept cents livres de retraite pour avoir coiffé mademoiselle d'Artois, morte à l'âge de trois ans, avant d'avoir eu des cheveux, et mademoiselle X... jouissait de quinze cents livres de pension pour avoir blanchi une seule fois le manchettes de feu Mgr le Dauphin. (Révolutions de France et de Brabant, n° 20, page 227.) Sans compter que le Roi comme disait la France libre, faisait publiquement le mono pole des grains[30]. Ô le bon temps ! ô le beau règne ! s'écriait l'annotateur. Mais que dira la postérité ? La postérité donnera un souvenir au roi, qui, en signant, le 5 juillet 1788, l'arrêt concernant la convocation des États-Généraux du Royaume, voulut essayer de donner une forme plus libérale au gouvernement de la France ; mais, en reprochant à ce même monarque d'avoir cédé ensuite aux gens qui montrèrent pour les idées nouvelles une haine active et maladroite, elle déplorera que, dès 1789, la patrie, si déchirée, si unanime dans ses vœux, n'ait pas pu saluer l'avènement du règne définitif de la liberté ! Ceux qui opposeront alors leurs répugnances et leurs résistances à ces vœux seront d'ailleurs bien coupables. Un des hommes les plus modérés de l'Assemblée nationale, celui dont Burke a dit qu'il fut le dernier qui ait veillé au chevet de la monarchie mourante, Malouet, si opposé à tout excès, traçait cependant aux ministres de Louis XVI, avant les élections, la règle de leur conduite à tenir : Le vœu de la France, disait-il, a appelé les États Généraux ; il est indispensable de lui obéir... Obligés d'invoquer les conseils et les secours de la nation, vous ne pouvez plus marcher sans elle ; c'est dans sa force qu'il faut puiser la vôtre[31]. La monarchie eût été sauvée peut-être, ou du moins on eût conjuré les périls qui la menaçaient, si les conseilleurs du Roi eussent compris que l'accord était désormais nécessaire entre la nation et le roi, et que la force matérielle, pas plus que la force morale, ne se trouvait du côté du passé. Mais quoi ! il était dit que le malheureux Louis XVI se laisserait entraîner à sa perte, et par celle que Monsieur, le comte de Provence, et les pamphlets inspirés par lui appelaient déjà l'Autrichienne avant que le peuple, imitant la cour, lui eût donné ce nom ; et par des hommes qui, comme M. de Montmorin, semblaient prendre à tâche de précipiter une monarchie qu'ils croyaient, — les aveugles ! — peut-être servir. IV Le mouvement politique par la convocation des États Généraux avait été immense. Les brochures sortaient de terre. L'arrêt même du 5 juillet 1788 n'avait-il pas dit : Sa Majesté invite tous les savants et personnes instruites de son royaume, et particulièrement ceux qui composent l'Académie des inscriptions et belles-lettres, à adresser à M. le garde des sceaux tous les renseignements et mémoires sur les objets contenus au présent arrêté ? On eût dit que le feu était mis aux poudres et aux cervelles. Toutes les têtes grosses d'in-folio, comme dit Camille Desmoulins, s'étaient mises à éclater. Mangourit, avec son Tribun du peuple au peuple, avait fait entendre le premier coup de tambour. Le comte Avenel d'Entraigues publiait un Mémoire quasi-républicain ; on réimprimait ou on relisait les écrits où Necker, Mirabeau, le marquis de Beauvau, mettaient en circulation ces idées communes à la grande masse de la nation : la répartition égale de l'impôt, l'anéantissement de toute exemption, etc. On discutait, depuis 1787, le travail où Linguet, l'adversaire de la Bastille, attaquait, à propos de l'impôt territorial, les privilèges et combattait avec énergie le système fiscal de l'ancien régime. La fameuse brochure de Sieyès Qu'est-ce que le tiers état ? était, on peut le dire sans exagération, dans presque toutes les mains. Il s'en vendit en trois semaines trente mille exemplaires. Cerutti, Target, Halant Saint-Étienne, Servan, Touret à Rouen, Volney en Bretagne, Clavière, Condorcet, Brissot, apportaient leur contingent de brochures militantes à la masse d'écrits lus et commentés partout avec fièvre. Déjà Carra osait écrire, dans l'Orateur pour les États Généraux : Le peuple est le véritable souverain et le Roi n'est que son premier commis. Que faisait Camille Desmoulins à cette heure, et son esprit ne s'était-il point embrasé devant un tel spectacle ? Dans la nomenclature des écrits politiques les plus influents qui ont précédé l'ouverture des États Généraux, je trouve — voyez l'Introduction historique au Moniteur — une brochure signée de M. Desmoulins, la Philosophie au peuple français, par M. Desmoulins, 1788. Une pensée de Sénèque sert d'épigraphe à cet écrit : Expergiscamur, ut errores nostros coarguere possimus. Sola autem nos philosophia excitabit, sola somnum excutiet gravem. (SENECA : De philosophia.) Le Moniteur cite un fragment de ce travail, et le morceau suffit à donner l'idée du reste : Il est temps que vous leviez la tête, et que vous la leviez constamment ; il est temps que vous rentriez dans vos droits, et que vous recouvriez votre liberté originelle — le mot est joli, il dénote bien le Desmoulins de la France libre — ; l'entreprise est formée, les premiers mouvements sont produits ; mais ce n'est pas assez, il faut que vous résistiez jusqu'à ce que vous soyez sûrs du triomphe. Ah ! que vous seriez à plaindre si vous veniez à mollir devant vos ennemis ! Vous seriez cent fois plus malheureux que vous ne l'étiez avant d'avoir songé à secouer vos chaînes. Vous retomberiez dans cette honteuse et triste servitude de vos infortunés ancêtres, etc. L'auteur, ajoute le Moniteur, développe ensuite les principes d'un plan de Constitution. Cette brochure est-elle vraiment de Camille ? A mon avis, on n'en peut douter. En 1788, Desmoulins avait vingt-huit ans ; il était encore inconnu et disponible ; actif d'ailleurs, la plume facile, comment supposer que la fièvre générale ne l'ait pas poussé à écrire et à donner, lui aussi, ses idées sur la Constitution future ! C'eût été chose trop malaisée, pour un avocat homme de lettres, que de garder le silence en un moment où la parole était à la France tout entière. Presque à la même heure, mais un peu plus tard, l'enthousiasme de Camille pour ces États Généraux qui devaient, — il le croyait avec la majorité de la nation, — faire le bonheur de la patrie, son admiration pour les tribuns, lui dictaient une Ode demeurée assez longtemps in trouvable et que nous avons pu réimprimer, après bien des recherches, dans notre édition des Œuvres de Camille ; ode assez médiocre sous le rapport de la facture, comme tous les vers que Desmoulins a signés, mais curieuse comme symptôme et qui montre bien où en étaient, en 1788, les rares esprits qu'une éducation toute classique avait préparés à l'amour, sinon à la conception nette de la République. Camille Desmoulins, dans cette Ode, célèbre le roi, qui veut mettre décidément la vérité à la place du mensonge : Cher prince, des rois le modèle, Eh bien, nous doutions de ta foi, Et qu'au-dessus de Marc-Aurèle La France dût placer son roi ! Mais la satire amère et attristée de l'état où se trouve la nation tient plus de place, dans cette ode, que les louanges au souverain qui a écouté la prière du peuple : Pour les nobles toutes les grâces ; Pour toi, peuple, tous les travaux, dit Camille ; et sur ce ton, il continue : L'homme est estimé par les races Comme les chiens et les chevaux. Pourtant au banquet de la vie Les enfants qu'un père convie Au même rang sont tous assis : Le ciel nous fit de même argile, Et c'est un fil aussi fragile Que tourne pour eux Lachésis. L'impôt prend sa course incertaine Dans le parc et dans le château Il ne pose son pied qu'à peine, Et foule vingt fois le hameau. Ton glaive trop longtemps repose : Du pauvre prends enfin la cause, Venge Naboth, Dieu protecteur ! Necker, cependant, descend de la montagne, accompagné de la Raison, et, pareil à Moïse, les tables à la main, il va renverser le veau d'or : Le peuple sort de dessous l'herbe : Déjà, de ses mille cités, Il voit, plein d'un espoir superbe, Partir ses mille députés. La Prière lente et boiteuse, De son succès n'est plus douteuse, Elle a monté devant Louis ! Et, s'adressant aux députés : Tonnez, leur dit en terminant Camille,... Tonnez, et tribuns de la plèbe, De l'esclavage et de la glèbe Effacez les restes honteux ! Ce ne furent point là les seuls vers qu'ait alors tracés Desmoulins. Le recueil intitulé : Satires ou Choix des meilleures pièces de vers qui ont précédé et suivi la Révolution (32 p. in-8°, à Paris, l'an Ier de la Liberté, avec gravures), contient plusieurs pièces de vers signées du nom de Desmoulins. Il y en a d'infâmes. Son biographe, trop sévère, M. Ed. Fleury, n'hésite pas à l'en accuser, quoique Camille, dans le n° 29 de ses Révolutions de France et de Brabant, se soit vigoureusement défendu d'en être l'auteur. Il qualifie ces pièces de cyniques et de dévergondées. — Quelques-unes sont même, ajoute-t-il, d'une grossièreté dégoûtante. Et il conclut ainsi : Le libelliste a pris une épigraphe tirée de Voltaire. L'épigraphe qui lui convient le mieux est le mot de Desfontaines : Il faut bien que tout le monde vive. Quand aurons-nous une bonne loi sur la liberté de la presse ? Quelque indulgence que je professe pour la liberté, j'ai senti tout ce qu'elle avait de danger en voyant mon nom trois fois au bas des pièces de cet infâme recueil[32]. L'Ode aux États Généraux fit peu de bruit, et Desmoulins dut s'en trouver légèrement piqué. Le moment approchait cependant où il allait avoir son heure. Je m'imagine Camille, errant à travers ce Paris, qui déjà sentait le salpêtre, allant, venant, courant à Versailles, où les députés se rassemblaient, s'exaltant au spectacle de la procession solennelle qu'éclairait le soleil de mai, la veille de l'ouverture des États Généraux[33], retournant à Paris, où tout fermente, écoutant les propos de la rue et les paroles des politiques du café Procope, se glissant à travers les groupes qui, fiévreux, encombrent le Palais-Royal, et que domine de toute la tête le colossal marquis de Saint-Huruge ; puis, allant au club, au café, sur les places, entraîné par le plaisir d'entendre les plans admirables des zélés citoyens. Le sang devait faire battre à les rompre les artères de ce jeune homme, certain de sa puissance, pétillant d'esprit, embrasé d'ambition, enflammant les autres, selon son expression, et s'enflammant lui-même. Chateaubriand, qui le vit à cette époque, nous le dépeint sous des couleurs assez noires : râpé, jaune et besogneux (voyez les Mémoires d'Outre-Tombe). C'est, en effet, l'heure difficile pour Camille, l'heure d'obscurité, d'incertitude, d'espoirs soudain abattus, de défaillances, puis d'exaltations nerveuses. Il portait déjà dans sa tête sa première brochure à succès, la France libre, et il écrivait à son père qu'il en était tout occupé. Je le vois, à Versailles ; dans ces journées des lundi et mardi 22 et 23 juin 1789, où, par la pluie battante, les députés, empêchés par les gardes d'entrer dans la salle des séances royales, couraient les rues sans savoir en quel endroit s'assembler. De quelle colère le Picard dut-il se sentir saisi lorsqu'il vit les représentants de la nation chassés ainsi, mais de quel enthousiasme aussi lorsqu'il les entendit jurer qu'ils ne se sépareraient pas avant d'avoir fondé la liberté ! Tous ont montré, écrit-il — lettre à son père, 24 juin —, une fermeté romaine et sont décidés à sceller de leur sang nos libertés. Tout Paris est en combustion, ajoute-t-il. Le Palais-Royal est plein comme un œuf ; on applaudit partout le duc d'Orléans avec transport. Le roi passe, personne ne dit mot ; M. Bailly, président de l'Assemblée, paraît, tout le monde bat des mains ; on crie : Vive la nation ! On suit, pour ainsi dire, pas à pas, dans ces lettres, les progrès de la Révolution. On tâte le pouls à ce Paris enfiévré. Tout à l'heure Camille va dire : L'incendie croît. Jam proximus ardet Ucalegon. On a arraché de l'Abbaye les gardes françaises qui ont fraternisé avec le peuple. Déjà, dès ce mois de juin, il est question de marcher sur la Bastille et sur Vincennes. Camille, entraîné par le courant, écrit à son père, ami du prince de Condé, qui même dînait souvent à Guise, chez M. Desmoulins : Votre prince de Condé n'ose paraître. Il est honni, berné, hué, chansonné. Et, dans cette même lettre, le journaliste de demain trace, de sa plume alerte, pittoresque et française, le tableau de Paris en ces jours qu'il appellera lui-même, plus tard, des jours caniculaires : On a fouetté il y a quelques jours une comtesse dans le Palais-Royal, où elle tenoit des propos contre M. Necker. Au Palais-Royal, ceux qui ont la voix de Stentor se relaient tous les soirs. Ils montent sur une table ; on fait troupe et on écoute la lecture. Ils lisent l'écrit du jour le plus fort sur les affaires du temps. Le silence n'est interrompu que par les bravo aux endroits les plus vigoureux. Alors les patriotes crient Bis ! Il y a trois jours, un enfant de quatre ans, plein d'intelligence et bien appris, fit le tour du jardin, en plein jour, au moins vingt fois, porté sur l'épaule d'un crocheteur. Il crioit : Arrêt du peuple français. La Polignac, exilée à cent lieues de Paris. Condé, idem. Conti, idem. D'Artois, idem. La Reine... je n'ose vous le répéter ! Ces fièvres ont d'ailleurs leurs effets terribles. Tout à l'heure Camille racontera le châtiment exemplaire infligé, au Palais-Royal, à un espion de police. On l'a déshabillé, on a vu qu'il était fouetté, marqué ; on a retrouvé sur lui un martinet ; ce sont les menottes de corde dont se servent ces vils coquins. On l'a baigné dans le bassin, ensuite on l'a forcé comme on force un cerf, on l'a harassé, on lui jetoit des pierres, on lui donnoit des coups de canne, on lui a mis un œil hors de l'orbite ; enfin, malgré ses prières et qu'il criât merci, on l'a jeté une seconde fois dans le bassin. Son supplice a duré depuis midi jusqu'à cinq heures et demie, et il avait bien dix mille bourreaux. Quelle folie furieuse s'empare donc des foules à de certaines heures, que Camille se sente gagné par la frénésie de ces dix mille bourreaux au point qu'il ne ressente pas, devant ce forfait anonyme, la fureur et le dégoût que doit éprouver un homme de cœur ? 11 verra plus tard que le châtiment infligé à l'espion de police n'est que le prologue d'autres crimes du même genre. Et qui sait s'il n'y avait pas déjà des massacreurs de Septembre parmi les gens acharnés, durant cinq heures, contre un malheureux à demi mort ? Cependant la guerre continue et s'organise. D'un côté, on forme trois camps autour de Paris, des parcs d'artillerie comme au pont de Sèvres ; de l'autre, on continue à faire des motions et des discours. Il pleut des pamphlets tous plus gais les uns que les autres, écrit Desmoulins. Les soldats se mêlent au peuple. Vive le tiers état ! est le cri universel. Tout occupé de sa brochure, la France libre, qu'il vient d'achever, Camille en a remis le manuscrit à son libraire, Momoro, dès le 20 juin. Momoro se faisait déjà appeler le premier imprimeur de la liberté nationale. Il n'en était pas moins un imprimeur fort prudent, et cet homme, qui accusera plus tard Camille d'être un modéré, qui deviendra un hébertiste en 93, refuse en 89 de publier l'ouvrage de Desmoulins, le trouvant trop redoutable. Le pauvre Desmoulins en frémit de colère. Si j'étais bien en fonds, dit-il à son père, j'achèterais une presse, tant je suis révolté du monopole de ces fripons. Mais si Momoro, — cet honnête négociant de Momoro qui, au dire d'Arnault, chargeait des pistolets en disant : Voilà pour les porteurs de traites ! — hésite et tremble à la veille du 14 juillet, alors que les régiments suisses et allemands menacent les patriotes, il se montrera fort rassuré au lendemain de la prise de la Bastille, et la France libre, imprimée dès les premiers jours de juin 1789, sera mise en vente le 1S juillet, lorsque le peuple sera victorieux. Ce prudent Momoro était de ceux qui, selon le précepte de Mathurin Régnier, savent naviguer selon le temps qu'il fait. La prise de la Bastille allait d'ailleurs donner à Camille Desmoulins une popularité soudaine ; la table du jardin du Palais-Royal, sur laquelle il allait monter, devait être comme le piédestal de sa renommée. Le Palais-Royal, — nous l'avons vu, était le foyer ardent, le cœur même du Paris de 89. Nouvellistes et faiseurs de motions, discoureurs et agitateurs, tous se coudoyaient autour de l'arbre de Cracovie. Où Diderot conversait jadis avec le neveu de Rameau, Saint-Huruge maintenant discutait avec Fournier l'Américain, et la foule, bouillante, entraînée, formait autour de tout personnage porteur d'un renseignement quelconque un de ces groupes affairés, nerveux, facilement excitables, qu'on voit grossir aux jours d'orage. La situation respective de la cour et de la nation était, en juillet 1789, fort tendue. Necker, populaire et dévoué alors aux intérêts du peuple[34], essayait d'arracher le roi à ce bourdonnement de conseils, violents en projet, sans capacité dans l'exécution, dont parle Malouet. Louis XVI. au lieu de céder à la sagesse du Genevois, penchait sensiblement du côté de ceux qui parlaient de sévir, ou bien encore il était, selon le mot de son frère, le futur Louis XVIII, an comte de La Marck, semblable à une boule d'ivoire huilée qui glisserait dans la main. Le dédain avec lequel on parlait, à la cour, du parti populaire, dit encore Malouet, persuadait aux princes qu'il n'y avait qu'à enfoncer son chapeau pour le disperser ; et, le moment venu, l'on ne savait pas même enfoncer son chapeau. Le roi, qui, pour dissimuler sa faiblesse, ses hésitations, feignait parfois de dormir tandis que ses conseillers parlaient, prit cependant, une fois, le parti le plus violent : il enfonça son chapeau. Necker fut sacrifié le ministre congédié devait, en outre, sortir de France. Lorsque Paris apprit que son favori était exilé, le courroux fut grand. Au Palais-Royal, la fièvre redoubla. Ce n'était plus de la fermentation, c'était de la rage. Cette journée du dimanche 12 juillet devait coûter cher à la royauté. Camille Desmoulins, irrité et résolu, fougueux au milieu d'un groupe, exaltant ses voisins, exalté par eux, saisissant dans la foule des symptômes de colère, poussé par ceux qui l'entourent, et se faisant comme le porte-voix de tous, monte sur une table, et, dans ce moment d'enthousiasme, domptant son léger bégayement d'habitude : Citoyens, s'écrie-t-il, vous savez que la nation entière avait demandé que Necker lui fût conservé ?... J'arrive de Versailles... Necker est renvoyé !... Ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes. Ce soir, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger... Il n'y a pas un moment à perdre ! Nous n'avons qu'une ressource, c'est de courir aux armes et de prendre des cocardes pour nous reconnaître ! — J'étouffais d'une multitude d'idées qui m'assiégeaient, écrit Desmoulins deux jours après, je parlais sans ordre, mais ces mots enflammés allaient droit au cœur de cette foule. Ce jeune homme aux cheveux noirs, maigre, avec de grands yeux noirs pétillants de vie, cet inconnu de la veille, entrant ainsi dans l'histoire par une improvisation bouillante, exprimait avec sa véhémence ardente tout ce que ressentaient de colère les six mille citoyens qui l'entouraient. L'outrage était pour tous, mais un seul poussait le cri et protestait au nom de la nation entière. Quelles couleurs voulez-vous pour nous rallier ? continuait Desmoulins. Voulez-vous le vert, couleur de l'espérance, ou le bleu de Cincinnatus, couleur de la liberté d'Amérique et de la démocratie ? La foule répond : Le vert ! le vert ! Des cocardes vertes ! Et cette révolution commence comme débute le printemps. Camille attache, le premier, un ruban vert à son chapeau. Les arbres du jardin, dépouillés de leurs feuilles, fournissent des cocardes aux citoyens électrisés. C'est une pluie de verdure sous les branches des tilleuls ; le soleil joue sur ces étoffes joyeuses des modes d'été, et Camille, animé, brillant, toujours debout, dominant cette foule qui l'acclame, tire de dessous son habit deux pistolets, qu'il montre au peuple et s'écrie : Amis, la police est ici ! Elle m'observe, elle m'espionne. Eh bien ! oui, c'est moi qui appelle mes frères à la liberté ! Mais je ne tomberai pas vivant entre ses mains ! Que tous les bons citoyens m'imitent ! Aux armes ! L'étincelle avait jailli[35]. Elle venait de tomber de cette table de calé que le citoyen Beaubourg, qui hissa dessus Desmoulins, appellera la table magique. La foule, maintenant, suit Camille, qui traverse le jardin ; elle lui fait escorte, il l'entraîne, et ce flot humain ira où le conduira ce jeune homme de vingt-neuf ans, qui, le ruban vert au chapeau, incarne maintenant — et incarnera pour l'avenir — la Révolution et l'espérance. Paris tout entier était debout. Le prince de Lambesc ajoutait à la fureur de tous en sabrant, au Pont-Tournant, la foule exaspérée. Les cavalcades et les charges du Royal-Allemand vont pousser le peuple à l'émeute. On les accueille aujourd'hui à coups de pierres, demain ce sera à coups de sabre. Camille a parcouru les boulevards, traînant après lui un torrent grossissant de curieux. En signe de deuil, on ferme les spectacles. La foule envahit l'Opéra et fait baisser le rideau du théâtre. D'autres ont l'idée d'aller arracher à la galerie de figures de cire du sculpteur Curtius le buste de Necker et celui du duc d'Orléans, et de les promener, voilés de noir, à travers Paris. Il faut toujours quelque mise en scène à ce peuple d'artistes. La nuit venait. La grande ville, parcourue et gardée par des divisions de soldats du guet, des gardes françaises et des corps de bourgeois armés, s'endormait à demi au bruit des coups de feu tirés par intervalles. — Qu'était-ce Deux patrouilles ennemies qui, se rencontrant dans les ténèbres, en venaient aux mains. On entendait partout des bruits lugubres, de ces appels sinistres des nuits de guerre, des coups lourdement frappés sur les volets des boutiques. C'étaient des patriotes qui forçaient les arquebusiers à ouvrir leurs boutiques, afin d'armer les premiers bataillons de la garde urbaine. Camille était, avec le général Danican, à la tête de ces veilleurs de nuit. J'avais, disait-il dans le Vieux Cordelier, j'avais alors l'audace de la Révolution[36]. Pendant ce temps, à Versailles, on s'organisait pour la lutte. Les gardes du corps passaient la nuit en bataille. Le pont de Sèvres était protégé par du canon. Ordre était donné de le faire sauter si on ne pouvait le défendre. Le lundi matin, 13 juillet, Paris fourmillait d'hommes armés de bâtons et de fusils, de piques, de sabres, de pistolets. Les armuriers avaient donné jusqu'à leurs vieilles hallebardes. Ce n'était pas assez : on devait aller, le 14 juillet, chercher des armes aux Invalides. Cette force armée, répandue dans Paris, pouvait être un danger terrible. Il y avait, parmi cette multitude affolée, des gens qui parlaient d'incendier les hôtels des aristocrates. L'hôtel de Breteuil et le Palais-Bourbon étaient déjà menacés. Les Électeurs, assemblés à l'Hôtel de ville, préservèrent la cité de ce danger, et faisant, eux aussi, de l'ordre avec du désordre, créèrent un corps de milice bourgeoise de soixante-dix-huit mille hommes, en seize légions. Le marquis de la Salle fut élu pour commander en chef et M. le chevalier de Saudray pour commander en second cette milice qui devint la garde nationale. Ce fut cette garde bourgeoise qui, comprenant aussitôt son rôle, désarma, dès le soir même, une quarantaine de gens sans aveu dont la plupart, le matin, avaient pillé la maison des Lazaristes, et, sous prétexte d'y trouver du blé, y avaient enfoncé les caves et s'étaient gorgés de vin[37]. Bientôt les citoyens de tout rang, de tout ordre, de tout âge se font inscrire sur la liste des soldats de la patrie et se décorent de la cocarde verte que Camille Desmoulins vient d'inventer, comme s'il était le poète de la Révolution. Bientôt, car elle rappelle les couleurs du comte d'Artois, cette cocarde sera remplacée par des cocardes ou des rubans rouge et bleu, — couleurs de la ville, — et lorsqu'on y ajoutera le blanc, couleur du roi, on aura inventé cette cocarde tricolore qui fera le tour du monde avec nos drapeaux, et, intimement liée au sort de notre chère France, connaîtra comme elle toutes nos gloires, comme elle supportera toutes nos humiliations. Les drapeaux de la ville sont déployés, on sonne le tocsin, on tire des salves d'artillerie, on barricade les faubourgs — d'Argenson n'avait-il pas prévu dès longtemps ces barricades futures ? — ; trois mille gardes françaises se mêlent hardiment au peuple ; tout ce qu'il y a de fer dans Paris devient une arme ; le plomb est fondu et se change en balles, et le comité permanent des Électeurs continue à veiller sur la ville que remplit le tumulte et le bruit des armes. Il y eut, dans le fracas de ces terribles jours, de magnifiques traits d'héroïsme aujourd'hui oubliés. A deux heures du matin, dans la nuit du 13 au 14 juillet, on vient annoncer à l'Hôtel de ville que quinze mille faubouriens descendent du faubourg Saint-Antoine vers la place de Grève pour s'emparer de l'Hôtel de ville. — Ils ne le prendront pas, répond un des électeurs, Le Grand de Saint-René, car je le ferai sauter à temps ! Il fait rouler par les gardes de la ville six barils de poudre jusqu'au cabinet voisin de la salle commune et attend là qu'on veuille forcer l'Hôtel de ville. Devant une telle résolution, nul de ces furieux n'osa tenter d'enlever la maison commune. Le mardi 14 juillet devait voir tomber la Bastille. Un beau soleil a fêté ce grand jour, dit Béranger, qui, tout enfant, marcha sur les débris des tours. La vérité est que le temps fut couvert et nuageux durant une grande partie de la journée[38]. Il y avait eu, la veille, des averses considérables et un coup de vent violent, avec tonnerre le soir, ce qui eût dû faire rentrer chez eux les Parisiens, si le mot de Pétion était toujours vrai. Mais il ne s'agissait pas d'une émeute, c'était une révolution que Paris allait voir passer. Dès le matin, le cri de Paris était celui-ci : A la Bastille ! La population voulait en finir. Les canons de Launey, braqués sur le faubourg, lui paraissaient une provocation. Thuriot de la Rosière, député par le district de Saint-Louis de la Culture, demande au gouverneur de les faire descendre. De Launey refuse, mais ses officiers jurent qu'ils ne feront aucun usage de leurs armes si on ne les attaque pas. Cependant, le peuple et les gardes françaises s'amassaient en grondant devant la Bastille. Lorsque Thuriot sortit, un assez grand nombre de citoyens désarmés se présentèrent réclamant des armes et des munitions. Le gouverneur fait baisser le pont-levis ; la foule entre, mais aussitôt — qui avait donné cet ordre ? — le pont se relève, et les citoyens qui ont pénétré jusque dans la première cour sont accueillis par un feu roulant de mousqueterie. On les fusille littéralement, et ceux du dehors, exaspérés, courent aussitôt à l'Hôtel de ville en criant vengeance. Désormais la multitude est déchaînée. Armés de sabres, d'épées, de haches, des milliers d'hommes se précipitent vers la Bastille avec l'élan de la rage. Les femmes et les enfants se joignent à ce torrent humain, qui roule du côté de la forteresse une foule de soldats, d'ouvriers, de pompiers, d'officiers, d'abbés, dit le Moniteur, tous mus par une impulsion commune. Le combat s'engage bientôt. Un ancien soldat au régiment Dauphin, Louis Tournay, et un ex-soldat de Royal-Comtois, Aubin Bonnemère, enfoncent les portes de l'avancée, et le combat s'engage autour du pont-levis. Un assaillant, nommé Bernard, tombe foudroyé de trente-deux coups, sans doute d'une amusette chargée à mitraille. Un autre, qu'on emporte, dit à ses compagnons : Tenez bon, mes amis je meurs, mais vous la prendrez ! Un moment on put croire que la lutte allait cesser ; des députés de l'Hôtel de ville arrivaient, portant un drapeau blanc. Ce ne fut qu'une éclaircie dans cet orage populaire. La forteresse, par trois fois, refusait de parlementer et continuait le feu. De cette lutte énergique et qui s'exaspérait en durant, nous ne citerons que quelques traits consolants qui témoignent à la fois de la fureur et de l'héroïsme des assaillants. La foule saisit, dans la cour de la Bastille, une jeune fille qu'on entraîne près du premier pont, tandis que des furieux s'écrient : A mort ! c'est la fille de Launey ! Qu'il rende la place ou qu'on tue sa fille ! Des misérables la couchent sur une paillasse et vont y mettre le feu, lorsque Aubin Bonnemère se précipite, arrache la pauvre enfant à ces forcenés, la remet à des soldats et retourne au combat. Moins d'un an après, le 5 février 1790, Aubin Bonnemère recevait un sabre d'honneur, et, de la main même de cette enfant — c'était mademoiselle de Monsigny —, une couronne civique que la jeune fille posa en pleurant sur la tête de son sauveur[39]. La relation du Moniteur, la plus complète et la plus impartiale de toutes les relations de cette rude journée, donne bien la physionomie même de ce combat violent, obstiné, héroïque en somme. On y voit le gouverneur de Launey, attendant le secours promis par M. de Bezenval, et M. de Flesselles hésiter, temporiser, et prendre le parti le plus dangereux de tous, celui de n'en prendre aucun. Un moment, lorsque décidément la forteresse appartenait aux assaillants de premier qui monta sur les tours était J.-B. Humbert — Hérault de Séchelles le suivit —, M. de Launey, éperdu de colère et de douleur, voulut faire sauter la Bastille. Un officier l'empêcha de descendre jusqu'à la sainte-barbe et d'y mettre le feu. Le gouverneur, exaspéré, allait et venait, cherchant un baril de poudre, répétant à ses soldats qu'il fallait s'ensevelir sous les débris de la forteresse ; mais on battait déjà la chamade et on arborait le drapeau blanc sur la tour de la Bazinière. Bientôt les assiégeants allaient sauter au cou des invalides et des Suisses qui, les voyant entrer, criaient Bravo ! Malheureusement cette fraternisation dura peu ; des décharges nouvelles, une panique farouche rendent à la foule qui s'engouffre dans la Bastille toute sa furie. Elle ne combat plus, elle massacre. Béquart, ce même officier qui, tout à l'heure, avait empêché le gouverneur de faire sauter la forteresse, est percé de coups d'épée ; un coup de sabre lui abat le poignet, et cette main, cette même main à qui tant de citoyens doivent leur salut, la foule la porte en triomphe dans les rues de Paris, tandis que le malheureux Béquart est attaché à un gibet où il meurt, à côté d'un nommé Asselin, son compagnon d'armes et de supplice. M. de Launey, lui, résolu à ne pas survivre, veut se percer le cœur avec sa canne à épée — il n'était point en uniforme, mais vêtu d'un frac gris avec un ruban ponceau — ; le grenadier Arné, un des vainqueurs de la Bastille, lui enlève son arme. Et tandis que la foule arrachait les cheveux au gouverneur et le menaçait de ses épées, M. de Launey se tournait vers Arné et vers Hullin, qui le tenaient et le protégeaient, en leur disant : Est-ce là ce que vous m'aviez promis ? Ne m'abandonnez pas ! Peu de temps après — mais l'agonie fut trop longue et trop douloureuse encore —, M. de Launey allait être égorgé sur les marches de l'Hôtel de ville, où on le conduisait. Nous avons retrouvé le nom de son principal meurtrier, car bien des bras frappèrent à la fois. C'était un nommé Dénot, cuisinier de son état, venu là par hasard, et qui, dit-il, voyant passer un homme qu'on entraînait sur les marches de l'Hôtel de ville et qu'on lardait de coups de sabre et de baïonnette, le frappa dans le dos et lui coupa la tête avec son couteau[40]. Une férocité latente se révélait tout à coup, — comme il arrive, hélas ! trop souvent, — chez ce comparse d'un grand drame. La fureur du peuple était terrible. On tuait le major de Launey, M. de Losme, et l'on portait sa tête au bout d'une pique. On égorgeait M. de Méray, aide-major, dans la rue des Tournelles ; on assommait M. de Persan, lieutenant des invalides, sur le Port-au-Blé ; M. de Montbarey, ancien ministre de la guerre, devait périr aussi. Cependant, un cri sortait déjà de ces milliers de poitrines, — un grand cri de clémence et de pitié : Grâce ! Les gardes françaises répétaient : Grâce ! grâce ! Un des héros de la journée, héros par le courage et par la bonté, Élie, trouva le véritable mot, et qui fit cesser les massacres : Grâce aux enfants ! dit-il à ceux qui traînaient des adolescents parmi les captifs. Superbe, les cheveux hérissés sur son front en sueur, tenant à la main une épée tordue, cet homme fit courir dans la foule un frisson de pitié : Point de sang sur nos lauriers, dit-il, avant que les créneaux de la Bastille ne s'écroulent, car le soleil les verra tomber demain. Que tous ces prisonniers, plus malheureux que coupables, jurent ici d'are fidèles à la nation ! Et tandis que cette multitude, qui sentait la poudre, applaudissait à ce serment, les prisonniers de la Bastille, désormais sauvés, juraient devant Élie de donner leur sang dans l'avenir non plus au roi, mais à la France. Pendant ce temps, la foule pénétrait dans les cachots, touchait avec terreur les vieux instruments de torture, les engins fantastiques et les corselets de fer ; — Louis XVI au surplus n'en avait-il pas aboli l'usage en abolissant la torture ? — elle délivrait les sept prisonniers qui se trouvaient encore enfermés dans la forteresse : l'un d'eux, M. de Solages, enfermé là en 1782, à la réquisition de son père pour dérangement d'affaires, n'avait, depuis sept ans, reçu une seule lettre ni de sa famille ni de ses amis ; il ignorait tout ce qui s'était passé en France depuis son arrestation, et que son père était mort, et que M. Lenoir n'était plus lieutenant de police, et que le Roi avait assemblé à Versailles les États Généraux. Ayant demandé à son porte-clefs, dit le Moniteur, la cause des coups de fusil qu'il entendait de sa chambre, on lui dit que le peuple était révolté à cause de la cherté du pain. M. de Solages put voir bientôt que ce n'était pas une révolte, mais bien, nous le répétons, comme on le disait au Roi, une révolution. Un autre prisonnier, Tavernier, fils naturel de Pâris-Duverney, était détenu à la Bastille depuis le 4 août 1759. Il commençait à croire, après ces trente ans, qu'il n'existait sur la terre d'autres humains que ses geôliers. Un autre enfin, du nom de Whyte, apparaissait à la lumière sans qu'on sût d'où il venait ni qui il était au juste. On l'avait un jour transféré du donjon de Vincennes à la Bastille. Depuis combien d'années était-il là a On l'ignorait ; et lui-même, devenu aliéné, ne pouvait donner aucun renseignement sur sa vie. Il regardait sans les voir ceux qui venaient d'emporter la Bastille ; il les écoutait sans les comprendre. L'insensé passait, inconscient, à travers la grande ville en fête. Il n'échangea son cachot que contre un cabanon. On le mena peu de jours après à Charenton, parmi les fous. Cette journée avait coûté la vie à quatre-vingt-dix-huit assiégeants ; quatre-vingt-trois restèrent sur place, quinze périrent de leurs blessures, soixante-treize furent blessés ou estropiés. Les assiégés, dit le Moniteur, ne perdirent qu'un homme pendant le combat ; quatre officiers et quatre soldats furent pendus ou égorgés après l'action. Deux jours après, le 16 juillet, le Comité permanent de l'Hôtel de ville arrêta que la Bastille serait démolie, sans perdre de temps et jusque dans ses fondements, sous la direction de deux architectes. Les Mémoires de Bailly nous apprennent que l'assemblée générale des Électeurs approuva et confirma bientôt cet arrêté, qui fut proclamé par les trompettes de la ville, dans la cour de l'Hôtel, au nom de Lafayette, commandant général. Un homme qui devait tour à tour célébrer tous les gouvernements[41], et qui allait se décerner à lui-même le surnom de Patriote, Palloy, le patriote Palloy, faisait tailler des réductions du modèle de la Bastille dans les pierres du monument, forgeait des épées avec le fer des chaînes et fabriquait avec le plomb des gouttières des cadres représentant la journée du 14 juillet. Un an après, sur l'emplacement de la vieille citadelle, une inscription disait, joyeuse et ironique : Ici l'on danse ! Mais ce n'était pas seulement un monument de pierre que les Parisiens venaient de détruire, c'était tout un passé qu'ils venaient de renverser. Le fait matériel fut déjà considérable dans la mêlée du 14 juillet ; mais le fait moral, que ne voient pas ceux-là qui s'attachent à diminuer la portée du combat, le fait moral fut immense. Tout ce que les hautes tours de la Bastille représentaient d'arbitraire et de mauvais souvenirs, — lettres de cachet, violation de la liberté individuelle, constante menace aux libertés publiques, — tout ce qui se dressait de vieux abus sous cette forme colossale, forme pétrifiée, s'était écroulé subitement. Les horreurs de la lutte disparaissaient devant cette réalité inespérée, inconcevable, dit Desmoulins, et, pour ainsi dire, rayonnante : La Bastille est prise ! Désormais la nation, ayant prouvé sa force, pouvait espérer qu'on ne lui contesterait pas son droit. Dès le lendemain, Louis XVI, sur le conseil du duc de Liancourt, se rendait à l'Assemblée, et, sans escorte, seulement suivi de ses deux frères, il s'adressait aux députés debout et découvert. Pour la première fois, le Roi, au lieu de parler des États Généraux, nomma l'Assemblée de son vrai nom, du nom qu'elle tenait d'elle-même, l'Assemblée nationale. Nos députés, écrit Desmoulins, le reconduisirent en triomphe au château. Il pleura beaucoup, à ce qu'on assure. Il retourna à pied, n'ayant pour garde que nos députés qui le ramenaient. Tous, confondus, mêlés, sans distinction d'ordres, formaient de leurs bras une vivante chaîne qui le protégeait contre la foule accourue. Pourquoi Louis XVI ne comprit-il point, dès ce jour, que son véritable, son unique appui consistait dans cette réunion d'hommes, dont la plupart ne lui demandaient qu'à faire le pays libre ? Mais quoi ! le soir de cette journée terrible de la prise de la Bastille, Louis XVI se contentait d'écrire sur le Journal où il notait ses impressions quotidiennes, ce mot étrange, incroyable, impossible, qu'on trouve inscrit à la date du 4 juillet : Rien[42]. — Rien, lorsque tout était commencé ! Camille Desmoulins, dans ces journées tumultueuses, avait eu la fièvre, comme Paris. Il avait donné le signal de la tempête ; on le vit, marchant à côté de Target, l'épée nue, tout joyeux du triomphe populaire, et il était sur la brèche de la Bastille à côté de ceux qui arboraient le pavillon des gardes françaises. C'est dans ses lettres embrasées qu'il faut retrouver l'élan et l'éclat de ces heures ardentes. Tandis que, déjà effarés, le comte d'Artois et ses deux fils, le prince de Condé, le duc de Bourbon, le duc d'Enghien, le prince de Conti, le duc et la duchesse Jules de Polignac, les princes de Lambesc et de Vaudemont, le vieux maréchal de Broglie, le duc de la Vauguyon, le baron de Breteuil, etc., abandonnaient le Roi et commençaient l'émigration dès le 16 juillet, la nation au contraire se sentait maîtresse d'elle-même, et on eût pu dire, devant la Bastille livrée à la pioche des démolisseurs, comme Gœthe devant les soldats de Valmy : De ce lieu et de ce jour date une nouvelle ère dans l'histoire du monde. Camille raconte que, le soir, la patrouille de miliciens et de gardes françaises dont il faisait partie rencontra, un peu avant minuit, un détachement de hussards qui entrait par la porte Saint-Jacques. — Qui vive ? s'écria le gendarme qui commandait la patrouille. L'officier de hussards répondit : France ! Nation française ! La France ! voilà ce qui venait de naître : la France nouvelle, éprise de liberté, ivre d'espérance, demandant sa régénération à la démocratie ; la France, cette chose qui s'incarnait la veille dans le Roi et qui désormais allait être composée de la nation tout entière groupée sous le drapeau tricolore, né clans le feu du combat, et ses vierges couleurs toutes saturées déjà de l'odeur de la poudre ! |
[1] Nous avons relevé, sur des actes particuliers appartenant au propriétaire actuel de la maison, qui a bien voulu nous les communiquer, les renseignements suivants :
Dernier acte de vente (1852). Une maison située à Guise, Grande Rue, en face la place d'Armes, couverte en ardoises, consistant en trois corps de logis, dont le premier, donnant sur la rue, est élevé de deux étages avec plusieurs greniers au-dessus et cave au-dessous, écurie, remise, cour et jardin ; le tout tenant par devant à la Grand'Rue et par derrière à la place Lesur.
Précédents propriétaires :
10 Jean-Joseph-Benoni Ducrot, ancien avocat à la Cour royale de Paris, et la dame Henriette-Florence Alix, son épouse ;
2° Pierre-Alexis Hennequierre, décédé, propriétaire à Guise, et la dame Geneviève-Laurence-Virginie Tallin, sa veuve ;
3° M. Philippe-François Hennequierre et madame Marie-Louise-Victoire Merlin, son épouse ;
4° Jean-Benoît-Nicolas Desmoulins.
[2] M. Desmoulins le père avait le droit d'attacher plusieurs titres honorifiques son nom, ainsi que le prouve la copie conforme d'un sous seing privé entre les sieurs Desmoulins et Jorand, relevée par nous sur les originaux inédits :
Nous soussignés,
Jean-Benoit-Nicolas Desmoulins, seigneur du Buquoy, conseiller du Roi,
lieutenant général civil, criminel et de police au bailliage de Vermandois,
siège royal de Guise, ressort et prévôté de Ribemont, y réunis, et bailly
général du duché et pairie de Guise, y demeurant, d'une part,
Et Charles-Louis Jorand,
marchand au m'écrie lieu, sommes convenus de ce qui suit, savoir :
Que moi, Desmoulins, m'engage de réédifier en totalité le mur qui sépare ma cour d'avec celle dudit sieur Jorand depuis le pied de sa maison jusqu'à celui de sa cave, etc.
Le mur et les fruits deviennent alors mitoyens. (Acte du 28 décembre 1773.)
On remarquera que M. Desmoulins est désigné dans cet acte par ce titre : seigneur du Buquoy. C'est ce qui explique pourquoi un des frères de Camille portait ce nom de Dubuquoy qui a intrigué les biographes. Il n'est pas rare de voir, dans nos provinces, les propriétaires donner à leurs enfants le nom de l'une de leurs terres.
[3] En 1874.
[4] 1760. — Le deuxième jour du présent mois est né et a été baptisé le troisième jour de mars Lucie-Simplice-Camille-Benoist, fils de maistre Jean-Benoist-Nicolas Desmoulins, lieutenant-général civil et criminel au bailliage de Guise, et de dame Marie-Magdeleine Godart, son épouse. Le parrain, M. Joseph Godart, son oncle maternel, de la paroisse de Wiége ; la marraine, dame Magdeleine-Élisabeth Lescarbotte, de cette paroisse, qui ont signé avec nous le présent acte. (Registres de la paroisse de Guise.)
C'est dans l'église de Saint-Pierre et Saint-Paul, à Guise (diocèse de Laon), que fut baptisé Camille. Il est assez curieux que Camille et Lucile Desmoulins se soient, l'un et l'autre, appelés Lucie.
[5] Jean-Benoît-Nicolas Desmoulins, né le 28 janvier 1731, décédé à Guise le 2 2 vendémiaire an IV, était le fils de Jean-Benoît Desmoulins et de Marie-Madeleine Gaudion. Reçu licencié ès lois, il exerça d'abord la profession d'avocat. Il devint lieutenant général civil et criminel au bailliage du duché de Guise, sur proposition du prince de Condé, duc de Guise, le 5 juin 1757 et obtint des provisions du roi le 17 août 1768. Dans un acte sous seing privé du 28 décembre 1773, il prend les qualités de seigneur du Bucquoy, conseiller du roi, lieutenant général civil et criminel au bailliage de Vermandois, siège royal de Guise, ressort et prévôté de Ribemont, y réunis, et bailli général du duché et pairie de Guise.
Félix Godart. Camille Desmoulins d'après ses œuvres.
[6] Marie-Madeleine Godart, née à Wiége le 17 février 1731, décédée à Guise le 9 germinal an II. Elle était fille de Joseph Godart, de Wiége (1695-1758) et de Marie-Jeanne de Viefville, de Malgy (1708-1732).
[7] Paris, Ebrard, éditeur, 2 volumes in-8°. Cette édition Matton, faite par un sincère admirateur de Camille et par un homme excellent et savant, a servi de type à toutes celles qui ont suivi.
Les frères et sœurs de Camille Desmoulins, tous nés à Guise étaient :
a) Henriette-Emeri-Angélique Desmoulins, 1761-1770 ;
b) Marie-Élisabeth-Emilie-Toussaint Desmoulins, mariée en premières noces à M. Morcy et en secondes à M. Lagrange. Elle était née en 1762. C'est elle qui vivait encore en 1837 ;
c) Armand-Joseph-Louis-Domithille Desmoulins, dit du Bucquoy fief que son père possédait sur le territoire d'Audigny, né en 1765, soldat depuis 1787 au onzième régiment, ci-devant Royal-Roussillon, cavalerie. Il fut tué dans la Vendée en 1793 ;
d) Anne-Clotilde-Pélagie-Marie Desmoulins, Mme Lemoine, née en 1767 ;
e) Lazare-Nicolas-Norbert Desmoulins, dit du Sémery fief appartenant à son père et situé sur le territoire de Puisieuc. Né en 1769, soldat depuis 1790 au dixième bataillon de chasseurs, ci-devant de Gévaudan. Prisonnier en 1793 au siège de Maëstricht. La famille ne recevant plus de ses nouvelles l'avait cru tué à l'ennemi. Il vivait encore le 6 mai 1807 ;
f) Clément-Louis-Nicolas Desmoulins, né en 1770, encore vivant le 6 pluviôse an XII.
[8] Camille fit ses premières études dans une pension tenue par des religieux au Cateau-Cambrésis (Godart, loc. cit.).
[9] La mensongère Biographie de Leipzig, dont nous aurons à redresser plus d'une erreur au courant de cette histoire, affirme contre toute vérité, que Camille Desmoulins fut élevé au collège Louis-le-Grand, aux frais du chapitre de la cathédrale de Laon. M. Édouard Fleury, auteur d'une très sévère et souvent inexacte Histoire de Camille Desmoulins, n'ose pas affirmer l'authenticité de cette tradition.
[10] Histoire secrète de la Révolution (dite Histoire des Brissotins, 1793), page 11.
[11] M. Eugène Despois, dans une remarquable étude sur Camille Desmoulins, donne une décision assez curieuse extraite du recueil des délibérations du collège Louis-le-Grand, page 251 :
Du
19 janvier 1781.
Sur le compte rendu par M. le
principal des talents éminents du sieur de Robespierre, boursier du collège
d'Arras, lequel est sur le point de terminer son cours d'étude, de sa bonne
conduite pendant douze années, et de ses succès dans le cours de ses classes,
tant aux distributions des prix de l'Université qu'aux examens de philosophie
et de droit :
Le bureau a unanimement accordé audit sieur de Robespierre une gratification de la somme de six cents livres ; laquelle lui sera payée par M. le grand maitre des deniers du collège d'Arras, et ladite somme sera allouée à M. le grand maitre dans son compte en rapportant expédition de la présente délibération, et la quittance dudit sieur de Robespierre.
Plus tard, sur ce même registre de délibérations on trouve une bourse accordée à Horace-Camille Desmoulins pour services rendus par son père.
[12] Outre Robespierre, Camille eut, pour condisciples, à Louis-le-Grand, le futur journaliste Suleau, cousin de Beaumesnil, qui devint procureur du roi de la commune de Montdidier, J.-B. Vacheroz, et un certain Danton, homonyme du célèbre tribun. — Danton, un camarade de collège, que j'ai dans le parti opposé, écrit en 1792 Camille à son père, et qui m'estime assez pour ne pas étendre jusqu'à moi la haine qu'il porte à mes opinions.
Jamais ces lignes n'ont pu s'appliquer à George-Jacques Danton, né à Arcis-sur-Aube le 26 octobre 1759.
[13] Quelques biographes se sont demandé si Camille Desmoulins avait été ce qu'on appelle un bon élève. On ne saurait en douter. L'auteur d'un travail intitulé : Aperçus littéraires et politiques sur Camille Desmoulins nous donne ces renseignements sur lui :
Au concours de l'Université, il eut, surtout dans les compositions latines, un succès qu'il dut à la vivacité de sa conception plus qu'à une application soutenue. Sa pétulance lui eût mérité, à bon droit, cette note portée sur les registres d'un collège des jésuites, à l'article Crébillon : Puer ingeniosus, sed insignis nebulo. Plein d'esprit, franc polisson. — L'auteur se trompe, nabulo veut simplement dire gamin.
L'abbé Bérardier, principal du collège Louis-le-Grand, et que Desmoulins aimait particulièrement, fut d'ailleurs vénéré et chéri de ses élèves. On peut lire dans le numéro du Journal de Paris du 13 mai 1788, une lettre signée Brocas, curé de Saint-Benoît, aux auteurs du journal, lettre datée du 10 janvier, et qui raconte qu'au mois d'octobre 1787, les écoliers du collège, menacés de perdre l'abbé Bérardier et voulant lui donner une dernière marque publique de leur attachement, avaient résolu de devancer sa fête et de la célébrer avant qu'il quittât la place de principal. Ils avaient donc ramassé une somme de six cent quatre-vingt-seize livres. Mais l'abbé Bérardier refusa, et les invita, soit à reprendre leurs cotisations, soit à consacrer cette somme à quelque bonne œuvre plus utile. Ils ont, dit le curé Brocas, adopté volontiers le second moyen. En conséquence, ils m'ont fait remettre la somme de six cent quatre-vingt-seize livres pour être employée à procurer la liberté des pauvres et honnêtes citoyens de ma paroisse menacés de captivité ou déjà arrêtés pour dettes de mois de nourrice, et à d'autres bonnes œuvres suivant ma volonté.
Je trouve encore dans un article de M. Despois cette curieuse indication, que Camille Desmoulins obtint au grand Concours, en 1778, un accessit d'amplification française (c'était le titre qu'on donnait au discours français dans l'ancienne Université). Le Palmarès, rédigé en latin, selon l'usage du temps, cite : Camilla Benedictus Desmoulins, Guisius, è Collegio Ludorici Magni. Cette même année, le premier prix d'amplification était remporté par l'élève André Chénier, Andreas Maria de Chénier, Constantinopolitanus, è Collegio Navarræo. Voilà deux lauréats prédestinés. (Voir M. Despois sur Michelet, premier prix de discours français en 1816. Revue politique du 15 août 1874.)
[14] M. Chérubin.
[15] Tome I, p. 15 de son livre.
[16] Camille fut reçu maitre ès arts le 3 août 1781.
[17] Le 7 mars 1785.
[18] Il ne parait pas avoir figuré au barreau autrement que comme avocat consultant. Les seuls clients que ses œuvres nous révèlent sont : 1° La société des amis de la Constitution de Marseille, défenderesse, contre d'André, demandeur en calomnie (décembre 1791) ; 2° Dithurbide et la dame Beffroi contre le ministère public (infraction à la loi sur les jeux, tribunal de police correctionnel, janvier 1792).
[19] C'est pourquoi Camille signera bientôt son Ode aux États Généraux : Camille Desmoulins, avocat, député du bailliage de Guise. Son père, d'abord élu, avait refusé, comme on l'a vu, par raison de santé.
[20] Il reportera son souvenir sur ces journées : Rappelez-vous, dira-t-il, ces larmes que j'ai vues couler de tous les yeux à voire discours, lorsqu'en qualité de président vous avez ouvert l'assemblée de votre bailliage secondaire ; rappelez-vous ces deux cent quatre-vingt-dix-sept suffrages que vous avez recueillis pour la députation sur deux cent quatre-vingt-dix-huit électeurs.
[21] Le bailliage de Vermandois comprenait en 5789 deux cent soixante-quatorze communes. (Voyez Malleville, Histoire de Laon.)
Le bailliage présidentiel était ainsi composé :
MM. CAIGNART DU ROTAY, lieutenant général ;
DOGNY, lieutenant général de police ;
PELÉE DE TRÉVILLE, lieutenant criminel ;
L'ÉLEU, lieutenant particulier ;
FRANÇOIS, lieutenant assesseur ;
L'ÉLEU, doyen, LAURENT, DE MARTIGNY, DE LA CAMPAGNE, DAGNEAU, ROMAIN, conseillers ;
FOUANT, procureur du Roi ;
DELATTRE DE LA MOTTE, avocat du Roi ;
DUMOUTIER, greffier.
Consultez la Nomenclature sommaire des Archives du greffe de Laon, par Amédée Combier, juge d'instruction au tribunal civil de Laon. (Laon, in-4°.)
[22] Dans chaque province, un érudit devrait publier ces cahiers. Déjà M. Antonin Proust a fait pour l'Anjou, M. Duval pour la Marche, M. Chassin pour Paris, etc., ce que je voudrais voir faire pour toute la France.
[23] Si, dans un temps de moisson, et le champ glané, disent les doléances de Berrieux, une pauvre personne qui aura une vache et qui n'aura plus de litière lui donner, a le malheur d'être prise à ramasser des chaumes, on la punit sans miséricorde ; si encore, clans un temps d'hiver, il arrive qu'un pauvre homme ait le malheur de tuer un corbeau, on le punit rigoureusement sous prétexte qu'on dit qu'en tirant avec un fusil il peut mettre le feu au village, et que le port des armes lui est défendu. Et un domestique de notre grande maison est-il parrain, cinq on six coups de fusil se font entendre d'un bout du village à l'autre, et l'on ne prétexte point de danger. Nous savons que les gentilshommes ont droit de chasse, mais nous doutons si leurs domestiques ont le même privilège !
[24] C'était le temps où, le vin ne pouvant toujours être consommé sur place et les transports faisant défaut, on vidait les tonneaux par les champs pour conserver les fûts. Nous avons pu voir encore pareille chose dans notre enfance, en Périgord. Depuis, les chemins de fer ont fait des pays vignobles les pays riches. (Note de la première édition.)
[25] Correspondance littéraire et philosophique, t. III, p. 411, à propos d'une feuille intitulée : la Richesse de l'État, par M. Roussel, conseiller au Parlement.
[26] Archives de Laon. — Bailliage de Vermandois et siège présidial de Laon.
[27] Voyez la Famine de 1709 dans le val de la Loire (Mémoires de la Société d'émulation de Moulins).
[28] Ed. Scherer. Étude sur d'Argenson et la France sous Louis XV.
[29] Le Livre rouge ou liste des pensions secrètes sur le Trésor public, contenant les noms et qualités des pensionnaires, l'état de leurs services, et des observations sur les motifs qui leur ont mérité leur traitement, in-8° en rouge, de l'imprimerie royale, 1790. Ce livre, imprimé en rouge, parut par livraisons, ou plutôt par fascicules, comme on dirait aujourd'hui. Il donna lieu à la publication d'u cahier in-80 portant pour titre : Coup d'œil sévère mais juste sur le livre intitulé : le Livre rouge. L'auteur de cette réponse écrivait : Il y a des vengeances indignes d'une Assemblée nationale. Ce n'est pourtant qu'en faisant la lumière su toutes choses qu'on parvient à la vérité. La vérité, voilà mon Dieu ! avait mis en exergue l'éditeur du Livre rouge.
[30] Ce n'est nullement là une calomnie de Camille, et tous les historiens qui comptent sont d'accord sur ce point (Lacretelle, Histoire du dix-huitième siècle, t. IV, p. 274 ; Droz, t. I, p. 66 ; Henri Martin, t. XVI, p. 298 de la 4e édition ; Michelet, Révolution française, t. I, p. 76, 126, 270). Nous nous bornerons à citer Droz qui, certes, n'est pas suspect d'exagération :
Terray défendait l'exportation dans telle province, les blés y tombaient de prix ; il en achetait et les revendait dans telle autre province, qu'il avait affamée en y excitant l'exportation. Louis XV faisait le même trafic pour grossir son trésor particulier. Louis XV, par une étrange aberration d'esprit, s'était habitué à distinguer en lui l'homme et le roi, et souvent l'homme spéculait, jouait, agiotait contre le roi et contre la France. Ce fut avec horreur qu'on vit, dans l'Almanach national de 1774, le nom d'un individu qualifié de trésorier des grains pour le compte du Roi. L'indiscrétion de l'imprimeur fut châtiée ; mais la feuille manuscrite avait été vue au contrôle général ; et sans doute un commis, digne de Terray, avait appris sans étonnement que Louis XV faisait commerce du pain de ses sujets.
Dès 1781, Mirabeau flétrissait hautement cette infâme spéculation de Louis le Bien-Aimé : Le roi, chose horrible à penser, le roi, non seulement autorisant, mais faisant le monopole aux dépens de la subsistance de son peuple ! (Lettres de cachet, chap. XII, p. 303.)
Et dans la note 35, p. 317, il donne en preuve la mention expresse, officielle, qui est faite dans l'Almanach royal de 1773, du sieur Mirlavaud, comme trésorier des grains au compte du Roi. Sur cette indication de Mirabeau, des incrédules ont feuilleté l'Almanach royal de 1773, et, n'y ayant rien trouvé de tel, ils ont prétendu que le fait allégué par lui est faux. Ils ont eu raison de dire que l'Almanach de 1773 ne contient pas l'imprudent article ; mais ils n'avaient qu'à chercher dans celui de 1774, le dernier qui ait paru sous Louis XV, et ils l'y auraient découvert. Il est à la page 553, entre celui de la Société royale d'agriculture et celui des Jurés-crieurs, et il est ainsi conçu : Trésorier des grains au compte du roi. M. Demirlavaud, rue Saint-Martin, vis-à-vis la fontaine Maubué. La table des matières contient aussi (p. 571 B) ce titre d'office : Trésorier des grains au compte du Roi. L'Almanach de 1773, p. 541, ne le contient pas. (Voyez Prudhomme, introduction aux Révolutions de Paris, p. 34.)
[31] Voyez la seconde édition des Mémoires de Malouet, publiés par son petit-fils le baron Malouet (2 volumes, 1874, chez E. Plon et Cie).
[32] Il y a cependant là une pièce de vers où nous ne pouvons méconnaitre la tournure d'esprit de Camille ; dégrisé de son amour pour Louis XVI, qu'il ne compare plus à Marc-Aurèle, Desmoulins rimera, deux ans après, en 1790, une satire contre le roi et contre la reine. Ces vers ne contiennent que des aménités, comparés à ceux que le recueil des Satires attribue à Camille et à Marie-Joseph Chénier.
[33] Ce fut hier pour moi un des beaux jours de ma vie, écrit Camille à son père le 5 mai 1789. Il auroit fallu être un bien mauvais citoyen pour ne pas prendre part à la fête de ce jour sacré. Je crois que quand je ne serois venu de Guise à Paris que pour voir cette procession des trois ordres, et l'ouverture de nos États Généraux, je n'aurois pas regret de ce pèlerinage. Je n'ai qu'un chagrin, ç'a été de ne pas vous voir parmi nos députés. Un de mes camarades a été plus heureux que moi ; c'est de Robespierre, député d'Arras. Il a eu le bon esprit de plaider dans sa province.
Et plus loin :
Je vous en ai beaucoup voulu à vous et à votre gravelle. Pourquoi avoir montré si peu d'empressement pour obtenir un si grand honneur ? Ç'a été le premier de mes chagrins.
Camille ajoute :
J'ai écrit hier à Mirabeau
pour être, s'il y a moyen, un des coopérateurs de la fameuse gazette de tout ce
qui va se passer aux États Généraux, à laquelle on souscrit ici par mille, et
qui va rapporter cent mille écus, dit-on, à l'auteur. Voulez-vous que j'aille
souscrire pour vous ?
[34] Necker, le favori de la nation, avait été celui des grands. L'engouement pour Necker datait de loin. Quelques jours après qu'il eut été pour la première fois, renvoyé du ministère Calonne (mai 1781), on vit la duchesse de Lauzun, de toutes les femmes la plus douce, et surtout la plus timide, attaquer, dans un jardin public, un inconnu qu'elle entendait mal parler de Necker.
[35] Je descendis étouffé d'embrassements ; les uns me serraient contre leurs cœurs ; d'autres me baignaient de leurs larmes ; un citoyen de Toulouse, craignant pour mes jours, ne voulut jamais m'abandonner. Camille Desmoulins, le Vieux Cordelier, numéro 5.
[36] Il n'est pas, sur ce point, de meilleur historien que Camille lui-même. Voici la lettre qu'il écrivait à son père sous l'impression du moment, le 16 juillet :
Maintenant, en peut vous écrire, la lettre arrivera. Moi-même j'ai posé hier une sentinelle dans un bureau de la poste, et il n'y a plus de cabinet secret où on décachette les lettres. Que la face des choses est changée depuis trois jours ! Dimanche, tout Paris était consterné du renvoi de M. Necker ; j'avais beau échauffer les esprits, personne ne prenait les armes. Je vais, sur les trois heures, au Palais-Royal ; je gémissais au milieu d'un groupe sur notre lâcheté à tous, lorsque trois jeunes gens passent, se tenant par la main et criant aux armes. Je me joins à eux ; on voit mon zèle, on m'entoure, on me presse de monter sur une table ; dans la minute j'ai autour de moi six mille personnes. — Citoyens, dis-je alors, vous savez que la nation avait demandé que Necker lui fût conservé, qu'on lui élevât un monument, et on l'a chassé] Peut-on vous braver plus insolemment ? Après ce coup ils vont tout oser et pour cette nuit ils méditent peut-être une Saint-Barthélemy pour les patriotes. J'étouffais d'une multitude d'idées qui m'assiégeait ; je parlais sans ordre. Aux armes ! ai-je dit, aux armes ! Prenons tous des cocardes vertes, couleur de l'espérance. Je me rappelle que je finis par ces mots : Oui ! c'est moi qui appelle mes frères à la Liberté. Et, levant un pistolet : Du moins, ils ne me prendront pas en vie et je saurai mourir glorieusement ; il ne peut plus m'arriver qu'un malheur, c'est de voir la France devenir esclave. Alors je descendis ; on m'embrassait, on m'étouffait de caresses. — Mon ami, me disait chacun, nous allons vous faire une garde, nous ne vous abandonnerons pas, nous irons où vous voudrez. Je dis que je ne voulais point avoir de commandement, que je ne voulais être que soldat de la patrie. Je pris un ruban vert et je l'attachai à mon chapeau le premier. Avec quelle rapidité gagna l'incendie ! (Correspondance, 21, Journal de Vervins du 20 juin 1884. Citée par Godart, p. 24.)
[37] Une trentaine de ces forcenés, tant hommes que femmes, furent trouvés le lendemain noyés pêle-mêle ou expirants dans des flots de vin. (Narration du Moniteur du 17 au 20 juillet 1789.)
[38] Voyez le Journal de Paris. Les réverbères allumés à huit heures cinquante-cinq minutes devaient, à ce moment de l'année, être éteints à minuit.
[39] Un citoyen, M. Binot, qui avait été témoin de la bravoure de Bonnemère, offrit à ce héros une rente viagère réversible, dit le Moniteur, sur la tête de son épouse.
[40] Documents inédits. Interrogatoire de ce Dénot : A lui demandé si c'étoit avec ce couteau qu'il avoit travaillé la tête du sieur de Launey, il a répondu que c'étoit avec un couteau noir plus petit ; que lui ayant observé qu'il étoit impossible de couper des tètes avec un si petit et si foible instrument, il a répondu qu'en sa qualité de cuisinier il savoit travailler les viandes... Plus loin : Que s'il a agi ainsi, il a cru faire un acte patriotique et mériter une médaille en détruisant un monstre. Dénot accuse aussi Launey de lui avoir donné un coup de pied.
[41] Nous avons trouvé dans ses papiers encore inédits des vers à Napoléon Ier et à Louis XVIII.
[42] Voyez la publication de ce journal par M. Nicolardot.