I. Custine nommé au commandement de l'armée du Nord. Son arrivée à Cambrai. Son plan. — II. Le camp de Paillencourt ou de César. Défensive. Rétablissement de la discipline. Ordonnances et règlements. Tournée du général à travers les camps et cantonnements. Confiance qu'il inspire. Ses réponses aux fédéralistes. — III. Petits combats sur la frontière. Le colonel Blücher. Prussiens et Hollandais. Inaction de Cobourg.I. Lamarche, échappé de Famars, avait établi son quartier-général à Bouchain et son armée au sud d'Estrun, entre l'Escaut et la Sensée, au village de Paillencourt, sur un plateau que Villars avait occupé, en 1712, avant la bataille de Denain, et qu'on appelait le Camp de César, parce que les Romains y avaient autrefois campé. Ce Camp de César, ou, comme on le nommait aussi, le camp de Paillencourt, était assez avantageux ; entouré de rivières et de marais, il ne donnait aucune prise à la cavalerie des alliés que, soldats et généraux, tous chauds encore de la journée du 23 mai, proclamaient infiniment supérieure. Les représentants Bellegarde, Courtois, Delbrel approuvaient cette position ; l'armée, ainsi placée, ne manquerait pas de vivres ; les magasins qu'elle avait derrière elle, à Douai et à Péronne, assuraient ses moyens de subsistance. C'était là, disait Mack dès le 1er mai, que les Français auraient dû s'installer, et ceux qui la claquemuraient à Famars au lieu de la mettre à Bouchain, n'avaient ni réflexion ni raison[1]. Mais le bonhomme Lamarche, comme le qualifiait le conventionnel Courtois, était dégoûté du commandement. Il ne l'avait accepté qu'avec répugnance, pour trois ou quatre jours, le cas étant si urgent. Après son échec de Famars, et bien que l'action du 23 mai n'eût pas entraîné, suivant lui, des pertes considérables, il déclara qu'il ne pouvait plus diriger une armée aussi nombreuse et dont l'arrondissement était aussi étendu ; on devait désigner au plus tôt un général en chef[2]. Ce général était désigné. Pouvait-on choisir un autre que Custine, le conquérant de Mayence, ce Custine dont le nom était répété sur les deux rives du Rhin, ce Custine qui prenait naguère, en Allemagne, un essor si brillant, Custine le Germanique, comme certains journalistes proposaient de l'appeler, à l'exemple des Romains ? Il avait perdu Francfort, essuyé la défaite de Bingen, évacué le Palatinat, regagné piteusement la frontière de l'Alsace. Mais Mayence, ce Mayence qui bravait les efforts de la coalition et se préparait à soutenir un siège mémorable, effaçait et couvrait les revers de Custine. Vos faits militaires, lui écrivait son fils, vous donnent une supériorité immense sur les autres généraux. Ne venait-il pas d'affirmer avec éclat son dévouement au nouveau régime en reniant Dumouriez, en jurant qu'il était toujours prêt à quitter le commandement au premier signe des représentants de la nation et qu'il n'avait qu'une seule ambition, celle d'établir sur des bases inébranlables la liberté de ses concitoyens et les lois de la République ? Et, lorsque Wurmser le sommait de livrer Landau, ne répondait-il pas que l'armée du Rhin, fidèle à ses serments, défendrait en Alsace la cause que Dumouriez trahissait en Flandre[3] ? L'armée du Nord ne voulait pas d'autre chef. Si, dans l'émoi qui suivit la bataille de Raismes, les soldats avaient désiré le brave et vieux Lamarche, les officiers avaient tous prononcé le nom de Custine. L'adjudant-général Tardy, envoyé par Dampierre à Paris après la défection de Dumouriez, demandait Custine au Comité. Il le demandait encore après la mort de Dampierre, disait qu'il n'y avait que Custine, que Custine joignait à son expérience du métier l'énergie du caractère, qu'il saurait régénérer une armée où les officiers montraient la plus affreuse insouciance et les soldats, le découragement le plus complet. C'était à Custine que pensaient Du Bois du Bais et Briez, lorsqu'ils écrivaient qu'un homme de génie et de conception, capable de diriger un grand ensemble pouvait seul sauver la frontière des Flandres, que cet homme était ailleurs qu'à l'armée du Nord et qu'il devait réunir aux connaissances locales et aux talents militaires d'un Dillon tout le patriotisme d'un vrai républicain. C'était Custine que les mêmes représentants, ainsi que Cochon et Bellegarde, réclamaient instamment au Comité, dans une lettre du 11 mai : Vous vous en êtes rapportés à nous, mais si nous connaissions un officier capable de remplacer Dampierre, nous vous l'aurions indiqué ; l'armée énonce son opinion sur les officiers qui sont ici ; elle demande Custine, et depuis la perte de Dampierre, ce vœu est plus prononcé que jamais. Si vous ne lui donnez pas ce général, il en faut un de cette espèce[4]. Camille. Desmoulins proposait au Comité de salut public Arthur Dillon, dont il s'était engoué. Il assurait qu'on ne parviendrait pas sans Dillon à vaincre les ennemis, que Dillon était un homme de grandes vues, que Dillon avait prédit l'échec de Famars, que Dillon avait fait un admirable plan de campagne, que Dillon s'était distingué dans l'Argonne et accomplissait des prodiges en 4792, lorsqu'il défendait la côte de Biesme contre les Hessois. Mais qui pouvait ajouter foi aux discours de Desmoulins si pétulant, si inconséquent, si étourdi ? On lui répondit qu'il se fourvoyait et qu'il s'entichait naïvement d'un général médiocre, suspect d'ailleurs et indigne de la confiance nationale[5]. Le candidat des ministres et du Comité de salut public était Kilmaine qui se signalait par sa bravoure et sa ténacité, à la tête de l'avant-garde. Dans la soirée du 9 mai, le Comité et le Conseil exécutif avaient, après une longue discussion, donné le commandement de l'armée du Nord à Kilmaine. Mais ils avaient arrêté qu'un courrier extraordinaire irait aussitôt informer les commissaires de la Convention : si les représentants étaient satisfaits de ce choix, ils feraient connaître à Kilmaine sa nomination ; sinon, ils renverraient incontinent le courrier et proposeraient un autre général. Les commissaires proposèrent Custine. Le Conseil et le Comité n'hésitèrent pas un instant. Le 13 mai, ils conféraient la succession de Dampierre à Custine, le seul que sa réputation rendît tout à la fois redoutable et recommandable aux soldats. Le général devait aller sans retard à Cambrai et repousser, grâce à son expérience, les forces combinées des ennemis qui s'augmentaient chaque jour et annonçaient des projets d'invasion. L'armée du Nord et des Ardennes vous appelle, lui écrivait le Comité par la plume de Barère, vous ne serez pas sourd à la voix de la patrie ; vous trouverez des soldats qui se fient à vous, des commissaires de la Convention qui vous désirent. Le Comité de salut public compte sur votre dévouement franc et constant à la République. Et Barère faisait à la Convention l'éloge de Custine : Custine n'avait pas diplomatisé ; il avait établi la discipline la plus sévère, assuré la comptabilité de ses bataillons, envoyé ses états de revue avec exactitude et payé ses troupes en assignats ; le Comité cédait donc au vœu de l'armée du Nord veuve de son général[6]. Custine accepta ; il regrettait de quitter ces départements du Rhin et de la Moselle où il combattait depuis le début de la guerre ; il craignait de rendre peu de services dons la Flandre qu'il ne connaissait pas ; il croyait que tout autre que lui serait plus utile à l'armée du Nord ; mais, en républicain, il allait où l'appelait la confiance du pays, et il partait pour prouver son obéissance. Il ne partit que le 23 mai. Mais l'échec de Famars redoublait l'impatience de l'armée du Nord. Les soldats l'attendaient pour prendre leur revanche. Que Custine vienne vite, disaient-ils, s'il avait commandé, le désastre n'aurait pas eu lieu, et ils ajoutaient avec amertume que, si Lamarche restait à leur tête, ils seraient certainement refoulés au-delà de Cambrai et rejetés sur Paris ; nous irons bientôt, criaient quelques-uns, cantonner sur la butte Montmartre ! Soligny, conducteur d'artillerie, écrivait que Custine était seul capable de conjurer le péril : ce n'est pas les généraux que nous avons qui sont dans le cas de nous tirer d'affaire ; ils n'y connaissent rien et ne sont pas dans le cas seulement de tracer un camp, et il assurait que les officiers de l'état-major étaient des blanc-becs, des morveux qui sortaient de nourrice, et non des gens instruits. Voillot, aide-de-camp de Davaine, affirmait que Lamarche voulait livrer l'armée aux coalisés, qu'elle était menée par de petits Dumouriez, que, si Custine ne venait pas, tout serait perdu. Il est instant, mandaient les représentants, de presser l'arrivée de Custine ; l'armée a besoin de faire reposer toute sa confiance sur un général expérimenté qui rétablisse la discipline, seule base du succès qu'on peut se promettre contre un ennemi formidable et rusé[7]. Le 27 mai, Custine arrivait à Cambrai où devait être désormais le quartier-général. Il se présenta sur-le-champ au Conseil permanent du district : sa santé, disait-il, était infiniment altérée ; il n'avait aucune connaissance du pays et de l'armée ; mais il sacrifierait volontiers son existence pour sauver la patrie. On l'accueillit par les plus vifs applaudissements, par les cris de Vive Custine, et les administrateurs se déclarèrent convaincus que le général, environné de l'amour et du respect de tous les citoyens, ferait triompher les armes françaises dans le département du Nord comme dans les départements du Rhin et de la Moselle[8]. Dès le lendemain, il passa l'armée en revue. Elle le salua par des acclamations de joie et d'enthousiasme. Il s'arrêta devant chaque bataillon et dit qu'il exigeait avant tout l'ordre et la subordination : Je ne veux pas vous laisser comme faisait Dumouriez, livrés à l'indiscipline ; il en avait besoin pour trahir la patrie ; moi, qui désire vous mener à la victoire, j'ai besoin de la discipline la plus exacte. On lui répondit de toutes parts qu'il serait obéi. Les troupes, rapportent les commissaires du Conseil exécutif, ont paru contentes de le voir et surtout d'entendre parler de discipline ; il a produit la plus grande sensation et singulièrement ranimé la confiance chancelante du soldat[9]. Quelques heures plus tard, Custine dictait une lettre au Comité de salut public. Il annonçait, tout d'abord, comme à son ordinaire, qu'il ne pourrait remplir la tâche qui lui incombait : ses travaux avaient épuisé ses forces physiques ; il venait d'arriver, fatigué par les souffrances les plus cruelles, harassé par le long trajet qu'il avait fait dans une mauvaise voiture. Mais, au milieu du silence des nuits, il méditait sur les moyens de résister à l'invasion, et le plan qu'il proposait au Comité était le fruit de trente heures de réflexions mûres et sérieuses. L'armée du Nord qu'il visitait à l'instant, n'existait que par des cadres à peu près détruits. Certains régiments de ligne n'avaient que 200 à 250 hommes ; d'autres à peine 60 ; on n'y trouvait plus un ancien soldat. Dans un grand nombre de bataillons de volontaires, les recrues étaient sans armes. Il manquait 4.000 fusils. La cavalerie, délabrée et comme nulle, devrait être renvoyée sur les derrières pour se refaire. Vainement Custine avait dit, en passant sa revue, que l'armée du Rhin ne regardait qu'avec mépris les escadrons prussiens, autrichiens, saxons et hessois qui l'environnaient dans sa retraite à travers les plaines du Palatinat ; il n'avait remarqué sur les visages qu'un morne abattement, et personne n'avait souri, tant était forte l'impression de terreur qu'avait produite sur les esprits la cavalerie impériale ! Si les ennemis, ajoutait Custine, avaient assez d'énergie et de résolution pour forcer les passages de l'Escaut ou prendre le camp à revers, ils feraient un sanglant carnage. Et il protestait que le spectacle de ces troupes si profondément ébranlées avait accru son horreur pour ce Dumouriez qui les réduisait à cet état d'anéantissement par la plus infâme et la plus noire des trahisons ! Du moins, pouvait-il compter sur ses lieutenants ? Ils s'accusaient les uns les autres d'ignorance ou d'impéritie. Lamarche, brave, respectable, était tout à fait impropre au maniement d'une armée. D'Arçon était perclus ; Champmorin, suspect ; Bouchet, arrêté ; d'Harville, arrêté pareillement. Tourville, sage et instruit, commandait la division de Maubeuge et ne devait pas quitter ce poste essentiel. Des Bruslys, chef de l'état-major, avec assez d'aplomb, se formait encore et ne possédait pas l'expérience. Emonnot, adjudant-général, quoique sorti du corps des ingénieurs géographes, ne montrait pas de capacités et, malgré l'ordre du quartier-général, il campait les gauches de l'infanterie dans des ravins et des fossés bourbeux. Seuls, Ihler et La Roque avaient des talents. Et pourtant, il fallait sauver la Flandre ; il fallait sauver Valenciennes, sauver Condé ; il fallait refouler les Autrichiens dans leurs Pays-Bas. Quel moyen restait-il que de renforcer puissamment l'armée du Nord, de l'augmenter aux dépens des autres armées ? Depuis quelques jours, les officiers de l'état-major de la division de Sedan, Gobert, Tardy, Sauviac, disaient unanimement que l'armée de la Moselle, inactive dans ses quartiers, était trop considérable et devait envoyer à celle du Nord de gros détachements. Gobert proposait de ne laisser que 20.000 hommes sur les bords de la Sarre et de donner le surplus à l'armée du Nord qui passerait, grâce à ce renfort, de la défensive à l'offensive[10]. Tardy déclarait qu'il fallait sans hésitation aucune dégarnir les frontières de l'Alsace et de la Lorraine où trop de troupes étaient accumulées les unes sur les autres ; que ce pays accidenté présentait des positions successives où un petit nombre d'hommes résisterait aisément à un plus grand ; que 20.000 hommes de l'armée de la Moselle, tombant sur le flanc gauche des coalisés, feraient une diversion efficace ; qu'ils pourraient marcher de Givet sur Liège par Rochefort et Marche-en-Famène, couper les convois des Impériaux et noyer leur artillerie dans la Meuse, capturer le prince-évêque, et, au pis aller, s'ils étaient pressés par un ennemi supérieur, se retirer par Stavelot et Arlon. Demandez, marquait-il, à Custine des hommes de l'armée du Rhin, de la bonne cavalerie de la Moselle, les carabiniers et autres, inutiles où ils sont. Et Tardy affirmait au Conseil exécutif que, sans les secours de l'armée de la Moselle, l'armée du Nord était incapable de battre l'adversaire et de débloquer Valenciennes ; qu'un jour on apprendrait qu'elle avait plié devant Cobourg, comme à Famars, parce que la cavalerie et les manœuvres des alliés leur donnaient des avantages que la bravoure française ne saurait pas compenser : si Villars n'avait pas gagné la bataille de Denain, le prince Eugène n'aurait-il pas poussé jusqu'à Paris en rejetant devant lui les débris d'une armée à qui le terrain n'offrait aucun point de ralliement[11] ? Sauviac assurait que la meilleure manière d'attaquer les ennemis était de les tourner et de rompre leurs communications. Toute autre méthode était hasardée. Que l'armée de Cassel, écrivait Sauviac, se renforce et se dirige sur Furnes, Nieuport et Ostende pour intercepter la navigation des canaux et enlever les transports d'Angleterre et de Hollande. Que l'armée de Maubeuge et du camp de la Madeleine s'empare d'Ypres, de Menin, de Tournay, pour détruire les magasins des Impériaux et se saisir des convois qui leur viennent de la Lys et de l'Escaut. Qu'une armée formidable débouche par Charleroi et marche sur Mons pour tenir le cours de la Haine et de la Sambre. Que l'armée de la Moselle entière s'achemine sur Charlemont et Givet. La France, ajoutait Sauviac, est une vaste place que ses adversaires investissent de toutes parts. Mais c'est au Nord, comme en Vendée, qu'il faut envoyer promptement les troupes les plus solides et les plus disciplinées ; les contingents se formeront dans les endroits le moins menacés ; l'armée du Rhin et la garnison de Mayence suffisent à la défense de la Lorraine et de l'Alsace. Et Sauviac proposait d'établir un Conseil supérieur de guerre. Chacun, remarquait-il, s'idole et veut tout plier ; chaque place veut s'approvisionner jusqu'à supersaturation ; chaque général regarde son armée comme son apanage ; celui qui mène l'armée des Ardennes ne l'a vue qu'avec peine se fondre avec l'armée du Nord qui, sans elle, n'existerait plus que dans le souvenir ; Houchard s'est hâté de rappeler à l'armée de la Moselle les vainqueurs d'Arlon[12] ; un seul homme doit donc commander sur toute la frontière du Nord-Est et, pour qu'il n'ait pas un pouvoir trop étendu, il obéira à un Conseil central, émané du Comité de salut public et du ministère de la guerre, composé de militaires instruits que leur âge, leurs infirmités ou leurs habitudes sédentaires éloignent des camps : ce Conseil sera le généralissime qui dirigera les opérations, et il aura la puissance nécessaire pour organiser la victoire et conduire toutes les armées à un même but[13]. Les représentants du peuple près l'armée des Ardennes, Hentz et De La Porte, s'inspiraient des idées de Gobert, de Tardy et surtout de Sauviac. Comme Sauviac, ils comparaient la France à une forteresse investie ; mais une forteresse, disaient-ils, n'est jamais assaillie que sur quelques points principaux. Puisque le front d'attaque était au Nord, ne pouvait-on prendre à l'armée du Rhin plusieurs bataillons complets et envoyer à leur place des cadres délabrés qui se reformeraient en Alsace ? N'était-ce pas mettre l'équilibre dans la distribution du contingent ? Ne fallait-il pas déployer les grands moyens de résistance au lieu même où se donnaient les grands coups, tirer des départements de l'Est 40.000 ou 50.000 hommes et les lancer sur Charleroi pour occuper les rivières et couper les vivres à l'ennemi ? On dégarnirait les frontières de la Lorraine ; on laisserait des places à découvert. Qu'importe, puisque cette diversion affaiblirait l'adversaire ? L'intérêt de la patrie n'exigeait-il pas ce douloureux sacrifice ? A quoi servait l'armée de la Moselle dans la Moselle ? Mais que Valenciennes, que Condé tombent aux mains des alliés : aurait-on aussi beau jeu pour leur faire lâcher prise ? Et comme Sauviac, Hentz et De La Porte se plaignaient des généraux qui ne songeaient chacun qu'à leur propre armée et ne s'inquiétaient pas des dangers du voisin ; comme Sauviac, ils regrettaient qu'il n'y eût pas un plan de campagne uniforme ; comme Sauviac, ils proposaient de créer un Conseil de la guerre, formé de généraux qui seraient choisis dans chacune des quatre armées, surveillé par des représentants qui n'auraient pas voix délibérative et par deux membres du Comité de salut public ; ce Conseil arrêterait les grandes mesures de défense et quiconque trahirait ses résolutions serait puni de mort[14]. Custine pensait comme les représentants Hentz et De La Porte, comme Gobert, Tardy et Sauviac. Selon lui, Mayence tiendrait jusqu'au mois d'août ; on avait donc le loisir de venir en aide à cette place, et la débloquer sur-le-champ serait rendre un très mauvais service à la République. Il voulait appeler sur les rives de l'Escaut les meilleurs bataillons des armées du Rhin et de la Moselle. Cet appoint de troupes aguerries redonnerait de la vigueur et de l'énergie à l'armée du Nord qu'il voyait dans l'abattement le plus effrayant et dans un état de détresse qu'on ne pouvait peindre. L'armée du Rhin fournirait le 12e bataillon d'infanterie légère, le 8e et le 10e régiment de chasseurs à cheval, le 11e régiment de dragons et une batterie d'artillerie volante ; l'armée de la Moselle, le corps de bataille qui campait à Forbach et toute sa cavalerie. Ces renforts, commandés par Pully, marcheraient sur Arlon et de là sur Givet. Pully détruirait les magasins et reviendrait à Forbach ; mais il laisserait à Landremont une grosse avant-garde qui comprendrait deux brigades d'infanterie, trois régiments de cavalerie, deux régiments de dragons, deux régiments de chasseurs à cheval, le 3e régiment de hussards, quatre bataillons d'infanterie légère et la compagnie d'artillerie volante tirée de l'armée du Rhin. Landremont continuerait sa route par Philippeville, par Beaumont, par Maubeuge, et ferait sa jonction avec Custine qui disposerait ainsi de forces considérables pour accabler Cobourg. Une fois les Autrichiens refoulés, l'armée des Ardennes, unie au détachement de Landremont, se dirigerait sur Trêves, pendant que l'armée de la Moselle et celle du Rhin entreraient dans le Palatinat ; on serait au mois d'août ; on arriverait à temps pour dégager Mayence. Un tel plan, disait Custine, rétablissait les affaires, rendait la gloire aux armées de la République, assurait tout ensemble le débloquement de Mayence et le salut de la Flandre. Son confident et secrétaire intime, Gay-Vernon, le seul officier qu'il eût emmené de l'armée du Rhin, l'encourageait à soumettre au Comité ce dessein d'opérations. Gay-Vernon affirmait que le plan de Custine sauverait la France, et il s'y tint jusqu'au bout. Le 11 juillet il l'exposait avec vivacité dans une lettre à son ami Berthelmy. L'armée du Nord, suivant Gay-Vernon, était faible et n'avait aucun moyen d'agir. Les coalisés prendraient sûrement Valenciennes et Condé à la fois ; ils feraient leur trouée à travers la Flandre : que pouvaient contre eux 35.000 hommes d'infanterie et 5.000 hommes de mauvaise cavalerie ? Il fallait donc que l'armée de la Moselle vint aider cette malheureuse armée du Nord, vint restaurer cette armée détruite, cette pauvre armée qui n'avait eu que des revers. Mayence résisterait jusqu'au 15 août, même jusqu'au 15 septembre, et d'ailleurs Mayence n'était pas une ville française ; Mayence avait du vin et du blé pour longtemps encore ; Mayence avait une nombreuse garnison, et] quand l'assiégeant serait sur le chemin couvert, les défenseurs de Mayence sortiraient libres, triomphants, et cela par capitulation. Avant tout, c'était Valenciennes qu'on devait délivrer, Valenciennes que les alliés voulaient conquérir à quelque prix que ce fût. Pourquoi ne pas réunir les armées sur le point de la frontière où l'ennemi faisait les plus grands progrès ? Quoi ! disait Gay-Vernon à Berthelmy, lorsque la Champagne était envahie, tout y courait, la Flandre, l'Est ; et lorsqu'un de nos boulevards est menacé, personne ne bouge ! Venez, venez concourir avec nous à une attaque générale et nous fortifier par tous les moyens. Nous ne pouvons dégager Valenciennes qu'avec beaucoup de monde. Il faut une armée pour entrer en Belgique, pour couper les vivres à l'adversaire, pour l'obliger à lâcher prise ; pendant ce temps, une autre attaquera les lignes de Valenciennes. Et il promettait, il jurait à Berthelmy qu'une fois Valenciennes débloqué, l'armée du Nord se tiendrait sur la défensive et que toutes les forces de la République seraient consacrées au salut de Mayence : Nous marcherons aux ennemis de tous côtés, et la victoire sera bien plus certaine. Le plan de Custine et de Gay-Vernon fut adopté le 4 juin par le Conseil exécutif et approuvé le 9 par le Comité de salut public ; Custine ferait ses dispositions avec la plus grande promptitude ; il aurait tout ce qu'il demandait ; les armées de la Moselle et du Rhin lui donneraient les troupes et les officiers qu'il désirait. Mais Bouchotte refusa de signer l'arrêté du Conseil. Il pensait, non sans raison, que Mayence ne tiendrait pas jusqu'au mois d'août, et pour démontrer son dire, il citait les états d'approvisionnements envoyés par Custine. Du reste, ajoutait-il, les frontières du département de la Moselle seraient-elles suffisamment couvertes pendant que Pully et Landremont marcheraient sur la Flandre et participeraient aux opérations de l'armée du Nord ? Enfin, selon Bouchotte, Custine ne prenait pas en considération la trouée du Cateau. Mieux valait qu'il tînt les envahisseurs en échec jusqu'à l'instant où il pourrait, par un mouvement décisif, les chasser du territoire. Il avait 90.000 hommes de Dunkerque à Maubeuge ; il avait des places fortes ; il avait un vaste pays qui appuyait les troupes et lui donnait des moyens assurés. En attendant que l'arrivée des renforts lui permît de ressaisir l'offensive, ne saurait-il faire de ses ressources un emploi judicieux, actif, et garder une défensive efficace ? Les généraux des armées du Rhin et de la Moselle et les représentants près de ces armées joignirent leurs protections à celles de Bouchotte. Les arguments de Beauharnais étaient les plus vigoureux et ils firent une impression profonde sur le Comité. Il dépeignait Custine comme un homme d'imagination ardente qui menaçait la liberté, rêvait la puissance suprême et voulait disposer des forces militaires de la France, commander à toutes les armées. Le 17 juin, le Comité suspendit l'exécution du plan proposé par Custine : il était, disait le fils du général, distrait, dominé par les soucis et les préoccupations de l'intérieur, et il aimait mieux envoyer dans la Vendée les troupes destinées à la Flandre. Vainement Custine demanda la permission de se rendre à Paris pour conférer avec le Comité : on lui répondit d'abord que son départ compromettrait la sûreté de l'armée du Nord, puis qu'il pouvait venir, mais sous sa responsabilité et après avoir pris toutes les précautions possibles pour que le camp de Paillencourt ne souffrît nullement de son absence. Vainement son plan fut chaudement défendu par Achille du Chastellet[15]. Vainement son fils objecta qu'en rejetant des moyens d'opérer qui semblaient indispensables, le Comité renonçait à tout espoir de succès et abandonnait bénévolement Valenciennes et Condé[16]. II. Custine n'avait plus d'autre tâche que de réorganiser l'armée du Nord, de la discipliner, de l'installer dans de sûres et solides positions. Il avait eu d'abord une idée aventureuse. En examinant la carte, il s'était dit que les ennemis, maîtres de Valenciennes, perceraient par Landrecies, le Quesnoy, Avesnes, et il s'imaginait qu'un camp retranché qui serait établi à la tête de la forêt de Mormal suffirait pour les arrêter. Aussitôt et avec sa fougue coutumière, il avait ordonné à Tourville de marcher sur la forêt, d'en prendre possession et d'élever en avant du bois une ligne de défense garnie de redoutes, de batteries et d'abatis. Ce camp serait commandé parle général Ihler. Six cents pionniers et six cents bûcherons exécuteraient les travaux sous la direction d'un élève de Lafitte-Clavé, l'adjudant général chef de brigade Lemonnier qui connaissait le pays dans tous les détails. Custine associait Kilmaine à ce dessein. Il n'osait, écrivait-il, détacher un bataillon de sa propre armée, et il priait Kilmaine de rassembler en deux ou trois jours les troupes qui se formaient aux environs de Sedan et de les mener à Pont-sur-Sambre. Mais il avoua bientôt, et de fort bonne grâce, que son projet était absurde. Tourville lui remontra que l'entreprise eût été facile lorsque les ennemis n'étaient pas encore à Bavay, mais qu'à cette heure elle devenait très malaisée, puisqu'il fallait déloger les Impériaux par une opération faite au loin et en en grand. Tardy lui représenta qu'il sacrifierait ses plus braves soldats et multiplierait des combats comme ceux de Vicoigne et de Raismes, où l'armée déployait une valeur extrême, perdait des milliers d'hommes et n'obtenait aucun succès réel ; qu'au reste il ne protégerait pas son flanc droit en occupant la forêt de Mormal ; que les alliés passeraient entre Valenciennes et le Quesnoy, s'il leur plaisait, et Tardy rappelait à Custine l'opinion de Lafitte-Clavé, un de nos plus savants officiers du génie. La forêt de Mormal, disait Lafitte, ne couvre pas la frontière entre le Quesnoy et Landrecies ; elle garde Landrecies qui doit se garder par lui-même ; jamais l'adversaire ne s'avisera de traverser la Sambre et de se mettre entre Landrecies et Maubeuge où il y a un camp retranché défendu par un corps considérable[17]. Le général Moustache laissa donc Kilmaine au camp de Villy. Que pouvaient d'ailleurs 8.000 hommes ramassés tumultueusement et en toute hâte ? Sauraient-ils, disait Gobert, entreprendre de grandes choses, prêter secours à l'armée du Nord ? Et, remarquait Bouchotte, composaient-ils un corps assez mobile pour se porter partout où l'ennemi se présenterait ? Ne valait-il pas mieux augmenter cette petite armée, qu'on nommait pompeusement l'armée des Ardennes, et, conformément aux décrets du 30 avril et du 26 mai, l'échelonner sur la frontière et dans les places, de Maubeuge à Longwy, la poster sur le terrain qu'elle était destinée à couvrir et que la loi lui assignait[18] ? C'est ainsi que Custine se résigna. Il comprit que dans sa cruelle position et en face des forces immenses que les alliés avaient cumulées, il devait d'abord réveiller le courage de l'armée et consacrer tous ses soins à l'instruction des troupes. Il résolut de temporiser avec sagesse, de dresser une cavalerie, de se défendre, comme il disait, par un pays couvert d'eau, de n'entrer en campagne que lorsque bataillons et escadrons seraient raffermis et bien en ordre. Tel était l'avis de Bouchotte et tels étaient aussi les conseils du jeune et prudent Tardy. L'Escaut couvre votre front, écrivait Tardy au général, vos flancs sont assurés, La Marlière vous protège à gauche, et si l'on vous envoie des renforts et que Valenciennes tienne, l'ennemi ne peut venir sur vous. Ce fut même le bouillant Custine qui réprima l'impatience de La Marlière. Il recommandait à son lieutenant de ne pas inquiéter les alliés et de ne faire contre eux aucune tentative ; ce serait leur donner de l'humeur ; il leur viendrait des idées d'invasion ; pour consolider leur défensive, ils pousseraient en avant et voudraient occuper des portions de territoire qu'ils ne songeaient pas encore à disputer aux républicains[19]. Il essaya de rendre le camp de César inattaquable. Il mit les flanqueurs de droite à Hordain, à Iwuy, à Thun-Saint-Martin, les flanqueurs de gauche à Arleux et sur le chemin de Douai, l'avant-garde à Aubencheul-au-Bac, à Féchain, à Marcq. Il fit retrancher et armer d'artillerie les postes d'Oisy, de Palluel, d'Arleux et d'Aubigny-au-Bac. Il traça, au dessous de Cambrai, des emplacements pour des batteries de gros calibre qui borderaient l'Escaut. Il cantonna dans les villages de Cantaing, de Mareuil et de Crèvecœur la cavalerie qui pourrait ainsi déboucher dans la plaine de Solesmes. Il envoya le général Ihler à la lisière de la forêt de Mormal, à Hecq et jusqu'à Locquignol[20]. De vigoureuses exhortations et de sévères ordonnances
rétablirent la discipline. Le 1er juin, Custine adressait une proclamation
aux armées du Nord et des Ardennes. Les postes ne devaient plus se garder
avec mollesse. Les soldats resteraient dans leur camp où les administrateurs
des districts leur feraient apporter des vivres. Ils s'attacheraient à la
République et à la liberté. Leur général avait appris avec étonnement que le
2" bataillon de Saône-et-Loire criait vive le Roi. Y aurait-il donc dans
l'armée française des partisans de l'infâme Dumouriez et des hommes assez
dégradés pour souhaiter un maître ? Custine déclarait que tous les suppôts de
Dumouriez seraient dénoncés et livrés à la mort ignominieuse du gibet. Il ne
voulait commander qu'à des soldats résolus de périr plutôt que de recevoir la
loi d'aucun roi. Les ennemis, disait-il, seront bientôt dissipés si nous nous montrons supérieurs
aux événements ; si soumis à un ordre stable et durable, assidus dans nos camps,
endurcis par la fatigue et le travail, sobres et continents, nous trempons
nos corps et nos âmes pour leur donner cette énergie qui caractérise les
républicains. Lui-même, le premier de tous les soldats et le plus
vieux, il prêcherait d'exemple par son opiniâtreté, par sa vigilance, par les
soins qu'il prendrait pour subvenir aux besoins des troupes. Il comptait
qu'il serait secondé et qu'il n'aurait pas l'occasion de déployer sa rigueur
contre les ennemis de l'ordre, les plus cruels que pût avoir la République[21]. Il stimula pareillement ses généraux. Lorsqu'il sut de quelle façon avait avorté l'expédition de Fumes, il se plaignit vivement à O'Moran, rappela qu'à Spire, huit mois auparavant, il avait fait fusiller les instigateurs du pillage et, par ce moyen terrible, sauvé l'honneur du nom français. Comment, écrivait-il au vieil Irlandais, les troupes de la République avaient-elles, après une année de guerre, méconnu la voix de leurs chefs[22] ? Les officiers allaient souvent à Cambrai, vêtus non de l'uniforme, mais d'un habit de bourgeois, en redingote, même en veste et en pantalon à la matelotte ; Custine leur défendit, sous les peines les plus sévères, de se rendre à Cambrai sans permission[23]. Tout militaire qui n'avait pas un ordre signé du général de brigade et visé par le général d'armée, devait être arrêté aux portes de la ville. Personne ne pouvait sortir du camp à l'exception des quartiers-maîtres et des sergents-majors, munis de l'autorisation du conseil d'administration de leur régiment[24]. Serait fusillé quiconque donnerait un congé absolu ou limité ou une permission d'aller aux eaux. Serait fusillé sur-le-champ et sans autre forme de procès tout homme qui serait repris en fuyant ou autorisant la fuite d'un soldat[25]. Un règlement prévint la confusion qui régnait dans les marches. Officiers supérieurs, généraux de brigade, chefs de brigade, de bataillon et de subdivision durent rester à la tête de leurs troupes et empêcher leurs hommes de s'éloigner de la colonne et de prendre des chemins de traverse. Ils ont pour eux la loi et les règles ; rien ne peut les excuser quand ils souffrent ou tolèrent le désordre et la désobéissance ; leur moindre mérite est d'être braves ; ils doivent être surtout soigneux, surveillants et actifs. Un officier et quatre sous-officiers demeurèrent à la queue de chaque bataillon pour pousser les traînards et défendre aux soldats de s'arrêter aux fontaines ou d'entrer dans les maisons. Un vaguemestre particulier, attaché à chaque division des charrois, répondit des charretiers : le plus petit allongement est le plus grave des inconvénients. Des gendarmes nationaux, répandus par pelotons, ramenèrent tous ceux qui s'écartaient. Des divisions de cavalerie auxquelles Custine recommandait la plus grande vigilance sans indulgence, accompagnèrent chaque colonne pour ne laisser en arrière ni hommes, ni chevaux, ni chariots, et elles eurent avec elles des voitures pour ramasser les blessés et les malades. Tous les mouvements furent, de la sorte, exactement déterminés ; il faut, disait Custine, mener l'infanterie ensemble et non étouffée, en état d'agir en arrivant[26]. Un officier, un sous-officier et un tambour pris parmi les hommes les plus instruits de chaque bataillon, se rendirent à Cambrai pour s'exercer, les tambours à une batterie de quatre-vingt-dix pas par minute, les officiers et sous-officiers à la marche au pas unique, qui serait désormais le pas de l'infanterie. Défense fut faite aux cavaliers, dragons et charretiers, aux domestiques des officiers, de vendre ou de donner le fumier des chevaux ; ce fumier devait rester sur place, ainsi que la mauvaise paille qui servait de couchage ; il serait mis à la disposition des municipalités du territoire où était le camp, et partagé proportionnellement entre les propriétaires du sol, à raison des dommages éprouvés dans les moissons[27]. Le soldat, soit dans les camps, soit dans les villes et les villages, dut tremper sa soupe avec du pain de munition, et quiconque recevait des rations fixées par les règlements militaires, ne put exiger le pain des boulangers[28]. On fit quotidiennement deux appels de rigueur, l'un à la
soupe, l'autre une demi-heure après la retraite. L'exercice eut lieu dès
quatre heures du matin. En plusieurs jours — et sans qu'on eût besoin de
fusiller personne, — la discipline se rétablit. Quelques turbulents
murmuraient contre Custine. Mais l'armée presque entière faisait l'éloge de
son général. Elle l'aimait et le craignait à la fois. Elle disait qu'il
l'avait sauvée d'une désorganisation complète, qu'il la ranimait, lui rendait
vigueur et confiance. Après Famars, rapporte un chirurgien, le soldat désespérait de vaincre, invoquait la discipline,
demandait un chef sévère et expérimenté ; Custine est venu, et l'espoir
renaît dans les cœurs, le soldat est plein de satisfaction et d'ardeur[29]. Enfin, Custine, avec l'assentiment des commissaires de la Convention, ordonna l'égalisation des bataillons qui eurent chacun 452 hommes[30]. L'armée se composait au 31 mai de 41.000 soldats, et au 13 juillet de 39.800[31]. Elle s'était donc amoindrie, mais elle comptait 4.800 cavaliers au lieu de 3.400. Elle avait chassé ses passe-volants dont le nombre, suivant Custine, s'élevait naguère à 8.000 et elle avait complété les garnisons du Quesnoy de Landrecies. Six semaines auparavant, elle n'offrait aux yeux qu'une cohue, un amas de troupes épouvantées et confuses ; on ne pouvait tabler sur ses états de situation ; une foule d'hommes étaient sans fusils, et d'autres n'avaient pas de baïonnettes. Au 13 juillet, l'infanterie était équipée, armée, et, de l'aveu des représentants, assez bien instruite ; je l'ai, écrivait Custine, exercée, réparée et rassurée sur la manière dont la cavalerie impériale lui imposait. Il inspecta les camps et parcourut la frontière de Dunkerque à Sedan, s'entretenant avec les généraux, haranguant les soldats, jetant un regard rapide sur les positions, les critiquant parfois avec sagacité. Il jugea que les fortifications de Sedan étaient vicieuses, qu'on devrait dépenser des sommes énormes pour transformer la place, qu'elle aurait toujours le grand inconvénient de renfermer une population considérable en un lieu resserré, qu'un bombardement dirigé sur cette ville aux rues étroites et aux maisons élevées en ferait un endroit inhabitable ; mieux valait, écrivait-il, fortifier à neuf sur un autre point. Le camp de Kilmaine à Villy, près de Carignan, lui parut mauvais et nullement militaire ; il conseillait plutôt de s'établir à Vaux ; mais la vraie position, c'était, à son avis, les hauteurs qui bordent la Semoy entre Champierre et Pin ; il suffisait de se bien garder sur la droite, et Bouillon appuyait la gauche[32]. Partout, à Sedan, à Maubeuge, à la Madeleine, à Ghyvelde, les troupes accueillirent le général avec les démonstrations de la joie la plus vive. Il passa quelques jours à Maubeuge et promit aux bataillons de ne les faire marcher que pour les mener à une victoire assurée. On mandait du camp de la Madeleine qu'il avait l'affection de l'armée, que son austérité républicaine inspirait la confiance à première vue. Dunkerque le reçut avec enthousiasme, et les hommages que lui rendirent les citoyens et les soldats devaient, disait-on, le consoler des calomnies. L'allégresse éclata surtout à Douai. Il fut acclamé par les aristocrates comme par les patriotes, et les femmes des suspects vinrent cérémonieusement et en robes traînantes, le prier d'intercéder pour leurs maris incarcérés. A Lille, il visita la citadelle, les fortifications, les magasins, les hôpitaux ; de tous côtés retentissaient les cris de Vive Custine, et il répondait : restez tranquilles, mes amis, il est encore trop tôt. Il joignait à cette modestie de langage la simplicité des manières. On avait mis à sa disposition un hôtel d'émigré ; il alla loger à l'auberge de la Cloche et refusa toute garde d'honneur[33]. Partout on l'assaillait de plaintes et de délations. Si je cassais, disait-il plaisamment, tous les officiers qu'on accuse, je n'aurais plus que des soldats. Les purs républicains qui traitaient leurs camarades d'aristocrates, étaient à leur tour dénoncés comme des escrocs et souteneurs de tripots par ceux-mêmes qu'ils inculpaient. Custine répliquait aux uns et aux autres qu'il perdait son temps à écouter de pareilles fariboles, et il les renvoyait indistinctement à leur poste, en les invitant à se battre et à donner ainsi des preuves de leur civisme[34]. Personne dans l'armée, rapporte un contemporain, n'élevait la tète aussi haut que Custine, et nul bras ne semblait aussi ferme que le sien[35]. Cambon, rendant compte des opérations du Comité de salut public et donnant des détails sur les troupes et les camps, louait les efforts de Custine. Le soldat, disait-il, voit la discipline renaître et reprend son courage ; il ne demande qu'à s'exercer pour combattre. Les deux armées du Nord et des Ardennes sont réorganisées sur un pied imposant. La cavalerie est peu nombreuse ; mais on a mis en mouvement les dépôts ; on l'a augmentée de manière à faire tête à celle de l'ennemi[36]. Le Comité, la Convention, les représentants du peuple se félicitaient du choix de Custine, et lui-même ne perdait pas l'occasion de prodiguer à l'Assemblée les assurances de son dévouement. Il écrivait à Paris qu'il était né avec l'âme et l'opinion d'un républicain. On prétendait qu'il avait une femme pour aide-de-camp[37]. Il répondait que, sans aspirer à la réputation du chaste Joseph, il connaissait assez les lois de la décence publique pour ne pas commettre une telle inconséquence. Il avait trouvé une femme à l'état-major de l'armée. Cette femme, revêtue de l'habit de canonnier volontaire et blessée d'un coup de fusil à la jambe dans l'affaire de Liège, s'était présentée à la Convention qui l'avait admise aux honneurs de la séance ; elle avait reçu du ministre le grade d'adjoint aux adjudants-généraux ; les commissaires de l'Assemblée l'avaient renvoyée, mais son désespoir était si touchant qu'il avait demandé et obtenu permission de la garder ; elle n'était pas son aide-de-camp ; elle n'avait avec lui aucun entretien ; elle remplissait les fonctions d'adjoint que lui avaient méritées sa blessure et sa valeur. Il certifiait qu'il serait toujours digne de la confiance des républicains sincères et qu'il n'abandonnerait pas le poste où l'avait placé la nation. Toutes les furies vomies par l'enfer fussent-elles réunies pour exhaler sur moi seul les poisons de la calomnie, l'on ne me verra pas moins, tranquille et serein, combattre avec une égale fermeté et leurs impostures et les ennemis de ma malheureuse patrie ![38] En vrai soldat, il détestait l'anarchie, et au 31 mai, il disait à ses entours que la multitude était désormais maîtresse, que les agitateurs, Pache, Marat, Robespierre, Danton, menaient et traînaient après eux la Convention. Comment, s'écriait-il, on ne les prendra jamais dans leurs propres filets ! Il déclarait que Pache était un scélérat consommé et que personne ne l'égalait en scélératesse. Il traitait Marat et Robespierre de f..... gueux, de désorganisateurs, de vils coquins, et leur souhaitait la guillotine. Il avouait que Danton avait infiniment d'esprit et de talents. Mais, ajoutait-il, Danton est le complice de Robespierre et de Marat, comme il était naguère le complice de Dumouriez. Danton avait-il, dans sa mission de Belgique, pénétré les desseins du général ? L'avait-il dénoncé, après son retour à Paris ? N'était-il pas d'accord avec lui ? Autrement, n'eût-il pas déclamé contre le conspirateur[39] ? Mais ces appréciations ne sortaient pas de son cabinet, et les confidences qu'il faisait à ses intimes étaient ignorées du public. Les commissaires de la Convention attestaient que ses harangues aux soldats étaient les plus patriotiques, les plus républicaines. Beffroy assurait que les députés l'observaient, le surveillaient, mais que l'armée lui témoignait la plus grande confiance et approuvait sa sévérité, qu'il avait beaucoup de sagesse et de prévoyance, qu'il exerçait et aguerrissait les nombreuses recrues par des changements de position et des marches simulées, que son propre intérêt lui commandait de sauver la République. Le chirurgien Dauvers affirmait que sa conduite avait toujours été franche, naturelle, conforme à ses devoirs. Jaubert le défendait aux Jacobins, le représentait à Robespierre comme un général patriote, et Robespierre, après avoir lu la proclamation de Custine aux armées du Nord et des Ardennes, répondait à Jaubert : Custine a de l'enthousiasme ; il veut peut-être jouir de la vraie gloire ; nous lui ferons écrire une lettre de félicitations. Mais pourquoi prend-il une femme pour aide-de-camp ? N'est-ce pas agir contre la loi et donner un dangereux exemple ? Il laisse cette femme corrompre l'armée[40]. Enfin, Custine se prononçait ouvertement contre les Girondins et les fédéralistes. Grangeneuve et Wimpffen l'appelaient à leur secours. Le premier, au nom de la Société populaire de Bordeaux et des départements, l'engageait à braver la calomnie et à combattre au dehors les ennemis de la liberté que les Girondins allaient poursuivre au dedans. Le second, traitant Custine de cher maître, lui annonçait la prise de Pacy et le priait d'anéantir la cruelle anarchie, de mériter la reconnaissance de tous les hommes libres comme il avait mérité l'admiration de l'Europe militaire. Custine répondit à la Société populaire de Bordeaux qu'elle oubliait ses serments et ses devoirs en s'insurgeant contre les représentants du peuple, et qu'elle aurait dû faire au pays, à la France le sacrifice de son opinion particulière : Si la loi n'est pas un point de ralliement, nos ennemis sont invincibles, et la liberté nous échappe. Dites aux bataillons de la Gironde qui veulent rentrer dans leurs foyers que la patrie les retient auprès de leurs drapeaux. Il répliquait à Wimpffen qu'il voyait dans la prise de Pacy un attentat à l'unité et à l'indivisibilité de la République : Vous m'avez mal jugé. Du moment que vous êtes revêtu d'une qualité que vous ne tenez pas de la loi, je dois vous regarder comme le chef des factieux. Je romps toute correspondance avec vous jusqu'à ce que vous vous montriez vraiment républicain et digne des lauriers de Thionville[41]. III. L'armée du Nord qui se réorganisait lentement, restait donc inactive. Elle ne bougeait du camp de César et assistait de loin au siège de Valenciennes. Custine pouvait-il la commettre dans la plaine ? Mais sur tous les points du théâtre de la guerre, durant ces mois de juin et de juillet 1793, les avant-gardes en vinrent aux mains. Les garnisons de Maubeuge et du Quesnoy entreprirent de petites expéditions. Le 17 juin, elles attaquaient Gommegnies, mais reculaient bientôt sur Villereau. Le 29 juin, elles assaillaient Latour à Solre-le-Château. Le 11 juillet, elles faisaient contre Latour un nouvel effort et, grâce à la supériorité du nombre, elles, emportaient dans le premier élan quelques-unes des redoutes autrichiennes ; mais les Impériaux recevaient des renforts et finissaient par obtenir l'avantage[42]. La Marlière inquiétait presque tous les jours les avant-postes de Knobelsdorf et du prince d'Orange, et ne cessait ainsi d'exercer son monde et de le former à la guerre. Le 4 juin, le lieutenant prussien de Schlegel, qui croyait surprendre une patrouille française, était lui-même surpris par un fort détachement d'infanterie et de cavalerie. Il renversa la troupe qui lui barrait le chemin, se jeta dans le village d'Auchy et secondé par les cuirassiers qui étaient de garde en avant d'Orchies et qui se hâtèrent de venir à son secours, refoula l'agresseur[43]. Le même jour, sur l'ordre du représentant Delbrel, les républicains sortaient de Pont-à-Rache et dirigeaient une grande reconnaissance vers le camp d'Orchies. Mais, dit Delbrel, ils n'usèrent pas de précautions, et leur ardeur inconsidérée les engagea dans un piège. Les postes prussiens de Coutiches se replièrent à leur approche et bientôt les chasseurs et les hussards de Goltz accoururent. Les nationaux, rapporte Blücher, virent que ce n'était pas une facile besogne de nous surprendre. La cavalerie française fut culbutée ; le colonel Monjou, du 13e dragons, le lieutenant-colonel Geffroy, huit officiers et onze sous-officiers tombèrent au pouvoir des vainqueurs. On raconta que Custine était présent à l'action et qu'il n'avait dû son salut qu'à la célérité de son cheval. Le colonel Monjou, grièvement blessé, expira quelques heures plus tard. Blücher envoya chercher un curé et fit enterrer le mort à Bouvignies avec les honneurs militaires. L ?s officiers prussiens suivirent le convoi funèbre, et Blücher narre gaiement que les habitants s'étonnèrent de cet hommage qu'il rendait à l'adversaire, mais que leur stupéfaction fut plus grande encore lorsqu'il rossa le menuisier qui avait fait un cercueil trop petit[44]. Ce fut Blücher qui se distingua surtout dans cette guérilla. Le 10 juin, il venait à l'aide du général-major de Reitzenstein qui commandait à Lannoy l'aile gauche du-prince d'Orange. Il marcha par Sailly sur Hasnon, menaça le flanc des républicains et les obligea de battre en retraite. L'impétueux colonel voulait les poursuivre et s'emparer d'une redoute ; Reitzenstein lui rappela qu'il n'avait pas d'ordres et que le poste de Lannoy était déjà trop avancé. L'ennemi, écrit Blücher dans son Journal de campagne, tenta plusieurs fois de déloger de Lannoy les chasseurs d'Anspach ; mais je m'étais fermement proposé d'assister ces braves gens autant que je pourrais. Reitzenstein et moi, nous les repoussâmes ; le prince d'Orange nous fil assurer de son extrême satisfaction, et Reitzenstein me disait longtemps après : Ami, si vous étiez resté mon voisin, les choses auraient changé de face[45]. Le 4 juillet, le général prussien de Goltz fut blessé mortellement dans une reconnaissance au pont de Bouvines. Blücher jura de le venger. Il commandait désormais, à la place de Goltz, tous les postes avancés, et il avait ses coudées un peu plus franches. Il dressa des embuscades. Dans la nuit du 25 juillet, il passait la Marcq et cachait sa cavalerie derrière des fermes et son infanterie dans les buissons et les blés. Les républicains parurent à la pointe du jour. Blücher donna le signal de l'attaque en faisant battre les tambours et sonner les trompettes. Ses fantassins entrèrent aussitôt dans Sainghin, baïonnette baissée ; ses hussards, s'élançant à toute bride, tournèrent le village et coupèrent la retraite aux nationaux. L'infanterie française fut enfoncée et taillée en pièces, 2 officiers et 82 soldats restèrent prisonniers. Le colonel des cuirassiers autrichiens comte de Hohenzollern avait coopéré à cette brillante escarmouche. Blücher, disait-il, je ne veux pas commander, je viens travailler avec vous[46]. Les Français, dépités de leur échec, demeurèrent plusieurs jours dans l'inaction, puis recommencèrent à pousser de gros détachements d'infanterie contre Sainghin. Le colonel Blücher se concerta derechef avec son ami Hohenzollern. Il régnait entre nous deux, lit-on dans son Journal, une excellente harmonie, et nous ne faisions rien que l'un n'eût auparavant communiqué à l'autre ; j'honorerai ce brave homme tant que je vivrai. Le 13 août, il dinait à la table de Knobelsdorf, et l'on parlait du prochain départ des Prussiens. Un officier dit à Blücher : Colonel, vous n'attaquerez plus les Français. Blücher ne répondit pas, mais après le repas il courut au camp et prévint Hohenzollern qu'il irait cette nuit à la chasse aux carmagnoles. Le soir, avec un parti de hussards et de cuirassiers, il passait la Marcq et se dissimulait derrière une allée d'arbres, sur la route de Péronne. A l'aube, les Français se présentèrent. Blücher fondit sur eux et quoique l'infanterie républicaine eût bonne contenance et mît baïonnette au canon, elle dut prendre la fuite. Mais bien peu échappèrent ; un officier et cinquante soldats restèrent aux mains des Prussiens[47]. Ces combats ne sont dignes de mention que parce que Blücher les raconte avec une verdeur de style qui rappelle par moments le ton rude et mâle de la Chronique de Götz de Berlichingen. Durant leur séjour en Flandre, jusqu'à l'instant où Frédéric-Guillaume les manda sur les bords de la Sarre, les 8.000 Prussiens de Knobelsdorf ne firent rien de sérieux. Ils se bornèrent à défendre leurs postes, et, comme dit Dohna, à ne pas s'exposer aux affronts. Knobelsdorf refusa même à plusieurs reprises de seconder une attaque des alliés. Ne devait-il pas garantir de tout danger les magasins de son roi qui étaient à Tournay ? Ses 8.000 hommes n'étaient-ils pas harassés par des patrouilles incessantes ? Il y avait deux escadrons de hussards de Goltz devant le front du camp ; un autre, aux ponts de Tressin et de Forest ; deux autres, à Hem pour soutenir la garnison hollandaise de Lannoy ; dix escadrons de cuirassiers à Orchies, à Nomain et ailleurs encore. Il fallait appuyer l'aile droite des Impériaux ; il fallait assister la cavalerie anglaise qui n'était bonne qu'à charger, mais qui n'entendait rien au service des avant-postes[48] ; il fallait secourir les Hollandais. Knobelsdorf ne faisait donc que son devoir en ménageant sa petite armée pour un jour de bataille. Nous sommes prêts à recevoir l'ennemi, écrivait-il, mais tout cela ne manque pas de fatiguer mon monde qui, par là, doit succomber aux maladies que les trop grandes fatigues occasionnent. Le prince d'Orange lui proposa d'assaillir Pont-à-Marcq ; Knobelsdorf consentit à l'aider, mais à condition que ce poste serait gardé par les Hollandais, et non par les Prussiens ; il est trop loin de mon camp, mandait-il au prince d'Orange, pour que je puisse l'occuper. Il ordonna le 30 juin une vigoureuse reconnaissance sur Pont-à-Marcq. Le colonel de Hohenzollern, chargé de l'expédition, chassa les Français du village de Cappelle, leur tua près de soixante hommes, leur fit quelques prisonniers ; mais il avait pour instruction de ne pas prendre Pont-à-Marcq, puisqu'il ne pouvait s'y loger. Une seconde reconnaissance eut lieu le 17 juillet. Knobelsdorf passa la Marcq à Bouvines ; mais il se contenta d'explorer le terrain et de canonner faiblement l'adversaire. Il finit même par ne plus répondre aux provocations des républicains. Presque tous les jours Ils venaient alarmer ses avant-postes. Ils criaient d'abord : bonjour, camarades ; puis ils chantaient, sifflaient, se moquaient des Prussiens, et leur envoyaient des balles avec des injures. Knobelsdorf enjoignit de ne riposter à ces agaceries ni par des paroles ni par des coups de feu ; à quoi bon compromettre la dignité du soldat et perdre sa poudre sans résultat aucun[49] ? Mais si les Prussiens vivaient tranquilles dans leurs camps et se félicitaient de leur sécurité, les Hollandais, constamment harcelés par La Marlière, se plaignaient d'être tenus dans les alarmes et de n'éprouver que troubles et embarras. Quotidiennement les républicains, partant de Pont-à-Marcq,
canonnaient de loin les Hollandais et leur tiraient des coups de fusil, en se
cachant derrière des buissons, des haies ou des maisons, et l'on ne savait
jamais les pertes qu'ils avaient essuyées, car ils enlevaient toujours leurs
morts et leurs blessés. Ils nous attaquent moins souvent, disait fièrement un
Prussien, à cause de notre gloire qui date de
Rossbach et qui nous donne autant d'avantage que le renom équivoque des
pauvres Hollandais leur porte de préjudice. Aussi le prince d'Orange
ne cessait-il d'écrire à ses alliés que les ennemis avaient des forces
considérables, qu'il se trouverait dans une triste situation si l'on ne
venait à son aide, qu'il appréhendait une irruption des Français, qu'il craignait
pour Coutrai qui n'était susceptible d'aucune
défense, qu'il serait entièrement coupé de la Flandre et obligé de se
replier, qu'il assumait une responsabilité
incalculable, qu'il désirait garder autant que possible ses
communications avec les postes prussiens. Le duc d'York partageait les
angoisses du prince d'Orange : lui aussi redoutait l'invasion des Pays-Bas et
ne croyait pas que les Hollandais pussent soutenir le choc des carmagnoles ;
il priait Knobelsdorf de seconder les opérations du prince d'Orange de la
manière la plus efficace. Quelle calamité
s'ensuivrait, disait-il au général prussien, si
la Flandre était envahie, notre communication avec l'Angleterre interrompue
et la ville d'Ostende où sont tous nos magasins, prise ! La conservation
d'Ostende est pour nous du plus grand intérêt, et sa perte serait un des plus
grands malheurs qui pourraient nous arriver[50]. Les Hollandais furent loyalement secourus par les Prussiens et parvinrent à prendre sur la Lys une position qui rassura le duc d'Orange et le duc d'York. Le 12 juin, ils s'emparaient de Werwicq, de Bousbecques, de Halluin, de Roncq. Une batterie française leur envoya plusieurs décharges à bout portant et le colonel d'un de leurs régiments, le prince de Waldeck, fut grièvement blessé. Mais leur avantage était réel et les représentants mandaient à Paris que l'ennemi jetait partout l'alarme, qu'il ravageait les campagnes à loisir, et que les cultivateurs ruinés par le pillage se réfugiaient à Lille. Pourtant, les nationaux ne suspendirent pas leurs attaques. Le 16 juillet, ils essayaient d'emporter Tourcoing. Le 22, ils assaillaient les Hollandais sur tous les points, à Werwicq, à Halluin, à Roncq. Pour mieux réussir, ils employèrent la ruse ; ils s'étaient munis de cocardes orangistes et se donnaient pour déserteurs. Un instant, ils furent maîtres de Bousbecques. Mais l'armée hollandaise fit face de tous côtés et les carmagnoles repassèrent la Lys en désordre. Pendant longtemps, s'écriait le prince d'Orange, ils se souviendront de cette journée où ils ont vu échouer leurs projets illicites[51]. Quant à Cobourg, il restait inactif et comme désœuvré. Un jour, Hohenlohe- Kirchberg parcourut la rive droite de l'Escaut jusqu'aux villages de Haspres et de Haussy. Une autre fois, Otto attaqua toute la ligne des avant-postes français d'Avesnes-le-Sec à Lieu-Saint-Amand et ses hussards galopèrent avec audace jusqu'à iïordain et aux abords de Bouchain. L'opération la plus mémorable fut celle du 23 juillet. Cobourg voulait savoir si les Français occupaient le camp de César ou s'ils s'étaient repliés, comme on disait, sur Saint-Quentin. Otto poussa d'Haspres par Villers-en-Cauchies jusqu'à Rieux, et Benjowsky, de Bermerain par Solesmes et Saint-Waast jusqu'à Saint-Hilaire. Le colonel Devay se rendit sur les hauteurs de Féchain, en vue de Bouchain. Le général Fabry gagna Abscon et Auberchicourt et détacha des hussards qui firent boire leurs chevaux dans la Sensée, à la tête du pont d'Aubigny-au-Bac. Le colonel Elsnitz battit la contrée entre Orchies et Douai jusqu'à l'abbaye de Flines où un piquet de républicains fut mis en déroute. On acquit la certitude que les Français n'avaient pas abandonné le camp de César[52]. Ce fut tout ce qu'entreprit le généralissime des alliés. Il aurait dû, dès ce moment et plus tôt encore, marcher hardiment sur Paillencourt. Il connaissait la situation de l'armée française. Un agent secret qui, suivant toute vraisemblance, avait des intelligences dans les bureaux de la guerre, lui envoyait de Paris les informations les plus justes, les plus détaillées sur la position de Custine. Le 24 mai, cet agent écrivait à Cobourg que l'armée du Nord ne comprenait pas 50.000 hommes, qu'elle était sans chef et sans officiers expérimentés, qu'elle se livrait à l'indiscipline, que sa cavalerie ne comptait pas 5.000 chevaux et qu'elle n'avait ni selles, ni sabres, ni pistolets. Le 11 juin, le même émissaire qui parait avoir eu sous les yeux les lettres de Custine, transmettait au prince les chiffres les plus exacts : 23.000 hommes au camp de César, 8.000 hommes d'avant-garde sur la Sensée, 10.000 à Lille, 6.000 à Cassel et à Maubeuge, 8.000 à Landrecies. Il révélait le plan de Custine, la prochaine arrivée d'une armée qui se composerait de la division des Ardennes et des renforts de la Moselle, l'expédition d'Arlon ; il ajoutait que le général se croyait perdu si Houchard et Beauharnais ne venaient pas à son aide ; il avertissait Cobourg qu'un certain ingénieur et commissaire de la Convention, nommé Carnot, entourait d'espions l'armée impériale et organisait dans les Pays-Bas un service de renseignements sûrs, que le prince avait dans son Conseil un officier général — l'aide-de-camp Fischer — qui envoyait les plans et projets par le moyen des agents de la Belgique. Cobourg ne bougea pas. Il n'avait pour l'instant d'autre point de mire que Valenciennes et il attendait patiemment la chute de cette place. Vainement Dumouriez lui conseillait de faire une diversion vers le Cateau-Cambrésis sur le flanc des ennemis entièrement découvert par la prise de Famars. Le prince n'entendait que la guerre réfléchie et raisonneuse, menée selon un système compassé. Lorsqu'on lui demandait des secours, il déclarait qu'il ne pouvait éloigner de lui une si grande quantité de monde. Il refusait de dégarnir le moindre poste, assurait que les troupes étaient toutes indispensables à l'endroit qu'elles occupaient, que chaque commandant de détachement se trouvait dans des circonstances critiques, qu'il fallait rester où on était, sortir d'embarras comme on pourrait, ne marcher aux Français que s'ils essayaient d'intercepter les communications entre les divers cantonnements. Il avouait que Custine qui lui faisait face, était trop faible pour entreprendre une attaque importante ; mais il se gardait bien d'attaquer lui-même et se contentait de dire à ses lieutenants qu'ils avaient assez de forces pour résister au cas où l'adversaire viendrait les assaillir. Il traitait l'armée républicaine comme si cette armée eût valu la sienne, et il n'osait risquer un grand coup, tenter une affaire décisive. Après Famars, il ne tenait qu'à lui de disperser et de dissiper comme la paille les bandes déconcertées et désordonnées qui s'étaient retirées sur Bouchain. Il leur laissa le temps de se reposer, de se raffermir, de se retrancher, de s'accoutumer à l'ennemi. Sa façon de guerroyer, semblable à celle de Brunswick, raffinée et trop savante, était la meilleure école pour l'armée neuve et inhabile qu'il avait devant lui[53]. |
[1] Lamarche à Bouchotte, 24 et .25 mai ; Bellegarde, Courtois et Delbrel au Comité, 24 mai ; Charavay, Carnot, II, 277. C'était la position que Tholosé indiquait également dans le conseil de guerre du 14 mai (Foucart et Finot, I, 457).
[2] Lamarche à Bouchotte, 24, 25 mai et 1er juin ; il prétendait n'avoir eu que 265 prisonniers et 300 tués parmi lesquels le général de brigade Le Comte (cf. sur Le Comte, Les généraux morts pour la Patrie, d'Et. Charavay, I, 6).
[3] Wallon, Hist. du trib. révol., 1880, II, 566. Custine à Wurmser, 8 avril, et au président de la Convention, 12 avril (Moniteur 14 et 19 avril). On lit dans une lettre de Cobourg (Ternaux, Terreur, VI, 414) que Dumouriez croyait mettre Custine dans ses intérêts et lui envoya une dame pour le convertir ; c'était évidemment Mme de Genlis, qui n'en souffle mot dans ses Mémoires.
[4] Celliez à Bouchotte, 16 mai ; Tardy à Custine, 2 juin ; Rec. Aulard, IV, 110 ; Moniteur 22 mai (lettre de Lille).
[5] Moniteur du 12 juillet.
[6] Rec. Aulard, IV, 68-70, 129, 137, 140 ; Charavay, Carnot, II, 239 ; Moniteur 15 et 20 mai.
[7] Bellegarde, Courtois et Delbrel au Comité, 24 mai ; Soligny à un ami, 26 mai ; Voillot à son père, 27 mai ; Viger à Bouchotte, 29 mai (A. G.) Custine était le 26 mai à Sainte-Menehould et le 27, à quatre heures du soir, à Cambrai.
[8] Charavay, Carnot, II, 279.
[9] Viger, Celliez, Varin à Bouchotte, 29 mai (A. G.) ; Journal de la Montagne, 5 juin.
[10] Gobert à Bouchotte, 30 mai (A. G.)
[11] Tardy à Bouchotte, 28 mai, au Conseil exécutif, 31 mai et à Custine, 2 juin (A. G.) Cf. sur Tardy, Trahison de Dumouriez, 54-59, et plus haut. Custine, après avoir lu le mémoire que Tardy lui envoyait le 2 juin, déclara que le jeune officier annonçait des dispositions qui méritaient d'être encouragées, qu'il avait du feu dans l'imagination, que son mémoire contenait des observations assez militaires et présentait un plan séduisant, mais qu'il serait dangereux d'exécuter [Custine à Bouchotte, 7 juin). Kilmaine regardait Tardy comme un des officiers les plus distingués de l'armée pour ses talents, sa bravoure et son imperturbable attachement aux principes républicains (Moniteur 6 mai).
[12] Cf. Wissembourg, p. 28.
[13] Mémoire de Sauviac, Observations militaires sur l'état actuel de la France, 20 juin (A. G.).
[14] Hentz et De La Porte au Comité, 2 juin (A. G.).
[15] Cf. sur Du Chastellet, Trahison de Dumouriez, 14.
[16] Custine au Conseil exécutif, 30 mai ; Gay-Vernon à Berthelmy, 11 juillet ; Bouchotte au Comité, 6 juin ; Rec. Aulard, V, 5, 64, 180 (arrêtés du 24 juin et du 5 juillet) ; lettre du fils de Custine, 5 juillet (Wallon, Hist. du trib. révol.), 1880, II, 564) ; cf. Wissembourg, 35-41.
[17] Custine à Tourville, à Kilmaine, à Lemonnier, 1er juin ; Tardy à Custine, 2 juin (A. G.) Cf. aussi le mémoire de Ladite inséré au tome I du Tableau historique. Lafitte insiste surtout (p. 26) sur la nécessité de fortifier Bavay : cette place procurerait une excellente position ; on peut de là secourir aisément Valenciennes ou Maubeuge, qui n'est qu'à trois lieues ; Bavay devient donc un point central, d'où l'on se porterait également sur deux places collatérales, et où le terrain fournit d'ailleurs de bonnes positions à défendre.
[18] Gobert à Bouchotte, 30 mai ; l'adjoint de la 5e division à Custine, 2 juin ; Rec. Aulard, III, 534.
[19] Custine à Kilmaine, 1er juin ; à Bouchotte, 7 juin ; au Comité et a Bouchotte, 25 juin ; à La Marlière, 30 mai et 25 juin ; Tardy à Custine, 2 juin (A. G.) ; Charavay, Carnot, II, 348, note.
[20] Gay-Vernon, Custine et Houchard, 178, Custine à-Bouchotte, 2 juin (A. G.).
[21] Moniteur 13 juin.
[22] Charavay, Carnot, II. 331, 333, 342.
[23] Ordre du 6 juin (A. G.)
[24] Ordre du 23 juin, signé Des Bruslys (A. G.)
[25] Ordre du 5 juin (A. G.)
[26] 28 mai (A. G.)
[27] 6 juin (A. G.)
[28] 29 juin (Moniteur du 8 juillet).
[29] Lettres des frontières du nord, 11 juin (Moniteur 16 juin) ; du camp de la Madeleine, 28 juin (Moniteur 2 juillet) ; Dauvers, Observ. impartiales adressées aux écrivains qui dénoncent les chefs des armées de la République, p. 5 ; Journal du canonnier Bricard, 66-67.
[30] Ordre du 5 juillet ; Courtois, Desacy, Bollet et Beffroy à Custine, 6 juillet et lettre de Custine. Lorsque des bataillons dépassaient le chiffre de 452 hommes, l'excédant, formé par les derniers arrivés, était incorporé dans des bataillons plus faibles.
[31] En réalité, au 31 mai, 3.416 cavaliers, 37.589 fantassins, c'est-à-dire 41.005 hommes ; au 13 juillet, 4.835 cavaliers, 35.013 fantassins, ou 39.848 hommes. Cf. le mémoire de Custine, 16 juillet, et une lettre de Delbrel, Levasseur et Le Tourneur, du 28 juillet (A. G.)
[32] Mémoire du 16 juillet (A. G.)
[33] Lettre de Du Bois du Bais (Moniteur 14 juillet) ; lettre du camp de la Madeleine, 28 juin [Moniteur 2 juillet] ; Le Batave, 21, 25, 27 juin.
[34] Procès de Custine, Moniteur 27 août.
[35] Gay-Vernon, Custine et Houchard, 177.
[36] 11 juillet, Moniteur du 13.
[37] Cf. plus haut, chapitre III, la lettre de Celliez.
[38] 14 juin, Moniteur du 17.
[39] Propos de Custine à son procès et témoignage de Celliez (Moniteur 28 août) ; Celliez à Hébert, 19 juillet (A. G.) ; cf. sur Custine et Pache, Expédition de Custine, 216-219.
[40] Lettre de Du Bois du Bais (Moniteur 14 juillet) ; Beffroy au Comité, 11 juin (A. G.) ; Dauvers, Observ. impart., 6 ; Jaubert à Custine, 13 juin et Labenette à Robespierre (n° 239 du journal de Marat, 12 juillet ; cette lettre de Jaubert à Custine fut remise par le conducteur de la diligence de Valenciennes à Labenette qui l'envoya à Marat et qui se qualifie orateur du peuple et secrétaire au secrétariat particulier de Bouchotte.)
[41] Lettres de Grangeneuve et de Wimpffen ; réponses de Custine (Moniteur 17 juillet).
[42] Schels, 49.
[43] Dohna, II, 177 et 182.
[44] Blücher, 60-61 ; Dohna, II, 130-182 ; Ueber den Feldzug, 339 ; Foucart et Finot, I, 591 ; Delbrel au Comité, 4 juin (A. G.).
[45] Dohna, II, 215 ; Blücher, 6.
[46] Schels, 51 ; Dohna, III, 62 ;
Blücher, 65.
[47] Blücher, 66 ; Dohna, III, 216.
[48] Aussi, pour apprendre le métier, deux Anglais étaient-ils toujours à côté d'une vedette autrichienne, et six escadrons impériaux, commandés par le colonel Hohenzollern, étaient spécialement chargés d'enseigner à la cavalerie britannique le service de campagne.
[49] Dohna, II, 295, 301-306 ; III, 7-9, 36.
[50] Ueber den Feldzug der Preussen, 279 ; Dohna, II, 225, 238. Cf. Thürheim, Briefe, p. 93 (lettre du 11 juin) : Nos difficultés sont augmentées par la triste contenance des Hollandais ; ils nous laissent des brèches ouvertes sur la Flandre qui sera constamment le but des diversions ennemies ; il faut y détacher sans cesse des troupes sûres ; ce qui dérange et affaiblit nos attaques.
[51] Dohna, II, 223 ; III, 35, 51-55 ; Schels, 50 ; Foucart et Finot, I, 593.
[52] Schels, 50.
[53] Witzleben, II, 228, 230, 236 ; Dohna, II, 194, 227 ; Thürheim, Briefe, 94 et 96 (Mercy, convaincu par Cobourg, finit par dire : Nous ne sommes pas en force suffisante pour l'énorme étendue que nous avons à couvrir) ; Ternaux, VI, 588 et 593.