I. La petite ville de Furnes. Jugement de Forster. Le général Carle. Le colonel Maschek. Affaire du 6 mai. Proposition de Bouchotte. Conseil de guerre du 16 mai. Objections d'O'Moran. Retards et perplexités. L'expédition résolue. Prise de Furnes. Désordres et pillages. Retraite honteuse des vainqueurs. Indignation de la Flandre française. Protestation des officiers du Finistère. Placard d'un soldat, le Petit-fils du véritable père Duchesne à ses compagnons d'armes. Douleur et colère des généraux, de Richardot, de Stettenhoffen, d'O'Moran. Lettre de Gadolle. Proclamation de Carnot et de Duquesnoy. Dépêche confidentielle au Comité. Repentir des soldats. — II. Changement de position des alliés. Opinion d'un officier prussien sur la Flandre. Les champs de blé et de colza. Situation romantique des villages. Caractère des paysans. Un habitant de Mouchin. Politesse bavarde des gens de la campagne. Patriotisme et ardeur martiale des carmagnoles.I. Pendant que l'armée du Nord, chassée du camp de Famars, se repliait sur Bouchain, un de ses détachements obtenait à Furnes un succès mince et stérile, tout comme celui d'Arlon, et qui montrait sous le plus triste jour l'indiscipline des troupes républicaines. La petite ville de Furnes est à deux lieues de la
frontière française. Forster l'avait visitée trois années auparavant. Les maisons, dit-il, malgré
leur architecture gothique, annonçaient une certaine aisance, et les rues
étaient si larges et si proprement entretenues qu'on ne pouvait remarquer le
genre de commerce qui enrichissait les habitants. Furnes est en effet le plus
grand marché de bestiaux de la Flandre ; il fournit de bœufs superbes les
provinces limitrophes de la France, et la châtellenie à qui la ville donne
son nom, possède les meilleurs pâturages de tout le pays[1]. Par deux fois, depuis le commencement de la guerre, les Français s'étaient présentés aux portes de Furnes. Le 30 avril, dès l'ouverture de la campagne, pendant que se produisaient les lamentables paniques de Mons et de Tournay, le général Carle marchait de Dunkerque sur Furnes avec 1.200 hommes. Les magistrats et les corporations allèrent à sa rencontre pour le complimenter ; mais il avait si peu de confiance dans ses troupes qu'il leur interdit l'entrée de la ville : il craignait qu'elles ne vinssent à se disperser et à s'enivrer. Le soir même, il regagnait Dunkerque après n'avoir fait qu'une promenade militaire. Six mois plus tard, après la bataille de Jemappes, les Français prenaient possession de Furnes sans coup férir. Le gouverneur de Dunkerque, Pascal Kerenveyer, envoyait le colonel Maschek, chef de la légion étrangère, avec 500 hommes et 2 pièces de canon, occuper la cité[2]. Il était donc naturel que les républicains, désireux de pousser une pointe sur le territoire autrichien, entreprissent contre Furnes une nouvelle expédition. Déjà, sur cette partie de la frontière, les avant-gardes de la petite armée qu'O'Moran formait à Cassel, avaient eu des escarmouches qui, suivant l'expression de Carnot, étaient peu de chose en elles-mêmes, et qui pourtant accoutumaient les soldats au feu et les tenaient en haleine. Déjà, le 6 mai, sur l'ordre d'O'Moran, Richardot et Stettenhoffen s'emparaient l'un de Rousbrugge, l'autre de Poperinghe, rejetaient sur Ypres les postes hollandais et leur faisaient des prisonniers[3]. Mais ne fallait-il pas opérer plutôt un grand mouvement qui eût d'importantes conséquences ? Ne serait-il pas plus utile d'essayer une diversion considérable sur la droite des coalisés ? On savait qu'ils rassemblaient presque toutes leurs forces de Valenciennes à Maubeuge. Pourquoi les bataillons qui campaient à Cassel et à Dunkerque, ne feraient-ils pas une tentative efficace, soit pour détruire une partie des ressources de l'adversaire, soit pour le contraindre à lever le siège de Condé ? Le 13 mai, Bouchotte proposait à O'Moran et à Kerenveyer une expédition sur Ostende et Bruges : on incendierait tous les vaisseaux ennemis dans le port d'Ostende, on raflerait ou brûlerait les magasins et approvisionnements de Bruges, on pourrait même rompre les écluses ; puis, ce coup de main promptement exécuté, les troupes regagneraient leurs postes sur la frontière[4]. Le Comité de salut public avait approuvé le projet de Bouchotte et arrêté, le 12 mai au soir, qu'un courrier extraordinaire irait proposer aux représentants et aux généraux l'attaque de Bruges et d'Ostende. Les commissaires de la Convention, Carnot et Duquesnoy, entrèrent avec ardeur dans ce dessein. Ils désiraient, comme leurs collègues de l'armée, débloquer Condé, et depuis quelques jours, ils avaient conçu le même plan d'offensive. Carnot ne cessait de dire qu'il était aisé de pousser sur Ostende, de brûler les vaisseaux anglais, de porter un coup terrible à la coalition. Ils tinrent le 16 mai à Dunkerque un conseil militaire formé des généraux O'Moran, Stettenhoffen, Kerenveyer, Richardot, des commandants de l'artillerie et du génie Hennet et Farconet, du commissaire du Conseil exécutif, le chef de bataillon Carnot-Feulint. O'Moran combattit le projet. Il déclara que le pays était coupé de haies et de fossés, que les troupes seraient retardées dans leur marche par les postes hollandais, que l'adversaire aurait le temps de rassembler ses forces, que les bataillons républicains commençaient leur apprentissage de la guerre et que, dispersés dans des cantonnements de quinze lieues d'étendue, ils se réuniraient avec peine et laisseraient plusieurs points du territoire à découvert ; que les effets de campement, les canons, les chevaux d'artillerie faisaient défaut ; qu'Ostende avait, disait-on, un fossé plein d'eau et large de soixante pieds ; que la garnison résisterait vigoureusement et qu'on ne pourrait emporter la place avec assez de célérité pour se saisir des vaisseaux du port. L'armée de Cassel, ajoutait O'Moran, occupait une excellente position. Pourquoi l'abandonner ? Pourquoi tenter une attaque qui n'aurait aucun résultat sérieux, aucun avantage solide ? N'était-ce pas attirer sur la Flandre maritime une réaction terrible ? Ne savait-on pas qu'un certain nombre de soldats étaient enclins au pillage, et leurs désordres n'entraîneraient-ils pas de funestes représailles ? Mais Carnot répondit qu'il fallait encourager les troupes et les aguerrir ; que la discipline se rétablissait sensiblement depuis que les représentants exigeaient la punition rigoureuse des pillards ; qu'il était honteux de garder la défensive, lorsqu'on disposait de 10.000 hommes contre 6.000 ; qu'on avait chance, en exécutant cette opération, de délivrer Condé. Le Conseil arrêta qu'on envahirait le pays belge, que 7.000 hommes se dirigeraient en trois colonnes sur Furnes et Nieuport, qu'une quatrième colonne partirait de Lille pour faire sur Ypres une fausse attaque. Le 21 mai, Carnot apprit qu'une colonne hollandaise était arrivée à Menin. Il tint derechef conseil de guerre avec O'Moran, Stettenhoffen, Champmorin, Richardot et décida que la quatrième colonne se porterait sur Menin, et non sur Ypres. Il doutait toutefois d'un succès complet, et bien qu'il eût résolu de ne pas demeurer en chemin, il jugeait déjà que ce serait une grande imprudence de dépasser Nieuport et de marcher sur Ostende. Les troupes s'ébranlaient à peine qu'il recevait une autre et fâcheuse nouvelle : les ennemis, assurait-on, avaient augmenté les garnisons, grossi les postes avancés, rompu les routes, coupé les ponts. Carnot suspendit le mouvement des colonnes ; c'était folie, disait-il, de risquer l'attaque, et l'on s'exposait à la défaite. Mais bientôt Carnot sut de très bonne source que les généraux avaient été trompés par leurs espions : les Hollandais de Furnes et des places voisines n'avaient pas eu le moindre renfort. Il pressa O'Moran d'exécuter l'expédition ; il visita le camp de Cassel ; il déclara qu'il se mettrait avec Duquesnoy à la tête des troupes qui lui semblaient animées de la meilleure volonté. L'entreprise serait brusque et rapide ; on se contenterait d'enlever Furnes et sa garnison ; on était trop faible pour tenter davantage et se maintenir dans la ville ; mais on prendrait des hommes et des canons, et le soldat s'enhardirait. Selon le projet d'O'Moran, deux colonnes devaient assaillir Furnes ; l'une, que commandait Stettenhoffen et que suivaient Carnot et Duquesnoy, partirait de Bergues ; l'autre, conduite par Richardot, du camp de Ghyvelde. Le 31 mai au matin, après avoir refoulé les postes avancés et emporté à coups de canon les villages d'Alveringhem et de Bulscamp, les deux colonnes arrivaient devant Furnes. Les Hollandais qui défendaient la ville, avaient fait leurs dispositions pour rendre les avenues aussi difficiles que possible ; tous les ponts étaient brisés, et derrière des bouquets d'arbres, des retranchements de campagne et les moindres obstacles du terrain s'embusquaient des tirailleurs. Le feu dura deux heures et demie avec une extrême vivacité. Mais enfin les ennemis cédèrent au nombre. Ils se replièrent sur Nieuport en n'abandonnant aux républicains que neuf prisonniers et onze chevaux. Mais cette expédition si bien commencée eut une fin déshonorante, et l'on y vit, dit Carnot, tout ce qu'on peut de plus affligeant pour des hommes qui aiment leur patrie. A peine les vainqueurs étaient-ils dans la ville qu'ils se livraient au pillage. Carnot et Duquesnoy les rassemblèrent aussitôt sur la place d'armes. Ils louèrent leur bravoure, les exhortèrent à ne pas souiller la gloire de la journée, à ne pas flétrir le nom français ; ils leur ordonnèrent de restituer aux habitants ce qu'ils avaient volé ; ils menacèrent de fusiller sur-le-champ quiconque commettrait de nouveaux pillages. Ces discours parurent faire impression : on acclama les commissaires de la Convention, on les appela les pères de l'armée, on cria durant quelques instants : Vive la République. Mais le Magistrat de Furnes, qui s'était rendu sur la place pour offrir ses hommages aux représentants, fit distribuer de la bière. Dès qu'elles eurent vidé plusieurs bouteilles, les troupes s'agitèrent. Soudain, on ne sait pourquoi, éclate un coup de feu ; aussitôt, de toutes parts, comme par réjouissance, les bataillons déchargent leurs fusils ; l'alarme se répand dans la ville, et au milieu du tumulte, un grand nombre de soldats envahissent les maisons. Vainement Richardot et Stettenhoffen, Carnot et Duquesnoy s'efforcent d'arrêter le désordre. Les pillards, surexcités, enivrés, n'entendaient plus rien. Les plus enragés étaient les gendarmes et les chasseurs : point de pillage, point d'armée, disaient-ils à leurs officiers. L'un d'eux, pour avoir une boucle, coupa l'oreille à une femme. Lorsque le commissaire des guerres Vaillant se présenta chez les receveurs des douanes et des domaines pour enlever leurs caisses au nom de la République, il ne trouva plus un sol ; on leur avait tout pris, même les fonds qui leur appartenaient, leurs meubles, leurs vêtements et leur linge. Débordés par la foule des coupables, n'osant faire un exemple, les représentants et les généraux annoncèrent qu'on allait marcher sur Nieuport. Les troupes se rassemblèrent, non sans peine, et se mirent en route vers onze heures du matin. Mais elles durent, au bout d'une lieue, rebrousser chemin. Les soldats ne pouvaient supporter cette nouvelle fatigue et n'avançaient qu'en trébuchant et dans la plus affreuse confusion ; ils pliaient sous le poids de leurs sacs remplis des effets qu'ils avaient ravis ; presque tous étaient gris, et il en tombait à chaque pas. Au premier poste hollandais qu'on rencontra, les munitions, naguère consommées si imprudemment sur la place de Furnes, firent défaut. Stettenhoffen eut une conférence avec les commissaires. Les républicains ne couraient-ils pas risque de se heurter aux garnisons réunies de Furnes, de Nieuport et d'Ostende ? Et, s'ils étaient repoussés, ne seraient-ils pas taillés en pièces ? Stettenhoffen proposait donc de battre en retraite. On revint à Furnes. Les généraux envoyèrent à Bergues les troupeaux des campagnes. Le commissaire Vaillant s'assura des caisses et des magasins publics : il saisit dans la caisse municipale deux cent mille livres et dans la caisse du receveur de l'Echipied sept mille livres qu'il trouva cachées au fond d'une cave sous deux grosses briques recouvertes par des bouteilles de vin. Mais inutilement on battit la générale. Les soldats continuaient à boire, à vociférer, à commettre les plus grands désordres. Il fallut évacuer la malheureuse ville et regagner en hâte le territoire français. Les troupes se retirèrent sans ensemble, par détachements et par petits pelotons, en s'éparpillant de toutes parts. Si l'ennemi les avait attaquées, elles n'auraient fait aucune résistance et se seraient laissé égorger comme des veaux. Les uns avaient sur les épaules des fardeaux énormes ; d'autres emmenaient des chevaux, des bœufs, des moutons, des cochons ; d'autres n'emportaient que des poules ; tous ou presque tous ne cessèrent durant la route de tirailler au hasard et d'épuiser leurs munitions. On passa par Adinkerque. Là, les gendarmes, voyant le cadavre d'un des leurs, accusèrent les habitants d'assassinat. En réalité, le gendarme avait été tué par sa propre balle. Il défonçait une armoire à coups de crosse. Le chien de son fusil était à la détente et partit ; le canon touchait la poitrine ; l'homme tomba raide. Mais les gendarmes ne crurent pas à l'accident et ne s'amusèrent pas à faire une enquête ; ils mirent le feu au village pour venger leur camarade. Ce déplorable événement révolta la population de la Flandre. Sur toute la frontière du Nord, écrivait dès le 1er juin le commissaire Gadolle à Le Brun, les cœurs honnêtes sont navrés, les citoyens raisonnables rougissent et se découragent depuis hier plus que jamais. Les Dunkerquois étaient avec les gens de Furnes en relations de commerce et d'amitié. Ils s'armèrent contre les volontaires qui rentraient au camp de Ghyvelde, et il fallut, pour les calmer, que la municipalité leur promit de châtier les coupables et fit jeter aussitôt en prison les pillards les plus notoires. Les officiers du 1er bataillon du Finistère désavouèrent publiquement leurs compagnons de guerre, et dans une lettre aux représentants, protestèrent contre ces actes de rapacité, contre ces crimes d'êtres méprisables et pervers qui foulaient aux pieds tout sentiment de délicatesse et de générosité. Les Français n'avaient-ils pas juré paix aux chaumières et respect aux propriétés ? N'auraient-ils pas l'estime de leurs ennemis ? Ne seraient-ils pas dignes de la liberté ? La probité, la justice ne devaient-elles s'associer à la vaillance ? Et, pour réparer le mal, ils envoyèrent 464 livres, dont 48 en numéraire, aux habitants de Furnes. Qu'elles voient au moins, disaient-ils, qu'elles voient, ces malheureuses victimes, que les Français ont toujours leur même caractère et que leur sollicitude s'étend, non seulement sur leur patrie, mais aussi sur tous les bons citoyens du globe. Un soldat du camp de Ghyvelde fit imprimer et répandre un
placard intitulé Le petit-fils du véritable père Duchesne à ses frères
d'armes. Il reprochait à ses camarades, en un style vif et populaire,
d'avoir commis des excès que la postérité aurait peine à croire. Etait-ce
ainsi qu'ils professaient et propageaient les principes de la Constitution
française ? Ne devaient-ils pas porter partout l'esprit de paix et répéter
avec grand-père Voltaire Qu'il est beau, il est grand de faire des ingrats ? N'avaient-ils pas prêté le serment inviolable de respecter les propriétés ? Le pays qu'ils envahissaient ne formait-il pas le département de Jemappes ? Vous avez, concluait l'auteur du placard, pillé de pauvres bougres, mais si nous étions chez eux présentement, nous aurions tout à meilleur marché et nous ne serions pas à nous gratter au soleil. Il n'y a plus de bon Dieu pour la République, si nous recommençons dans la prochaine rentrée. Les généraux ne dissimulèrent pas leur affliction et leur
colère. Richardot était désespéré, malade de la fièvre, et annonçait
l'intention de quitter son poste pour aller à Dunkerque ou ailleurs rétablir
sa santé. Stettenhoffen se disait harassé de chagrin et de fatigue, se
lamentait sur l'insubordination qui faisait manquer la
plus belle entreprise et le succès le plus complet, ordonnait de fouiller
tous les soldats qui rentraient dans les camps et cantonnements. O'Moran
stigmatisait ces troupes qui souillaient leur gloire par de semblables excès
de débauche et de pillage : devait-on violenter des vaincus qui se
soumettaient à des contributions pour se garantir de toute violence ?
Carnot-Feulint gémissait sur l'indiscipline des bataillons. Mon cœur saigne, écrivait-il à Bouchotte, en songeant à ce qu'il était possible à cette armée de
faire pour les intérêts de la République et à ce qu'elle a fait. La valeur
seule ne suffit pas à un soldat. Il est des vertus, moins brillantes
peut-être, mais qui ne lui sont pas moins essentielles pour assurer des
succès. Les commissaires du Conseil exécutif et les représentants du peuple partageaient la douleur et l'indignation des généraux. Gadolle mandait à Paris que le désordre était tel que la République périrait sous deux mois au plus tard dans un accès de fièvre politique, et il réclamait les peines les plus sévères contre les larrons et les spoliateurs : Tout républicain soldat qui n'a pas d'âme, doit frémir devant une loi de fer. Quoi ! couper l'oreille d'une jeune fille pour en avoir plus facilement le pendant ! Enlever les mouchoirs sur le sein des femmes dans la rue ! Briser même chez le pauvre ce qu'on ne peut emporter ! Ô déshonneur, la chaumière a été ignominieusement violée ! Le 1er juin, Carnot et Duquesnoy lancèrent une
proclamation à l'armée du Nord. Ils se plaignaient des brigandages de
plusieurs soldats. Quoi ! des Français, des républicains oubliaient les lois
et leurs serments ! Ils résistaient au cri de l'honneur et violaient les
droits de l'homme ! Quel triomphe pour nos ennemis !
Quel prétexte pour calomnier notre Révolution ! Rappelez-vous, soldats, que
le premier de vos titres est celui de citoyen ; ne soyons pas pour notre
patrie un fléau plus terrible que ne le seraient les ennemis eux-mêmes ; ils
savent que la République ne peut exister sans vertu, et ils veulent, par les
intrigues de leurs émissaires, en étouffer le germe parmi nous. Laissons-leur
l'esprit de rapine et de cupidité ; honorons-nous des vertus civiles encore
plus que des vertus militaires. Il faut que la tache soit entièrement
effacée, que chacun ait les mains pures. Et les représentants
requéraient les autorités de livrer à la rigueur des lois les auteurs,
fauteurs et recéleurs des vols commis à Furnes, et de faire restituer dans le
plus bref délai les effets dérobés. Ils écrivaient en même temps au Comité de salut public la lettre la plus navrante. Carnot tenait la plume. Il reconnaissait que certains soldats avaient donné l'exemple du désintéressement comme du courage, et traité humainement les prisonniers, que beaucoup d'autres regrettaient leur égarement. Mais que d'amères réflexions sur le caractère volage, inconséquent, indélébile de ces Français qui joignaient étrangement les belles actions aux actions honteuses ! Rien ne résiste à leur premier choc ; mais au moment qu'il est fait, la débandade se met partout, et si l'ennemi revenait, il ne tiendrait qu'à lui d'en faire une boucherie. Il demandait une réforme du code pénal militaire et des lois infiniment répressives contre le brigandage qui, selon l'expression de Frédéric II, était la source de tous les malheurs de la guerre. Si tout soldat qui vole une épingle n'est pas fusillé sur-le-champ, vous ne ferez jamais rien. Il assurait qu'il ne pouvait plus assister à de pareilles scènes et priait ses collègues du Comité de le rappeler aussitôt. Les soldats se repentirent de leur mauvaise conduite. La plupart rapportèrent les objets volés, et tous ces effets, chargés sur des voitures et menés sous escorte à la frontière belge, furent restitués aux habitants de Furnes. Mais Carnot se défia dorénavant de ces bataillons si prompts à la désobéissance et si peu sages. Il est impossible, avouait-il, de songer à aucune conquête suivie avec des troupes de ce genre, quelque braves qu'elles soient. Il croyait qu'on prendrait facilement Ostende de vive force ; mais il savait que, l'assaut donné, les soldats se jetteraient dans les maisons pour piller et s'enivrer, que nul pouvoir ne les arrêterait, qu'ils mettraient la ville à feu et à sang, qu'ils avaient juré de se venger de la population ostendaise qui leur tirait des coups de fusil au mois de mars. Il n'osa tenter urne nouvelle expédition[5]. II. L'échauffourée de Furnes détermina Cobourg à modifier les positions de sa droite. C'est, disait Mercy, une de ces diversions que l'ennemi cherche à nous faire pour nous distraire de l'attaque des places ; cela ne tire à aucune conséquence essentielle, mais il serait bon de veiller à la sûreté d'Ostende dont les magasins, remplis de marchandises, sont un appât fort tentant. Les Hollandais du prince d'Orange appuyèrent leur aile droite à Dixmude qui fut gardé par 4.000 hommes, leur centre s'établit à Menin, leur aile gauche s'étendit jusqu'à Lannoy. Le colonel autrichien Mylius se rendit à Tournay, avec son bataillon, deux compagnies de chasseurs tyroliens et huit escadrons, pour maintenir la communication entre le prince d'Orange et Knobelsdorf. Les Prussiens, portant leur droite à Lannoy et leur gauche à Orchies, occupèrent le camp de Cysoing[6]. Un des officiers de Knobelsdorf nous a narré les impressions qu'il reçut de son séjour dans la Flandre française. Comme la plupart de ses camarades, il se pique te philosophie et de belles-lettres. IL déteste la guerre et il gémit sur chacun des épis de blé que les soldats écrasent sous leurs pieds lorsqu'ils changent de campement ; il pleure à la vue des blessés ; il raconte avec une profonde tristesse qu'un sous-officier de l'armée autrichienne, mortellement atteint, disait en parlant de sa femme et de ses enfants : à quoi leur sert-il que j'aide Sa Majesté l'Empereur à conquérir la Flandre ? Pendant l'affaire de Famars, il lit les Nuits de Young et à l'aspect des mourants, il répète avec le poète ces mots qu'il n'a jamais trouvés plus véridiques et plus consolants : que la mort ne soit pas un mal, qu'elle soit le couronnement de la vie, qu'elle ne blesse que pour guérir, et que ce roi de l'épouvante soit le roi de la paix ! Il fait l'éloge de la Flandre et de son extraordinaire fertilité. Partout, semblables à d'épaisses et impénétrables forêts, des champs de blés qui l'emportent en richesse et en beauté sur la Borde ou plaine de Magdebourg. Partout des paysans actifs, diligents, assidus, cultivant la moindre parcelle de leur bien, fût-elle large comme la main, et qui ne savent pas ce que c'est qu'une terre en friche. Partout, de même qu'en plusieurs endroits de la contrée d'Halberstadt, et en plus grande quantité, du colza qu'on ne sème point, mais qu'on plante péniblement avec un labeur infini ; aussi est-il énorme et abondant en graines. Il admire la situation romantique des villages de Flandre. A l'entendre, presque chaque bourgade est un petit paradis qui fournirait aux romanciers d'outre-Rhin la matière de quelques volumes. Le long des routes, dans chaque hameau, sur chaque place et autour de chaque ferme, des peupliers, des aulnes, des frênes, des hêtres, des arbres de toute sorte qui sur ce sol gras prennent aisément une forme élancée et atteignent une hauteur qu'ils n'ont pas dans les plus belles forêts de l'Allemagne. Ces bosquets et groupes de bois enveloppent les villages de fraîcheur et d'ombrage ; ils défendent les habitants en été contre les rayons du soleil, et en hiver contre le vent et les orages. Les fermes contiennent des étables et des écuries propres, saines, commodes, presque toutes bâties en briques cuites. Elles se cachent, pour ainsi dire, au milieu des tours et détours des chemins enclos des deux côtés par des haies qui se croisent, s'entrelacent et composent des berceaux naturels. C'est dans ces ombreux sentiers que l'officier fuit la chaleur de juin. Parfois, en se promenant, il arrive devant une ferme qu'entoure un fossé rempli d'eau. Il entre dans la petite île par une passerelle. Sur un pré jouent les enfants du métayer toujours nombreux, beaux comme des anges, déjà vifs et ardents comme des Français. Les paysans, dit encore notre officier, ont la langue déliée, et ils sont autant supérieurs par la culture de l'esprit aux paysans allemands que ceux-ci aux paysans polonais ou russes. Il s'entretient avec un habitant de Mouchin, Jacques Clanquain, ancien soldat de l'armée royale. Ce Clanquain est un homme raisonnable, non seulement prévenant, jovial, riant à tout propos, se mo quant des erreurs que commet la Convention, mais instruit, possédant un baromètre et des cartes de la région qu'il montre obligeamment à son hôte, jugeant les événements avec bon sens. Les alliés, dit-il au Prussien, imputent à notre nation ce qui n'est que la suite inévitable des folies de nos rois : ils oublient que nos précédents gouvernements nous ont contraints à des actes de violence et qu'une révolution ne se produit jamais sans sottises ni excès. L'officier assure que de pareils hommes exercent autour d'eux une influence bienfaisante. Aussi, presque nulle part il ne rencontre de lourdes paysannes, de gars brutaux et malotrus, d'enfants timides et farouches. Les jeunes filles, accortes et serviables, ont une hardiesse naïve et pas d'effronterie ; elles sont sur leurs gardes ; elles écoutent un galant sans qu'il ose leur manquer de respect ; elles ripostent à la plaisanterie, pourvu qu'elle soit décente, et leur réplique est toujours aimable et juste ; elles renouent de la façon la plus naturelle, la plus agréable une conversation commencée. Le jeune paysan, dans son étourderie et sa loquacité, conserve une certaine modestie et mêle à la franchise de ses manières une gentillesse, une aisance qu'un Allemand ne trouve ordinairement que chez des mondains. Les Prussiens ne savaient d'abord comment prendre et expliquer cette bavarde politesse. Lorsqu'un villageois, en pantalon de toile et sa fourche à la main, les voyait pour la seconde fois : votre serviteur, Messieurs, leur disait-il, je suis heureux de vous revoir en bonne santé, et je serai plus heureux encore de savoir que tout vous a réussi, depuis que j'ai eu l'honneur de votre visite. Notre homme, remarque l'officier, nous débitait des compliments dont il ne pensait pas un traître mot ; mais ces phrases insignifiantes et vides coulaient de ses lèvres comme du miel, et ne laissaient pas de nous plaire. Ajoutez que cet officier est convaincu du patriotisme de la population des Flandres. Il assure que les espions des Français sont innombrables et qu'on ne peut se fier : ni à un paysan ni à une paysanne, puisque tous le gens de la campagne sont inséparablement unis à l'armée républicaine par les liens de la famille. Il rend hommage à la bravoure des carmagnoles. En plus d'u passage de son livre, il loue leur ardeur martiale, et témoigne que les alliés commencent à estimer l'adversaire qu'ils avaient méprisé jusqu'alors. Le Français, écrit-il, est enthousiaste et ne ménage pas sa vie pour servir sa patrie, et qu'il soit jeune, petit et sans culottes, il décharge aussi bien son fusil et met aussi bien la mèche au canon que nos hommes de force gigantesque et de froide raison[7]. |
[1] Forster, Ansichten vom
Niederrhein, p. Buchner, 1868, II, p. 17.
[2] D'Elbhecq à Rochambeau, 30 avril 1792 (A. G.) ; cf. Jemappes, 56 et 116.
[3] Charavay, Carnot, II, 214-219 ; Moniteur 15 mai.
[4] Bouchotte à O'Moran et à Kerenveyer, 13 mai (Charavay, Carnot, II, 237). Cf. plus haut, chapitre IV, § I, la résolution que prenait au même instant le Conseil de guerre tenu par Lamarche.
[5] Voir les textes dans Charavay, Carnot, II, 293-320 et appendice.
[6] Thürheim, Briefe, 91 et 94 : Schels, 48.
[7] Ueber den Feldzug der Preussen, 280 et 313-323.