LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

VALENCIENNES

 

CHAPITRE IV. — FAMARS.

 

 

I. Lamarche. Journées du 9 et du 10 mai. Prise de la redoute de Vicoigne. Faiblesse et impuissance des troupes. Renforts envoyés dans la Vendée. Les recrues. Manque d'habits et d'objets d'équipement. Friponneries. Réquisitions. Projet d'inondation de la Scarpe. Positions de l'armée. Deux plans de diversion. L'expédition de Champmorin. Kilmaine à l'armée des Ardennes. Le camp de Villy. Bataille d'Arlon. — II. Cobourg, Mack et Hohenlohe-Kirchberg. Plan d'opérations dressé par le colonel Mack. Arrivée des Anglo-Hanovriens. Attaque du 23 mai. Les colonnes du duc d'York et de Ferraris. La Rhonelle franchie à Maresches. Les retranchements d'Aulnoy emportés. Conseil de guerre. Retraite des Français sur Bouchain. — III. La Marlière à Tourcoing. Colaud à Hasnon. Ransonnet à Orchies et à Marchiennes. Négligence des officiers généraux. Doléances de Murnan. Désorganisation et frayeurs de l'armée.

 

I. L'alsacien François-Joseph Drouot, dit Lamarche, avait alors soixante ans. Dragon au régiment de Frise en 1754, capitaine en 4761, major aux hussards de Conflans en 4784, colonel du 5e régiment de hussards en 1791, il avait été promu général de brigade le 3 février 1793 et général de division le 8 mars suivant. C'était donc un vieux soldat qui avait passé par tous les grades, brave, borné d'ailleurs et, selon le mot du conventionnel Courtois, incapable d'embrasser une grande sphère de choses. Les représentants ne l'avaient nommé général en chef que parce qu'ils n'avaient personne sous la main. Lui-même écrivait au ministre, lorsqu'il fut mis à la tête de l'armée des Ardennes, qu'il avait du zèle et de la bonne volonté, mais une mauvaise santé, qu'il ne se flattait pas de posséder les connaissances d'un général en chef, qu'il ne saurait conduire une armée. Il réitéra ses objections en recevant la succession de Dampierre. Mais les circonstances étaient si pressantes qu'il n'hésita pas à prendre le commandement ; il serait trop heureux, disait-il, de verser, à l'exemple de Dampierre, la dernière goutte de son sang pour faire triompher les armes de la République[1].

Malgré la mollesse de Lamarche, la lutte recommença, quoique avec moins d'obstination, et l'on se battit de nouveau dans ces futaies de Raismes et de Vicoigne où la guerre montrait de tous côtés ses traces affreuses, où les arbres étaient percés de balles et mutilés par les boulets, où gisaient encore une foule de morts, où les cadavres avaient été si mal inhumés qu'on trébuchait parfois sur des bras ou des jambes qui sortaient de terre.

La journée du 9 mai ne fut qu'une canonnade entamée par les républicains contre les troupes de Wenkheim et de Knobelsdorf.

Mais le 10, les alliés l'emportèrent. Clerfayt et Knobelsdorf avaient résolu la veille, dans un conseil de guerre auquel assistaient le duc d'York et le général Murray, d'enlever à tout prix la redoute de Vicoigne qui coupait la communication entre la gauche des Prussiens et la droite des Impériaux. 600 volontaires des deux nations furent chargés de l'expédition. A. trois heures du matin, les Autrichiens abordèrent la redoute. On leur cria qui vive ; ils répondirent par une salve de mousqueterie, et les Français, saisis de panique, se sauvèrent à toutes jambes. De leur côté, les Prussiens s'étaient avancés en silence, et, suivant l'ordre de Knobelsdorf, sans brûler une amorce. Ils ne trouvèrent pas un seul canon -dans la redoute : les républicains ne laissaient jamais durant la nuit une pièce d'artillerie aux avant-postes. 13 officiers et 320 soldats furent faits prisonniers. Presque tous appartenaient au 498 bataillon de la Charente et succombaient par la faute de leur commandant, un fort brave homme qui manquait d'expérience militaire et de vigilance. Les vainqueurs poussèrent jusqu'à la sortie du bois, près de Bellaing. Quelques décharges à mitraille, dirigées par le capitaine Loison, les firent reculer. Mais, écrivait Kilmaine, a nous avons perdu toutes nos conquêtes, nos troupes sont sur les dents, le pauvre 14e d'infanterie légère est absolument rendu, moi-même je suis harassé à ne pouvoir me tenir debout[2].

Ce fut le dernier épisode mémorable de la lutte opiniâtre et sanglante que les patriotes avaient engagée pour débloquer Condé. Il n'y eut plus que des échauffourées et de ces combats d'avant-poste que les alliés nommaient des taquineries ou agaceries, mais qui n'étaient rien en comparaison des journées du 1er et du 8 mai. On fut, dit un Prussien, dans un demi-repos et comme dans une paix apparente.

L'armée française restait d'ailleurs débile et impuissante. Chacun de ses bataillons avait dû fournir 54 hommes aux troupes de Vendée. Vainement, dans un conseil de guerre, les généraux et les représentants objectaient la faiblesse de l'effectif de l'infanterie de ligne, des volontaires de 1791, des chasseurs, et déclaraient qu'il fallait augmenter cette armée combinée du Nord et des Ardennes, qui subissait de si grandes pertes depuis plusieurs jours. Vainement Bellegarde, Cochon, Courtois, Lequinio protestaient que les vieux bataillons se trouvaient presque réduits à rien par la malheureuse campagne de Belgique ; qu'aucune armée n'avait tant souffert ni tant travaillé ; qu'elle soutenait quotidiennement le choc des alliés ; que le nombre de six hommes par compagnie et de cinquante-quatre hommes par bataillon semblait à première vue peu considérable, mais que c'était dans la réalité le quart des anciens soldats. La décision de Bouchotte et du Comité de salut public fut exécutée[3]. Aussi les troupes, découragées, ne se croyaient plus en état d'aborder l'ennemi. Le complètement s'effectuait avec lenteur. La Convention avait pourtant ordonné d'utiles mesures. Elle décrétait le 18 avril que les trois cent mille citoyens mis en réquisition par la loi du 24 février, seraient incorporés dans les cadres existants qui devaient être au complet de guerre, et qu'on ne pouvait avec ce contingent créer, sous aucun prétexte que ce fût, de nouveaux corps, bataillons de volontaires ou compagnies franches. Mais si les représentants se félicitaient un instant de recevoir deux cents hommes par jour, et si quelques-uns des arrivants montraient du zèle et de la bonne volonté, encore leur fallait-il du temps pour se former ; encore fallait-il chasser et remplacer les infirmes, les imbéciles, les boiteux, les aveugles, les sourds et muets que les communes osaient envoyer dans les camps. Une foule de recrues se dispersaient, se perdaient on ne savait comment ; à moitié chemin, beaucoup retournaient sur leurs pas, regagnaient leurs foyers. Des coquins faisaient métier de s'engager pour toucher plusieurs primes : i !s entraient dans un bataillon, désertaient, vendaient leur uniforme et leurs armes, puis, sous une blouse de paysan, s'enrôlaient ailleurs. Il y avait d'excellents bataillons ; mais, de l'aveu des représentants, certains ne valaient absolument rien et causaient à l'armée le plus grand préjudice. Les commissaires se plaignaient surtout des fédérés qu'ils jugeaient nuisibles et de tout point détestables : ils proposaient de les dissoudre, de donner les moins mauvais aux bataillons de leur département, et d'expédier ce qu'il y avait de pire aux garnisons de l'intérieur.

Peu ou pas d'habits et d'objets d'équipement. Les représentants assuraient que bien des bataillons étaient tout nus, que des soldats s'échappaient ou prétextaient une maladie pour être admis à l'hôpital et y cacher leur nudité. On manquait d'armes de toute espèce, et les commissaires priaient instamment le Comité de réveiller l'indolence du ministre. Duquesnoy et Carnot, parcourant les cantonnements de Dunkerque, remarquaient au passage quantité d'officiers qui ne savaient ni lire ni écrire et qui témoignaient une insouciance déplorable. Ils signalaient des friponneries innombrables : la plupart des quartiers-maîtres étaient des voleurs ; tous prétendaient que leurs registres et les états de revue et de dépense avaient disparu dans la débâcle de Neerwinden ; les volontaires élevaient des réclamations effrayantes, alléguaient qu'on ne leur avait pas fait de décomptes pendant la campagne et que leurs effets s'étaient perdus durant la retraite de Belgique.

Les réquisitions qu'ordonnaient les représentants ne s'exécutaient qu'avec peine et difficulté. On n'avait pas encore soldé les fournitures de l'année précédente, et les cultivateurs répondaient aux commissaires : payez-nous ce que vous nous devez de l'an dernier, et nous vous donnerons ce que nous avons. Il faut, écrivait Duhem, payer nos concitoyens qui, après tout, sont français, et ne doivent pas être traités en pays conquis. La guerre à mort aux fournisseurs, distributeurs, fripons de toutes les espèces ! On a mauvaise grâce de traiter le soldat de brigand, lorsque manquant de tout, il prend ce dont il a besoin.

Celliez, agent du Conseil, a, dans ses lettres à Bouchotte, retracé la situation. Fougueux jacobin, il dénonce d'abord au ministre les officiers de l'état-major : une femme, dit-il, se cache parmi les adjoints aux adjudants-généraux ! Il conclut qu'on doit chasser les suspects, les remplacer par de véritables sans-culottes et purger l'armée de tous les scélérats qui l'infectent. Mais il atteste que les bataillons sont incomplets, et que certains comptent cinquante à quatre-vingts hommes, qu'on ne voit sur les routes que des volontaires qui s'éloignent de leurs drapeaux, que le soldat est mécontent de ses officiers qui le laissent dans l'ignorance des événements, que la cavalerie regrette la royauté[4].

Aussi Lamarche dirait-il qu'il n'attaquerait pas les ennemis. Mais, ajoutait-il, il les défiait dans son camp de Famars et il saurait garder une avantageuse défensive sous les murs de Valenciennes. Il fit construire des redoutes. Il donna ordre de fortifier les postes avancés du côté d'Aubry. Les représentants le secondaient de leur mieux : les troupes étaient fatiguées par leur service et par l'instruction des recrues ; ils requirent les districts voisins de fournir des ouvriers.

Gobert proposait de tendre l'inondation de la Scarpe de Hasnon jusqu'à Douai et de faire en même temps de grands abatis et de bons retranchements dans les bois entre Hasnon et Anzin. C'était, disait-il, élever une puissante barrière contre les envahisseurs. Si, malgré la résistance des troupes, et par des moyens extraordinaires, ils obligeaient l'armée à quitter le camp de Famars, elle se retirait tout entière derrière les retranchements et attendait les renforts qui la mettraient en état de prendre l'offensive. Sa gauche ne pouvait être tournée puisque l'inondation de la Scarpe était impénétrable ; sa droite s'appuyait à l'inondation de l'Escaut qu'on prolongerait aisément jusqu'à Bouchain par des retenues : elle conserverait ainsi ses communications avec Cambrai et Douai, et les ennemis ne parviendraient à investir Valenciennes qu'après avoir enlevé tous les retranchements d'Anzin à Hasnon et conquis des bois où ils avaient perdu beaucoup de monde sans gagner beaucoup de terrain. Déjà Gobert avait écrit de sa propre main et fait signer par Lamarche l'ordre de tendre l'inondation de la Scarpe. Tholosé était chargé de l'entreprise. Mais les habitants du pays envoyèrent aussitôt une députation aux représentants : ils seraient entièrement ruinés, disaient-ils, si l'ordre s'exécutait. Briez protesta, déclara que cette mesure causerait un tort immense aux populations, et l'inondation de la Scarpe n'eut pas lieu[5].

On se contenta de fortifier le camp de Famars ainsi que le mont d'Anzin et les bois jusqu'aux abords de Hasnon. Mais de la sorte, la ligne de défense s'allongeait démesurément ; elle ne se liait pas à la place de Valenciennes, et à quoi bon occuper le mont d'Anzin, puisque Valenciennes couvrait le camp et lui servait d'avant-poste ? L'armée, faible partout, devait plier dès que l'adversaire ferait un subit et vigoureux effort sur un seul point. Elle aurait dû s'adosser à Valenciennes et tenir simplement le camp de Famars. Si les alliés tentaient quelque mouvement sur sa gauche ou sur sa droite, elle levait le camp de Famars et avait le temps de s'établir dans une autre position avant qu'ils ne missent obstacle à sa marche : Il n'existait, a dit Tholosé, aucun plan de campagne bien déterminé, aucun projet fixe de défense, et le salut de l'armée et de la frontière était abandonné aux événements imprévus, aux effets du hasard, à l'impéritie, ou à l'insouciance la plus absolue[6].

Mais les commissaires de la Convention n'avaient pas renoncé au dessein de débloquer Condé. Ils voyaient de loin le drapeau tricolore qui flottait sur le clocher de la ville ; si l'armée restait inactive, ne viendrait-il pas un jour où ce drapeau serait remplacé par l'aigle autrichienne ? Le 14 mai, Lamarche et les représentants réunissaient un Conseil de guerre auquel assistaient les généraux Duval et Champmorin. On reconnut que les attaques entreprises partiellement et de front seraient toujours désastreuses et on décida d'opérer une diversion, d'occuper les alliés, de les harceler, de les inquiéter sur leurs flancs, de leur inspirer des craintes pour leurs derrières, d'intercepter leurs transports et de rendre impraticables les canaux et les rivières dont ils tiraient un avantage immense. Deux corps d'armée se dirigeraient sur leur droite et sur leur gauche. L'un, conduit par Champmorin et formé de toutes les troupes que pourraient fournir les camps de Cassel et de la Madeleine, ainsi que les garnisons des places fortes du Nord, se porterait sur Furnes et Ostende. L'autre, mené par Kilmaine et composé des bataillons du camp de Sedan et des garnisons des Ardennes, envahirait le pays de Namur et pousserait sur Dinant et sur Liège. Ce double mouvement forcerait les ennemis à changer de position et à faire une manœuvre rétrograde ; on les attaquerait sur les points qu'ils auraient dégarnis, et on réussirait sans doute à délivrer Condé[7].

Le double mouvement avorta. Champmorin avait applaudi très vivement au projet, et tout d'une voix le conseil de guerre lui avait déféré le commandement de l'expédition d'Ostende. Il s'était signalé depuis le commencement de la guerre, notamment au siège de Lille et à la bataille de Neerwinden, et Lamarche assurait qu'il joignait aux talents militaires et au civisme une profonde connaissance de la région du Nord. Champmorin rassembla donc sa division ; il obtint de Lamarche un peu de cavalerie ; il prit à La Marlière quelques bataillons. Mais, malgré les instructions pressantes du général en chef, il ne put en cinq ou six jours achever tous ses préparatifs. On se plaignit. Lamarche le réprimanda. Les représentants lui reprochèrent sa lenteur. Les accusations commencèrent à pleuvoir sur lui dru comme grêle. Les uns rappelaient que Champmorin était gendre de Malus, ce commissaire ordonnateur que Dumouriez avait défendu si chaudement contre Pache. Les autres insinuaient qu'il avait marqué de l'aversion pour le nouveau régime. D'autres le blâmaient de congédier les recrues sans motif valable. Champmorin fut suspendu[8].

Kilmaine eut plus de chance. Il avait le titre de général de l'armée des Ardennes et il commandait les troupes qui gardaient la frontière de Sedan à Longwy. Aidé par les représentants Hentz, Deville et De La Porte qui louaient son zèle et son intelligence, par Gobert, par l'adjudant-général Tardy, il résolut de tendre la main à l'armée de la Moselle qui demeurait oisive et, conjointement avec elle, de se diriger sur Liège par Marche-en-Famenne et Durbuy en longeant la rive droite de l'Ourthe, d'enlever ou de détruire les magasins autrichiens et les convois qui venaient à Cobourg par Aix-la-Chapelle ou par la Meuse. Il établit un camp à Villy, près de Carignan. Il avait trouvé tout à faire : pas de cavalerie, des pièces d'artillerie qui manquaient de caissons, de chevaux el de servants, des municipalités qui jetaient les hauts cris et se prétendaient vendues au moindre mouvement de troupes, des bataillons qu'il fallait compléter, d'autres qui savaient à peine manier leurs fusils. Néanmoins, et en ne laissant dans les places des Ardennes que de très faibles garnisons ou de simples dépôts, il réunit 7,000 hommes d'infanterie, 8 à 900 cavaliers et un petit parc. Déjà sa division filait sur Givet. Un contre-ordre qu'il reçut du quartier général de l'armée du Nord l'arrêta soudain. Mais il avait projeté de pousser en même temps une pointe sur Arlon et de rafler les approvisionnements que les Impériaux avaient amassés dans la ville. Cette entreprise, concertée avec Houchard par Gobert et le représentant Hentz, devint la principale lorsqu'elle ne devait être que secondaire. Le 9 juin, la bataille d'Arlon était gagnée, grâce à la résolution de Beauregard et aux 2,000 hommes que Kilmaine avait envoyés à marches forcées par Montmédy et Saint-Hubert au secours de l'armée de la Moselle[9].

 

Mais pendant que se produisaient ces stériles essais de diversion, Cobourg emportait le camp de Famars. Depuis le combat de Raismes, il n'avait rien tenté de considérable. Il n'a fait aucun mouvement, écrivaient les commissaires, et nous sommes comme en pleine paix, à l'exception de quelques fusillades aux avant-postes. Pourtant, ils pressentaient un nouvel échec ; ils voyaient les Impériaux gagner journellement du terrain ; ils se disaient avec anxiété que Lamarche ne déployait ni activité ni énergie pour empêcher le torrent des entreprises de l'ennemi ; ils craignaient que l'armée des alliés ne vînt se poster, comme faisaient déjà ses éclaireurs, jusqu'à Bellaing, et de l'autre côté, au-dessus de Préseau et de Wargnies, tourner le camp de Famars, couper les communications des républicains avec les places fortes, avec Bouchain, Cambrai et Le Quesnoy[10].

 

II. Cobourg avait alors cinquante-six ans. Placide, pesant, flegmatique, il semblait assister aux événements, tant il avait l'air tranquille. Etait-il absolument nul, comme disent d'Allonville et Langeron ? Ou, selon l'expression de Grimm et de Mercy, ce sage et pieux Josias de Cobourg était-il une colombe sans fiel, un de ces hommes doux, modestes, accommodants qu'il faut stimuler et qui ne sont jamais que ce que veulent leurs entours ? Il avait toutefois assez d'esprit pour se laisser mener par un excellent guide. Ce qu'un habile second lui conseille, écrivait le comte Dietrichstein, il le fera toujours à la lettre et avec la docilité d'un enfant. Sans cesse il prenait, les avis de son quartier-maître-général et depuis les premiers jours de 1793, il n'avait ni donné un ordre, ni conduit une opération, ni fait un pas sans celui qu'on nommait son directeur et son tuteur, sans le colonel Mack, ce Mack que l'armée regardait comme le véritable vainqueur d'Aldenhoven, de Neerwinden et de Louvain, que Langeron qualifiait de génie transcendant, que Mercy tenait pour le plus énergique et le meilleur officier des troupes impériales. Mais ni l'empereur François ni le ministre Thugut n'aimaient le colonel Mack. Vainement Cobourg sollicitait le grade de général et le titre de chef de l'état-major pour son alter ego dont il louait les vues, les efforts infatigables et l'application tout à fait extraordinaire. Vainement il déclarait que Mack se croirait victime d'un passe-droit et donnerait sa démission, s'il n'était pas récompensé. Vainement il représentait que le soldat serait mécontent si Mack ne recevait pas un avancement mérité et que lui-même, Cobourg, déposerait le commandement et rentrerait dans la vie privée, si l'empereur lui ôtait un soutien indispensable. Mack ne devait être promu général que l'année suivante. Il prétexta donc une maladie et se retira. Le mal, s'écriait Tauentzien, est irréparable, et Langeron jugeait que l'armée autrichienne perdait son âme et sa force[11].

Le prince de Cobourg remplaça Mack par le feldzeugmestre ou général d'artillerie Hohenlohe-Kirchberg, cet Hohenlohe qui, pendant la campagne de l'Argonne, observait les Islettes et qui, au mois de décembre 1792, avait, à Pellingen et à Trêves, infligé de si sévères corrections au vaniteux Beurnonville. C'était un des officiers les plus vieux et les plus expérimentés de l'armée. Il suppléera difficilement le colonel Mack, disait Mercy, et néanmoins s'il venait à manquer, il n'y aurait plus de ressource. Mais Hohenlohe, l'épais Hohenlohe, comme l'appelle d'Allonville, ne comprenait d'autre guerre que la guerre lente et méthodique. Capable de commander une division ou un corps détaché, il manquait des talents nécessaires pour diriger les opérations d'une armée. S'il montrait du caractère, ses manières avaient quelque chose de fantasque et de dur qui inspirait la crainte et le rendait impopulaire dans les camps. Enfin, il aimait ses aises, trouvait ses fonctions pénibles et fatigantes. Tout ce qui arrive de Bâle à Ostende, écrivait-il, passe par mes mains, et le bon prince de Cobourg ne juge que par moi les affaires grandes et petites, et il se plaignait de manger son pain à la sueur de son front, au milieu des soucis de toute sorte, de ne pouvoir prendre un repas sans être dérangé deux ou trois fois, de faire un métier auquel le corps et l'esprit finiraient par succomber ; pourtant, ajoutait-il, en bon chrétien et en loyal sujet il avait accepté la mission que lui confiait Cobourg comme un appel d'en haut, comme la volonté de Dieu à laquelle on ne doit pas résister[12].

Hohenlohe-Kirchberg arriva le 10 mai au quartier-général. Mais le colonel Mack ne partit qu'à la fin du mois et présida, pour ainsi dire, à l'exécution du plan d'opérations. Dès le 1er mai, à Quiévrain, il avait dressé ce plan qui devait chasser l'armée française des alentours de Valenciennes et la rejeter jusqu'à Bouchain. L'ennemi, disait-il, occupait les hauteurs d'Anzin et de Famars. Mais la position d'Anzin était ouverte sur les derrières et Clerfayt la tournerait par Aubry. Le camp de Famars avait devant lui la Rhonelle, derrière lui l'Escaut et sur sa droite le ruisseau de l'Ecaillon. Mais il était mauvais, à cause des cours d'eau qui l'emprisonnaient, et il n'offrait d'autre avantage que de protéger les convois qui venaient de Bouchain et de faciliter l'approvisionnement de Valenciennes : on l'attaquerait aisément à dos et sur le flanc en passant la Rhonelle à Artres ou dans les environs. Et Mack regrettait de n'avoir pas encore assez de forces pour exécuter l'entreprise qui ne lui semblait pas liée à de grands dangers[13].

Le 20 mai, les troupes anglaises et hanovriennes du duc d'York, relevées à Tournay par les Hollandais du prince d'Orange, faisaient leur jonction avec l'armée autrichienne. Les Impériaux admirèrent les chevaux de la cavalerie hanovrienne et le beau costume des dragons anglais. Les femmes, vivandières, blanchisseuses et autres, s'extasiaient à la vue des Anglaises, vêtues d'une mantille, coiffées d'un chapeau de taffetas noir, portant chacune une marmite de campagne. On les prit pour des élégantes et les traita comme des dames.

Le lendemain, 21 mai, Cobourg fit. ses dispositions. Les alliés tâteraient les Français de tous côtés et inquiéteraient la ligne ennemie de Maubeuge à la mer. Mais l'attaque principale serait dirigée contre le camp de Famars et la hauteur d'Auzin. Le duc d'York, assisté de Hohenlohe, commanderait la première colonne qui franchirait la Rhouelle et emporterait le flanc droit du camp de Famars. Le feldzeugmestre Ferraris conduirait la deuxième colonne qui passerait la Rhonelle à Aulnoy. Deux colonnes, menées par Colloredo et par le général-major Otto, devaient, l'une, observer Valenciennes, l'autre, couvrir le flanc gauche des coalisés et s'avancer vers le Quesnoy. La réserve, sous Clerfayt, attaquerait le bois d'Aubry et le camp d'Anzin, ou du moins tiendrait l'adversaire en échec jusqu'à la prise du camp de Famars ; c'est toujours à Clerfayt, disait Mercy, que les expéditions les plus difficiles sont confiées, et il mérite la préférence. Knobelsdorf se jetterait sur le poste retranché de Hasnon. Le prince héréditaire d'Orange s'emparerait d'Orchies. Latour et Werneck feraient des démonstrations sur la Sambre.

On avait doublé les grand'gardes pour empêcher les désertions. Le 23 mai, à minuit, l'armée fut réveillée en silence et guidée par des officiers de l'état-major vers les endroits où devaient se former les colonnes. Elles s'ébranleraient au point du jour et ne chargeraient pas leur fusil avant d'en avoir reçu l'ordre. Le feu d'artillerie et de mousqueterie ne s'ouvrirait pas de trop loin ; la cavalerie ne s'élancerait pas trop tôt ; on porterait secours aux troupes engagées sans attendre les instructions des généraux.

Tout ou à peu près tout s'exécuta suivant le programme que le colonel Mack avait tracé. Latour et Werneck firent sur la Sambre les démonstrations convenues. Le prince héréditaire d'Orange s'empara d'Orchies. Knobelsdorf chassa les Français de leurs retranchements d'Hasnon. Colloredo observa Valenciennes et tint en respect la garnison qui voulait déboucher de Marly sur l'aile droite de Ferraris. Le général-major Otto s'avança vers le Quesnoy par Orsinval, se saisit de deux flèches que les Français avaient construites à Villerspol et enleva cinq pièces d'artillerie. Clerfayt, à la tête de la réserve, se rendit maître du bois et du village d'Aubry, prit aux républicains deux drapeaux et deux canons, mais il avait trop peu de monde pour rien tenter contre Anzin.

L'attaque décisive et, comme disait Lamarche, la plus funeste était dirigée sur le camp de Famars par les deux colonnes du duc d'York et de Ferraris. Elle devait commencer à l'aube ; mais un épais brouillard s'étendit sur la plaine, et les colonnes ne se mirent en marche qu'à sept heures. La canonnade ronflait déjà. Elle ressemblait, dit un officier qui du camp de Maulde voyait la bataille, à un orage terrible où les éclairs succèdent aux éclairs et les coups aux coups. Le crépuscule et le voile de nuages qui couvrait encore l'horizon, le silence qui régnait autour de moi dans le camp, tout cela contrastait avec le bruit du lointain, avec les coups sans nombre qui retentissaient sourdement dans les bois derrière Saint-Amand, avec les lueurs du canon qui déchiraient les vapeurs du matin. Enfin le soleil, quoique levé depuis longtemps, brilla de tout son éclat ; le grondement de l'artillerie devint plus terrible ; la fumée de la poudre monta vers le ciel ; des maisons, des villages apparurent environnés de flammes, et bientôt passa devant moi une file ininterrompue de voitures chargées de blessés impériaux qui gémissaient à fendre le cœur et nageaient dans le sang[14].

Le duc d'York refoula d'abord les avant-postes républicains vers les rives de la Rhonelle. Mack, qui raccompagnait, en amateur, reçut une blessure au bras, comme pour couronner, disait Tauentzien, la fin de sa carrière. York poursuivit sa marche et arriva devant Artres. Là, il dut s'arrêter : des troupes considérables se massaient dans le village, et cinq batteries bordaient la Rhonelle dont tous les gués étaient gâtés. Le duc ne s'obstina pas à forcer le passage ; il laissa sur ce point l'artillerie hanovrienne, traversa la rivière à Maresches sur deux ponts de planches, atteignit Querenaing et rejeta les Français dans leurs retranchements. Il aurait pu livrer incontinent l'assaut ; mais il examina le camp, le trouva défendu par quatre redoutes qui se flanquaient, et remit l'attaque au lendemain. Il prétexta que la nuit approchait et que ses bataillons, harassés par la marche et le combat, avaient besoin de repos. Le bulletin de l'affaire et les relations des alliés vantèrent à l'envi la valeur et le sang-froid du prince ; on raconta qu'il avait, ainsi que les ducs de Kent et de Cumberland, montré les plus grands talents ; on porta jusqu'aux nues l'exemple qu'avaient donné ces trois frères de si haute lignée réunis au champ d'honneur ; on assura que les Anglais ne pouvaient, sous de tels chefs, qu'accomplir des prodiges ; mais, comme disait le major autrichien Pest, on voyait évidemment les choses à travers des lunettes particulières.

La colonne de Ferraris, plus hardie, enleva les retranchements d'Aulnoy. Elle marchait dans l'ordre suivant : à gauche, l'Anglais Abercromby ; au centre, le prince Louis de Cobourg ; à droite, le feld-maréchal lieutenant Benjowsky. Ce fut Benjowsky qui décida le succès. Il poussa sur Préseau avec quatre bataillons et trois escadrons ; puis, sans être vu de l'adversaire, se glissa vers les redoutes d'Aulnoy. Les carmagnoles l'accueillirent à coups de mitraille, dès qu'ils l'aperçurent ; mais Benjowsky était déjà devant la gueule de leurs canons. Ses grenadiers sautèrent dans le fossé, gravirent le talus en y creusant des degrés avec leurs baïonnettes et parurent aussitôt sur le sommet du rempart. Dans le même temps, un escadron de hussards de Barco tournait les retranchements par leur gorge qui n'était pas fermée, et fondait, le sabre au poing, sur les derrières des nationaux. Il prit un drapeau, sept pièces, dix caissons. Il égorgea ou captura trois cents républicains ; il disait aux soldats de ligne et aux canonniers : rendez-vous, ce n'est pas à vous que nous en voulons, mais il ne faisait pas de quartier aux volontaires. On a été émerveillé, rapporte Mercy, de la vivacité de cette charge qui a renversé tout ce qui se présentait devant elle. Deux régiments de cavalerie s'étaient jetés à la rencontre de cette poignée de hussards ; mais deux escadrons de la garde du corps hanovrienne accoururent, dégagèrent les Impériaux et mirent la cavalerie française en déroute. Ferraris plaça ses troupes en bataille sur les hauteurs conquises et entama contre l'artillerie qui tenait encore la rive gauche de la Rhonelle, une violente canonnade.

Lamarche était consterné. Il craignait justement d'être enveloppé sur ses derrières et recogné dans Valenciennes. Lorsqu'il apprit que des partis de cavalerie s'étaient portés à Maing et à Haspres, il donna l'ordre au général Murnan de se rendre à Douchy avec six régiments de cavalerie pour garder le pont de la Rhonelle. Murnan était brave et plein d'ardeur, bien qu'un peu court de vues. Il prit ses dispositions pour défendre le passage de la rivière : il mit deux régiments à Douchy, deux autres à Noyelles-sur-Selle, deux autres à Haspres, à Saulzoir, à Montrécourt ; il renforça ces différents postes par trois bataillons et quatre canons que lui envoya Des Bruslys. Puis il écrivit à Lamarche pour le rassurer ; les ennemis n'avaient détaché sur Haspres qu'une simple patrouille qui s'était hâtée de reculer, et le dessein qu'ils annonçaient n'existait que dans l'imagination du général en chef. Mais Lamarche voyait nettement le péril de l'armée que l'impétueux Murnan ne savait discerner, et il avait déjà résolu de lever le camp.

Il réunit un Conseil de guerre auquel assistaient Des Bruslys, les brigadiers La Roque, Sabrevois, Desponchès et Kermorvan, les divisionnaires Ihler et d'Hangest. Tous les membres du Conseil furent d'avis de battre en retraite. Les redoutes d'Aulnoy étaient prises ; les flanqueurs de droite, dispersés ; les postes du camp de Famars, vivement repoussés. Les ennemis tournaient l'armée par sa droite, et ils coupaient ses communications avec le Quesnoy, cherchaient à lui barrer le chemin de Douai et de Cambrai. Allait-elle rester sous le canon de Valenciennes et se laisser totalement cerner par l'adversaire ? Mais, en ce cas, il faudrait vivre sur les magasins de la place ; on consommerait ses subsistances ; on précipiterait sa reddition. Nous avons donc, déclaraient unanimement les généraux, jugé et cru nécessaire pour le bien de la patrie d'abandonner Valenciennes à ses propres forces et de nous retirer sur Bouchain.

Ferrand qui commandait à Valenciennes, arriva sur ces entrefaites. Il exposa un plan de résistance : conserver le terrain que l'avant-garde occupait encore de Hasnon à Anzin, appuyer l'armée à la droite de cette avant-garde jusqu'au pont de Rouvignies et la couvrir par les bois et les villages, par la Scarpe, l'Escaut et la Rhonelle, par l'inondation de Valenciennes. Ne pourrait-on de la sorte arrêter les progrès des alliés, et protéger la place ? Lamarche jugea que cette position serait intenable.

Dès le soir, entre quatre et cinq heures, le général en chef se rendait à Bouchain. Quelques instants plus tard, Des Bruslys, qui dirigeait la retraite, quittait à son tour le camp de Famars, en laissant aux ennemis, d'après leur relation, 300 prisonniers, 3,000 morts et blessés, 3 drapeaux, M canons et 14 caissons. Le lendemain, lorsque Cobourg ébranla de nouveau ses colonnes pour enlever d'assaut Famars et Anzin, les Français avaient disparu. Le prince établit son camp sur les hauteurs de Famars. Clerfayt occupa le mont d'Anzin.

Si les alliés avaient, la veille, suivi leur avantage, ils auraient eu sans doute un succès complet, et Langeron ne manque pas de remarquer que Mack était blessé et que Hohenlohe-Kirchberg, toujours circonspect et difficultueux, conseilla de remettre l'attaque au lendemain. Plusieurs défaillances avaient un peu terni leur victoire. Les canonniers hanovriens que le duc d'York laissaient au village d'Artres en face de l'artillerie française, eurent à peine déchargé leurs pièces qu'ils furent saisis d'une terreur panique et s'enfuirent au grand galop de leurs caissons et de leurs quinze bouches à feu ; les dragons durent courir après eux et, à force d'invectives et de menaces, les ramener à leur poste. Mercy s'indignait de la mauvaise tenue des ambulances impériales. Il n'y a, écrivait-il, ni suffisance de chirurgiens ni d'aucune chose nécessaire à cette partie si intéressante ; elle est dans une souffrance qui choque l'humanité. Quantité de blessés ne reçurent pas le moindre pansement et furent envoyés à Mons sur de méchantes charrettes sans secours ni précaution. Mack ne savait à qui s'adresser pour se faire conduire à Quiévrain et il serait resté dans la maison où il s'était traîné, si Mercy ne lui avait donné sa voiture.

Mais les coalisés avaient atteint leur but : ils chassaient l'armée du Ford de ce camp de Famars qui passait pour inexpugnable ; ils étaient, comme disait Mercy, en possession du poste indispensable pour entreprendre le siège de Valenciennes. Le major Stipschitz alla porter à Vienne l'heureuse nouvelle. Le 31 mai il fit son entrée dans la ville ; vingt-sept postillons l'accompagnaient en sonnant du cor ; l'empereur l'accueillit avec joie et manda sur-le-champ à Cobourg qu'il reconnaissait, non sans émotion, les importants services que le prince lui avait rendus, ainsi qu'à la monarchie[15].

 

III. Si quelque chose, écrivaient Lesage-Senault et Gasparin, peut nous dédommager des événements de Valenciennes, c'est la bonne conduite de la division de Lille. La Marlière avait en effet remporté à Tourcoing un petit succès. 500 Hollandais étaient entrés le 23 dans la ville, et, suivant la coutume du pays, la bourgeoisie leur avait offert le vin d'honneur. Le colonel de Zeilenhard qui les commandait, avait occupé les postes, mis une garde sur la place du marché, réparti ses soldats dans les maisons. Mais le 24, au malin, il était attaqué par les troupes de La Marlière : 400 gendarmes, le 2e et le 12e régiment d'infanterie, des volontaires, le 6e dragons. Les Hollandais, surpris, déconcertés, reculèrent sur la place du marché, puis dans l'hôtel-de-ville. Leur cavalerie, qui chargea plusieurs fois, fut décimée par le feu de l'infanterie républicaine. Un de leurs canons éclata. Des fenêtres on leur jetait des pierres et de l'eau bouillante. Quelques-uns se frayèrent un chemin à travers la foule des assaillants. Les autres restèrent sur le carreau ou mirent bas les armes. Près de 400 Hollandais, dont 25 officiers, étaient prisonniers. Dumonceau, le futur général, colonel du 1er bataillon belge, se signala dans cette action par son intelligence autant que par sa bravoure. Un grenadier de Dôle, Groslambert, du 2e régiment d'infanterie, enleva un étendard que l'adjudant-général Levasseur présenta le lendemain à la Convention, au milieu des applaudissements. Mais il y eut aussi des traits de générosité française. Un volontaire et un dragon emportèrent sur leur dos les officiers hollandais qu'ils avaient blessés.

Dam le même temps, le chef du 16e bataillon des volontaires nationaux, Massieu, parti de Linselles, chassait les Hollandais qui s'étaient embusqués dans les bois de Halluin et de Roncq. Il reçut une balle qui lui fit une grave contusion, mais il fut seul blessé, et le chef de bataillon du 12e régiment, Feraudy, le remplaça dignement. Les volontaires, conduits par le capitaine Metayé, forcèrent trois retranchements et poursuivirent l'ennemi jusque dans son camp sous les murs de Menin, malgré le feu de la ville qui leur tira cinq ou six coups de mitraille. Nous sommes, écrivait fièrement La Marlière, assurés de la victoire à la première grande occasion[16].

 

Les républicains qui défendaient le poste de Hasnon, avaient fait preuve de la même bravoure dans la journée du 23 mai, et Lamarche louait avec raison l'opiniâtreté du général Colaud. Les Prussiens, témoigne un de leurs officiers, durent déployer tout ce qu'ils avaient de constance et de ténacité pour surmonter les obstacles, et ce ne fut que sur le soir, après avoir ouvert ou tourné les abatis de la forêt sous un feu violent, qu'ils arrivèrent devant l'abbaye d'Hasnon où Colaud s'était retiré. Knobelsdorf somma Colaud de capituler et de lui rendre l'abbaye ; Colaud répondit qu'il saurait résister. Knobelsdorf essaya de jeter ses chasseurs dans les jardins ; de larges et profonds fossés les arrêtèrent. Il tenta de bombarder l'édifice avec cinq obusiers ; les affûts, qui étaient de bois pourri, éclatèrent. Il voulut faire venir de l'artillerie par la chaussée ; les ponts qu'il avait rétablis, furent détruits par Colaud à coups de canon. La nuit tombait ; les Prussiens campèrent sur la lisière de la forêt, et Colaud profita des ténèbres pour s'échapper. Les Français, rapporte un confident de Knobelsdorf, étaient encore inexercés ; mais dans les bois où le soldat ne garde pas ses rangs, n'exécute aucune des évolutions du règlement et, couvert par les arbres, n'a besoin que de décharger son fusil, ils nous étaient non seulement égaux, mais supérieurs ; nos gens, accoutumés à combattre en rangs serrés sur la rase campagne, ne pouvaient se mettre qu'avec peine dans ce désordre apparent et pourtant nécessaire, s'ils ne voulaient servir de cible à l'ennemi[17].

Les nationaux avaient donc obtenu l'avantage à Tourcoing et opposé à Hasnon une résistance honorable. Mais ils avaient, sur d'autres points, reculé honteusement. Le 23 mai, avant l'aube, le 74e régiment, ci-devant Vivarais, surpris à Belleporte, s'enfuyait sans avoir eu le temps de brûler une amorce et abandonnait à l'adversaire son lieutenant-colonel et ses deux canons. Dès le premier choc, un adjudant désertait en criant : C'est l'ennemi, mes enfants, rendons nous. Ransonnet, qui commandait dans cette partie, se hâta d'évacuer Orchies et Marchiennes. Pourtant Marchiennes avait été mis en état de défense, et le terrain, tout plein de marécages, de fossés et d'arbustes, était, au dire des Prussiens, fait exprès pour les tirailleurs français. Lamarche, irrité, infligea les arrêts à Ransonnet[18].

Mais Lamarche lui-même avait-il rempli son devoir ? Les agents du ministre, Celliez et Varin, assurent qu'il dînait chez les représentants au fort de l'action et ne semblait pas s'inquiéter des progrès de l'assaillant. Au lieu de mener son armée et de l'animer de sa présence, il se rendait de sa personne dans les cabarets pour en chasser les volontaires, pendant que ses aides-de-camp dirigeaient la défense des postes. Les officiers-généraux avaient montré la plus grande négligence, et le soldat se plaignait de ne pas les avoir vus durant la journée. Beaucoup étaient encore au lit trois heures après les premiers coups de canon, et Lamarche avait dû les faire réveiller par des estafettes. Les jeunes gens des états-majors s'attardaient à Valenciennes et remplissaient les boutiques des marchandes de modes tandis que leurs camarades se battaient. Celliez et Varin prétendaient même que les troupes de ligne s'étaient mal conduites et proposaient de les disperser, de les mêler aux patriotes, d'incorporer les bataillons de réguliers dans les bataillons de volontaires.

Le général Murnan écrivait aux représentants que les flanqueurs de droite s'étaient laissé surprendre ; que La Roque qui les commandait, était resté dans une sécurité profonde jusqu'à cinq heures du matin, comme s'il n'entendait pas le bruit de la canonnade ; qu'en un instant les positions avaient été emportées ; que les ennemis avaient enlevé sans coup férir plusieurs pièces de l'artillerie légère, que leur cavalerie n'avait eu qu'à suivre sa pointe au galop, qu'elle ne rencontrait de résistance nulle part, qu'elle traversait impunément des défilés où notre infanterie pouvait l'arrêter ; qu'au lieu de se retirer sur Estrun et Iwuy et d'abandonner aux ravages de l'envahisseur le pays entre Valenciennes et le front de l'armée, Lamarche aurait dû camper de Douchy à Bouchain pour couvrir une plus vaste étendue de territoire. L'esprit de découragement, ajoutait Murnan, était inconcevable ; et la désorganisation, totale : personne ne se trouvait à son poste, depuis l'officier-général jusqu'au simple soldat, qui ne sait plus à qui il doit obéir.

Les commissaires du Conseil exécutif confirmaient le dire de Murnan. L'armée s'étonnait que les alliés ne l'eussent pas poursuivie, et ce sommeil de Cobourg l'alarmait ; elle présumait qu'il méditait quelque affaire majeure et qu'au premier moment il frapperait un grand coup ; elle s'effrayait à l'idée d'une nouvelle bataille : la cavalerie des Impériaux, répétait-elle, était immense, innombrable, invincible ; leur artillerie, formidable ; leur corps de canonniers plus expert dans son art que le corps des canonniers français. Que feraient contre un tel adversaire des bataillons incomplets ou manquant d'armes ? Le 19e régiment d'infanterie n'avait que 300 fusiliers en guenilles ; 200 étaient partis après avoir obtenu des billets d'hôpital ou la permission d'aller respirer l'air de leur département[19] !

 

 

 



[1] Lamarche est né à Lützelhausen, village sur la route de Strasbourg à Schirmeck, le 14 juillet 1733. Cf. Charavay, Carnot, II, 108 ; Dampierre à Bouchotte, 13 avril ; Courtois à Bouchotte, 5 juin ; Lamarche à Bouchotte, 15 avril et 9 mai. (A. G.)

[2] Dohna, II, 38-42 ; Ueber den Feldzug, 290-291 ; lettres de Kilmaine, 10 mai (A. G.) ; Notes historiques du conventionnel Delbrel, p. Aulard, 1893, p. 33 (pendant que les autres représentants assistaient aux-combats, Delbrel était au bureau central, à Douai, mais il vint un instant au camp de Famars).

[3] Il faut remarquer toutefois que les soldats enlevés à chaque bataillon devaient être remplacés sur-le-champ par des recrues de la levée des 300.000 hommes. (Rec. Aulard, III, 594.)

[4] Les représentants au Comité, 9, 12, 19 mai ; Gasparin au Comité, 13 mai ; Conseil de guerre du 9 mai ; Du Bois du Bais à la Convention, 14 avril ; Duhem au Comité, 23 avril ; Celliez à Bouchotte, 16 mai. (A. G. ; Rec. Aulard, IV, 148 ; Charavay, Carnot, II, 234.)

[5] Mémoire de Gobert. Il ajoute qu'il a donné le plan et tracé lui-même presque tous les retranchements du camp de Famars. Il ne s'est pas tiré un coup de fusil que je n'y fusse. L'armée dira si je négligeai aucun des autres postes intéressants d'un chef d'état-major. Connaissant les peines que je me suis données, l'on me pardonnera peut-être les propos présomptueux que je tins lorsque j'appris la nouvelle de la prise du camp par les Autrichiens : si j'y avais été, cela ne serait pas arrivé.

[6] Foucart et Finot, I, 452.

[7] Lamarche à Bouchotte, 15 mai ; cf. Tardy au Conseil exécutif, 31 mai (A. G.), et Mém. de Tholosé (Foucart et Finot, I, 457).

[8] Cf. sur Champmorin, Trahison de Dumouriez, 106-107, et Charavay, Carnot, II, 257 ; Lamarche à Bouchotte, 21 mai ; Teissier à Bouchotte, 5 juin ; Deforgues au Comité, 17 juin (A. G.).

[9] Wissembourg, 26-35 ; Mém. de Gobert ; Tardy, Gobert et Kilmaine à Bouchotte, 29 mai, 30 mai et 18 juin ; Milhaud, Hentz, Deville et De La Porte au Comité, 20 mai ; Deville et De La Porte au Comité, 23 mai ; Hentz et De La Porte au Comité, 2 juin. (A. G.)

[10] Courtois, Bellegarde, Cochon à la Convention, 18 mai. (A. G.)

[11] Cf. sur Cobourg, Trahison de Dumouriez, 48 ; Fersen, II, 80 ; D'Allonville, Mém. secrets, III, 285 ; Mém. de Langeron (A. E.) ; Grimm, Lettres à Catherine, II, p. Grot, 1886, p. 724 ; Lettres de Catherine à Grimm, 1878, p. 589 (Josias est très bon dès qu'il a le colonel Mack à ses côtés), et sur Mack, id., D'Allonville, Langeron, Witzleben, II, 193-194 ; Zeissberg, I, 11, 76, 82, 112, 255 ; Lord Auckland, III, 14 (whose talents are certainly of the first classe).

[12] Witzleben, II, 195-198 ; Zeissberg, I, 76 et 112.

[13] Dohna, II, 10-11 ; Schels, 39 ; Charavay, Carnot, II, 211 ; cf. les Mém. de Dumouriez, 1822, II, 327, et une lettre de Tardy à Bouchotte, 28 mai (A. G.). Il déclare l'échec de Famars inévitable à cause du peu de soin que les Français mettent à se garder et parce que leur liane droit était en l'air.

[14] Ueber den Feldzug der Preussen, 300.

[15] Schels, I, 43-45 ; Wilzleben, II, 198-205 ; Ueber den Feldzug der Preussen, 300 ; Zeissberg, I, 82 ; Thürheim, Briefe, 80 ; Délibération du conseil de guerre, 23 mai ; Soligny à un ami, 26 mai (A. G.) ; Ferrand, Précis, 19.

[16] Ueber den Feldzug der Preussen, 306-309 ; Moniteur des 26, 27 et 28 mai ; cf. Moniteur, du 31 mai (état nominatif des 25 officiers hollandais faits prisonniers à l'affaire de Tourcoing).

[17] Dohna, II, 88-92 ; Ueber den Feldzug, 296.

[18] Ransonnet à Rosières, 23 mai ; Lamarche à Bouchotte, 24 mai (A. G.) ; Dohna, II, 93.

[19] Murnan aux représentants, 25 mai ; Celliez et Varin à Bouchotte, 29 mai (A. G.) ; Journal du canonnier Bricard, 65.