I. La négociation de Cobourg avec Dumouriez désapprouvée par l'empereur. Congrès du 8 et du 9 avril. Colère des ambassadeurs des puissances alliées. Cobourg désavoue sa première proclamation. Seconde proclamation. Idées de démembrement. Tristes pressentiments de Cobourg. — II. Lettre de Dampierre et réponse de Cobourg. Réplique des commissaires de la Convention Briez et Du Bois du Bais à la seconde proclamation du prince. Réponse de Cobourg, Nouvelle réplique des commissaires. Chérin au quartier-général de Quiévrain. Sa conversation avec Cobourg et Mack. L'Empereur interdit toute négociation et envoie Mercy à l'armée. Les commissaires désavoués par la Convention, rappelés, puis maintenus. — III. Tentatives de Le Brun et circulaire confidentielle du premier Comité de salut public. Dona et Hérault. Lettre de Le Brun à Grenville et réponse ironique du ministre anglais. Nouveaux efforts du Comité pour négocier. Mission de Forster et de Pétry. Proclamation de Knobelsdorf aux habitants de Lille. La force des armes. Point de démembrement.I. Cobourg et Mack, son confident, avaient négocié de leur chef avec Dumouriez comme s'ils avaient pleins pouvoirs de l'empereur, et ils croyaient avoir bien agi. Les Impériaux, lassés et réduits à trente mille hommes, obtenaient, sans coup férir, l'évacuation de la moitié des Pays-Bas, des forteresses d'Anvers et de Namur, des places de Gertruydenberg et de Breda, et, s'ils renonçaient à toute hostilité pendant que Dumouriez marchait sur Paris et dispersait la Convention, ils se reposeraient de leurs fatigues et attendraient leurs renforts. N'étaient-ce pas des avantages aussi considérables qu'inespérés ? L'empereur François II désapprouva Cobourg. Pourquoi faire la paix ? Pourquoi traiter avec ce Dumouriez qui n'était pas sincère et qui, l'année précédente, au camp de Sainte-Menehould, avait indignement abusé de la crédulité de Brunswick ? Dumouriez, disait l'empereur, voulait gagner du temps, semer la discorde entre les alliés et ne détruire la République que pour mettre le duc d'Orléans sur le trône. Il ordonnait donc à Cobourg de ne plus négocier, mais d'aller en avant sans interrompre le cours des opérations militaires. Les Prussiens ne profiteraient-ils pas de la suspension d'armes pour conclure pareillement un armistice qui serait nuisible à l'Autriche ? Du moins, ne reprocheraient-ils pas à l'empereur de les exposer seuls au choc des républicains ? A l'heure où Cobourg recevrait la lettre impériale, Dumouriez, ajoutait François II, avait peut-être atteint Paris, et sûrement le trouble, la confusion étaient à leur comble dans toute la France. Que Cobourg pousse sa pointe ; qu'il se renforce des troupes hollandaises, anglaises et hanovriennes ; qu'il déclare l'armistice rompu ; qu'il envahisse le territoire français et s'empare aussitôt d'une forteresse quelle qu'elle soit. La manière dont la France m'a surpris, concluait François II, ne me permet pas de considérer si Dumouriez a proclamé roi le duc d'Orléans ou Louis XVII ; mon devoir de monarque exige que je tire tout l'avantage possible du désordre où est l'ennemi pour occuper les places qui forment du côté de la France la barrière contre les Pays-Bas[1]. Mais avant que le général reçût la lettre de son souverain, les événements tournaient autrement qu'il l'avait cru. Dumouriez s'enfuyait sur le sol belge ; il n'avait plus d'armée et, selon le mot de Fersen, cet homme qui, avec ses soldats, aurait été une puissance, n'était plus rien. Cobourg fut consterné. Vainement il se disait qu'après tout, les Français avaient perdu le plus redoutable de leurs généraux, que leur armée s'était affaiblie par le départ des officiers qui suivaient la fortune de Dumouriez, que la haine entre l'infanterie de ligne et la garde nationale avait grandement augmenté, que les camps de Maulde et de Bruille tombaient en son pouvoir, qu'il bloquerait Condé quand il voudrait. Il avait conçu l'espoir d'une paix prochaine, et cet espoir disparaissait. Tout semblait terminé, et voici que tout recommençait. Cobourg prévoyait de nouvelles luttes, la Convention réduite aux mesures extrêmes, la France désespérée et combattant avec fureur pour son indépendance. Il fallait pénétrer en Flandre ; il fallait prendre, non par un coup de main, mais à force de temps et de patience, les places où s'étaient jetées les troupes de Dumouriez ; il fallait dresser un plan d'opérations[2]. Déjà Cobourg avait invité les ambassadeurs des puissances alliées à se réunir à Anvers en une espèce de petit congrès. Il désirait savoir le nombre d'hommes et de canons qui seraient fournis à la cause commune, fixer l'époque de leur arrivée et leur emploi. Depuis quelques semaines, il sollicitait des renforts de l'Angleterre et de la Hollande, et les diplomates autrichiens appuyaient ses demandes avec vivacité. Starhemberg devinait que l'Angleterre et la Hollande, alléguant les frais de leur armement maritime, laisseraient l'Autriche supporter tout le poids de la guerre. Mercy répétait avec insistance que le moment était venu de montrer la plus grande activité, de déployer une énergie générale, de mettre en campagne les contingents hollandais, anglais, hanovriens. La Hollande, disait-il, se croit à l'abri du 'danger ; mais son péril se reproduira si le nôtre n'est pas conjuré ; la peste la gagnera d'un jour à l'autre, et les richesses d'Amsterdam seront longtemps un objet de convoitise pour la France. Aidons Cobourg à profiter de ses victoires ; elles le conduiront à sa perte s'il ne reçoit pas de la Hollande et de l'Angleterre les secours promis. Eh ! peut-il à lui seul, soutenir les efforts de hordes sans cesse renaissantes et résister au torrent ? Peut-il, sans l'assistance des coalisés, abattre des ennemis forcenés, décidés à risquer le tout pour le tout, bien résolus de vaincre ou de périr ?[3] Le congrès d'Anvers se réunit le 8 avril. L'Autriche était représentée par le comte Metternich et le comte Starhemberg ; l'Angleterre par le duc d'York et lord Auckland ; la Hollande, par le prince d'Orange et son fils, le prince héréditaire ; la Prusse, par le comte Keller, ambassadeur à La Haye, et par le général Knobelsdorf. Le prince de Cobourg se rendit au congrès avec Mack et l'attaché militaire prussien, le colonel Tauentzien. Il amenait avec lui le général Valence, qui devait défendre les intérêts de Dumouriez et des officiers récemment émigrés. Mack exposa d'abord ses négociations avec le vaincu de Neerwinden. Puis Cobourg lut sa proclamation ; il s'engageait à joindre ses troupes à celles de Dumouriez, à ne faire en France aucune conquête, à ne considérer les places qui lui seraient remises que comme un dépôt sacré[4], Cette proclamation souleva la colère des alliés. Elle fut, rapporte Starhemberg, un coup de foudre pour moi et un tocsin d'indignation générale pour les autres. Auckland disait à Starhemberg qu'il partirait sur-le-champ, que l'Angleterre trompée renonçait à tout pacte avec l'Autriche. Le duc d'York, fort échauffé, s'écriait que Cobourg l'avait joué. Les deux Orange approuvaient le duc d'York et suivaient pesamment son impulsion. Keller déclarait que le roi de Prusse se sentirait offensé dans sa loyauté. Metternich et Starhemberg ne cachaient pas leur étonnement et leurs craintes. Ainsi, Cobourg avait osé, sans aucun pouvoir officiel, prendre les engagements les plus étendus ! Il avait fait de semblables avances à Dumouriez ! Il ne s'était pas avisé que cet ambitieux aventurier[5] aspirait toujours à la première place et ne se jetait dans les bras de l'Autriche que parce qu'il se voyait menacé de la guillotine et perdu de tous côtés ! Croyait-il retirer de cette alliance quelques avantages ? Non, puisque Dumouriez s'opposait au démembrement de son pays. Espérait-il des dédommagements pécuniaires ? Non, puisque la France n'avait plus que des assignats ; il est vrai, ajoutait ironiquement Starhemberg, que c'était pour elle un moyen de s'en débarrasser. Cette démarche flétrissait donc les lauriers du prince. Quoi 1 il mettait l'armée de l'empereur à la suite de l'armée d'un Dumouriez et presque sous les ordres de cet intrigant ! Il se liait contre un ennemi dangereux avec un autre ennemi beaucoup plus redoutable, et cela pour établir le système dont la destruction était le but de la guerre ! Le mot de constitution avait été le signal des hostilités et Cobourg en faisait l'olivier de la paix ! Il ravalait une grande cour comme celle de Vienne à un pareil rôle ! Il signait une déclaration qui rompait la coalition, paralysait les puissances, les liguait peut-être contre l'Autriche ! Cobourg, décontenancé, protestait qu'il avait agi pour le mieux. Starhemberg réussit à calmer l'orage. Il apaisa lord Auckland et le duc d'York en leur assurant que le cabinet autrichien n'avait pris aucune part à la démarche précipitée de Cobourg. Il consola Keller en lui jurant que l'Empereur désavouerait hautement son général. Enfin, il proposa de remédier au mal sans retard. Pourquoi, dit-il, se piquer à contre-temps ? Quel sera le résultat de nos dissentiments, sinon la stagnation totale des opérations militaires ? Faut-il attendre une réponse de Vienne et laisser à l'ennemi battu le loisir de se renforcer, de nous assaillir avec plus de vigueur que jamais ? Et n'est-il pas cruel de compromettre par un fâcheux éclat le renom du prince de Cobourg, du vainqueur d'Aldenhoven, de Neerwinden et de Louvain ? Les membres de la conférence exigèrent de Cobourg une rétractation formelle. Cobourg hésitait et, remarque Starhemberg, cette rétractation était, en effet, difficile dans la circonstance et presque impossible à obtenir d'un homme d'honneur sans un ordre supérieur. On se sépara sans avoir rien fait. Toutefois Starhemberg et Metternich prièrent Cobourg d'exclure du congrès le général Valence : la présence d'un agent de Dumouriez n'eût servi qu'à exaspérer les esprits. Mais le lendemain on apprenait que Dumouriez était définitivement abandonné de son armée. Cobourg pouvait dès lors publier sa rétractation. Starhemberg la rédigea et sut ménager l'amour-propre du prince. Cobourg disait qu'il n'avait fait dans sa déclaration du 5 avril qu'exprimer franchement, ouvertement son vœu particulier pour la paix de l'Europe et le bonheur de la France ; mais on avait méconnu ses sentiments personnels, et il se voyait obligé de rompre l'armistice et de rétablir l'état de guerre ; il révoquait donc et annulait formellement, dans toute son étendue, sa première déclaration et n'en laissait subsister que l'engagement inviolable de maintenir sur le territoire français la discipline la plus sévère parmi ses troupes. Cette seconde proclamation radoucit les envoyés des puissances. Ils adoptèrent toutes les propositions de Cobourg. On convint que les Prussiens, au nombre de 8.000, arriveraient à Tournay vers le 10 avril, et les Anglais, au nombre de 13.000, vers la fin du mois. Les Hollandais, qui comptaient 15.000 hommes, seraient chargés soit d'occuper la ligne d'Ostende à Menin, soit de faire des démonstrations et diversions, soit de secourir les côtes ; on avait, suivant le mot d'un émigré, déterminé judicieusement leur mission, puisque ces troupes, d'ailleurs entretenues avec parcimonie, s'étaient rouillées dans l'oisiveté d'une longue paix. 12.000 Hanovriens et 8.000 Hessois s'efforceraient de paraître avant deux mois sur le théâtre des opérations. L'armée de Sa Majesté Britannique, composée des troupes anglaises, hanovriennes et hessoises, serait commandée par le duc d'York ; le corps prussien par le lieutenant-général de Knobelsdorf ; l'armée hollandaise par le prince héréditaire d'Orange. Toutes ces armées, comme l'armée principale ou autrichienne, étaient sous la direction suprême du prince de Cobourg. Les Anglais avaient leurs magasins à Ostende ; les Prussiens, à Bruxelles et à Mons ; les Hollandais, à Bruges. Mais l'honnête Cobourg était plein d'angoisses. Il croyait à la bonne foi des alliés, à leur désintéressement, à leurs vues généreuses et dépouillées d'ambition. Il s'imaginait que les coalisés n'envahissaient la France que pour terminer l'anarchie et restaurer la royauté, qu'ils n'avaient d'autre but que de rétablir la paix en Europe, d'attacher les peuples à leurs souverains et de préserver le monde du fléau des révolutions. Le secret des cabinets lui était soudainement révélé, et il découvrait avec horreur les mystères de la politique. Chacun ne pensait qu'à soi ; chacun mettait son intérêt particulier au-dessus de l'intérêt général. Le prince héréditaire d'Orange déclarait que la Hollande ne voulait pas se retirer les mains vides. Lord Auckland, sortant de sa réserve habituelle, avouait sans ambages que l'Angleterre ne se souciait pas du retour de l'ordre et qu'elle profitait des circonstances pour abaisser la France et la réduire à un véritable néant politique : les alliés auraient chacun leur part de butin, et Auckland disait crûment à Cobourg : Nous ferons des conquêtes et nous les garderons ; vous, prenez toutes les places du Nord et donnez une solide barrière à vos Pays-Bas[6]. Cobourg ne dissimula pas sa tristesse à l'empereur. Les coalisés n'envisageaient donc que leur propre avantage et ne cherchaient qu'à s'agrandir, qu'à s'enrichir aux dépens de la France ! L'empereur ne comprendrait-il pas qu'il était leur dupe ? Les alliés vantaient ses succès ; ils prodiguaient à son armée les encouragements et les éloges : ils n'épargnaient ni les promesses ni les assurances pour entraîner son général à de nouvelles opérations hardies et décisives. Mais eux-mêmes n'avaient pas envie de faire un sérieux effort, et peu leur importait que les troupes impériales qu'ils poussaient en avant, eussent à soutenir tout le fardeau. L'Angleterre, la Hollande, la Prusse visaient à l'affaiblissement de la France ; elles redoutaient la restauration d'une monarchie qui serait, naturellement, comme celle de Louis XV et de Louis XVI, l'alliée et l'auxiliaire de l'Autriche ; elles s'unissaient à l'empereur, mais en craignant d'augmenter sa puissance. Le prince suppliait donc l'empereur de lui dire nettement quel système il fallait adapter. Voulait-on s'ouvrir le chemin de Paris et remettre un roi sur le trône ? Ou voulait-on faire des conquêtes, comme demandait lord Auckland, se saisir des forteresses de Flandre et s'arrêter ensuite, sans plus s'inquiéter de la situation et de l'organisation politique de la France ? En tout cas, il reconnaissait qu'il ne saurait mêler la diplomatie à la guerre, et il priait son souverain de nommer un ministre plénipotentiaire qui résiderait au quartier-général ou dans le voisinage de l'armée. Le 9 avril, Cobourg quittait Anvers et rentrait à Mons. De tristes pressentiments assombrissaient son âme, et Mack les-partageait. Si l'on veut démembrer la France, s'écriait le colonel, il faut en avoir les moyens, et que de sièges encore, et que de campagnes ![7] II. Mais la période des négociations n'était pas close. Dampierre voyait que ses troupes n'étaient pas encore organisées ni mises en ordre ; il comprenait qu'elles ne sauraient repousser une vigoureuse attaque, et les représentants lui recommandaient à cet instant d'user avec une extrême circonspection des moyens fragiles qu'il avait dans les mains. Notre armée a besoin de prendre de l'ensemble, de la consistance et de la confiance en ses propres forces ; Fabius et Washington ont sauvé la liberté de leur pays en temporisant ; c'est le moment d'imiter ces grands capitaines. Dampierre aimait donc mieux parlementer que combattre. Le 7 avril, Clerfayt, qui commandait les Impériaux en l'absence de Cobourg, avait dénoncé les hostilités. Les deux partis, écrivait-il, étaient convenus de s'avertir réciproquement vingt-quatre heures à l'avance lorsque cesserait la trêve ; les circonstances l'empêchaient de la prolonger davantage, et il ne laissait plus à l'adversaire qu'un jour de répit[8]. Dampierre résolut de gagner du temps et de continuer la
suspension d'armes. Il serait peut-être utile,
mandait-il le lendemain à Cobourg, que la trêve
subsiste encore, et il serait alors possible de relâcher les personnes que le
pouvoir exécutif a dû faire arrêter. J'enverrais à Paris entamer une
négociation et proposer l'échange des quatre députés de la Convention
nationale et du ministre Beurnonville avec ces mêmes personnes détenues
présentement à Paris. Je serais charmé de reprendre des négociations qui
assurassent la gloire des deux armées, le repos et la tranquillité de
l'Empire et de la République française. Cobourg, revenu d'Anvers, répondit le 10 avril à Dampierre que lorsqu'il avait conclu l'armistice, il ne commandait que les troupes impériales ; mais les armées des puissances coalisées se mettaient en marche pour le rejoindre ; un plan d'opérations était dressé ; il devait, pour se conformer à ce plan, rompre aussitôt la trêve. Il promettait toutefois d'avoir grand soin des prisonniers et ajoutait qu'en un seul cas — qu'il n'avait pas besoin de nommer — les commissaires détenus devraient trembler pour leurs jours. Il faisait allusion à la famille royale[9]. Le prince avait joint à sa lettre sa seconde proclamation du 9 avril et une adresse de Dumouriez aux Français. Les commissaires de la Convention, Du Bois du Bais et Briez, répondirent sur-le-champ à la proclamation de Cobourg. Comme Cobourg, disaient-ils, la France désirait un gouvernement solide et stable ; mais à elle seule, et non à Cobourg, appartenait le droit d'adopter un gouvernement, et ce droit, aussi fort que la raison, aussi durable que la justice, aussi ancien que la nature, aucune puissance de la terre ne pouvait le contester à la France. Elle n'était pas abattue par les revers, et ses défaites mêmes relevaient son courage, donnaient à son activité plus d'énergie. Ne possédait-elle pas d'immenses ressources ? Les armées qu'elle avait sur ses frontières n'étaient-elles pas l'avant-garde de la nation ? Paris ne contenait-il pas dans son sein 80.000 citoyens disposés à vaincre ou à mourir ? Et chaque ville de la République n'était-elle pas, comme Paris, résolue à s'ensevelir sous ses ruines plutôt que de cesser d'être libre ? Oui, partout les coalisés retrouveraient les plaines de la Champagne. Ils étaient victorieux, mais demain ce serait le tour de la France. Elle aussi voulait le calme et la tranquillité de l'Europe ; mais elle voulait que la paix fût honorable et digne d'elle ; elle voulait que les puissances alliées reconnussent sa souveraineté et son gouvernement républicain. Les représentants terminaient leur lettre en faisant appel à la loyauté de Cobourg. La plus noire des trahisons avait mis en son pouvoir le ministre Beurnonville et quatre députés du peuple français. Profiterait-il de cette perfidie ? Ne devait-il pas désavouer avec horreur cet infâme attentat ? Ne se souvenait-il pas du vertueux Camille renvoyant aux Falisques, pieds et mains liés, le traître qui lui livrait leurs enfants ? Il serait digne de vous d'être cité d'une manière semblable dans l'histoire de la guerre actuelle, en rendant à leur pays les citoyens que nous réclamons. Cobourg répliqua qu'il ne regardait pas Dumouriez comme un
traître : Dumouriez n'avait pas le dessein de livrer sa patrie ; il ne
parlait que du bonheur de la France ; il désirait rétablir la Constitution de
1791, et dès qu'on s'était rapproché, il
avait solennellement posé cette première condition, que les alliés
n'entameraient pas l'intégrité du territoire et n'interviendraient en aucune
façon dans l'organisation intérieure du gouvernement. Quant aux quatre commissaires de la Convention, ajoutait
Cobourg, leur sort est entre vos mains ; j'en
appelle sur tous ces objets des résolutions violentes, tyranniques et
passionnées de quelques-uns des membres de votre assemblée, à ceux qui parmi
vous aiment véritablement leur patrie. Du Bois du Bais et Briez répondirent que Dumouriez s'était à jamais couvert d'opprobre en essayant de perdre son pays. Il avait désiré rétablir une constitution qui ne pouvait durer et dont la nation s'était dégoûtée pour toujours ; il avait prétendu substituer sa volonté à celle du peuple ; il avait fait ce que font les plus cruels ennemis : séduire les troupes et les diriger contre la patrie, proclamer un nouveau tyran, s'unir à l'étranger. Cobourg disait qu'il en appelait des résolutions de quelques membres de la Convention ; mais cette assemblée était une, indivisible ; si ses séances avaient été parfois orageuses et troublées par la violence, personne n'avait le droit de s'en mêler ; tous les membres, mus par l'amour de la patrie, s'accordaient sur les objets d'intérêt commun et voulaient vivre .et mourir en républicains[10]. L'adjudant-général Chérin porta la lettre des représentants à Quiévrain où Cobourg avait établi son quartier. Il vit le généralissime des alliés et son chef d'état-major, le colonel Mack. Le prince se plaignit de certaines expressions des commissaires qu'il jugeait insultantes. Briez et son collègue le défiaient de prendre Paris ; mais, disait-il, il n'avait nullement l'intention de pousser jusqu'à Paris, et les 80.000 citoyens dont les députés le menaçaient, ne pourraient rien contre une armée aussi bien disciplinée que l'armée autrichienne. Un pareil langage, ajoutait-il, n'était guère propre à une négociation. Chérin protesta qu'il n'avait aucun pouvoir pour négocier. Mais le colonel Mack prit la parole ; il déclara que la paix était nécessaire à la France ; l'Angleterre et la Hollande se joignaient à l'Autriche et prétendaient s'indemniser de leurs frais par des conquêtes ; le due d'York venait de débarquer et il était à la tête d'une forte colonne. Il est fâcheux, dit Cobourg, que l'ancienne alliance qui liait l'Autriche et la France, ne puisse pas se renouer. L'intérêt commun devrait nous unir. Adoptez une forme de gouvernement stable, avec un chef qui ait le titre de roi ou tout autre semblable. On aura confiance en vous, et l'on traitera. Mack appuya Cobourg : Les temps sont changés ; reprenez la Constitution de 1791, et la paix est bientôt faite. Chérin répondit que la France voulait la République, et la voulait sérieusement. Mais pourquoi, repartit Cobourg, laissez-vous vivre au milieu de vous des Marat et autres hommes de cette espèce qui ne parlent que de poignards et entretiennent votre gouvernement dans des convulsions continuelles ? — S'il existe des hommes pervers en France, répliqua Chérin, la loi est là pour les punir. La Convention ne peut être influencée ; elle est libre, et ses décrets sont le résultat du vœu national. Marck demanda pourquoi la Convention ne siégeait pas ailleurs qu'à Paris. Il lui a plu, dit Chérin, d'établir à Paris le siège de ses séances ; elle peut, si elle veut, le fixer ailleurs ; mais personne n'a le droit de lui indiquer un autre lieu. Cobourg et Mack revinrent sur le chapitre de la paix. Mack assura que le prince désirait au fond du cœur la fin de la guerre, mais qu'il n'osait prendre aucune initiative depuis le congrès d'Anvers ; si la France avait l'intention de négocier, elle devait s'adresser au roi de Prusse ; renoncez à vos conquêtes, évacuez Mayence et le territoire de l'Empire, on conviendra d'une suspension d'armes, et un congrès fera la paix. Cobourg approuva le colonel. Frédéric-Guillaume, disait-il, a le cœur bon, très accessible, et doué d'une grande probité ; c'est lui qu'il faut sonder d'abord. Chérin se retira. Il mettait le pied à l'étrier lorsqu'un major autrichien s'approcha : Eh bien, la paix est-elle faite ? Voulez-vous un roi ? — Jamais, s'écria Chérin à voix haute et pour être entendu, la République ou une guerre éternelle ! — Tant pis, répondit le major, Français et Autrichiens devraient être amis[11]. Ces pourparlers de Cobourg avec les républicains s'ébruitèrent dans les Pays-Bas. De sourdes rumeurs coururent à Bruxelles. On croyait que des négociations s'étaient engagées, qu'il y avait une suspension d'armes, que la famille royale serait menée à la frontière pour être échangée contre les quatre commissaires prisonniers, et Metternich disait au consul de Russie qu'il espérait voir sous peu Marie-Antoinette et ses enfants. Mais Cobourg et Mack n'avaient exprimé cette fois encore que leurs propres sentiments, et tous deux avouaient que la négociation n'avait ni base ni apparence de succès ; ils n'avaient répondu qu'en termes généraux à de vagues propos ; ils savaient bien que Dampierre et les représentants agissaient de leur chef, sans l'autorisation de l'assemblée des brigands régicides. De nouvelles instructions de leur souverain leur interdirent bientôt tout parlementage. Le 24 avril, François II écrivait que Cobourg avait eu tort de préjuger différentes questions que les coalisés seuls avaient le droit de trancher ; le prince éviterait dorénavant toute négociation et, s'il fallait absolument entrer en quelque pourparler ou conférence, il ne ferait rien que de concert avec les alliés, Anglais et Prussiens ; l'unique but vers lequel il devait tendre, c'était de pousser la guerre avec la plus grande vigueur, de profiter du désarroi des ennemis, de s'emparer des places, de s'établir et de se fixer sur le sol français, de porter ses armes aussi loin que possible sans s'arrêter ni prêter l'oreille aux propositions des patriotes, à moins qu'elles n'eussent pour objet la possession immédiate d'une forteresse ou le progrès de ses opérations. Quelques jours plus tard, l'empereur mandait à Cobourg de ne donner aucune suite à la négociation que Dampierre voulait entamer. La seconde proclamation du généralissime et la reprise des hostilités avaient replacé les choses dans l'état d'où elles n'auraient jamais dû sortir. Pourquoi accueillir des ouvertures qui n'offraient pas un résultat solide et que les Français ne faisaient évidemment que pour amuser Cobourg, pour le leurrer et l'espionner ? Quand leurs démarches seraient sincères et loyales, ne prouvaient-elles pas leur embarras, et au lieu de s'aboucher avec eux, ne valait-il pas mieux tirer parti de leur détresse ? Si Dampierre risquait de nouvelles propositions de paix, Cobourg répondrait donc qu'il n'était nullement autorisé à négocier. Si le général français remettait sur le tapis l'échange de la reine et de la famille royale contre Beurnonville et les quatre commissaires de la Convention, Cobourg laisserait entrevoir que cette ouverture serait peut-être goûtée, si elle était faite dans une forme valable et par des gens qui ont en main le pouvoir de l'exécuter. Du reste, François II envoyait aux Pays-Bas le comte de Mercy, son ancien ambassadeur en différentes cours, et qui par son expérience, par ses lumières, par sa profonde connaissance de la France, méritait la confiance impériale. Mercy avait carie blanche ; il débarrasserait du fardeau des affaires diplomatiques le prince de Cobourg qui pourrait ainsi se consacrer à son commandement et vouer toute son attention aux opérations de la guerre ; seul, Mercy serait chargé des négociations et conférences avec les républicains ; il assisterait même aux entrevues où l'on ne traiterait que de questions purement militaires, puisque les nationaux saisissaient avidement cette occasion pour parler politique et que les officiers autrichiens pouvaient, avec les meilleures intentions du monde, tomber dans les pièges de l'astuce française[12]. Cependant Chérin, de retour au quartier-général de
Valenciennes, avait annoncé que l'Autriche était disposée à faire la paix et
à reconnaître la République française. Les commissaires de la Convention, Du
Bois du Bais et Briez se félicitaient de leurs pourparlers et s'imaginaient
que Cobourg avait envie de négocier, de mettre l'épée au fourreau. Nous sommes maintenant en correspondance avec le général
Cobourg, mandaient-ils à Paris, il nous a
écrit une lettre adressée à Messieurs les commissaires de la Convention
nationale ; ainsi, il reconnaît notre caractère et notre mission ; nous vous faisons
passer sa lettre et notre réponse dans laquelle vous trouverez le ton et
l'énergie dignes des francs républicains. Mais le 13 avril, sur la motion de Robespierre, la Convention avait décrété la peine de mort contre quiconque proposerait de négocier ou de traiter avec les puissances ennemies qui n'auraient pas reconnu préalablement l'indépendance et la souveraineté de la nation française ainsi que l'indivisibilité de la République. Deux jours plus tard, la lettre de Briez et de Du Bois du Bais était lue à l'assemblée. Elle fut accueillie par des murmures. Dès le premier mot, Mallarmé demanda leur rappel. Ducos s'écria qu'ils s'engageaient dans une scandaleuse controverse et ne semblaient attendre que le moment d'être convaincus par les raisonnements de Cobourg, qu'ils avaient failli compromettre la dignité de la nation. Bréard, plus violent encore, déclara qu'il fallait donner un éclatant exemple et manifester la ferme résolution de ne jamais transiger avec l'adversaire : la Convention devait punir ses commissaires, les rappeler sur-le-champ, les remplacer par des hommes plus imbus des principes républicains. Delacroix se joignit à Bréard. L'assemblée désavoua la réponse que Du Bois du Bais et Briez avaient faite à Cobourg et décida qu'ils seraient rappelés. La presse les blâma, les accusa de déroger à la majesté d'un peuple libre qui ne répond à ses ennemis que par le mépris. Prudhomme les traita de débonnaires, leur reprocha de cacheter leurs lettres avec un grain d'encens, de montrer une bassesse révoltante. Du Bois du Bais et Briez se plaignirent au Comité. Ce décret d'improbation, écrivaient-ils, était une injustice et difficile à digérer pour des hommes purs qui se livraient journellement au salut de la patrie. On n'avait lu, ajoutaient-ils, que leur lettre à Cobourg, et l'on n'avait pas lu leur réponse à sa proclamation, cette réponse mâle et fière où se déployait l'esprit le plus républicain et où se prononçait avec une extrême vigueur l'inflexible détermination de ne jamais composer avec la tyrannie. Ne prédisaient-ils pas au général autrichien que la République sortirait triomphante de la lutte ? Ne lui rappelaient-ils pas que Rome avait vu Annibal à ses portes et que Rome était restée libre ? Pouvait-on s'exprimer sur un ton plus chaud, plus fort, plus énergique ? N'avaient-ils pas, dès leur arrivée, regardé les ennemis victorieux comme des pygmées méprisables ? N'avaient-ils pas dans leurs actes et leurs discours conservé le caractère qui sied aux représentants d'un grand peuple ? Le Comité, tout en louant le patriotisme des deux commissaires, avait décidé qu'ils ne continueraient pas leurs fonctions, parce qu'il importait à la réputation de la Convention nationale de ne pas varier dans ses mesures. Mais, le 4 mai, sur la proposition de Merlin de Douai, l'assemblée décrétait que Du Bois du Bais et Briez resteraient à leur poste : leur zèle, leur civisme, les services qu'ils rendaient à l'administration des vivres faisaient oublier l'erreur qu'ils avaient commise et que la Convention avait censurée ; Du Bois du Bais marquait des talents militaires ; Briez jouissait de la confiance du département du Nord[13]. III. Tout espoir de paix semblait évanoui. Bouchotte écrivait à Dampierre que le Conseil exécutif était mécontent, qu'un général d'armée n'avait d'autre tâche que de protéger la frontière et de repousser l'assaillant : Vous êtes, lui disait-il, tombé dans une erreur grave en montrant une envie de négocier, et vous ne pouvez faire un visage trop sévère aux généraux ennemis. Barère rédigeait le 26 avril une proclamation aux armées : Les Autrichiens cherchent à vous tromper ; la paix est dans leur bouche et la guerre dans leur cœur. C'est avec des paroles de paix qu'ils tendent à énerver votre courage, à éteindre votre ardeur ; c'est avec des propositions astucieuses qu'ils veulent détruire l'esprit public de l'armée. Les représentants sauront bien saisir le moment d'une paix honorable et digne de la République ; mais c'est votre constance, c'est votre indignation contre les traîtres, ce sont vos triomphes qui vous donneront la paix. Le cri des ennemis est : La paix ou la royauté ; le vôtre doit être : La République ou la mort ! Comme le Conseil exécutif et le Comité, les journaux s'élevaient contre la paix et qualifiaient de pièges et de ruses politiques les propositions des puissances étrangères. Dolus an virtus quis in hoste requirat ? disait le Batave. La paix est impossible tant que nous n'avons pas de constitution et un gouvernement respecté. Non, non, guerre à outrance contre les rois, paix et fraternité avec les peuples, voilà toute notre diplomatie ; point de communication entre nous et les cabinets. A un manifeste de Cobourg, à une sommation de Georges ou de Guillaume répondons à coups de canon, écrivons nos traités à la pointe de nos sabres et avec leur sang ![14] Pourtant, le Comité de salut public où siégeait Danton, ne renonçait pas entièrement au dessein de nouer une négociation, et dans une circulaire confidentielle il engageait les représentants à combattre la politique des ennemis : deux commissaires avaient ouvert avec Cobourg une correspondance trop étendue et la Convention les avait désapprouvés ; elle avait impatiemment entendu l'éloge du général autrichien et entrevu de la faiblesse dans les efforts que faisaient les deux députés pour le convertir ; mais, sans entrer dans des discussions qui ne conviennent qu'à des agents politiques, sans compromettre leur propre caractère et la dignité nationale, les représentants pouvaient pénétrer les intentions des belligérants, leur arracher leur secret et profiter des occasions précieuses qu'offriraient les circonstances et que ne prévoyait pas la prudence humaine[15]. Mais toutes les tentatives échouèrent contre l'obstination des alliés et leur résolution irrévocable de prendre à la France une partie de son territoire. Vers le milieu de juin, le ministre des affaires étrangères, Le Brun, s'imagina que l'Autriche, fatiguée de la guerre, lui faisait quelques ouvertures. Il proposa d'envoyer à Bruxelles un de ses agents occultes, le marquis de Laffitte-Pelleport, qui se cachait à Chimay sous le nom de Dona. Un autre émissaire, Hérault, chargé des pouvoirs du ministre et du Comité, vint à Rocroy pour donner à Dona des instructions précises. Mais le 11 août, des dragons de Cobourg arrêtaient Dona et saisissaient ses papiers[16]. Les essais de négociation avec l'Angleterre échouèrent pareillement. Le 2 avril, Le Brun informait ses collègues du Conseil exécutif qu'il espérait encore s'aboucher avec le cabinet de Saint-James. Le Conseil l'approuva ; fallait-il négliger aucun moyen d'éviter les calamités que la guerre menaçait d'entraîner ? Le même jour, Le Brun écrivait à lord Grenville que la République française désirait terminer ses différends avec la Grande-Bretagne et mettre fin à une lutte qui ne manquerait pas d'être acharnée et de répandre sur l'humanité des maux affreux ; une personne munie de pleins pouvoirs — ce devait être Maret — allait donc se rendre à Londres, et Le Brun demandait pour elle passeport et saufconduit. Grenville reçut la lettre de Le Brun le 27 avril. On renverra, s'écriait-il moqueusement, on renverra ce négociateur au prince de Cobourg et au duc d'York, qu'on aura soin de prévenir en conséquence ! Le 18 mai, il répondait à Le Brun que le roi George ne pouvait accorder de passeport à un agent de la France ni reconnaître dans les circonstances actuelles le nouveau gouvernement : si l'on était réellement disposé à terminer une guerre injustement déclarée au roi et à ses alliés et à leur donner une juste satisfaction, sûreté et indemnisation, on n'avait qu'à transmettre des propositions aux généraux qui commandaient les armées sur la frontière[17]. Le ton hautain et ironique de cette réponse ne découragea pas Le Brun ni le Comité de salut public. Le 6 juin, Le Brun écrivit à Grenville que la République française était au-dessus des formes de l'étiquette et qu'elle acceptait le mode de communication proposé par le ministère anglais. Le surlendemain, le Comité arrêtait que la République ne sacrifierait pas à de vaines formalités le sort de plusieurs objets importants et que deux commissaires se rendraient sur-le-champ à l'armée du Nord pour traiter avec le chef d'état-major du duc d'York, le général Murray, de l'échange des prisonniers ; ces commissaires ne seraient pas connus dans le monde de la diplomatie, mais ils réuniraient aux lumières politiques l'adresse et la circonspection ; ils jetteraient habilement ou recevraient des ouvertures de paix ; ils négocieraient soit une paix séparée avec l'Angleterre et la Hollande, soit une paix générale avec toutes les puissances. Les deux commissaires furent le célèbre Forster et Pétry. Mais le Comité de salut public fut renouvelé, Danton n'y siégea plus, et le parti de la guerre l'emporta. On ne reculait plus devant aucune extrémité. On modifia les instructions de Forster et de Pétry. Ils devaient faire, non plus des propositions sérieuses, mais des vœux personnels pour la cessation des hostilités ; ils diraient que la morgue diplomatique des cabinets n'imposait nullement à un grand peuple, et que les dédains, les prétentions exagérées du ministère britannique révolteraient toujours la nation française qui ne voulait traiter qu'en souveraine ; ils n'écouteraient pas les agents qui parleraient de la reconnaissance de la République, puisque la République existait de droit par la nature et de fait par la volonté ; si l'on avait la présomption de les entretenir de réparation et d'indemnité, ils répondraient que la République était la première à revendiquer une satisfaction, et, si l'on insistait, qu'elle n'avait pour payer de semblables dettes, d'autre monnaie que le fer[18]. La négociation devait sûrement avorter. Les Anglais firent la sourde oreille. Forster passa son temps à correspondre avec sa femme, à ébaucher un récit des événements de Mayence, à rêver aux moyens de se rendre en Suisse ou ailleurs pour y vivre inconnu, loin de l'orage révolutionnaire, à faire de mélancoliques promenades aux environs de Cambrai et d'Arras, à pester contre le caractère des Flamands qu'il jugeait lourd, lent, flegmatique, dénué de goût, d'intelligence et de toute ressource. La chose, écrivait-il à la fin de septembre, est au même point qu'à notre départ de Paris, et nous restons entièrement inutiles dans notre auberge[19]. Tels étaient les résultats du Congrès d'Anvers. Le 18 mai, le prussien Knobelsdorf envoyait à Cobourg une proclamation qu'il désirait adresser aux habitants de Lille. Il exposait la situation de la France qui devenait la proie des anarchistes ; il mettait les Lillois en garde contre une assemblée dont chaque séance offrait le révoltant spectacle d'une arène de gladiateurs, leur assurait que les coalisés se présentaient en pacificateurs et n'avaient d'autre but que de rétablir la tranquillité, de protéger les personnes et les propriétés, de chasser les factieux. Les places qui se rendront, ajoutait Knobelsdorf, seront dans nos mains des dépôts sacrés que nous restituerons au gouvernement légitime aussitôt qu'il nous les redemandera ; nous en faisons le serment solennel à la face de l'Europe. Cobourg désapprouva la proclamation prussienne qui, de même que sa propre proclamation du 5 avril, ferait sans aucun doute une sensation désagréable. Toutes ces promesses, disait le prince, sont contraires à l'intention des puissances alliées et aux ordres les plus exprès ; on doit n'agir que par la force des armes, Gewalt der Waffen[20]. Mais la France répondit à la force par la force. On répéta partout à Paris et dans les départements que les despotes n'avaient resserré leur union que pour partager la France et lui infliger le même sort qu'à la Pologne. Ils veulent, écrivait un journaliste, nous affaiblir en nous divisant, puis tomber sur nous et se lotir de nos dépouilles. Cette pensée d'un démembrement exaspéra les Français, les exalta, les enflamma d'un courage désespéré. Les étrangers, rapporte Soult, avaient trop tôt dévoilé leurs vues, et ils développèrent ce grand mouvement qui anima les armées, les soutint dans leurs revers et les prépara aux succès. Les émigrés même accueillirent avec un frémissement de colère les prétentions des coalisés. Nul ne témoigna plus hautement son indignation que Dumouriez. Vous avez rendu, disait-il à Starhemberg, un très mauvais service à votre souverain : le seul moyen de ramener la paix était de parler constitution ; vous battrez les Français, mais vous ne les abattrez pas. Et à la fin du mois de mai, dans une proclamation qu'il publia sous forme de brochure, il déclara qu'il n'emploierait jamais ses talents pour démembrer la France. Le comte de Metternich fit saisir aussitôt la brochure chez les libraires et entre les mains des colporteurs ; si les Français, mandait-il à Trauttmansdorff, croyaient au démembrement de leur pays, ne déploieraient-ils pas une plus vive résistance et un plus grand acharnement[21] ? |
[1] Witzleben, Cobourg, II, 166-170 ; Ternaux, Terreur, VI, 518-520.
[2] Ternaux, VI, 522 ; Fersen, II, 68.
[3] Thürheim, Briefe des Grafen
Mercy an Starhemberg, 1884, p. 68-69, 72.
[4] Trahison de Dumouriez, 221.
[5] An illustrious rascal, écrivait alors Auckland (Journal and correspondence, 1861, II, 505).
[6] Cf. Auckland, Journal, III, 1862, p. 9 (à Grenville). Dès le 4 avril il est d'avis que les armées alliées devraient pousser leur avantage et prendre possession des principales villes de la frontière, the rights and means of indemnisation must not be lost in the confusion.
[7] Moniteur, 25 avril (proclamation datée du 9) ; Ternaux, VI. 524-525 ; Crossard, Mém. milit. et hist., 1829, I, 35-36 ; Witzleben, II, 161 ; Dohna, Der Feldzug der Preussen gegen die Franzosen in den Niededanden, 1798, I, 157-161 ; Auckland, Journal, III, 10-12 ; Zeissberg, Quellen, I, 5 ; Sorel, L'Europe et la Révolution française, III, 366-369.
[8] Clerfayt au général commandant à Maubeuge, lettre datée de Mons, 7 avril (A. G.)
[9] Dampierre à Cobourg et à Bouchotte, 8 avril ; Cobourg à Dampierre, 10 avril (A. G.) ; Ternaux, VII, 71-73.
[10] Foucart et Finot, I, 408-411 ; Rec. Aulard, III, 223.
[11] Aulard, La Révolution française, 14 avril 1890, p. 336-340 ; Sorel, III, 370-371.
[12] Zeissberg, I, 34-35, 39-41 ; Witzleben, II, 162-163. Je ne prévois, disait Mercy, aucune circonstance où la politique puisse intervenir autrement que pour surveiller quelques fourberies, quelques pièges auxquels il faudrait être bien maladroit pour se laisser prendre. (Thürheim, Briefe, 78, et Ternaux, VII, 72). Mais il n'oubliait pas ses propres intérêts et le 13 avril il priait Cobourg de stipuler dans la négociation qui s'engageait le lever des scellés apposés sur sa maison de Paris.
[13] Du Bois du Bais et Briez à Dampierre, 13 avril (A. G.) ; Moniteur, 18 et 24 avril, 6 mai (séances des 15 et 22 avril, du 4 mai) ; Révolutions de Paris, n° 197, p. 153-155 ; Rec. Aulard, III, 222-225, 313, 332, 361, 384-388, 602.
[14] Bouchotte à Dampierre, 14 avril (A, G.) ; Moniteur du 27 avril ; Le Batave, 6 et 10 mai.
[15] Ternaux, VII, 76-77 ; Rec. Aulard, III, 357.
[16] Hérault aux commissaires, 12 août ; Calès et Massieu au Comité, 13 août (A. G.)
[17] Dohna, Der Feldzug der Preussen, II, 103-104 ; Zeissberg, I, 1 79 ; cf. Aulard, La Révolution française, numéro du 14 février 1890.
[18] Aulard, art. cité ; Sorel, L'Europe et la Révolution française, III, p. 419-423.
[19] Forster, Schriften, IX,
77-78, 107.
[20] Dohna, Der Feldzug der Preussen,
II, 54-63.
[21] Le Batave, 10 mai : Soult, Mém., I, 39 ; Ternaux, VI, 595 ; Zeissberg, Quellen, I, 6 et Belgien unter Erzherzog Karl, 1893, p. 71.