I. La débâcle des armées du Nord et des Ardennes après la fuite de Dumouriez. — II. Nomination de Dampierre. Ses services passés. Son caractère. — III. L'armée à Bouchain. La Marlière à Lille. O'Moran à Cassel. Délabrement et détresse des troupes. La cavalerie. L'infanterie. Les volontaires. La gendarmerie.I. Le 5 avril 1793, Dumouriez, délaissé de ses troupes, passait aux Autrichiens avec une poignée de hussards et de dragons. Les deux armées qu'il commandait, l'armée du Nord et celle des Ardennes, abandonnaient l'une l le camp de Maulde, l'autre le camp de Bruille, et se jetaient dans les villes de la frontière. Tel était l'ordre des commissaires de la Convention qui, dans cette crise terrible, devenaient le seul point de ralliement, le seul centre d'autorité. Quittez, disaient Bellegarde, Cochon et Lequinio, quittez le traître si vous ne pouvez le saisir mort ou vif, et, de Douai, Carnot et Lesage-Senault sommaient les généraux de se retirer avec leurs divisions et leurs brigades, leurs munitions et leurs bagages sous le canon des places fortes les plus exposées. Dociles à l'appel des représentants qui leur faisaient entendre la voix de la patrie, les soldats prenaient le chemin de Valenciennes, de Douai, de Lille. C'était une débandade, une débâcle. Toute une armée se séparait de son chef et peu à peu, partiellement, en détail, s'échappait des mains de celui qu'elle acclamait naguère comme son idole et qui n'était plus à ses yeux que l'ennemi du pays et de la liberté, l'allié des Autrichiens et des émigrés, l'instrument des despotes. Des pelotons, des compagnies, des bataillons arrivaient les uns après les autres sous les murs des forteresses et revenaient à la République. La grosse artillerie et le trésor se réfugiaient à Valenciennes. D'innombrables chariots de vivres et les canons de l'arsenal de Malines se rendaient à Douai. Les troupes de Hollande, sorties d'Anvers par la capitulation du 26 mars, entraient à Lille[1]. Il fallait donner au plus tôt un général à ces bandes éparses et frémissantes. Or, un seul se déclarait contre Dumouriez, et il était tout près des commissaires et à leur portée. : Dampierre qui commandait au Quesnoy. Dumouriez l'avait=il relégué dans cette place, selon le mot de Gobert, pour se débarrasser d'un argus, d'un patriote qui s'opposerait sûrement à ses démarches ? C'est peu probable, car on l'entendit s'écrier que Dampierre, homme de qualité et fait pour bien penser, avait trahi sa confiance. Quoi qu'il en soit, le 3 avril, Dampierre écrivait au Conseil exécutif qu'a la vue du danger de la .France il prenait des mesures extraordinaires, qu'il ralliait autour de lui tous les bons citoyens pour combattre les entreprises du traître qui s'était démasqué. J'attends de vous, ajoutait-il, secours et protection ; je me prononce parce que je ne vois point de général qui parle ; je suivrai les ordres de celui qui voudra sauver la patrie et maintenir la République. Les commissaires de la Convention le nommèrent aussitôt commandant en chef, et Dampierre, annonçant le 4 avril cette décision à la garnison du Quesnoy, jurait de conduire toujours ses frères d'armes dans le chemin de l'honneur et d'affronter avec eux tous les risques pour repousser les Autrichiens. Les traîtres passeront, disait-il, mais la liberté restera entière et la patrie sera sauvée ; les braves garnisons de Lille, de Valenciennes et de Maubeuge demeurent à leur poste, et nous, nous demeurerons inébranlables au nôtre. Le 5 avril, Bellegarde, Cochon et Lequinio faisaient connaître à l'armée la nomination de Dampierre qui prendrait sur-le-champ le commandement des troupes de la République de Valenciennes à Longwy ; tous les militaires et citoyens obéiraient au nouveau général ; quiconque était encore au camp de Maulde et de Saint-Amand se retirerait sous le canon de Valenciennes. Le choix des représentants fut ratifié par le Conseil et
par la Convention. Dès le 4 avril, les ministres, exécutant le décret qui
leur enjoignait de nommer aussitôt le successeur de Dumouriez, conféraient à
Dampierre le commandement de l'armée dite de la Belgique, et le lendemain,
après avoir reçu sa profession de foi, ils le félicitaient de son
patriotisme. Le Conseil avait compté sur la vertu de
Dampierre. La lettre que vous lui écrivez respire des sentiments qui feront
le salut de la République. Les bons citoyens mettent leur espoir en vous. Répondez
à leur confiance et méritez la plus haute gloire qui puisse être réservée à
l'homme, celle de sauver son pays et d'exterminer les tyrans et les traîtres.
Dampierre fut investi de tous les pouvoirs ; il avait la faculté de choisir
et de nommer les généraux, officiers et agents militaires qui devaient servir
sous ses ordres ; on l'autorisait à grossir le noyau d'armée qu'il avait
formé et à organiser les troupes comme il voudrait[2]. II. Picot, comte de Dampierre, avait alors trente-sept ans. Successivement enseigne et sous-lieutenant aux gardes-françaises, capitaine au régiment de Chartres-infanterie, major aux chasseurs de Normandie, il commandait, lorsqu'éclata la guerre de la Révolution, le 8e dragons. Il était à cette déroute de Quiévrain qui commença si honteusement la campagne le 29 avril 1792. A l'approche de la cavalerie autrichienne, ses dragons s'enfuirent au grand trot sur le chemin de Valenciennes en criant qu'ils étaient trahis. Dampierre les rallia, et il écrivait superbement à son compatriote Danton qu'il avait sauvé l'armée en reformant son régiment et en manœuvrant le lendemain pour arrêter l'ennemi. Aussi réclamait-il un brevet de général, sa conduite ne lui avait-elle pas mérité quelques louanges et ne savait-on pas sa fidélité à la cause populaire ? Le 22 août, Dumouriez le nommait provisoirement maréchal-de-camp, et le 7 septembre Servan le confirmait dans ce grade. Le ministre voulait l'envoyer à Lille. Dumouriez objecta qu'il n'avait ni les talents ni l'âge pour un commandement stable et l'appela dans l'Argonne. Dampierre conduisit avec Beurnonville les renforts de Flandre qui, dans la journée du 20 septembre, soutinrent Stengel sur le mont Yvron. Lorsque les Prussiens commencèrent leur retraite, Dampierre impatient proposait de les charger. J'attends des ordres, disait-il à Dumouriez, ordonnez et employez-moi, j'ai passé toute la nuit du 30 septembre au 1er octobre à cinquante pas de l'ennemi, avec bonne contenance. Il eut un rôle très remarquable dans l'expédition de Belgique. Le 4 novembre, il emportait le moulin de Boussu après avoir franchi sous un feu violent le ravin qui le séparait des Impériaux. A Jemappes, il commandait l'aile droite sous les ordres de Beurnonville, et il déploya tant de bravoure que les blessés demandaient après la bataille s'il avait survécu et que les habitants de Mons lui offrirent une couronne de lauriers. Il a rédigé sur un ton lyrique et dans le style du temps une relation de l'affaire. Il exalte Dumouriez qui, selon lui, joint à la prudence de Turenne l'audace de Condé. Il loue le courage et l'endurance des volontaires : Mères républicaines, élevez vos filles pour ces guerriers ; à leur retour, courez au devant d'eux, le myrte à la main ; que la joie du triomphe les console des fatigues, et que la plus belle soit destinée au plus brave ! Il ne s'oublie pas lui-même et assure qu'il marchait à deux cents pas en avant de sa troupe, qu'il doit ses connaissances de tactique à Lloyd, à Möllendorff et aux grands exemples de Dumouriez. Les apostrophes les plus boursouflées terminent ce dithyrambe : Je te remercie, Dieu plébéien, de m'avoir accordé ces trois jours pour aider mes braves camarades à humilier les despotes et les grands de la terre. Je te salue, ô patrie triomphante, l'objet de mes plus chères affections. Je te salue, Belgique, que nous venons de rendre à la liberté. Je te salue, armée victorieuse. Ressouviens-toi sans cesse de Jemappes où tu fis rougir la terre du sang des esclaves des tyrans, et que nos épées soient toujours consacrées à faire respecter les lois et la sainte humanité ! Trois semaines après, à Waroux, l'emphatique soldat dirigeait plusieurs charges brillantes de cavalerie. Le 2 mars 1793, lorsque commençaient les revers, il engageait dans les rues d'Aix-la-Chapelle une lutte meurtrière contre le duc de Wurtemberg. Il fut un des héros de Neerwinden et protégea la retraite de l'armée. Les troupes, mandait-il à Bouchotte, l'accepteraient volontiers pour général en chef, parce qu'elles avaient l'habitude de le voir au premier rang dans les combats. C'était, a dit justement Dumouriez, un général de main. Intrépide, téméraire, exécutant avec hardiesse et parfois avec bonheur les ordres d'autrui, il n'avait pas les qualités nécessaires à l'homme qui doit mener et manier une armée. Il manquait de sang-froid, et sa vivacité, sa fougue lui faisaient commettre des imprudences, l'entraînaient à des coups de tète. Tous ceux qui l'ont vu de près, lui trouvent l'esprit dérangé. Dumouriez le nomme un fou ambitieux. Un de ses officiers dit nettement qu'il était braque. Un autre l'appelle un extravagant inepte et affirme qu'il eût étonné un gardien de maison d'aliénés, que le comte de Brienne, son oncle, l'avait- envoyé servir sous le baron d'Allonville pour l'empêcher de faire des sottises, qu'aucun de ceux qui l'ont bien connu ne lui aurait confié le commandement d'un escadron[3]. III. Dampierre ordonna sans délai que l'armée occuperait le camp de Famars, à une lieue au sud de Valenciennes, entre l'Escaut et la rivière de la Rhonelle. Le 6 août, il lui fit prendre les armes, et les commissaires de la Convention la passèrent en revue ; elle avait pour mot d'ordre Patrie, Scevola, et pour ralliement Guerre aux tyrans. Le 8, la jugeant trop près des frontières que les Autrichiens allaient envahir, il la menait sous le canon de Bouchain, derrière le ruisseau de l'Ecaillon. Pouvait-on, écrivaient les représentants, l'exposer au torrent des cruelles impulsions, et ne fallait-il pas l'établir à une certaine distance pour la tirer de son étourdissement et la remettre dans son assiette ? Mais vainement Dampierre déclarait le camp de Bouchain avantageux et recommandable ; vainement il disait que, de ce point, il se porterait facilement sur les villes que l'ennemi voudrait assiéger ; vainement il laissait une avant-garde à Fresnes et dans les bois de Raismes et un corps de troupes à Saultain et à Curgies sur le chemin de Maubeuge. Il abandonnait Condé que les Autrichiens bloquaient aussitôt, et dans le désarroi de cette reculade, il oubliait d'approvisionner la place[4]. Dans leurs nouvelles positions, l'armée du Nord et l'armée des Ardennes avaient toutes deux l'Escaut devant elles. La première occupait Lieu-Saint-Amand entre la Fosse et la Selle ; la seconde tenait les hauteurs de Douchy entre la Selle et l'Ecaillon. Chacune avait son administration propre et son état-major particulier, Dampierre commandait l'armée du Nord, et Lamarche, celle des Ardennes ; mais Lamarche était aux ordres de Dampierre et devait lui rendre compte de toutes ses opérations, n'agir que de concert avec lui. Le chef d'état-major de Dampierre était l'habile et vaillant Gobert, son ami, son fidèle compagnon de la retraite de Belgique, Gobert, employé l'année précédente comme capitaine du génie à Calais, puis comme second d'Arthur Dillon à la côte de Biesme et comme ingénieur au siège de Namur, Gobert qui venait de prendre part au bombardement de Maëstricht et, en qualité d'adjudant-général, à la bataille de Neerwinden, Gobert à qui Dampierre reconnaissant avait conféré le grade de général de brigade. La Marlière, un instant chef d'état-major de l'armée du Nord, était nommé divisionnaire et allait commander sous les murs de Lille le camp de la Madeleine où se réunissaient les garnisons de Gertruydenberg et de Breda. Son principal lieutenant était le colonel du 2e régiment d'infanterie, Macdonald, qui se signalait naguère en arrêtant de sa main son intime ami De Vaux, complice de Dumouriez. Le vieil irlandais O'Moran rassemblait peu à peu 6.000 hommes dans les camps et les places de la Flandre maritime ; il envoyait à Saint-Venant, à Aire, à Saint-Omer, à Gravelines les bataillons les plus délabrés et répartissait les meilleurs à la frontière sur une étendue de dix à douze lieues en avant de Dunkerque, à Bergues, à Bailleul, à Cassel[5]. Dampierre prétendait que l'armée était revenue de son égarement et parfaitement ralliée sous les drapeaux de la République. Elle était en réalité dans le plus grand désordre. Le chef d'état-major de Lamarche, Des Bruslys, assurait qu'il était impossible de retrouver certains bataillons de l'armée des Ardennes, que plusieurs étaient confondus dans l'avant-garde de l'armée du Nord, qu'on ne pourrait débrouiller le chaos tant que les deux armées seraient réunies comme elles l'étaient. Tout manquait. Le 25 mars, Valence n'écrivait-il pas que les pertes étaient prodigieuses en tout genre et peut-être irréparables ? Battue sur les bords de la Rœr, à Aix-la-Chapelle, à Neerwinden, à Louvain, rejetée sur la frontière, ébranlée par la trahison de son général et de ses états-majors, accoutumée depuis quelques semaines à la retraite et à la fuite, cette armée ne pouvait de longtemps se refaire et se raffermir. Les bataillons qui formaient ses ailes, à Lille, à Cassel, à Maubeuge, n'avaient pas subi de semblables épreuves et se remirent bientôt de leurs alarmes, reprirent rapidement vigueur ; le gros, la grande armée, comme on la nommait sans ironie, fut plusieurs mois dans le même état de délabrement et de détresse. Les représentants trouvaient encore, à force de soins et de persévérance, des grains, des fourrages, des approvisionnements ; ils se hâtaient de proscrire l'agiotage et l'accaparement des denrées ; ils ordonnaient de fabriquer dans toutes les villes des habillements et des équipements ; ils jugeaient même que l'armée prenait un air d'opulence. Mais les effets de campement faisaient absolument défaut ; le soldat, disait Dampierre, quoique courageux, souffre et se plaint. Il fallait réprimer les compagnies voraces ; il fallait châtier les quartiers-maîtres qui profitaient du désastre pour s'enrichir et amasser en un clin d'œil un brillant pécule ; il fallait réformer le corps des commissaires des guerres qui étaient ignorantissimes ; il fallait détruire des abus si nombreux qu'on ne savait comment s'y prendre ni par lequel commencer ; il fallait enfin rétablir la discipline qui semblait entièrement perdue[6]. Les troupes étaient lasses et dégoûtées. La cavalerie demeurait chagrine, sombre. Les commissaires de la Convention déclaraient qu'on ne pouvait compter sur elle et qu'elle partageait le système perfide de Dumouriez. L'agent Defrenne, passant par Avesnes, au mois de mai, remarquait que les dragons du 10e régiment ne portaient pas la cocarde nationale ; il leur fit des remontrances et ils lui répondirent par des huées. Et quand la cavalerie eût été républicaine et résolue à lutter avec acharnement pour la cause populaire, avait-elle désormais assez d'énergie et d'élan pour charger victorieusement l'envahisseur ? Les revers de Belgique l'avaient ruinée et réduite à rien. Longtemps encore molle, languissante et comme affaissée, elle pliera sous le choc des escadrons impériaux. Longtemps encore les représentants se plaindront de son indolence, de sa désobéissance et de sa lâcheté. Elle est le point faible de l'armée ; rarement elle pourra soutenir l'infanterie dans une attaque ou la couvrir dans une retraite. Du mois d'avril au mois d'août 1793, généraux et commissaires n'emploient qu'un seul mot, toujours le même, pour peindre son état lamentable : elle est nulle[7]. Les vieux régiments d'infanterie valaient mieux que la cavalerie. Mais ils s'indignaient que l'administration de la guerre ne subvînt pas à leurs besoins : ils avaient montré du courage et du zèle, ils avaient versé leur sang pour la patrie, ils-avaient rejoint les drapeaux de la République après la défection de Dumouriez ; et l'on n'écoutait pas leurs justes doléances ! On ne faisait pas mention honorable de leurs actions ! Ils se battaient bien, et ils n'avaient ni habits ni souliers ! Et on envoyait dans les camps de nouveaux bataillons de volontaires tout équipés, tout galonnés, qui se débandaient et jetaient leurs armes au premier coup de canon ! Aussi gardaient-ils l'esprit de corps ; aussi voulaient-ils conserver leur uniforme blanc, ou comme disait l'agent Gadolle en son langage affecté, l'ancien mode vestimental. Croit-on, écrivait Gadolle, qu'ils prendraient de bon gré l'habit bleu, l'habit de ces volontaires dont les trois quarts ont fui devant l'ennemi et ont partout laissé des preuves de leur indiscipline et de leur malpropreté ? Non, ils n'en feront rien, et l'on risquera tout en les y forçant. Un jour, à Dunkerque, les bataillons de la garnison, ligne et garde nationale, fraternisèrent ensemble, troquèrent d'habits les uns avec les autres et parcoururent la ville bras dessus bras dessous en chantant la Marseillaise. Mais le représentant Deville voyait une déplorable rivalité s'établir entre les troupes de ligne et les bataillons nationaux ; il avouait qu'un soldat des anciens régiments rougirait bientôt de devenir l'égal d'un volontaire, et il proposait de faire prendre l'habit bleu à tous les hommes, de former aussitôt que possible des demi-brigades de deux bataillons de volontaires et d'un bataillon de ligne[8]. Les volontaires ne s'étaient pas corrigés de leurs défauts. Ils sont les créateurs de leurs chefs, mandait Gadolle, et ne font aucun cas de leurs créatures ; ils ont choisi dans leurs analogies, sans égard aux talents militaires, ni à la supériorité de la région morale. Rebelles à toute idée de discipline et d'assujettissement, n'écoutant que leur caprice, ils passaient le temps à boire dans les tavernes, à battre le pavé des villes en insultant les bourgeois, à courir le plat pays pour marauder. Ils sont, disait Carnot, le fléau de leurs hôtes et désolent nos campagnes. Ils vendaient le lendemain ce qu'ils avaient reçu la veille. A peine leur livrait-on une paire de souliers qu'ils allaient s'en défaire. D'aucuns offraient au juif leur habit et leur fusil. Ils traînaient à leur suite un immense troupeau de femmes, et l'on peut dire qu'il y avait presque autant de filles que de volontaires. La quantité de femmes, marquait l'agent Defrenne à Bouchotte, est effrayante ; ce sont autant de bouches infiniment coûteuses à la République, et nos soldats finiront par n'être plus propres à rien. Gadolle assurait que des bataillons menaient avec eux vingt à vingt-deux chariots et que ces véhicules étaient tellement remplis de femmes et d'enfants qu'il ne restait plus de place pour les blessés et les infirmes. Carnot se plaignait de l'extrême dérèglement des mœurs : Les cantonnements et les casernes sont engorgés de femmes ; elles énervent les troupes et détruisent par les maladies qu'elles y apportent dix fois plus de monde que le feu des ennemis. Mais inutilement les commissaires remontraient aux volontaires que leur conduite était indigne de républicains et qu'elle affaiblissait leur courage. Tous répondaient qu'ils étaient mariés et que la loi prescrivait de loger les femmes des soldats mariés. Aussi trouvait-on près de trois mille femmes dans les casernes de Douai. Il est instant, écrivait Carnot au Comité, que vous fassiez sur ce point une loi très forte et très menaçante : débarrassez-nous des catins qui suivent l'armée, et tout ira bien ![9] Enfin, il y avait dans les camps une foule de compagnies franches, belges, bataves, françaises, qui mettaient le comble à la confusion, et quotidiennement de nouvelles se créaient. Trois corps de cavalerie belge tenaient garnison à Saint-Omer, deux n'avaient pas un seul cheval d'escadron, le troisième ne possédait que dix-sept chevaux, et tous les officiers étaient présents, presque aussi nombreux que les soldats. Les légions de Boyer et de Saint-Germain se composaient de bandits recrutés dans les tripots et les mauvais lieux, et ces sacripants, qui ne faisaient que piller, avaient chacun leur monture, tandis que trois cents hussards languissaient au dépôt de Cambrai et réclamaient vainement des chevaux au ministre. Les dragons du Calvados, commandés par un sous-lieutenant, parce que tous leurs officiers étaient partis sans permission, se livraient dans leurs cantonnements aux plus affreux excès, saccageaient le village d'Artres, désertaient les grand'gardes, laissaient massacrer par l'ennemi les piquets d'infanterie qui étaient de service avec eux et qu'ils auraient dû secourir ; le général Murnan, désespéré, proposait de les incorporer sans retard dans la cavalerie de ligne. Gardez-vous, disait Carnot à ses collègues, de fournir des chevaux à nos hussards de la Liberté ; tous ces corps de nouvelle levée sont abominables[10]. Mais la gendarmerie nationale qu'un décret du 26 août 1793 avait envoyée aux frontières, ne donnait-elle pas l'exemple de l'indiscipline et du pillage ? Ce corps, rapporte Gadolle, est le plus dissolu qui existe en Europe, le plus sale, le moins soigneux, et il accuse.les gendarmes de dormir ou de se cacher pendant la bataille, de s'enivrer tout le jour, de scandaliser la population et l'armée. Ne voyait-on pas un sergent souffleter son capitaine et le rapaiser en lui payant à boire ? Et récemment, à Anvers, à Ostende, au mois de mars, les gendarmes n'avaient-ils pas les premiers quitté leur poste ? N'avaient-ils pas arraché les épaulettes à des officiers de volontaires en criant qu'ils ne connaissaient pas de supérieurs ? N'avaient-ils pas menacé et poursuivi, sabre et pistolet au poing, ceux qui venaient les arrêter[11] ? Telle était la situation de l'armée française. Ses défaites et la fuite de son général l'avaient réduite, lisons-nous dans une relation de Delbrel, à un état de dissolution totale. Les représentants s'étonnaient de l'inaction des alliés. Nous ne savons pourquoi, écrivaient-ils, l'ennemi fait la sottise de ne pas nous attaquer. Dumouriez disait à Fersen que les Autrichiens agissaient trop lentement et semblaient ménager l'adversaire : Il faut plus d'activité contre ces gens-là, et l'on en viendra facilement à bout[12]. |
[1] La Trahison de Dumouriez, chap. V ; Correspondance de Carnot, p. E. Charavay, 1893, II, p. 62, 72, 74, 79 ; Foucart et Finot, La défense nationale dans le Nord, 1890, I, p. 489.
[2] Exposé de la conduite du général de brigade Gobert. 1793, p. 7 ; Fersen, II, 70 ; Rec. Aulard, III, 59, 66, 87-89.
[3] Charavay, Carnot, II, 60 et Les généraux morts pour la patrie, 5 ; La Révolution française, n° du 14 juillet 1885 ; Servan à Dumouriez, 9 sept. et Dumouriez à Servan, 11 sept. 1792 ; Dampierre à Dumouriez, 2 oct. 1792 (papiers de Dumouriez) et à Bouchotte, 6 avril 1794 (A. G.) ; Mém. de Dumouriez et d'Allonville (III, 207 ; VI, 77).
[4] Ferrand, Précis de la défense de Valenciennes, éd. de 1834, p. 15 ; Rec. Aulard, IV, 104 ; Mém. de Gobert.
[5] Foucart et Finot, I, 413 ; O'Moran au Comité, 17 août (A. G.).
[6] Dampierre à Bouchotte, 6 avril ; Des Bruslys au président de la Convention, 11 avril ; Valence à Beurnonville, 25 mars ; mémoire de Custine, 16 juillet (A. G.) ; Rec. Aulard, III, 429, 566.
[7] Defrenne à Bouchotte, 16 mai (A. G.) ; Rec. Aulard, III, 245, 584 ; IV, 104, 106.
[8] Gadolle à Le Brun, 10 avril ; Deville au Comité, 3 mai (A. G.) ; Charavay, Carnot, II, 240 ; Rec. Aulard, III, 246, 270, etc.
[9] Charavay, Carnot, II, 135, 172-173 ; Defrenne à Bouchotte, 27 avril (A. G.), et Gadolle à Le Brun, 29 avril (A. E.) ; cf. Trahison de Dumouriez, 54 et Ueber den Feldzug der Preussen, 225 : parmi les troupes françaises de Hollande, il y avait plusieurs femmes ; quelques-unes, véritables amazones, étaient armées, sous leurs écharpes, de poignards et de pistolets de poche.
[10] Huguenin à Bouchotte, 30 avril ; Murnan aux représentants, 10 mai ; Defrenne au ministre, 16 mai (A. G.) ; Charavay, Carnot, II, 146, 240.
[11] Moniteur, 30 mars 1793 ; Charavay, Carnot, II, 319 ; cf. sur la gendarmerie nationale à l'armée du Rhin, L'expédition de Custine, 233. Les gendarmes de la deuxième division avaient, l'année précédente, à Cambrai, coupé des têtes (Rec. Aulard, I, 131).
[12] Rapport de Delbrel, 23 sept. (A. G.) ; Fersen, II, 70.