LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

WISSEMBOURG

 

CHAPITRE VIII. — LES PASSAGES DU RHIN.

 

 

Lehrbach au camp prussien. Négociations inutiles. Incendie de la forêt de Bienwald. Projet de diversions sur le Rhin. Combats du 12 septembre. Girardot au fort Vauban. Sparre et Bizy. Incendie de Kehl. La division du Haut-Rhin. Falck, Monter, Vieusseux. Labruyère. Passage de Huningue. Embrasement de Vieux-Brisach. Passage de Nitrer.

 

Le comte Lehrbach, ce diplomate autrichien que Frédéric-Guillaume attendait, se présenta le 30 août au quartier général d'Edenkoben. Le roi déclara que l'inaction nuisait non seulement à la cause commune, mais à ses propres finances et à l'honneur ; la saison s'avançait ; l'armée de Wurmser s'obstinait à forcer les lignes de Wissembourg que les plus grands stratégistes n'avaient emportées qu'avec beaucoup de temps et de prévoyance. Il soumettait donc à l'empereur un plan d'opérations qui, selon lui, réunissait tous les avantages : Wurmser se contenterait de couvrir les magasins de Frankenthal et de Mosbach, et de garder la défensive entre Edenkoben et le Rhin ; l'armée prussienne, grossie de 8,000 Impériaux, tâcherait de prendre Sarrelouis en y jetant des bombes ; sinon, elle bloquerait cette place et observerait Thionville.

On ne veut pas, écrivit Lehrbach à Vienne, pour des raisons militaires et peut-être politiques, agir sur l'Alsace. Mais s'il accusait les Prussiens de duper l'Autriche, l'Autriche ne cherchait-elle pas à duper les Prussiens ? Lehrbach n'avait d'autres instructions que d'amuser le tapis, et sa négociation, disait le ministre Thugut, ne devait pas aboutir. Aussi ne parlait-il que d'équivalents, de dédommagements et du principe de la parité. C'était, comme on sait, le jargon diplomatique de l'époque[1].

 

Durant ces pourparlers, les représentants, toujours inquiets, ardents, avides d'action, persuadés qu'une attaque générale ferait plier aisément les satellites des despotes, excitaient Landremont à prendre l'offensive Ne s'avisèrent-ils pas de mettre le feu à la forêt de Bienwald pour en déloger les Autrichiens ? Par malheur, il n'y avait dans le Bienwald que de grands arbres très espacés entre eux. A force de fagots goudronnés, un seul brûla[2] !

Le 8 septembre, se tint un Conseil de guerre auquel assistaient les représentants Milhaud, Ruamps Borie, Mallarmé, Lacoste, Richaud, et les généraux Landremont, Ravel, Diettmann, Ferino, Munnier, Méquillet, Meynier et Dubois. On décida d'assaillir l'adversaire dans la matinée du 12 septembre sur le haut, le moyen et le bas Rhin[3].

Mais, disent les commissaires, cette journée du 12 septembre, qui devait être célèbre, ne présenta que trahison.

Trois colonnes, dirigées par Dubois, Desaix et Michaud, poussèrent vigoureusement les Autrichiens dans la forêt de Bienwald. Landremont prétend qu'elles auraient tué 2.000 hommes, emporté deux batteries, encloué trois canons et un obusier, fait toute une compagnie d'artillerie prisonnière. En réalité, les Impériaux eurent 30 officiers et 1.126 soldats hors de combat. Mais ils conservèrent le champ de bataille. Hotze et Jellachich refoulèrent les patriotes sur Lauterbourg. La colonne française qui marchait contre le prince de Condé, se retira lorsque Waldeck menaça son flanc et ses derrières. La garnison de Landau qui tentait une sortie, fut repoussée à Imsheim par le général Spleny. Nous n'avons pas perdu de terrain, écrivait Ravel, mais nous n'avons pas fait de progrès ; nous sommes toujours dans la même position[4].

Quant au passage du Rhin, il n'eut lieu nulle part, et la grande tentative que prônaient les commissaires de la Convention, avorta sur tous les points, à Fort-Louis, à Strasbourg, à Huningue et à Niffer.

 

Le commandant temporaire de Fort-Louis était Chambarlhiac ; mais, pour mieux assurer le succès, Landremont avait donné mission au général Girardot de diriger le passage. Girardot trouva dans Fort-Vauban une garnison de 1.100 hommes dont 800 de la réquisition de Strasbourg ; la plupart n'avaient pas encore dix-huit ans ; ils ne faisaient que d'arriver ; ils étaient armés de piques ou de fusils qu'ils ne savaient pas charger. Girardot demanda des pontonniers et des bateliers : les uns avaient été requis par la place de Strasbourg ; les autres se cachaient. On ne put ramasser que huit pêcheurs nullement exercés et qu'il fallut enlever de force à leurs villages. Chambarlhiac conseillait à Girardot de ne tenter qu'un simulacre d'attaque. Etait-il sensé de jeter un pont sans avoir au préalable débusqué l'adversaire de la rive opposée ? Ne voyait-on pas deux batteries qui donnaient sur le lieu du passage ? Girardot allégua ses instructions. Il ordonna de jeter le pont, et toute la nuit fut employée au travail. Mais, à six heures du matin, on n'avait assemblé que deux bateaux, et lorsque les ennemis ouvrirent leur feu, les mariniers s'enfuirent. Girardot voulait néanmoins achever la besogne commencée et ponter des bateaux jusqu'au parapet des batteries autrichiennes. Il finit par comprendre qu'on n'opère pas ainsi le passage d'un grand fleuve[5].

 

Même échec à Strasbourg. Sparre, qui commandait dans la Basse-Alsace, devait assaillir Kehl le 12 septembre, à quatre heures et demie du matin. Il répartit ses troupes en trois colonnes. La colonne de droite, conduite par le général Bizy, marcherait sur le Neuhof et la redoute du polygone ; un détachement formant l'avant-garde, traverserait le Rhin sur des bateaux et emporterait une batterie autrichienne dont le feu rendrait le passage difficile ; le reste de la division s'embarquerait ensuite. La colonne du centre comprenait 1.500 hommes ; elle camperait dans l'île du Rhin, à l'extrémité de la citadelle ; puis elle filerait par le grand pont et pénétrerait dans Kehl au même instant que la colonne de droite. La colonne de gauche, aux ordres du général Thévenot[6] et de l'adjudant général Jullien, gagnerait la Robertsau et la redoute de la Carpe Haute, mais ne ferait qu'une fausse attaque.

Le 11 septembre, à six heures du soir, les troupes dont se composait la colonne de droite, partirent de Strasbourg par différents points pour cacher leurs mouvements. Mais on avait oublié de leur donner des guides qui connaissaient les routes. Deux heures leur suffisaient pour atteindre le lieu de rassemblement ; elles s'égarèrent dans les ténèbres et il fallut leur envoyer ordonnance sur ordonnance pour les remettre sur le bon chemin. A minuit, elles n'étaient pas encore à leur poste. Enfin, elles arrivèrent toutes et s'apprêtèrent à s'embarquer. Mais la plupart des bateliers refusèrent leurs services, et Bizy ne disposa que de onze petits bateaux, capables de porter chacun une dizaine d'hommes. Le cœur navré de douleur, écrivait-il à Sparre, je vous annonce la trahison des fameux bateliers de ce pays. Néanmoins, cent dix volontaires, commandés par le chef du 42e bataillon du Jura, entrèrent dans les bateaux. A peine au milieu du fleuve, les mariniers déclarèrent qu'ils n'iraient pas plus loin. On usa de prières, de menaces, et ils consentirent à pousser jusqu'à Kehl. Mais l'endroit où l'on se proposait d'atterrir n'avait pas été reconnu. On rôda longtemps et à l'aveuglette parmi les îles innombrables qui couvraient le Rhin ; on dériva, puis on remonta le courant pour dériver de nouveau ; on perdit plusieurs heures ; le jour parut, et l'opération fut abandonnée. Le 1er bataillon de la légion strasbourgeoise s'était si mal comporté que Bizy, indigné de cet égarement funeste, jura d'employer la rigueur si la discipline et la tranquillité ne renaissaient pas.

Sparre commandait la colonne du centre. Il détacha 150 chasseurs du Rhin qu'il chargea de traverser le fleuve et d'examiner les mouvements de l'adversaire au dessus du pont, à droite de Kehl. Les chasseurs débarquèrent dans une île séparée de la rive allemande par un petit bras qui ne contenait que très peu d'eau. Le capitaine et un officier du génie passèrent facilement ce bras, et virent une batterie rasante dont on avait jusqu'alors ignoré l'existence. Ils allèrent plus loin ; une sentinelle fit feu, et à ce coup de fusil, les Autrichiens tirèrent de toutes parts sur l'ile où étaient les chasseurs. On regagna l'autre bord au milieu des boulets. 7 hommes furent blessés et un bateau coula, heureusement tout près de la rive française.

Cependant Sparre s'efforçait de rétablir la dernière travée du pont qu'on avait coupée après la déclaration de guerre. Mais l'ennemi s'aperçut du travail ; il comprit que les républicains se préparaient à passer, et, sur-le-champ, ii mit le feu à l'autre extrémité du pont[7].

Le coup est manqué, on brûlera Kehl ! s'écria le représentant du peuple, lorsqu'il entendit tonner les pièces d'artillerie de la rive droite. Kehl fut brûlé. Le 13 septembre, à cinq heures du matin, Sparre installait sept batteries de douze mortiers et huit canons servis à boulets rouges. Le bombardement dura trois jours et trois nuits. La maison où Beaumarchais avait établi son imprimerie, plusieurs maisons du village, toutes les maisons du fort furent consumées par les flammes. Mais à quoi bon ces incendies ? Kehl n'appartenait pas à l'Autriche, et les Strasbourgeois y avaient un très grand nombre de villas et de propriétés. La citadelle était abandonnée depuis longtemps. Ne devait-on pas songer que Kehl fournissait une excellente tête de pont, soit qu'on voulût franchir le Rhin pour entrer en Allemagne sans obstacle, soit qu'on dût, après des revers, y chercher un abri pour repasser le fleuve et préparer vivement un retour offensif[8] ?

 

Il est urgent, disaient les commissaires de la Convention, de prolonger les attaques dans le Haut-Rhin. Il y avait, en cette partie de l'Alsace, une division improprement qualifiée d'armée. Elle était naguère commandée par Falck, homme infatigable qui passait le jour et la nuit à cheval, veillait sans cesse à toutes choses et semblait se multiplier. Mais les volontaires du 4e bataillon du Var arrêtèrent le général Monter dont ils détestaient la sévérité, sous prétexte qu'il portait un sabre fleurdelisé. Falck, indigné, se plaignit aux représentants. Malgré ses plaintes, Ruamps et Borie envoyèrent Monter et son aide-de-camp Mathieu dans les prisons de Strasbourg, puis au tribunal révolutionnaire de Paris. Falck donna sa démission : pouvait-il rester dans une armée qui se mettait en insurrection et qui menaçait de pendre ses chefs ou de leur couper la tête ? Vieusseux le remplaça. Plein d'activité, d'intelligence, il aurait été, avec le temps et un peu plus d'expérience, un excellent général ; mais son commandement ne dura pas un mois.

Les représentants Lacoste et Guyardin étaient venus à Huningue et ordonnaient de passer le Rhin dans la matinée du 12 septembre. Vieusseux tint conseil de guerre et répondit aux commissaires que l'entreprise était impossible : il n'avait pas de cavalerie ; sa division manquait de tout et se composait de nouvelles levées ; pas de radeaux, pas d'ouvriers pour les construire, pas de pontonniers : il faudrait, durant plusieurs jours au moins, à l'aide des bateliers du pays, dresser des volontaires à monter et à démonter un pont. Les membres du Conseil, l'adjudant-général Fontenay, le capitaine d'artillerie Fuchsamberg, l'officier de son arme le plus instruit peut-être et le plus actif qui servît la République, le général d'Arçon qui visitait alors les frontières du nord-est, les chefs de bataillon, tous partagèrent l'opinion de Vieusseux. Mais Lacoste, à demi couché sur la table, s'écria que le passage devait s'exécuter. Vainement Guyardin essayait de l'apaiser. Lacoste, en proie à un accès de colère, ne cessait de répéter que les satellites des tyrans avaient passé le Rhin et que les hommes libres ne pouvaient être moins hardis que les esclaves. Nous oserons tout, dit un des officiers, et nous passerons le Rhin sur l'heure, si vous nous fournissez les moyens. — Ces moyens, répondit Lacoste, je vous les promets. — Eh bien, nous passerons, répliquèrent unanimement les membres du Conseil.

Vieusseux demanda des renforts à Landremont. Mais le général objecta que les ennemis ne lui donnaient pas de relâche, qu'il se battait soir et matin, qu'il réclamait lui-même de la cavalerie, qu'il était obligé de renforcer son infanterie par les agricoles des districts de Wissembourg et de Haguenau. Quelques jours plus tard, Vieusseux fut destitué et remplacé par Labruyère[9].

Labruyère semblait tomber des nues ; il ne connaissait personne dans la division du Haut-Rhin, il n'avait jamais vu le terrain et il venait diriger une opération difficile. Il s'empressa de déférer à la volonté des représentants. Le commandant de Huningue eut ordre de faire construire sans délai, pour le 13 septembre, quatre grands radeaux, capables de porter chacun une pièce de campagne et cent soldats. Ces radeaux ne furent achevés que le 4 6 septembre ; mais le 47, sur l'inj onction des commissaires, le passage eut lieu. On avait vaqué, la veille au soir et jusque dans la nuit, à tous les préparatifs. On entraîna de vive force les bateliers de Village-Neuf. On prit, où l'on put, de méchantes cordes qui servirent de câbles. On transporta sur la grève les radeaux démontés, on les assembla tant bien que mal et, à la pointe du jour, on les mit à l'eau. Les bateliers reculèrent d'effroi : les poutres, disaient-ils, étaient d'un bois trop vert ; elles avaient été grossièrement réunies ; ils n'oseraient jamais diriger vers l'autre bord ce plancher si frêle, si peu solide, qui s'affaisserait sûrement sous la charge des soldats et du canon. Mais Labruyère menaça de les fusiller, et ils ne soufflèrent plus mot. On monta sur trois radeaux ; le quatrième restait inutile faute d'agrès et de mariniers. Les craintes des bateliers se vérifièrent aussitôt : il était impossible de mettre sur chaque radeau, comme Labruyère l'exigeait, une centaine d'hommes et une pièce d'artillerie. On n'embarqua donc que deux compagnies de grenadiers, du 4e et du 40e bataillons du Doubs ; encore ces braves gens, au nombre de deux cents, avaient-ils de l'eau jusqu'aux genoux. Ils dérivèrent cependant aux cris de : Vive la République ! qu'une foule de spectateurs répétait avec enthousiasme.

Les Autrichiens avaient installé des batteries en face de Huningue : ils tirèrent sur les radeaux et ne blessèrent personne ; la distance les empêchait de bien ajuster. Par malheur, au premier coup de canon, les volontaires se baissèrent instinctivement et le radeau s'enfonçant sous leur poids, l'eau s'éleva jusqu'au-dessus des genoux et mouilla les cartouches dans les gibernes. Enfin, on atteignit la rive allemande. Mais on ne sut pas arrimer les radeaux ; on manquait de câbles, parce qu'on les avait soit coupés, soit oubliés au départ ; on craignait que les bateliers n'eussent l'idée de regagner Huningue. Quelques soldats demeurèrent avec les mariniers, et les trois radeaux, entraînés par le courant, butant de distance en distance contre les épis, criblés de balles et de mitraille, ne tardèrent pas à couler. Tous ceux qui les montaient furent tués ou pris ; deux bateliers périrent, trois autres se rendirent, le reste put se sauver à la nage. Quant aux volontaires débarqués sur la rive droite, que pouvaient-ils faire contre les Autrichiens ? Devaient-ils les attaquer dans leurs redoutes ? Ils étaient en trop petit nombre ; ils n'avaient que des cartouches mouillées ; ils n'attendaient pas de secours. Ils se jetèrent en pays neutre, au Petit-Huningue, sur le territoire de Bâle. Désarmés et ramenés à la limite de l'Empire, ils passèrent le Rhin sur des nacelles et rentrèrent dans la place. Les Autrichiens tentèrent le même jour de bombarder Huningue, et, de huit heures du matin à dix heures et demie, tirèrent cinq cents coups sur la ville ; ils ne tuèrent pas un seul homme et ne firent que dégrader quelques toits. En revanche, les Français démontèrent un de leurs canons et endommagèrent considérablement leurs parapets et leurs redoutes ; une seule volée leur enleva trois artilleurs[10].

 

Les représentants répondirent au bombardement de Huningue par l'incendie de Vieux-Brisach. Le général Gromard[11] ne devait d'abord exécuter qu'un simulacre d'agression pour détourner l'attention des Autrichiens. Mais Lacoste ordonna de détruire Vieux-Brisach. Le 15 septembre, à cinq heures du soir, quatre mortiers et sept canons de 16 et de 24, installés au fort Mortier, jetèrent sur la ville une grêle de projectiles. Une petite batterie de quatre pièces, établie à droite, dans l'île de Reinach, faisait avec la grande batterie du fort un feu croisé. On tira jusqu'au 19 septembre et on dépensa quatorze milliers de poudre. La vieille cité fut réduite en cendres. Les flammes qui la dévoraient répandaient une telle clarté qu'on pouvait lire un journal en pleine nuit à plus d'une lieue. Pas une maison n'était intacte. Trois ans après, Vieux-Brisach n'offrait aux regards que des décombres, des pans de mur calcinés, des rues encore pavées et couvertes d'herbe ; tous les habitants avaient fui ; il ne restait de la population qu'une poignée de malheureux qui vivaient sous les voûtes des caves ou dans des huttes au pied de la montagne.

Voilà, écrivaient les représentants, un repaire de moins, et l'on mandait de Bâle au Moniteur que la foudre républicaine avait anéanti la ville : effet terrible de la juste vengeance d'un peuple libre ! Mais qu'était Vieux-Brisach, sinon un grand village ouvert, depuis que les Impériaux avaient, en 1741, rasé tous ses remparts ? Livrer Vieux-Brisach à ce cruel et inutile embrasement, n'était-ce pas se priver d'une tête de pont qui ferait défaut aux républicains lorsqu'ils passeraient plus tard sur l'autre bord ? N'était-ce pas s'aliéner le Brisgau, et ne vit-on pas aussitôt les paysans indignés se lever en masse et s'attrouper sur la rive pour interdire le passage aux carmagnoles ?

Les Autrichiens essayèrent de prendre leur revanche le 6 octobre. Ils bombardèrent le fort Mortier de dix heures du matin à huit heures du soir. Mais eux aussi perdirent leur temps et leur peine. Le fort n'était qu'une demi-lune retranchée à la gorge qui s'ouvre sur le Rhin. Vainement les canonniers impériaux tirèrent avec une merveilleuse adresse et lancèrent sur le fort plus de dix mille projectiles ; ils ne tuèrent qu'un seul homme et tant de fracas n'aboutit qu'à briser des tuiles, des lattes et quelques chevrons[12].

 

L'incendie de Vieux-Brisach et la tentative de Huningue n'étaient que des diversions. La véritable attaque fut celle de Niffer. Le 10 septembre, Labruyère avait reçu de Landremont l'ordre de traverser le Rhin entre Neuf-Brisach et Huningue avec toute sa division et de marcher sur Fribourg-en-Brisgau. Le général donna sur-le-champ les instructions nécessaires. Mais les bateaux destinés au passage étaient restés longtemps sur le glacis de Huningue, exposés aux intempéries des saisons, et Beauharnais les avait fait récemment transporter à Colmar, sur la rivière d'Ill, pour les réparer. Il fallait les raccommoder et les mettre en état de servir ; il fallait en outre se procurer douze cents chevaux pour les retirer de l'Ill et les conduire au Rhin, à quelques lieues de là. Le passage ne pouvait donc s'exécuter le 11 septembre, comme le voulaient Landremont et Labruyère. En vain les représentants Lacoste, Milhaud, Guyardin se rendirent à Colmar et déclarèrent que la division du Haut-Rhin devait franchir le fleuve sans nulle remise. On leur prouva qu'il était impossible d'entreprendre aussitôt l'opération. Ils accordèrent, tout en maugréant, un délai de plusieurs jours et fixèrent le passage au 14, puis après de nouveaux et inévitables retards, au 16 septembre.

Niffer avait été choisi comme lieu d'embarquement : en cet endroit, le Rhin était assez resserré, et l'on pouvait y jeter un pont avec le petit nombre de bateaux qu'on avait. Mais les bords opposés offraient, ainsi que sur toute la rive droite, un escarpement difficile, et des hauteurs de Rheinweiler, l'ennemi découvrait sans peine les moindres mouvements des républicains.

Enfin, parut le 16 septembre, impatiemment souhaité par les commissaires de la Convention. Les bateaux envoyés de Colmar se trouvaient sur leurs haquets derrière la forêt de la Hart, et devaient être à minuit sur la rive et à trois heures sur le fleuve. Mais l'ordre du départ ne parvint que très tard à l'officier qui les gardait. Les chemins n'étaient pas jalonnés à travers les bois ; les ordonnances chargées du message, puis les officiers, puis l'adjoint, puis l'adjudant-général Fontenay qui coururent successivement hâter l'arrivée des bateaux, s'égarèrent dans la Hart par la nuit obscure et la pluie battante. Au lieu de partir à dix heures du soir, le convoi ne s'ébranla qu'au grand jour.

Les représentants auraient mieux fait de remettre l'entreprise au lendemain. Ils commandèrent de jeter le pont incontinent et de lancer les bateaux au fur et à mesure qu'ils arriveraient. En attendant, deux bataillons passeraient sur l'autre bord pour se saisir des hauteurs de Rheinweiler et douze canons protégeraient leur descente. Mais, sur l'ordre des représentants, les pièces tirèrent aussitôt, avant l'embarquement des troupes, comme pour avertir l'adversaire et annoncer l'attaque.

On accouple les bateaux trois à trois. Un intrépide officier, Roumilhac, adjoint à l'état-major et capitaine au 33e régiment, part avec 130 hommes. Mais au milieu du fleuve il est assailli par un feu roulant ; les bateliers effrayés ne veulent pas accoster, et voilà Roumilhac qui dérive au gré des eaux. On vole à son aide ; trois autres bateaux sont à peine assemblés que le brave Coste, commandant du 4e bataillon de la Côte-d'Or, s'élance avec une partie de ses volontaires ; il a le même sort que Roumilhac ; il essuie une grêle de balles et ses mariniers épouvantés refusent d'atterrir. On fait un troisième accouplement de bateaux, et dans leur impatience de secourir leurs frères d'armes, les républicains n'attendent même pas que la troisième barque soit ajoutée. Mais eux aussi sont accueillis par une violente mousqueterie, et que peut leur feu divergent contre le feu convergent de l'ennemi qui tire sur eux à coup sûr ? Vainement un bataillon, posté dans une petite île près de Niffer, les soutient de son mieux par une très vive fusillade. Les trois détachements, emportés par le courant, finirent par prendre terre, et criblés de projectiles, accablés sous le nombre, incapables de se déployer sur un bord escarpé, se rendirent à merci.

Pendant ce temps Labruyère et les représentants s'efforçaient d'attacher et de jeter le pont. Mais les pontonniers rassemblés à la hâte ne se connaissaient pas les uns les autres et n'étaient aucunement exercés à des manœuvres qui demandent une longue habitude et une parfaite entente. Quelques-uns disparurent à la première salve. Des volontaires du 3e bataillon de la Gironde se présentèrent en assurant qu'ils étaient experts dans la navigation. Mais ils avaient plus de bon vouloir que d'expérience. Bientôt le désordre fut extrême ; chacun mettait la main à la besogne et ne prenait conseil que de son zèle ; les matériaux s'accumulaient inutilement sur la grève. Les murmures succédèrent aux cris d'enthousiasme. On plaignit Roumilhac et ses compagnons. On déclara la partie perdue. Etait-il possible, tant que les ennemis ne seraient pas délogés de Rheinweiler, de faire un pont jusqu'à la rive droite ? Les représentants persistaient encore dans leur dessein. Enfin, après un conseil tumultueux, leur obstination fut vaincue.

Mais Lacoste ne renonçait à l'entreprise qu'en frémissant de rage. Il se vengea sur les officiers : le général Labruyère, l'adjudant-général Fontenay, le capitaine d'artillerie Fuchsamberg, le chef du 11e bataillon du Jura Vuillerme, le lieutenant des pontonniers Trost furent jetés dans les prisons de Huningue[13].

 

Tels ont été les premiers passages que les armées de la Révolution tentèrent sur le Rhin. Les représentants et les généraux attribuèrent ces échecs répétés à la scélératesse des bateliers. J'ai affaire, écrivait Landremont, à des gens qui trouvent tout difficile, et les commissaires mandaient que les pontonniers fuyaient lâchement à la vue de l'Autrichien, qu'il fallait employer envers eux les plus terribles moyens de coercition et guillotiner au moins la moitié de ces misérables. En réalité, tous ces passages témoignent de l'impéritie, de l'imprévoyance et du désordre qui régnaient alors dans les armées. Pas un seul ne fut sagement conçu, pas un seul ne fut exécuté par des hommes qui eussent une connaissance même superficielle de l'opération. On ne prévit rien ; on ne prit aucune mesure pour triompher des obstacles qui devaient nécessairement se présenter ; on lança de vaillants soldats sur l'autre rive pour les abandonner à l'ennemi. Il eût fallu tenter, non des passages partiels, mais un seul passage et l'opérer avec audace et vigueur, sans tergiversation, sans tâtonnement ; il eût fallu ne faire sur divers points que des simulacres ; il eût fallu patienter, user de précautions, se préparer à loisir et sans bruit. Mais on voulut passer partout sur-le-champ témérairement et à l'étourdie ; on ne passa nulle part. On ne sut même pas intimider l'adversaire, et les Impériaux ne dégarnirent pas d'un seul bataillon leur armée de la Lauter : ils n'avaient en face de Niffer que trois compagnies du régiment Terzy ! Trois ans plus tard, Moreau franchit le fleuve ; lui aussi n'avait pas de grandes ressources à sa disposition ; mais la bravoure des soldats était alors guidée par l'intelligence des généraux, et non par la funeste précipitation des représentants.

 

 

 



[1] Wagner, 90 ; Zeissberg, I. 226-228 ; Hermann, Diplom. Correspondenzen, 1867, p. 399 ; Sorel, III, 494.

[2] Ce fut le 2 septembre ; cf. une lettre du 4 dans le n° 104 du Journal de la Montagne et une note de Legrand (A. G.).

[3] Compte rendu par Ruamps, Borie, etc., 11 et 225.

[4] Gesch. der Kriege, I, 213 ; Gebler, 125-127 ; Remling, I, 372 ; Moniteur du 25 sept. ; D'Ecquevilly, I, 154-158 ; le général d'artillerie Ravel à l'adjoint Dupin, 13 sept. (A. G.).

[5] Note de Legrand (A. G.) ; Compte rendu par Ruamps, Borie, etc., 226.

[6] François Thevenot était général de brigade depuis le 30 juin 1793.

[7] Legrand prétend qu'on n'aurait pas dû, dès le début de la guerre, couper la dernière travée du côté français. Un bras du Rhin ne séparait-il pas le pontet la citadelle ? Les ennemis pouvaient-ils surprendre la garde du pont, et, cette garde surprise, s'établir dans l'ile, à l'extrémité du pont, sous le feu même de la citadelle ? Bizy avait proposé de faire soutenir la travée sur des bateaux attachés à un câble très fort : il suffisait de couper le câble au dernier moment, et la rapidité du courant entraînait la travée.

[8] Note de Legrand ; rapport de l'officier placé à l'observatoire de la plateforme de la métropole de Strasbourg ; Tholmé à Dièche, 10 sept. ; Dièche à Bouchotte, 14 sept. ; Landremont à Schauenburg, 13 et 15 sept. ; Bizy à Sparre et au commandant de la 1re légion strasbourgeoise, 12 sept. (A. G.) ; Compte rendu par Ruamps, Borie, etc., p. 223 (lettre de Raclot à Sparre) ; Strobel-Engelhardt, Vaterl. Gesch. des Elsarses, V, 1849, p. 196.

[9] Parce qu'il avait alarmé les Suisses en rétablissant la batterie de Huningue qui menaçait Bâle, et n'avait pas su concilier les mesures qu'exigeait la sûreté de nos frontières avec les égards que commandait la neutralité helvétique (Papiers de Barthélémy, III, 28).

[10] Ordre de Borie et de Ruamps, 7 août ; Falck à Beauharnais, 8 août ; Landremont à Vieusseux, 30 août ; ordres de Labruyère, 12 sept., et de Sorbier, 16 sept. ; le commandant de Huningue à Bouchotte, 22 sept. ; Milhaud, Lacoste et Guyardin au Comité, 18 sept. ; note de Legrand (A. G.) ; Bacher et Rivalz à Deforgues, 19 et 20 sept. (Papiers de Barthélémy, III, 62-63 et 65-66) ; cf. sur Falck, Expédition de Custine, 2, et Charavay, Corresp. de Carnot, I, 76 ; sur Monter, Charavay, Corresp. de Carnot, I, 416 ; sur Vieusseux, général de brigade depuis le 1er septembre 1792, Retraite de Brunswick, 16 ; Eickemeyer, Denkw., 203 ; Papiers de Barthélemy, III, 19 ; Sedillot disait de lui que noble genevois et marié en Suisse, il déplaisait à l'armée (aux représentants, 16 août 1793. A. G.).

[11] Gromard (Jean-Gaston-Quentin) était général de brigade depuis le 7 septembre 1792, et de division depuis le 8 mars 1793. Il fut remplacé à Neuf-Brisach le 4 octobre par Otfenstein.

[12] Milhaud, Guyardin, Lacoste au Comité, 18 sept., note de Legrand (A. G.) ; Aug. Stœber, Curiosités de voyages en Alsace, 1874, p. 297 ; Sigmund Billing, Kleine Chronik der Stadt Colmar, p. Waltz, 1891, p. 299-301 ; Coste, Not. sur Vieux-Brisach, 1860, p. 285 ; E. Martin, Die Zerstörung Breisachs durch die Franzosen, 1874, p. 1-22.

[13] Sigmund Billing, Kleine Chronik, p. Waltz, 300 (avec une vue du passage) ; Milhaud, Guyardin, Lacoste au Comité, 18 sept. ; ordres de Labruyère, de Fontenay, etc. Mém. de Bach ; note de Legrand (A. G.) ; Gebler, 131 (les Autrichiens firent prisonniers outre Roumilhac et huit officiers, 133 soldats). Etienne Labruyère, Nicolas-François Arnoux Fontenay, Thomas-Gabriel Fuchsamberg, Jacques-Antoine Vuillerme (qui escortait les bateaux) et Henri Trost furent absous par le tribunal militaire du second arrondissement ; mais, à l'instigation de Lacoste, le représentant Hentz fit réincarcérer les officiers et arrêter les juges ; le 9 thermidor les sauva.