LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

LA PREMIÈRE INVASION PRUSSIENNE

 

CHAPITRE VIII. — LES ÉMIGRÉS.

 

 

I. Rôle des émigrés. Place que leur assignent Louis XVI et les coalisés. Plaintes des princes. — II. L'armée du Centre. Son indiscipline. Ses espérances. — III. L'émigration à Coblenz. Comment la jugent les Prussiens. Ordre de Brunswick. Orgueil des émigrés. Leurs dépenses. Leur ignorance de la situation. Soif de représailles. Patriotisme. — IV. Marche de l'armée des princes. Grevenmaker. Roussy. Entrée en France. — V. Calonne, gouverneur-général civil. Ses mesures d'administration. Manifestation de Longwy. Entrée à Verdun. Réaction. Indulgence des Prussiens. — VI. Renvoi de Calonne. Régence de Monsieur. Projets de Breteuil. Intrigues du baron et de Fersen. Acloque. Batz. Dumouriez. La baronne d'Angel et Rivarol. Sainte-Foix. — VII. Mot de Bertrand de Molleville. Désillusions.

 

I. Pendant que les Austro-Prussiens pénétraient en France et s'emparaient de Longwy et de Verdun, l'émigration qui les suivait, essayait d'organiser le gouvernement du pays conquis. Mais il faut, avant de retracer ce qu'elle fit en Lorraine à la fin d'août et dans les premières semaines de septembre 1792, exposer brièvement le rôle que lui réservaient les alliés, les sentiments qu'elle leur inspirait, les forces qu'elle avait réunies, la part qu'elle prit aux commencements de la campagne.

On sait assez les fautes et les folies des émigrés jusqu'au début de l'invasion. On connaît leur haine contre les modérés de leur propre parti qu'ils détestaient autant que les jacobins, l'influence funeste de Calonne sur les princes, la jalouse opposition que fit au baron de Breteuil l'ancien contrôleur des finances. Les cours étrangères virent les agents de Breteuil et ceux de Calonne entrer en lutte, se noircir à l'envi, s'imputer les uns aux autres les progrès de cette grande calamité de la Révolution.

Aussi les coalisés s'étaient-ils résolus de longue date à ne pas employer ces incommodes auxiliaires. Us voulaient. selon le mot de Fersen, travailler pour eux et non par eux. Ils étaient fatigués de leurs réclamations importunes, de leurs plans absurdes, surtout des appels incessants qu'ils faisaient à leur bourse. Ils craignaient leur insubordination et leur légèreté. Si les émigrés participaient activement à la lutte, auraient-ils la discipline et la patience dans les fatigues ? Ne donneraient ils pas un mauvais exemple aux troupes alliées ? Ne regarderaient- ils pas leur haine contre la Révolution comme le premier de leurs intérêts ? N'était-il pas évident qu'ils troubleraient les opérations militaires par la frivolité proverbiale de leur caractère, par leur esprit d'indépendance, par leur désir aveugle de représailles[1] ? Ne les laissez pas agir, faisait dire Louis XVI, ils ne respireront que la vengeance et la satisfaction de leurs insultes personnelles ; ils feraient une contre-révolution encore plus fatale que la Révolution, et, s'il fallait opter, j'aimerais mieux me livrer aux jacobins ; qu'ils forment une armée ; mais qu'elle marche derrière celle des alliés et tienne garnison dans les places fortes ; elle sera mon armée de confiance lorsque les coalisés quitteront le territoire, après avoir vaincu l'anarchie[2]. Marie-Antoinette ne voulait être sauvée que par les alliés ; elle se révoltait à la pensée de devoir sa délivrance au comte de Provence qu'elle n'avait jamais aimé et au comte d'Artois qu'elle n'aimait plus ; le comte d'Artois, disait-elle avec amertume, serait donc un héros[3] ! Le roi et la reine, écrit Clermont-Gallerande, répugnaient avec raison à mettre une partie de la nation en guerre contre l'autre ; ils avaient tous deux soigneusement recommandé au baron de Breteuil d'éloigner les émigrés. Lorsque je passai à Bruxelles le 29 mai 1792, il m'y encouragea, m'assurant très positivement qu'ils ne seraient de rien.  Les gens instruits qui avaient vu les deux côtés ne doutaient pas qu'ils ne marchassent en seconde ligne et ne fussent simplement destinés à garder les places et les provinces conquises. A peine fus-je arrivé à Paris que je fus confirmé dans cette idée, non seulement par les personnes qui approchaient le plus familièrement de Leurs Majestés, mais encore par la bouche même de la reine1[4].

Les princes s'indignèrent du rôle que leur imposaient les coalisés. Ils protestèrent de leur courage et de leur belliqueuse ardeur. C'étaient eux qui devaient occuper les postes les plus avancés, qui devaient s'interposer entre leurs concitoyens égarés et les armées étrangères. On ne pouvait les mettre à l'arrière-garde avec les bagages. Ne rendraient-ils à la plus belle des causes d'autres services que ceux de gardes-magasins ? Mais Kaunitz déclara brutalement au duc de Polignac, leur envoyé, que les émigrés devaient attendre avec une confiance sans bornes la décision des deux souverains alliés[5].

Brunswick et Hohenlohe-Kirchberg avaient décidé, dans la conférence militaire de Sans-Souci, que l'armée des princes se rassemblerait à Philippsbourg afin de s'étendre sur le Rhin, de passer le fleuve à Bâle, et, avec l'aide des Suisses qu'on croyait entraîner, de faire en Franche-Comté une diversion utile. Le ministre autrichien combattit vivement cette combinaison. Laisser les princes agir seuls ! Leur permettre d'entrer en France à la tète de quinze à vingt mille hommes ! Mais ils n'en feraient qu'à leur tête ; ils ne suivraient que les plans dictés par l'égoïsme et la rancune de leurs conseillers ; ils causeraient aux deux cours les plus graves embarras ; ils compromettraient de gaieté de cœur la vie du roi, de la reine et de la famille royale ! Seuls et livrés à eux-mêmes, ils gaspilleraient follement tout l'argent qu'on leur donnerait ! Il fallait, au contraire, les éloigner entièrement du théâtre de la guerre et, comme disait Kaunitz, les laisser hors du jeu[6].

Mais Nassau-Siegen protesta vivement au nom de la tsarine. Breteuil et Caraman représentèrent au roi de Prusse et à Bischoffswerder qu'il serait à la fois utile et généreux d'assigner à la noblesse française une place digne de son dévouement et des sacrifices qu'elle avait faits. Bouillé montra dans les conférences de Magdebourg que les émigrés, joints aux alliés, pourraient attirer les déserteurs et rallier les troupes de ligne dont la défection semblait certaine[7].

Les diplomates et les généraux austro-prussiens réglèrent à Mayence dans les conférences du 20 et du 21 juillet l'emploi des troupes que leur offraient les princes français. Il fut convenu que les émigrés forme- raient trois corps. Ceux qui se trouvaient alors aux environs de Mayence, sous les ordres immédiats de Monsieur et du comte d'Artois, suivraient l'armée prussienne ; ils devaient être au nombre de 8.000 et l'on ne pouvait dépasser ce chiffre sous aucun prétexte. 5.000 autres émigrés se joindraient aux Autrichiens qu'Esterhazy commandait dans le Brisgau ; ce fut le corps du prince de Condé ; on y remarqua deux gentilshommes de la chambre du roi, le duc de Richelieu et le marquis de Duras, le fils du duc de ia Vauguyon, les jeunes ducs de Crussol et de la Trémoille, le marquis de Bouillé ; le roi de Prusse, écrit ce dernier, ne m'avait pas dit de le suivre et les princes me traitaient assez froidement[8]. 4.000 autres émigrés et non au delà, devaient être attachés au corps d'armée autrichien des Pays-Bas ; il fut dirigé par le duc de Bourbon. Tous ces émigrés recevaient des alliés le pain et le fourrage ; mais ils devaient s'armer et s'équiper à leurs frais. Le duc de Brunswick nommerait le gouverneur des provinces conquises. L'empereur donnait aux princes une somme de 200.000 florins, mais c'était le dernier subside qu'il leur accordait, et on les prévint que les cours d'Autriche et de Prusse avaient résolu de ne plus les secourir de leur argent. S'ils refusaient ces conditions et voulaient agir pour leur propre compte, le généralissime des troupes alliées annoncerait dans une proclamation qu'il abandonnait les émigrés à leur sort[9].

Les princes s'emportèrent. Ils vinrent trouver Schulenbourg et réclamèrent un subside de deux millions de livres. La scène fut vive, et, comme disait Schulenbourg, des plus agitées ; cette réclamation, écrivait-il à ses collègues de Berlin, fut énoncée de la manière la plus urgente et la plus opiniâtre, mais je n'ai rien ménagé de mon côté, et à force de remontrances, de réfutations et de duretés, je suis parvenu enfin à l'emporter ; voilà une première pointe de gagnée[10].

Les comtes de Provence et d'Artois se résignèrent. Ils prirent les 200.000 florins que leur donnaient les alliés, et consentirent à former l'arrière-garde de l'armée d'invasion. Ces messieurs, écrivait Cobenzl le 17 septembre, connaissent bien peu la situation ; les deux cours les introduisent de nouveau dans le pays sous la protection de leurs troupes, mais elles doivent guider leurs pas, leur donner de sages conseils et de meilleures vues ; on ne peut les livrer, même dans leur propre intérêt, à leurs imprévoyants conseillers et à leur imagination exaltée qui éterniserait les désordres actuels ou en causerait d'autres encore[11].

 

II. Le corps d'émigrés qui suivait l'armée prussienne s'intitulait pompeusement l'armée du centre, comme l'armée nationale qui campait sous les murs de Metz. Il était sous les ordres de deux maréchaux de France, Broglie, le vainqueur de Bergen, et Castries, l'ancien ministre de la marine. Il se composait de troupes de ligne, de la maison du roi, des coalitions de province et de brigades. Les troupes de ligne comptaient trois régiments : Berwick infanterie, Royal-Allemand et les hussards de Saxe ; ce dernier régiment qu'on regardait comme un modèle d'instruction et de discipline, était commandé par le baron de Gottesheim, le comte de Fresnel et le baron de Wardner. La maison du roi avait été réorganisée sur le sol étranger. Ses quatre corps, mousquetaires, chevau-légers, grenadiers à cheval et gendarmes, avaient pour chefs le marquis du Hallay, le comte de Montboissier, le vicomte de Virieu et le marquis d'Autichamp. On y joignit les chevaliers de la Couronne, sous le comte de Bussy, la compagnie de Saint-Louis des gardes de la porte, sous le marquis de Vergennes, la maison militaire de Monsieur, sous les comtes d'Avaray et de Damas, et celle du comte d'Artois, sous le bailli de Crussol et le comte François d'Escars. Le reste de l'armée était formé des coalitions de la noblesse divisée par provinces : celle de Languedoc, celle de Bretagne, où servait Chateaubriand, celle d'Auvergne composée de 450 gentilshommes et commandée par le marquis de Laqueuille. Mais il y avait encore des brigades d'officiers émigrés qui servaient comme simples soldats, ainsi, la brigade des officiers de Navarre, conduite par son colonel, le marquis de Mortemart. La brigade la plus brillante et la plus nombreuse était celle de Monsieur, ainsi nommée parce que la plus ancienne compagnie était composée d'officiers de Monsieur-Dragons ; on y remarquait l'escadron de Chartres-Dragons et de Périgord-province sous les ordres du marquis de Verteillac, et l'escadron de Franche-Comté-chasseurs et de Picardie-chasseurs que dirigeaient le marquis de Coigny et le comte Erasme de Contades. Les officiers de marine, dont un ancien colonel de dragons-Lorraine, le marquis de Treson, s'était fait l'instructeur, formaient deux compagnies d'infanterie sous MM. d'Hector et Albert de Rioms et un escadron de cavalerie sous M. de Laporte-Vezin. Ils venaient tous de Brest, de Rochefort, de Toulon et avaient pour étendard le pavillon déchiré de la Belle Poule, sainte relique du drapeau blanc[12].

Mais cette armée manquait de tout. Elle ne traînait avec elle que douze pièces de campagne du plus faible calibre, et des officiers d'artillerie faisaient le service de simples canonniers. Les fusils de l'infanterie étaient des armes de rebut extrêmement pesantes ; ils nous cassaient l'épaule, dit Chateaubriand, et souvent n'étaient pas en état de tirer, j'avais un mousquet dont le chien ne s'abattait pas. Quoiqu'on eût falsifié les assignats[13], on ne put payer la solde des troupes de ligne. Erasme de Contades demanda vingt-cinq louis au comte de Provence pour vivre pendant la campagne et il assure que la plupart de ses compagnons n'avaient pas de quoi acheter un peu de fromage et d'eau-de-vie.

L'indiscipline régnait dans cette armée où figuraient les plus beaux noms de France. Elle formait, dit Las Cases, une cohue désordonnée, et un seul bataillon de la garde impériale de nos derniers temps l'aurait mise en déroute sans difficulté[14]. Les uns étaient trop jeunes et les autres trop âgés ; on trouvait dans les rangs des enfants et des vieillards incapables de supporter les fatigues ou les privations d'une campagne. J'ai vu, racontait plus tard Chateaubriand, de vieux gentilshommes à mine sévère, à poil gris, habit déchiré, sac sur le dos, fusil en bandoulière, se traînant sur un bâton et soutenus sous le bras par un de leurs fils ; j'ai vu M. de Boishue marcher seul et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers à la pointe de sa baïonnette, de peur de les user[15].

Aussi les émigrés avaient-ils interdit aux Prussiens l'entrée de leur camp. Ils ne veulent laisser entrer personne, écrivait Lombard, sous prétexte qu'ils ne sont pas encore prêts, mais évidemment ils rougissent de la différence entre eux et nous. Un officier allemand les vit s'exercer aux environs de Bingen ; il lui sembla que chacun de ces orgueilleux gentilshommes était son propre maître ; ils prétendent, s'écriait-il, que l'anarchie désole la France, mais elle règne dans leur propre camp ! En huit mois, on dut enfermer plus de deux cents turbulents dans la citadelle de Coblenz[16].

Il eût fallu punir tout le monde. Le moindre hobereau n'obéissait qu'avec impatience. Hélas ! disait M. de Durfort, les plus petits d'entre nous sont aussi tristes d'avoir perdu leur castel ou leur sous-lieutenance que je le suis d'avoir perdu mon rang de lieutenant-général et mon appartement au Palais-Royal. Que d'émigrés au cœur de l'expédition regrettèrent leurs aises et se plaignirent des corvées ! Vainement le marquis de Toulouse-Lautrec assemble ses cavaliers autour de lui, se fait la barbe devant eux, se verse une rasade d'eau-de-vie, jette son verre en l'air, et crie Vive le roi ! en ajoutant : Voilà, mes camarades, les véritables gestes des gens de guerre ; ses cavaliers ne goûtent pas la leçon et l'accueillent par des railleries et des murmures. Une autre fois, le marquis de Montazet ordonne que trois cavaliers aillent chercher une vache dans une ferme, à quelque distance du campement ; mais on se moque de lui. Montazet assemble la compagnie : Messieurs, dit-il doucement, au nom de l'honneur, allez prendre cette vache, nous manquons du nécessaire et bientôt nous souffrirons de la faim. Personne ne bougea ; ce furent trois officiers supérieurs qui ramenèrent la vache. Excepté le jour de bataille, écrit Contades, un corps de gentilshommes est difficile à conduire et embarrassant à employer ; ils avaient en général bonne volonté, mais quand il s'agissait d'aller en vedette par la pluie, celui qui devait marcher ne se hâtait jamais de se présenter, et quelquefois il n'arrivait pas du tout[17].

Des distinctions à la fois puériles et odieuses subsistaient encore. Les sept compagnies d'infanterie de la noblesse bretonne portaient un uniforme couleur bleu de roi avec retroussis d'hermine ; la huitième compagnie, formée de jeunes gens du tiers-état, était vêtue d'un habit gris de fer. Des hommes attachés à la même cause et exposés aux mêmes périls, dit Chateaubriand, perpétuaient ainsi des inégalités politiques[18].

Les princes avaient prodigué sans choix les grades et les décorations. Ils donnaient tous les jours des cordons, des croix, des épaulettes. Un officier se plaignit de n'avoir rien reçu ; ils lui confièrent le commandement d'un corps d'Illyriens, et le maréchal de Broglie eut soin, en l'informant de cette faveur singulière, de lui glisser quelques sages conseils sur la façon de manier des étrangers d'humeur irritable ; mais pas un Illyrien ne se présenta[19].

Tout ce monde exaltait les princes et les rabaissait tour à tour. Tantôt on leur reprochait de se montrer trop souvent, tantôt on les blâmait de n'être pas abordables.

On accueillait leurs discours avec enthousiasme, pour les tourner en ridicule l'instant d'après. On détestait leur état-major. On criblait de brocards les nombreux aides de camp dont ils s'entouraient, et lorsqu'on les vit entrer en campagne avec un train considérable de tartares et de cuisiniers, les plaintes et les huées éclatèrent de toutes parts. On souffrait de la faim, et ces beaux messieurs se faisaient suivre d'innombrables fourgons chargés de comestibles ! En avant les aides de camp ! criait-on devant Thionville, lorsque s'engageait la fusillade[20].

On n'était d'accord que sur un seul point : le retour en France était proche, et cette bizarre comédie de la Révolution touchait à sa fin. Calonne assurait que l'expédition ne serait qu'une promenade, qu'il avait partout des intelligences et que les deux tiers de la nation étaient favorables aux princes. Assis nonchalamment entre Madame de Poulpry et Madame de Lage, il entrait en France et envoyait un trompette sommer les villes de se rendre, les portes s'ouvraient et les murailles tombaient, on arrivait à Paris au milieu des acclamations et on courait à Versailles, on rétablissait Madame de Polignac dans son salon, M. le comte d'Artois au quinze, tous les freluquets au pied de ces dames, et M. de Calonne à la tête des affaires. Les émigrés étaient persuadés que trois semaines après avoir franchi la frontière, ils camperaient sur la place des Victoires. Quelques-uns prétendaient qu'il suffirait d'envoyer quelques bataillons ou même de déployer un mouchoir blanc sur la frontière pour recevoir la soumission de la France. Je croyais, raconte Las Cases, que nous n'aurions qu'à nous montrer et que tout serait à nos pieds. La cavalerie déserterait, l'artillerie même passerait en masse J'apporte dans ma poche, disait Heymann, les clés des forteresses[21]. Des officiers se disputaient le droit de profiter du congé de semestre au 1er octobre 1792[22].

 

III. Il est curieux de connaître l'impression que firent les émigrés sur l'armée prussienne. Ils l'accueillirent avec allégresse lorsqu'elle arriva dans les électorats ecclésiastiques. Le nom de Prussien, écrivait un secrétaire de Frédéric-Guillaume, est aux yeux des émigrés un si beau titre qu'ils nous poursuivent partout. Ils abandonnèrent les modes anglaises et ne s'habillèrent plus qu'à la prussienne. Ils avaient remplacé les petites bottes collantes par de grosses bottes très larges ; leurs cheveux étaient coupés court ; ils portaient un grand chapeau retapé à la suisse, chiffonnaient leur cocarde et fumaient de longues pipes. Ils firent une ovation au premier officier prussien qui vint à Coblenz pourvoir au logement des troupes. C'était Minutoli ; ils l'invitèrent à dîner, burent à sa santé, portèrent des toasts à Frédéric-Guillaume, au duc de Brunswick, à l'armée prussienne. Ils saluèrent le roi par les acclamations les plus vives, ils l'entourèrent d'hommages, ils lui donnèrent des fêtes somptueuses, ils l'appelèrent Achille et Agamemnon. Une noble dame raconte qu'elle prit, pour lui faire honneur, quatre jours de suite, quatre robes différentes, dont l'une de taffetas, couleur de rose, garnie de primevère, en blonde et en gaze d'argent. Tous les émigrés admiraient la haute taille du monarque et sa prestance. Les femmes ne tarissaient pas en louanges sur sa beauté virile ; il était leur idole ; voilà un roi, disaient-elles, et l'on ne prétendra pas, après l'avoir vu, que tous les hommes sont égaux[23].

Le roi fut affuble à tout le monde et les émigrés portèrent aux nues sa courtoisie. Mais l'armée prussienne, du général en chef au simple soldat, apprit bientôt à les détester. Le duc de Brunswick ne voyait en eux que des indiscrets et des fanfarons. Il faisait bonne mine aux comtes de Provence et d'Artois, leur rendait compliment pour compliment, et s'inclinait jusqu'à terre devant eux. Mais, rapporte Massenbach, son teint s'allumait et ses regards étincelaient comme ceux d'un tigre ; on sentait que les émigrés l'obsédaient dans le vrai sens du mot et ne lui laissaient pas ses coudées franches[24]. Vainement ils l'accablaient d'éloges et de flatteries, et le nommaient le héros du Rhin, le libérateur de la France et le bras des rois. Ils ne réussiront pas, s'écriait-il, à m'enfariner. Dès son arrivée à Coblenz, il défendit à ses troupes de les fréquenter ; il y avait dans la ville, disait-il, des espions jacobins. Cette mesure irrita les émigrés qui virent les officiers prussiens repousser froidement leurs avances ; j'aimais quelques-uns d'entre eux, raconte un lieutenant de fusiliers, et plus d'une fois je dus les écarter brusquement, à contre-cœur, et non sans embarras[25].

Ce qui blessa surtout les Prussiens, ce fut l'orgueil de l'émigration. Tout Coblenz et les trois électorats de Cologne, de Trèves et de Mayence fourmillaient de Français aux grandes prétentions et au langage arrogant. Beaucoup d'entre eux n'étaient cependant que des bourgeois qui venaient sur le Rhin suivre la mode, respirer le même air que les princes et obtenir par leur présence un certificat de noblesse. D'Argens, s'inscrivant sur un registre d'auberge, remarquait avec surprise que ses compagnons, roturiers et simples gentillâtres, se donnaient le titre de comte ou de marquis. Mais tous ces nobles, vrais ou faux, tranchaient du grand seigneur. Ils traitaient l'aristocratie prussienne d'aristocratie bâtarde et de roture ; à les entendre, un colonel prussien n'était pas digne de servir comme mousquetaire dans la maison du roi, et le duc de Brunswick, ce pauvre diable de prince allemand, ne méritait pas de commander l'élite de la noblesse française[26].

Les Allemands frémissaient de les voir jeter l'argent à pleines poignées, payer tout sans marchander et en disant qu'un Français ne rabat point, dépenser quinze écus par repas, mépriser le pain noir, ne manger que la croûte du pain blanc et faire avec la mie des boulettes qu'ils s'amusaient à se lancer au visage. On prétendait qu'ils se lavaient les pieds dans du vin. On racontait que l'un d'eux avait acheté vingt louis d'or la nuit d'une courtisane, qu'ils avaient séduit toutes les femmes des électorats et fait de Coblenz la Sodome de l'Allemagne. Tout renchérissait depuis leur arrivée ; les denrées les plus nécessaires se vendaient à un prix exorbitant ; un vêtement se payait le quadruple de ce qu'il coûtait ailleurs[27].

Leur ignorance, leur frivolité, leur rage de vengeance indignaient les officiers prussiens. Ils ne daignaient pas apprendre l'allemand qu'ils nommaient la langue des chevaux et des porcs. Ils ne cachaient pas leur surprise lorsqu'un simple fourrier parlait couramment leur langue. Comme ces marquis de 1768 qui s'étonnaient qu'on pût être Allemand et s'imaginaient que Hambourg était tout proche de la Nouvelle-Zemble, ils regardaient les soldats venus de Saxe et de Breslau comme des habitants des régions hyperboréennes. Ils ne causent, dit Lombard, que des affaires de France, et même sur ce chapitre leur ignorance nous stupéfie ; lorsqu'on leur fait l'honneur d'une conversation raisonnable, ils ne répondent que par de grands mots et de sots rires ; plus je les connais, plus j'admire la politesse et la grâce de leurs manières, mais quelle nullité dans tout le reste ![28]

Ils n'avaient pas en effet l'intelligence politique de la situation. Selon eux, Mirabeau était un fripon ; les chefs du parti populaire, des hommes perdus de dettes et de vices qui ne cherchaient qu'à s'enrichir aux dépens de la nation ; les membres de la Législative, des imbéciles qui ne cessaient de se quereller et tiraient l'épée en pleine assemblée ; la France, un pays livré à la plus affreuse anarchie où l'on violait les lois à tout instant, où personne n'était sûr de sa vie, où pas un jour ne se passait sans meurtre et sans pillage. Ils disaient de Louis XVI qu'il était bon, mais faible, et que la faiblesse de son caractère avait causé la Révolution ; ils le traitaient de béat, de pauvre homme et de soliveau. Ils reconnaissaient que Marie-Antoinette avait montré plus d'énergie que le roi et un courage digue de la fille de Marie-Thérèse ; mais ils lui reprochaient sa prodigalité, ils l'accusaient de dominer Louis XVI, et même d'être un peu démocrate. Necker et Lafayette étaient l'objet de leur haine la plus vigoureuse ; ils ne prononçaient le nom de ces deux hommes qu'avec horreur et les accablaient des épithètes les plus outrageantes ; tous deux avaient causé le mal, tous deux avaient eu la fatuité de croire qu'ils sauraient diriger la Révolution et la pousser comme une balle où il leur plairait ; mais la balle était trop pesante et ils avaient dû la laisser rouler au gré du hasard[29].

Lorsque ces émigrés parlaient de la campagne qui s'ouvrait, ils n'avaient à la bouche que menaces et cris de fureur. Ils juraient de tout détruire par le fer et par les flammes. Ils promettaient de châtier la nation, ou, comme ils disaient, cette populace réfractaire. Leur exagération est extrême, mandait Lombard à ses amis de Berlin ; ils ne tiennent que d'horribles discours, et, si la France était abandonnée à leur vengeance, elle ne serait bientôt qu'un immense tombeau. Le secrétaire royal s'entretint à Trèves avec une comtesse de Bourmont ; il croyait que la conversation serait légère et amusante ; on causa politique, et la dame, prenant les traits d'une furie, déclara qu'on n'épargnerait pas un seul révolutionnaire[30].

Ce monde de l'émigration, superbe, insolent, étourdi, avide de cruelles représailles, n'inspira donc à l'armée prussienne qu'un sentiment d'aversion et de dégoût. Nous combattons pour eux, disait un officier supérieur dans une lettre que publia la Minerva d'Archenholz, mais nous les méprisons et voulons, pour les humilier, conquérir la France sans leur secours. C'est le rebut de la nation, écrit encore Lombard, et je comprends le dédain profond qu'on montre partout à ces gentilshommes. J'espère que la fleur de la noblesse est restée en France, et que ceux-là seuls ont émigré qui n'ont rien à perdre, ou qui veulent faire fortune, ou qui suivent aveuglément l'impulsion de quelques chefs ; la plupart sont des vauriens. Il se promenait un soir dans une rue de Coblenz ; des émigrés, échauffés par la boisson, vinrent à passer ; parbleu, dit l'un d'eux, en le toisant avec hauteur, je parie que c'est un démocrate. Messieurs, répondit Lombard, je le serai bientôt, si tous les aristocrates vous ressemblent. Ils se turent, ajoute le secrétaire royal, et c'est beaucoup pour un Français[31].

Mais pourquoi insister sur des fautes qui furent si chèrement expiées ? Souvenons-nous qu'il y avait parmi les émigrés des gens de cœur, venus du fond de leur province pour servir leur roi sans espoir de récompense. Souvenons-nous que pour beaucoup d'entre eux la place n'était plus tenable en France et que des officiers furent chassés de leurs régiments par les soldats. Souvenons-nous enfin que tous ou presque tous restaient et se disaient Français. Je marchais contre la révolte, écrit Caraman, mais j'étais Français de cœur. Aux fêtes que donna l'électeur de Mayence, les émigrés s'abstinrent de figurer dans les danses ; le jeune Villeneuve Laroche-Barnaud voulait entrer dans une colonne anglaise que menait le prince royal de Prusse le duc de Guiche vint lui dire à l'oreille : Songez que notre roi est prisonnier et que dans quelques jours nous allons combattre des Français. Comme Mme de Genlis passant près. de Mayence et entendant avec douleur les coups de canon dirigés contre la garnison française, comme le régent et le prince de Condé détestant cette Autriche dont ils recevaient les subsides, comme Chateaubriand et Mme de Staël apprenant avec larmes le désastre de Waterloo, la plupart des émigrés aimèrent toujours la patrie. Leur sentiment national fut indestructible. Par une généreuse inconséquence, il leur arriva souvent de s'attrister sur les défaites de la France républicaine et d'applaudir à ses victoires. Après la déroute de Mons, on vit à Coblenz de vieux gentilshommes pleurer l'échec de leurs compatriotes et Monsieur s'écria qu'il avait le cœur déchiré ; Ce sont, disait-il, des Français qui sont battus, des Français qui s'enfuient ! Un général prussien assurait devant le comte de Provence que les Français avaient besoin d'une telle leçon qu'elle ne pût s'effacer de leur mémoire ; prenez garde, répondit le prince, on ne les a pas toujours battus, et ils sauront disputer le terrain[32].

Les émigrés s'alliaient à la Prusse et à l'Autriche ; mais ils s'opposaient avec autant d'énergie que les jacobins au démembrement du territoire. S'il faut céder une province, pensait Fersen, pour le rétablissement de la monarchie et de son autorité, il n'y a pas à balancer. Mais Fersen était Suédois. Les émigrés refusaient de faire une seule concession aux dépens de la France. Ils affectaient de croire au désintéressement des coalisés. Ils vantaient adroitement la générosité de leurs alliés qui n'avaient pas, disaient-ils, d'arrière-pensée de conquête. Ils répétaient, comme le marquis de Lambert aux habitants de Longwy, que l'Autriche et la Prusse employaient leurs armes pour porter l'ordre et la paix chez une nation rivale, et non pour la gloire passagère et funeste d'enlever quelques provinces. Ils demandaient instamment les secours de Catherine II, afin de sauvegarder la frontière nationale après la guerre lorsque se règlerait la question des indemnités. Ils comptaient, non sans raison, que la Russie réprimerait les exigences de ses alliés et garantirait les limites de la France[33].

 

IV. La petite armée des émigrés avait quitté Coblenz à l'approche des troupes prussiennes. Elle se rendit à Bingen, puis à Trèves et défila (14 août) devant le roi de Prusse qui, malgré la chaleur, tint constamment son chapeau à la main. Le jour où l'on devait franchir la frontière était proche ; on voulut implorer solennellement la protection du dieu des armées. L'archevêque de Narbonne, assisté de plusieurs évêques et entouré d'un nombreux clergé, dit la messe dans la cathédrale de Trêves. La foule des émigrés, silencieuse, recueillie, emplissait le chœur et la nef. Mais lorsque l'archevêque entonna le Domine salvum fac regem, l'enthousiasme éclata bruyamment, et toutes les voix s'unirent à celle du prélat[34].

On se porta de Trèves sur Grevenmaker, dans le Luxembourg. Ce fut là que Gœthe vit ce campement de gentilshommes qui menaient eux-mêmes leurs chevaux à l'abreuvoir ou chez le maréchal-ferrant. Mais, dit-il, par un contraste singulier, ces futurs combattants qui n'avaient ni domestiques, ni brosseurs, emmenaient avec eux leurs maîtresses, leurs enfants, toute leur parenté ; la prairie où ils campaient était remplie de voitures et de chariots de toute sorte. On avait permis aux femmes de suivre l'armée, et l'empressement, écrit la duchesse de Gontaud, fut général ; des équipages encore nombreux couvraient les routes, et ce reste d'élégance parisienne, la confiance que chacun témoignait, rendaient ce voyage joyeux ; chacun se séparait gaiement, se donnant presque rendez-vous à Paris[35].

De Grevenmaker on se rendit à Stadtbredimus par de mauvais chemins et sous une pluie abondante. On y resta dix jours. Les princes avaient établi leur quartier général dans le château, à un quart de lieue du camp, sans prendre les plus simples précautions pour leur sûreté ; une poignée d'hommes déterminés aurait pu les enlever aisément[36].

Enfin, le 29 août, les émigrés entrèrent en France par Rodemack et Roussy. Le comte d'Artois avait annoncé la prise de Longwy, en ajoutant que les patriotes n'étaient pas si terribles et qu'on les mettrait facilement à la raison. Tout le monde était plein d'ardeur. Les visages ne respiraient que la joie et l'espérance ; on se disait les uns aux autres que la campagne serait de courte durée ; en comptait sur un soulèvement des royalistes de Normandie et de Bretagne ; on calculait les jours de souffrance que Louis XVI avait encore à supporter ; on marchait en chantant : Ô Richard, ô mon roi ! et Pauvre Jacques. Il n'était pas un de nous, raconte Las Cases, qui ne se vit à quinze jours de là chez lui, triomphant, au milieu de ses vassaux humiliés et soumis. La pensée d'un prochain succès adoucissait les désirs de vengeance ; une lettre des princes recommandait l'indulgence, et le 28 août, Monsieur avait dit à son entourage que la noblesse française devait prouver à l'Europe qu'elle savait à la fois vaincre ses ennemis et pardonner les erreurs de ses compatriotes[37].

 

V. Monsieur établit son quartier général à Hettange-la-Grande (30 août), et pendant que son armée, jointe aux Autrichiens de Hohenlohe-Kirchberg, investissait Thionville, Calonne prit ses mesures pour percevoir les contributions.

L'ancien contrôleur des finances s'était fait le gouverneur général civil du pays reconquis. Il se qualifiait ministre d'État, chargé par les princes français, frères du roi, de faire vérifier l'état des recettes et recouvrements des droits. Il confiait la perception des contributions aux employés émigrés ; il rétablissait les anciens impôts ; il faisait main basse sur l'argent qui restait dans les caisses des districts. Un M. Ostome, receveur principal des douanes à Sierck et émigré de France au mois de juillet, était chargé de contrôler les registres de recettes dans les districts de Thionville et de Longwy. Un M. Goulard, administrateur des droits du roi, devait établir dans les pays occupés une régie exacte et suivie pour le compte des princes. Il avait sous ses ordres un inspecteur général, M. Laires, des inspecteurs particuliers et tout un personnel de préposés munis de passeports et de leurs anciennes commissions, autorisés à se servir de l'épée et à porter une plaque aux armes de France. Goulard reconnaissait dans ses instructions que la guerre rendait le service de la nouvelle administration à peu près nul, puisque les denrées qui circulaient étaient pour la plupart destinées aux armées. Mais tous les marchands et détaillants devaient se pourvoir d'acquits à caution visés par les commissaires des guerres ; s'ils entraient en France avec du sucre ou du café, ils étaient tenus de payer les droits ordinaires ; on ne leur remboursait la somme perçue que s'ils présentaient un certificat signé par les officiers auxquels ils avaient vendu leur marchandise[38].

Les princes avaient demandé aux alliés qu'on leur remît la place de Longwy. On leur répondit que la forteresse appartenait au roi de France et non au parti de l'émigration[39]. Mais ils avaient encore assez d'influence pour essayer sur-le-champ dans la petite ville et les environs le rétablissement de l'ancien régime. Le curé constitutionnel avait pris la fuite ; on le remplaça par son prédécesseur, Folbeker, qui avait refusé de prêter le serment. On expulsa du district tous les ecclésiastiques intrus[40]. On interdit les clubs. On édicta les peines les plus sévères contre quiconque tiendrait des propos séditieux. Deux officiers municipaux de Longwy, Jacqueminot et Béguinet, suspectés de jacobinisme ; durent donner leur démission, et, sur l'ordre de Lucchesini, le curé insermenté et deux avocats qu'on croyait royalistes, Thibessard et Courselle, assistèrent aux séances du conseil général de la commune. Le maire ne put sortir de la ville sous peine d'être arrêté partout où il serait rencontré. Les gendarmes que le commandant Lavergne avait envoyés à Luckner, furent retenus à Villers-la-Chèvre par les hussards impériaux et remis en liberté sous la condition expresse de porter les ordres du nouveau gouverneur. Un commissaire autrichien, accompagné de deux grenadiers hongrois, vint examiner les registres du receveur du district Nicolas et vérifier sa caisse. Deux émigrés, dont l'un, M. de Villy, se disait receveur général des princes, ordonnèrent à Nicolas de continuer ses fonctions et d'envoyer à toutes les communes du district une circulaire imprimée qui prévenait la population que tous les impôts seraient désormais perçus au nom des frères de Louis XVI[41]. Deux anciens commissaires des guerres de Sedan et de Longwy, Ruville et Moreau, firent effacer le mot nationale au-dessus de la porte de la douane, mirent les registres sous les scellés et déchirèrent de leurs propres mains les placards de l'Assemblée législative affichés à l'hôtel de ville[42].

Mais il importait surtout de provoquer à Longwy une manifestation éclatante en faveur des princes. Déjà les notables d'Audun-le-Tiche avaient, dans une adresse publique, demandé à Monsieur et au comte d'Artois, ces a héros magnanimes m, le pardon de leurs erreurs passées. M. de Lambert, commissaire des princes près du duc de Brunswick, fit venir au camp de Praucourt le procureur du district, Bernard, et le secrétaire de la mairie, Collin. Il leur dit qu'on sévirait contre les partisans de la Révolution si l'on n'envoyait pas à Monsieur une adresse de soumission et de repentir signée par les personnes les plus considérables de la ville. Il ajouta que les boutiquiers et les petits marchands devaient désigner leur qualité au superlatif et s'intituler négociants. L'adresse, rédigée par l'administrateur du district Lhotte, signée par ses deux collègues Hugot et Jeanjean, par Bernard et Collin, fut portée de maison en maison. Tous ceux auxquels on la présenta n'osèrent refuser leur signature, excepté le juge de paix Claude. ancien membre de l'Assemblée constituante, qui fui aussitôt arrêté et envoyé à la citadelle de Verdun. Les habitants de Longwy, disait l'adresse, étaient convaincus que la France ne pouvait subsister sans le pouvoir royal ; ils regardaient Louis XVI comme leur seul et unique souverain ; ils priaient Monsieur d'accepter la régence du royaume, de se faire reconnaître en cette qualité par le peuple et les armées et de former lui-même son conseil de gens instruits, éclairés, vertueux, propres au rétablissement du bon ordre. Monsieur félicita les habitants de Longwy ; je ne doute pas, leur écrivait-il, que tous les Français n'imitent le grand exemple que vous venez de donner, et je m'estimerai toujours heureux d'avoir été le premier dépositaire de vos véritables sentiments. Il ignorait que la plupart des signataires avaient, dès le lendemain, protesté secrètement contre l'adresse qui leur avait été suggérée et extorquée par les agents des princes[43].

Il put se convaincre, le 26 août, lorsqu'il traversa la ville, que la population de Longwy n'avait cédé qu'à la crainte. On a dit qu'il fit une entrée ridicule, qu'il était monté sur un cheval blanc du nom de Commode et tenait à la main une branche d'olivier, symbole de la paix. Ce qu'on sait, c'est que la municipalité se rendit au devant de lui, sur l'ordre du commandant autrichien, et le salua sans prononcer de compliment. Aussi ne fit-il que passer ; il entra par une porte et sortit par l'autre, sans s'arrêter[44].

Quelques jours plus tard (7 sept.) Monsieur et le comte d'Artois quittaient le camp de Hettange-la-Grande et arrivaient à Verdun. On les reçut aussi froidement qu'à Longwy. Le prince royal de Prusse les vit de la fenêtre des dames Morland ; il y avait, dit-il sur un ton indifférent, quelques voitures, mais l'événement ne produisit pas une grande sensation. Les frères de Louis XVI logèrent à l'évêché. Verdun devint le rendez-vous de l'émigration. C'était là qu'accouraient les couples séparés par la guerre, et durant quelques jours, raconte un contemporain, la ville fut un autre Paphos[45].

Breteuil entrait à Verdun presque en même temps que les princes. Il représentait le roi ; il s'efforça de rétablir l'ancien ordre de choses. Les Prussiens n'avaient pas changé l'administration ; ils avaient gardé le maire, le conseil général de la commune, le directoire du district. Mais le 12 septembre, le gouverneur Courbière, à l'instigation de Breteuil, imposa deux nouveaux membres à la municipalité[46]. Les corps administratifs durent prêter serment de fidélité au roi de France et de Navarre entre les mains d'un officier qu'on nommait le grand juge. La formule du serment était ainsi conçue : Je jure fidélité à mon roi Louis XVI de France et de Navarre, de lui obéir en tout ce qui concernera le service du roi, de même de ne rien entreprendre contre Sa Majesté prussienne, mais en tout cas, de vivre et de mourir fidèlement à mon roi[47]. On hissa le drapeau blanc sur une des tours de la cathédrale. L'évêque constitutionnel Aubry avait quitté Verdun pour se rendre à l'assemblée électorale de Gondrecourt et s'était bien gardé de revenir. On réinstalla dans le palais épiscopal son prédécesseur l'évêque insermenté Desnos[48]. On réintégra dans leurs bénéfices les chanoines et les curés dits réfractaires. On chassa de la ville les prêtres assermentés et les plus chauds partisans de la Révolution, entre autres le médecin Lespine, membre de la municipalité, le même qui avait constaté le décès de Beaurepaire. Jean-Baptiste Georgia, président du tribunal du district et Périn, directeur de la poste aux lettres, furent jetés en prison comme patriotes. Dom Etienne Ybert, ancien procureur général du couvent des Bénédictins de Saint-Vanne, vicaire épiscopal de la Meuse et plus tard bibliothécaire de Verdun, fut enfermé pendant vingt-deux jours dans la citadelle. A Etain et dans les environs, le prévôt général de l'armée des princes fit arrêter par les cavaliers de la gendarmerie nationale ou, comme on disait, de la maréchaussée, tous les citoyens coupables d'avoir tenu des mauvais propos et des menaces propres à échauffer la tête du peuple. En une seule journée, on amena d'Etain à la citadelle de Verdun onze prisonniers. Des sauvegardes furent envoyées aux plus énergiques adhérents de la royauté, par exemple à l'émigré Fournier de Dugny, ancien sous-lieutenant au 2e dragons et à son beau-frère de la Bessière, seigneur d'Ancemont. J'ai ordre, écrivait Fournier au maire d'Ancemont, de vous prévenir de la part du prince de Hohenlohe de ne faire contribuer en rien M. de la Bessière, l'intention des princes étant que ses propriétés soient respectées, comme les miennes le sont à Dugny ; sinon, vous en répondrez personnellement et votre village serait mis au pillage[49].

Mais Breteuil ne trouvait dans les Prussiens, ses alliés, que d'indociles instruments, plus portés à l'indulgence qu'à la rigueur. Rien de ce qui nous regarde, écrivait-il à Fersen, ne se fait en règle ; il n'y a pas un objet sur lequel il ne faille aller doucement quand tout requerrait promptitude, et vous ne sauriez vous faire d'idée à quel point la généralité et les sous-ordres sont contraires aux mesures qui peuvent rétablir notre antique administration. Courbière avait fini par déclarer qu'il n'enfermerait plus à la citadelle que les Français qui seraient pris les armes à la main ou dont il ordonnerait l'arrestation. Breteuil pria Lucchesini, qui venait d'arriver à Verdun, d'être plus dur envers une population récalcitrante ; mais, disait-il avec dépit, Lucchesini n'a pas l'autorité ministérielle, et c'est de plus un étranger, un Italien : jugez d'après cela le chapitre des ménagements. Aujourd'hui seulement, 12 septembre, quelques factieux seront arrêtés et mis en prison pour servir d'exemple ; jusqu'ici les plus méchants se montraient encore avec le front de l'assurance : ils y célébraient comme si les jacobins dominaient dans la ville[50].

Il supplia Frédéric-Guillaume de châtier Varennes. C'était, aux yeux de l'émigration, la ville la plus coupable de France après Paris, et celle qu'il fallait traiter le plus rigoureusement. Si les émigrés entrent, s'écriait dès 1791 devant Marie-Antoinette une dame de la cour, je compte qu'ils foudroieront Varennes. Fersen écrivait que puisque Verdun était pris, on devait punir Varennes. Il me parait, mandait au maréchal de Castries Mallet du Pan, qu'on a totalement abjuré les mesures de sévérité, et nous n'avons pas appris qu'on ait fait encore aucun exemple sur Varennes. Tous les émigrés voulaient livrer cette ville au pillage et à l'incendie. Mais, disait tristement Breteuil, le duc de Brunswick ne veut pas qu'on lui reproche des sévérités comme en Hollande, et le roi de Prusse est le meilleur des hommes ; je ne croirai a l'exécution de Varennes qu'autant qu'elle sera faite[51]. L'exécution n'eut jamais lieu.

 

VI. Breteuil avait, il est vrai, de plus graves soucis que le sac de Varennes : il combattait l'influence de plus en plus prépondérante des comtes de Provence et d'Artois.

Il réussit à se débarrasser de Calonne, son rival. Le favori des princes faisait à Frédéric-Guillaume les honneurs du château de la Malgrange qui appartenait à son neveu, le marquis de Fouquet, lorsqu'il reçut l'ordre de quitter l'armée. Breteuil avait exigé son renvoi, et les frères de Louis XVI, un peu revenus de leurs illusions, avouaient que Calonne avait gaspillé leur argent[52].

Mais une affaire plus importante que la disgrâce d'un favori se débattait au quartier général des alliés. Monsieur voulait se faire reconnaitre régent du royaume de France par la Prusse et l'Autriche. Déjà, au camp de Montfort, à la nouvelle du 10 août, Nassau-Siegen avait proposé de donner ce titre au comte de Provence ; ce serait, disait-il, un avantage incalculable si l'on savait en tirer parti. Brunswick, Bischoffswerder, le roi de Prusse avaient accueilli sa proposition sans répugnance. Mais Caraman et le prince de Reuss eurent vent de la démarche de Nassau ; ils accoururent de Luxembourg. Reuss déclara qu'on ne pouvait prendre une si grave résolution sans l'assentiment de l'empereur. Caraman ajouta qu'il fallait entendre auparavant le baron de Breteuil, véritable représentant de Louis XVI. On résolut d'attendre la réponse du ministère autrichien et l'arrivée de Breteuil.

La question fut tranchée le 9 septembre à Verdun dans une conférence à laquelle assistaient Schulenbourg, Reuss, Nassau-Siegen, Breteuil. Le comte de Provence était représenté par M. de Moustier, le marquis de Lambert et l'abbé Marie. Moustier lut un mémoire des princes, qui démontrait la nécessité d'un centre d'autorité ; Monsieur devait prendre, non pas le litre de lieutenant-général du royaume qu'avaient porté Antoine de Navarre et Gaston d'Orléans, mais, à l'exemple de Marie de Médicis et d'Anne d'Autriche, le titre de régent qui donnait seul la plénitude du pouvoir royal. Mais Schulenbourg n'avait jamais aimé les émigrés : il était profondément blessé d'avoir été tenu à l'écart de la négociation, car ni le roi, ni Bischoffswerder, ni Brunswick ne l'avaient consulté ; il donna donc, selon sa propre expression, un avis négatif au possible. Louis XVI, disait-il, sera ou bien délivré par les alliés, ou bien mis à mort par les jacobins, ou bien encore emmené dans le midi de la France. S'il est immolé par la populace, nous reconnaîtrons volontiers les droits de Monsieur à la régence. S'il est emmené dans le Midi, nous nous bornerons à châtier Paris et à faire justice des principaux rebelles ; Monsieur sera proclamé régent, il s'entourera des régiments de ligne qui seront rentrés dans le devoir et de troupes suisses et hessoises, il organisera la contre-révolution dans les provinces conquises par les alliés. Mais, ajoutait Schulenbourg, Louis XVI vit encore, et nous allons à son secours. A quoi bon créer une régence qui ne serait qu'un fantôme de royauté, qui n'aurait que l'apparence de l'autorité, qui ne ferait qu'augmenter l'anarchie ? C'était l'avis de Breteuil ; il n'y a rien à gagner, disait le baron, dans cette régence chimérique, puisque la délivrance du roi est prochaine. L'intervention du prince de Reuss termina le débat ; l'empereur était contraire au vœu des princes et le roi de Prusse avait promis de suivre la même ligne de conduite que ses alliés[53].

Breteuil l'emportait Il se crut désormais premier ministre et maitre de l'État. Il distribua les portefeuilles. Il donnait la guerre à La Galissonnière, la marine à Moustier, les sceaux à Barentin, les affaires étrangères à Bombelles, le ministère spécial de Paris à Laporte, les finances à l'évêque de Pamiers qu'il regardait comme un homme d'ordre et de fermeté et qui serait assisté d'un conseil de six personnes, La Tour, d'Amécourt, Fouache, négociant du Havre, etc. Il renouvelait le personnel diplomatique ; il laissait le duc de la Vauguyon en Espagne, le comte de Saint-Priest en Russie, etc.[54].

Il essayait en même temps, de concert avec Fersen, de gagner des partisans à Louis XVI et de trouver à Paris, dans l'Assemblée, dans les armées, des hommes qui tenteraient de sauver le roi, la reine et le dauphin. Il craignait pour la vie des prisonniers du Temple. Il ne doutait pas que les jacobins, les scélérats, comme il les appelait, s'enfuiraient à l'approche des Prussiens. Mais que feraient-ils de la famille royale ? Pouvait-on raisonner avec des fous et des forcenés ? Il fallait donc, se disaient Breteuil et Fersen, que dans le désordre et l'anarchie qui précéderaient l'entrée des alliés, un homme à la fois influent et dévoué se fit le protecteur du roi, de la reine et de leurs enfants. Le seul homme en qui Fersen eût confiance, était Acloque, chef de la deuxième légion de la garde nationale. Il a l'avantage, écrivait le Suédois, d'être connu de la canaille et l'avoir menée longtemps ; il s'est dans tous les temps bien montré pour le roi ; il a même rendu des services. Il a assez d'esprit pour sentir ce qu'il doit réparer ; il a des vengeances particulières à exercer ; il a été opprimé ; il sent que son parti est anéanti pour jamais ; il veut écraser celui des jacobins. Tout le détermine évidemment à se déclarer pour Louis XVI. C'est d'ailleurs un homme qui peut être fort utile pour la recherche des coupables d'une classe plus obscure.

Fersen pensait même qu'on ferait bien de négocier avec l'Assemblée dès qu'on serait à Châlons. Il fallait, à son avis, tout sacrifier pour assurer l'existence du roi et de sa famille, ralentir au besoin la marche des troupes prussiennes, prodiguer aux révoltés les plus belles promesses. Breteuil entrait avec ardeur dans les vues de Fersen ; oui, lui répondait-il, il faut leurrer ces gueux de Parisiens, leur promettre hautement leur pardon, assurer tout bas les plus coupables de la clémence royale, en un mot, faire des ouvertures pacifiques et bienfaisantes.

Un ancien député de la Constituante, le baron de Batz, devait entamer cette négociation secrète avec les factieux. C'est ce même Batz, conspirateur infatigable, qui réussit plus tard à pénétrer dans le Temple et brava si longtemps les recherches de la police révolutionnaire. Mais, disait Fersen à Breteuil, vous savez que sa réputation n'est pas des meilleures, qu'il est regardé par beaucoup comme un chevalier d'industrie et nos ennemis ne manqueraient pas de dire que vous ne vous entourez que de gens de cette espèce ; n'ayez pas l'air de lui donner trop de confiance et dites que vous vous servez de lui à cause de ses liaisons banquières.

Breteuil tenta même de négocier avec Dumouriez. Il lui dépêcha successivement deux émissaires, et de Moustier écrivit au général pour lui rappeler les conversations qu'il avait eues avec lui. Dumouriez déchira froidement la lettre du comte de Moustier en petits morceaux ; je répondrai, dit-il, à coups de canon.

Il n'y a donc rien à faire avec ce drôle ! s'écria Breteuil. En désespoir de cause, il imagina de s'adresser à la maîtresse de Dumouriez, la baronne de Barruel-Beauvert, dite la baronne d'Angel : c'était la sœur de Rivarol qui se trouvait ainsi, selon le mot de Camille Desmoulins, le frère in partibus de Dumouriez[55]. Déjà, lorsque le général commandait le camp de Maulde, Breteuil conseillait à Rivarol de donner rendez-vous à Dumouriez sur la frontière pour bien l'endoctriner. Cette fois, Rivarol aurait écrit à sa sœur de se rendre au camp de Dumouriez ; elle aurait prié son amant de se retirer sous les murs de Paris, de soulever son armée en faveur du roi, de tirer du Temple Louis XVI et sa famille, de faire la paix avec les alliés ; je ne sais point de bornes, disait Breteuil, à mettre aux grâces que Dumouriez pourrait demander pour lui et ses adjoints en pareille circonstance.

Le baron chargea Fersen de faire des ouvertures à Rivarol. La négociation n'eut pas lieu ou n'aboutit pas. Le brillant causeur répugnait-il au métier que lui proposait Breteuil et croyait-il se charger d'une vilaine besogne ? Fersen ne voyait-il dans Rivarol qu'un homme de plume passablement sceptique et moins docile qu'un Limon ? Quoi qu'il en soit, il déclara qu'il fallait se passer de Rivarol et recourir à Sainte-Foix, ancien agent de la cour, grand agioteur, lié avec tous les partis, ami de Danton et de Talleyrand. On aurait envoyé à Sainte-Foix une lettre ostensible et conçue en termes très vagues ; entre les lignes, la nièce de Breteuil, Mme de Matignon, écrirait les propositions du parti[56].

 

VII. Voilà ce qu'avaient fait les émigrés jusqu'à l'heure où les alliés s'enfonçaient en Champagne. La plupart croyaient toucher au terme de l'expédition ; encore quelques jours, et le drapeau blanc flotterait dans la capitale. L'arrivée des armées étrangères à Paris, dit Bertrand de Molleville, me paraissait indubitable et très prochaine depuis la prise de Verdun ; il ne restait plus à gagner qu'une bataille que le mauvais temps empêchait de livrer, mais je n'avais pas le moindre doute que le premier jour où la pluie cesserait, l'armée de Dumouriez ne fût taillée en pièces ; l'impatience de voir ce beau jour me réveillait et me faisait lever plusieurs fois dans la nuit, pour aller voir le temps qu'il faisait, et je quittais toujours ma fenêtre en maudissant cette pluie fatale qui semblait ne devoir jamais finir[57].

Néanmoins, quelques émigrés, voyant l'opiniâtre résistance de la nation et les lenteurs de Brunswick, commençaient à craindre que ces belles espérances ne fussent trompées dans la suite de la guerre. J'ai toujours vu du louche dans cette aventure-là, mandait le prince de Condé à son fils, et je crois qu'elle finira encore plus mal ; il y a une main invisible qui retient et empêche de tenter des succès plus que certains[58]. On avait cru que la reddition de Longwy et de Verdun entraînerait la soumission du pays entier et la défection des troupes de ligne. On oubliait que ni Longwy ni Verdun ne s'étaient rendus au premier coup de canon. Partout les officiers émigrés sollicitaient leurs camarades, restés fidèles à la nation, de se joindre à l'armée des alliés ; partout ils éprouvaient un refus. Un ami de Lavergne le priait d'ouvrir les portes de Longwy au duc de Brunswick en ajoutant qu'un pareil zèle ne resterait pas sans récompense- ; Lavergne lisait la lettre aux corps administratifs. Le baron de Fumel écrivait à Custine que, s'il livrait Landau, les princes le maintiendraient dans son grade de lieutenant-général et rétabliraient ses affaires personnelles ; Custine faisait imprimer la lettre et la distribuait a profusion dans son camp. Les soldats, rapporte Dampmartin, se resserraient autour des enseignes nationales et les habitants cherchaient un refuge loin de leurs foyers. On nous avait assuré, dit Caraman, que la population s'empresserait d'aller au-devant de nous, mais on nous faisait un accueil peu encourageant, et je reconnaissais les progrès de l'esprit révolutionnaire. Nos compatriotes, raconte Las Cases, ne nous témoignaient que de l'éloignement et de la répugnance ; quelques seigneurs châtelains ou autres venaient nous joindre, mais la masse entière de la population fuyait à notre approche ; on nous considérait hostilement avec l'œil du reproche et le silence morne de la réprobation. Un jour, on nous logea dans une assez belle maison, à Etain ; tous les propriétaires avaient disparu, à l'exception de deux jeunes demoiselles très jolies. Nous voulûmes faire les aimables. Messieurs, dit assez aigrement l'une des deux amazones, nous sommes restées parce que nous nous sentons le courage de vous dire en face que nos prétendus sont en armes contre vous, et qu'ils ont nos vœux au moins autant que nos cœurs. Nous allâmes nous loger ailleurs[59].

 

L'invasion prussienne, annoncée depuis le mois de mai, n'avait entamé la frontière française que le 19 août ; elle avait pris Longwy quatre jours plus tard ; elle venait de s'emparer de Verdun (2 sept.). Mais celui qui la dirigeait ne se méprenait pas sur l'importance de ces succès et ne partageait pas la confiance excessive qu'ils inspiraient à son entourage. L'armée de Sedan et celle de Metz que Brunswick avait séparées l'une de l'autre, étaient encore intactes et pouvaient se rejoindre par .un long détour. Les Autrichiens, il est vrai, observaient l'une et l'autre : Clerfayt se rapprochait de Stenay ; Hohenlohe-Kirchberg investissait Thionville et envoyait des partis de cavalerie aux environs de Metz. Mais ni Clerfayt ni Hohenlohe-Kirchberg n'étaient assez hardis et assez forts pour tenir en respect les généraux français. Dumouriez, laissant Clerfayt s'établir aux environs de Stenay, allait quitter Sedan et, à tire d'aile, occuper les principaux défilés de l'Argonne, Grandpré et les Islettes. Kellermann, laissant Hohenlohe-Kirchberg bloquer Thionville, allait quitter le camp de Frescaty et, par Toul et Bar-le-Duc, se porter lentement au sud de l'Argonne à la rencontre de son collègue. Après diverses péripéties et grâce aux fautes de l'adversaire, les deux armées devaient faire leur jonction à la veille même de la journée qui décida de l'issue de la campagne. Vainement Dumouriez fut forcé dans son poste de Grandpré. Vainement son armée fut saisie d'une terreur panique. Brunswick perdit un temps précieux ; ses troupes s'embourbèrent dans les routes de l'Argonne, et, comme les Suédois se trainant vers Pultava pour y trouver leur défaite, les Prussiens arrivèrent devant le tertre de Valmy, diminués, dégoûtés de la guerre, épuisés par les marches, les maladies et la faim. Il suffisait de faire face a un pareil adversaire, et le 20 septembre, lorsque s'engagea la plus violente canonnade qu'on eût entendue depuis longtemps, l'armée française tint bon et personne ne lâcha pied. A vrai dire, la victoire fut indécise, mais dans leur situation, les Prussiens devaient la gagner ; ils étaient donc battus, et l'adversaire leur devenant supérieur par le nombre et par les ressources dont il disposait dans son propre pays, il ne leur resta plus qu'à se retirer.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Fersen, II, 337 ; Vivenot, Quellen, I, 443, 447.

[2] Mission de Goguelat, Vivenot, Quellen, I, 432.

[3] Lafayette, Mém., III, 300.

[4] Clermont-Gallerande, Mém., 1826, III, 485. Cf. les lettres de Montmorin à La Marck : on ne saurait trop les mettre à l'écart, III, 313 et 300-301.

[5] Vivenot, Quellen, II, 56.

[6] Vivenot, Quellen, II, 52-54.

[7] Bouillé, Mém., 326 et 420.

[8] Bouillé, Mém., 339.

[9] Vivenot, Quellen, II, 145.

[10] Ranke, Ursprung, appendice, 365.

[11] Vivenot, Quellen, II, 205 ; voir ci-dessus, chap. III, les arrière-pensées des deux cours au sujet de l'émigration.

[12] Marcillac, Mém., 106 ; Chateaubriand, Mém. d'outre-tombe, II, 23 ; Forneron, Hist. des émigrés, 1, 261 ; Dampmartin, Mém., 277 et 297 ; Contades, Souvenirs, 185, p. 53-54.

[13] Sur le conseil de Calonne. Gœthe vit près d'Arlon les deux voitures, de forme singulière, qui renfermaient la fabrique de faux assignats (Camp. de France, 172 ; cf. d'Allonville, Mém. secrets, III, 114). Après Calonne, Breteuil recourut sans scrupule à la contrefaçon et proposa de distribuer aux alliés, sous cette forme, 150 millions de livres ; n'était-ce pas l'exercice d'un droit royal ? François II répondit qu'il ne pouvait accepter un projet aussi infâme (Vivenot, Quellen, II, 437-444).

[14] Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe.

[15] Las Cases, Mém., 1819, p. 20 (il servait dans le corps de la marine), et Mémorial de Sainte-Hélène, V, 213.

[16] Lombard, Lettres. 247 ; Témoin oculaire, I, 62 et 100 ; Montrol, Hist. de l'émigration, 95 ; Las Cases, Mémorial, V, 213 : c'était l'anarchie s'agitant au dehors pour établir l'ordre au dedans ; une véritable démocratie combattant pour rétablir son aristocratie.

[17] Dampmartin, Mém., 299-300 ; Contades, Souvenirs, 58 et 65. On punissait à tort et à travers ; Chateaubriand raconte qu'il subit une faction correctionnelle pour avoir pris, sans y penser, deux poires dans le jardin d'un château.

[18] Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, II, 23.

[19] Dampmartin, Mém., 281.

[20] Contades, 12 ; Neuilly, Dix années d'émigration, p. p. de Barberey, 1865, p. 51 ; Chateaubriand, II, 31.

[21] Vous trouverez peut-être les serrures changées, lui répondit le chevalier de Borghèse.

[22] Archenholz, Minerva, 1792, novembre, 119 ; Contades, 26-27 ; Dampmartin, Mém., 289 292 ; Metternich, Mém., I, 15 ; Lettre sur la vie de Dumouriez (Massenbach, I, 321) ; Minutoli, Erinnerungen, 14 ; Las Cases, Mémorial, V, 219 ; Chateaubriand, II, 22.

[23] Lombard, Lettres, 242 et 247 ; Contades, 47 ; Moniteur du 18 juillet, lettre de Bonn ; Minutoli, Erinnerungen, 13 ; Las Cases, Mémorial, V, 221 : le ciel s'ouvrait devant nous.

[24] Massenbach, Mém., I, 33.

[25] Minutoli, Erinnerungen, 15 ; lettre de Coblenz, du 2 août (Moniteur du 15) ; Fersen, II, 22.

[26] D'Argens, 47 ; Laukhard, III, 40, IV, 76.

[27] Laukhard, III, 36-37 ; Gœthe, Camp. de France (novembre) ; Dampmartin, 283 : Lombard, Lettres, 244 ; Gust. Fraytag, Bilder aus über Zeit, 353-354.

[28] Laukhard, III, 35 ; Lombard, Lettres, 242 ; Minutoli, Erinnerungen, 14 ; sur les marquis de 1768, voir Sturz, Werke, 1819, I, 207.

[29] Témoin oculaire, I, 30-31, 46-47, 51-53 ; Goguelat, Mém. (Mém. sur l'émigr., 1877). 239 ; Forster, VIII, 218 (lettre du 2 septembre). Voir le supplice raffiné que Sénac de Meilhan veut infliger à Necker (Meilhan, Le gouvernement, etc., portraits, p. p. de Lescure, 276). La marquise de Lage, rentrant en France au mois de juillet, dit que Lafayette eût été charmé de lui faire un affront et de laisser massacrer par des soldats une femme de bonne compagnie, attachée à ceux qu'il avait offensés. Sa domestique lui montrait de loin les tentes des Français qu'elle prenait pour des troupeaux de moutons ; des tigres ! répondit la marquise (Souv. d'émigration, 1869, p. 5 et 10).

[30] Lombard, Lettres, 246 ; Las Cases, Mém., 18.

[31] Minerva, 1792, p. 503 ; Lombard, Lettres, 242. A Verdun, le prince royal de Prusse, invité à souper par Nassau-Siegen et tombant en pleine réunion d'émigrés, se trouvait très déplacé en semblable compagnie ; Sombreuil le présentait à son hôtesse, mais le jeune homme, qui comptait trouver quelque chose d'intéressant, se voyait reçu de la façon la plus solennelle et la plus ennuyeuse par une vieille dame habillée à l'ancienne mode ; il s'empressait de prendre congé (Rémin., 155).

[32] Les plus nobles types de l'émigration sont peut-être d'Argens (voir ses Mémoires), ce comte de Bridge dont nous parle Montlosier, Chateaubriand, etc. ; les vrais héros, dit ce dernier, étaient les soldats plébéiens, puisqu'aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur sacrifice. Cf. Mém. de Caraman, 13 ; Mme de Staël, Consid. sur la Révol. fr., I, 7 ; Montrol, Hist. de l'émigr., 110 ; Las Cases, Mémorial, V, 222 (Jeunesse insensée, disait Cazalès. malheur à qui appelle l'étranger dans son pays !) ; Villeneuve Laroche-Barnaud, Mém. sur Quiberon. 1819, p. 80 ; Souv. de la duchesse de Gontaud, p. 17 ; Malmesbury, Diary, II, 413 : lord Auckland, Corr., III, 60. Cf. encore le mot d'un émigré à François II : Voilà de quoi battre vos sans-culottes !C'est ce qu'il faudra voir. (Mme Campan, Mém., p. 358).

[33] Fersen, II 274-275 (et la corresp. de Bombelles et de Breteuil) ; réponse du marquis de Lambert aux habitants de Longwy (arch. nat, procès de Lavergne).

[34] Neuilly, 49 ; Dampmartin, 284-295 ; Strantz, 25.

[35] Gœthe, Camp. de France, 12 ; Duchesse de Gontaud, Mém., 18.

[36] Marcillac, 107 ; d'Argens, 53.

[37] Minutoli, der Feldzug, 120 ; d'Argens, 54 ; Contades, 55-56 ; Beaulieu, IV, 78 ; Neuilly, 49 ; Las Cases, Mémorial, V, 224.

[38] Correspondance originale des émigrés, 209 et suiv. ; cf. Ternaux, IV, 148-149, 530-532.

[39] Hausser, I, 369.

[40] Voir dans la Gazette de France, du 2 octobre, le modèle des circulaires : Il est enjoint aux officiers municipaux de. de rétablir dans l'exercice public des fonctions ecclésiastiques. et aussi d'expulser sur-le-champ tous les prêtres intrus, résidant à..., lesquels seront tenus de se conformer au présent ordre, sous peine de punition corporelle.

[41] Nicolas toucha près de 400 francs qu'il avait encore dans sa caisse lorsque Les Français rentrèrent à Longwy.

[42] Arch. nat., dossier de la capitul. de Longwy ; Relation du siège, 23-25.

[43] Relation du siège, 23-25, Arch. nat., dossier de la capitul. de Longwy ; Correspondance originale des émigrés, I, 254-264 ; Relation du siège de Longwy, 30-33. La protestation, rédigée le 30 août et enregistrée le 22 septembre, était ainsi conçue : Les soussignés déclarent qu'en signant l'adresse ils n'ont cédé qu'à la force, qu'ils en désavouent et en exècrent le contenu. Les seuls qui ne la signèrent pas furent Lhotte, Hugot et Jeanjean ; aussi prirent-ils la fuite lorsque les Français rentrèrent dans Longwy. Mais Bernard et Collin qui avaient colporté l'adresse, le maire Guillemard, le receveur Nicolas et l'avocat Courselle qui l'avaient signée, furent transférés dans les prisons de Metz. On réussit à faire évader les quatre premiers. Courselle, que les Prussiens avaient imposé au conseil de la commune, fut traduit devant le tribunal révolutionnaire et acquitté.

[44] Relation du siège, 27 ; Rémin., 155.

[45] Rémin., 155 ; Mérat, Verdun en 1792, 127 ; lettre de M. Jussy au Franc-parleur de la Meuse, citée par Mérat.

[46] Lamèle, ancien procureur au bailliage et greffier de la maréchaussée. en dernier lieu avoué et receveur principal à la vente aux sels, et Barthe, avocat en parlement au bailliage et secrétaire de la subdélégation, puis receveur de la commune et juge de paix. Tous deux furent condamnés à mort par le tribunal révolutionnaire et exécutés le 5 floréal an II. Un arrêté du comité de sûreté générale, rendu le 15 vendémiaire an III en faveur de plusieurs habitants de Verdun émigrés ou suspects, reconnut l'innocence de Barthe et ordonna sa mise en liberté.

[47] Bibliothèque de Verdun, Verdun-Révolution, II, p. 46 ; lettre de Ternaux et de Gossin au directoire de la Meuse, billet signé Nordmann, juge auditeur.

[48] Son premier soin fut de purifier la cathédrale ; il s'y promena gravement — dit le conventionnel Cavaignac dans un curieux passage de son rapport — à la tête de son clergé, pour la purifier de l'intrusion, avec des gestes et des contorsions magiques.

[49] Témoin oculaire, I, 141 ; Roussel, Hist. ecclés. de Verdun, II, 96 ; lettre d'André, Sutières et Fréron, Révolutions de Paris, XIII, 487 ; pétition de dom Ybert, 3 ; arch. municip. de Verdun, n° 7 et 8 ; arch. nat., W. 352. doss. 718. III, p. 7 et 7 bis.

[50] Fersen, II, 367-368 et 373. Arch. municip. de Verdun, 1792, n° 8, mém. de Brunelly à M. de Bressac. Ce ne fut que le 16 septembre que Breteuil réussit à rétablir solennellement l'évêque et les chanoines.

[51] Correspondance entre Mirabeau et La Marck, III, 286 ; Fersen, II, 361 et 367 ; Mallet du Pan au maréchal de Castries, Moniteur du 5 novembre (lettre du 17 septembre) ; Lombard, Lettres, 247 (mot du comte de Bourmont).

[52] Fersen, II, 34 ; Dampmartin, Mém., 203.

[53] Nassau-Siegen, 338-339 ; Goguelat, Mém., 240-241 ; Fersen, II, 353 ; Ranke, Ursprung, 297 ; Moniteur du 23 octobre (lettre des princes à Moustier) ; Beaulieu, IV, 156-157.

[54] Fersen, II, 336 et 341. L'évêque de Pamiers, César de Bonneval d'Agoult, était l'amant de la fille de Breteuil, Mme de Matignon.

[55] Histoire des Brissotins, 38.

[56] Fersen, II, 360-361, 370, 377.

[57] Mém. partic., 1816, II, 224-225.

[58] Condé au duc de Bourbon, 31 août (De La Boutelière, L'armée de Condé, 1869, p. 6).

[59] Lettre de l'émigré d'Allebrade à Lavergne (Moniteur du 2 septembre) ; lettre de Custine (Moniteur du 18 août) ; Dampmartin, Mém., 302 ; Caraman, Mém., 13 ; Las Cases, Mémorial, III, 109, et V, 226-227 ; Montrol, Histoire de l'émigration, 110.