I. Luckner. Son caractère. Sa conduite au 10 août. Sa faiblesse. Mauvaises nouvelles. — II. Les commissaires. Ils demandent le maintien de Luckner. Servan le destitue. — III. Kellermann. Son arrivée à Metz. Luckner généralissime. — IV. Rapport des commissaires. Opinion de Kellermann. Renforts d'Alsace. Ordre de bataille. L'avant-garde. La réserve de Valence. Linch. Pully. M. Chartres, prince français. D'Aboville et Sénarmont. Berthier et Schauenburg. Esprit de l'armée du Centre avant Valmy.I. Luckner, qui commandait l'armée du Centre, avait alors soixante-dix ans. Il était né en Bavière, à Campen. Il fit ses premières armes dans un régiment de hussards hanovriens, puis entra au service de la Prusse et combattit les Français pendant la guerre de Sept-Ans ; il était à la tête d'une division de l'armée de Ferdinand de Brunswick[1]. Mais Frédéric II le payait mal ; Luckner s'offrit à la France qui lui donna le grade de lieutenant-général (20 juin 1763) : la monarchie de Louis XV croyait, régénérer l'armée en faisant venir de Prusse des officiers pour la commander. Il fut nommé maréchal, en même temps que Rochambeau (janvier 1792), et le ministre Nais bonne, lui remettant le bâton en présence de la garnison de Metz, disait : M. de Luckner, vous que nous n'avions appris à connaitre que par nos revers, vous nous avez adoptés pour patrie et en privant nos ennemis d'un de leurs premiers généraux, vous nous donnez pour garant de votre dévouement le choix que vous avez fait de la France sur toute l'Europe[2]. On ne peut s'imaginer la popularité de Luckner au début des hostilités. On ne le nommait que le brave Luckner ; le pays mettait en lui son espoir ; la Flandre, l'Alsace le réclamaient à grands cris, comme le seul qui pût défendre la frontière ; le ministre de la guerre aurait voulu qu'il fût partout ; Couthon demandait qu'il devint généralissime et eût carte blanche[3]. Robuste, malgré son grand âge, passant toute la journée sur son cheval, s'agitant plus qu'il n'agissait, courant dès l'aube aux avant-postes, poussant de grossiers jurons, tutoyant le soldat et lui frappant sur l'épaule, Luckner s'était fait aimer des troupes par ce semblant d'activité comme par la brusquerie de ses manières. On ne l'appelait dans les camps que le père Luckner. Mais il n'aurait su conduire de vastes opérations et manier des masses. Lorsqu'on lui proposait un mouvement, il objectait que le train de son armée était considérable et que ses équipages l'embarrassaient. Il ne voulait qu'escarmoucher et ne comprenait que la guérilla. Il ne put jamais concevoir ni se mettre dans la tête un plan de campagne ; hussard il avait commencé, hussard il était resté. Il envahit la Belgique au mois de juin, s'empara de Menin, brûla les faubourgs de Courtrai, puis commanda la retraite. Il servait la France depuis trente ans et savait à peine le français. Lorsque Dumouriez lui expliquait l'invasion des Pays-Bas autrichiens : Oui, oui, répondait-il, moi tourne par la droite, tourne par la gauche, et marcher vite. Malade et mandé à la barre de la Convention, il envoyait une lettre en allemand qu'il fallait traduire. C'était, dit Vaublanc, un bien pauvre homme. Ô mon malheureux pays, s'écriait Mme Roland après s'être entretenu tout un soir avec Luckner, vous êtes donc perdu, puisqu'il faut aller chercher hors de votre sein un pareil être pour lui confier ses destinées[4] ! La Révolution était pour ce soudard quelque chose d'étrange et d'incompréhensible. Il confondait les partis' et se disait dévoué à tout le monde, au roi, à l'assemblée, à la nation, à la Constitution. En réalité, il n'était attaché qu'à la monarchie et ne se réglait que sur Lafayette. La monarchie l'avait nommé un peu tard maréchal de France[5], mais il lui devait les trente mille livres qu'il touchait annuellement depuis 1763. Lafayette était son lieutenant ; mais il imposait à Luckner par ses façons de grand seigneur ; il l'avait entouré d'officiers de son bord ; il lui avait donné pour, chef d'état-major Alexandre Berthier, alors dévoué à la Constitution de 1791 et très fayettiste ; Berthier menait Luckner, écrivait toutes ses lettres, inspirait tous ses actes. Pourtant, ce rude et inculte soldat, docile à l'impulsion de Lafayette et de Berthier, avait assez de finesse pour attendre l'événement. Il hésitait longtemps avant de s'engager, il ne se prononçait qu'à la dernière extrémité ; mais il finissait toujours par se rallier au parti victorieux. Si l'on blâmait ses tergiversations et sa conduite équivoque, il gémissait, il pleurnichait, il parlait de son âge, de ses services passés, de son ignorance de la langue française. Après le 20 juin, il exprimait dans une lettre publique son indignation contre les factieux en ajoutant qu'il se joignait à un autre général qui avait acquis le droit de faire entendre sa voix toutes les fois qu'il s'agissait de la liberté. Mais, devant la commission des vingt et un qui le pressait de questions, il déclarait que Lafayette lui avait fait des propositions horribles[6]. Après le 10 août, il parut un instant se rallier à Lafayette. Il priait le général de bien garder les commissaires dans le château de Sedan, parce qu'il ne saurait qu'en faire, s'ils arrivaient jusqu'à lui. Il assurait à l'aide de camp de Lafayette, Alexandre Romeuf, qu'il défendrait la cause de la monarchie constitutionnelle et il tenait à ses soldats le discours suivant : Il fient t'arriver un crant accident à Paris ; l'ennemi qui l'est tefant nous, ché me moque ; mais l'ennemi qui l'est terrière nous, ché mè moque pas. Si on fous tonne te l'argent, prenez, mangez, ché mè moque ; ne m'apantonnez pas : moi, ne fous apantonne cbamais. Le chénéral Laiayette, il a fait arreter trois commissaires qui relaient fenus pour mettre le tesortre tans son armée ; nous avoir bientôt le même fisite, et nous les recevoir te même. Foilà le aide de camp de Lafayette qui mé a apporté le noufelle, et qui tira à Lafayette les ponnes impositions les soldats te l'armée tu fieux Luckner[7]. Il ne cachait pas sa mauvaise humeur dans ses lettres au ministre et laissait échapper de sourdes menaces. Il rappelait qu'il avait prêté serment au roi et à la Constitution a la face de la France entière. Il lui tardait, disait-il, de connaitre les causes d'un événement qui causait à son armée de vives inquiétudes. Il s'étonnait que l'Assemblée eût destitué Lafayette : Je n'ai jamais vu M. de Lafayette que dans les vrais principes de la Constitution et, comme moi, il n'avait pour but que la nation, la loi et le roi. Il blâmait la destitution de Victor de Broglie et l'épuration des états-majors. La France, écrivait-il, n'aura bientôt plus un officier qui connaîtra le service. Le moment est-il favorable pour dégoûter ceux qui ont tenu ferme à leur poste ? De pareilles autorités déplairaient infiniment dans l'armée que je commande. Si je connaissais des officiers qui s'écartent des vrais principes de la loi, je serais le premier à les suspendre de leurs fonctions. On lui recommandait de se défier de La Morlière qui commandait à Strasbourg : il répondait que La Morlière était un honnête homme et un brave militaire, chérissant la Constitution. Si ces titres, ajoutait-il, ont élevé des soupçons contre lui, je dois m'attendre sans doute au même sort. Mais il n'osait se déclarer ouvertement contre le nouveau régime et, comme toujours, craignait de se compromettre par un acte décisif. Il reçut de Paris une adresse aux armées qu'on le chargeait de répandre parmi ses troupes et une lettre anonyme qui le sommait, au nom de l'honneur et de sa réputation militaire, de marcher sur la capitale pour sauver Louis XVI. Généraux, officiers et soldats, disait l'auteur de l'adresse, le roi à qui vous avez juré d'obéir, est dans les fers et sera peut-être bientôt sur l'échafaud. Depuis le 10 août, jour d'horreur et d'ignominie, une faction atroce s'est emparée de toutes les autorités. Quittez vos armes, si vous ne voulez pas être regardés par l'Europe comme les compagnons des Jourdan, des Santerre, des brigands de Marseille et de Brest, ou plutôt réunissez-vous à ces souverains qui viennent, non vous combattre, mais vous secourir ; allez faire ensemble tomber les fers de votre trop bon et trop malheureux roi. Luckner envoya l'adresse et la lettre au ministre de la guerre[8]. Il voyait la France entière se soumettre aux décisions de l'Assemblée et reconnaître le 10 août. Il voyait l'ancien maire de Metz, Anthoine, un des instigateurs et des chefs de l'insurrection parisienne, rentrer dans la ville en triomphateur, prendre sans obstacle possession de la mairie, rassembler les citoyens au son du tocsin, casser le conseil général et publier, aux applaudissements de la foule, les décrets de l'Assemblée. Le vieux sabreur, dont le caractère était un mélange singulier de faiblesse et d'astuce, comprit que la royauté avait perdu la partie ; il changea de langage ; il assura qu'il était jacobin, Sacretié, moi, ché si jacobi ; il flatta le maire de Metz, et Anthoine, qu'on appelait alors un autre Pétion, écrivit au président de l'Assemblée législative qu'on pouvait compter sur le maréchal[9]. Mais, pendant que Luckner hésitait entre le roi et l'Assemblée, il ne faisait aucun effort pour arrêter ou retarder les progrès de l'envahisseur. Les alliés se rappelaient qu'en 1705, Villars, posté au camp de Sierck, avait empêché Marlborough de pénétrer en Lorraine ; mais Luckner, disaient-ils, n'est pas un Villars. Il pouvait, avant l'arrivée des Prussiens, se porter sur Trèves et occuper les défilés de l'Elsbarh et du Martinsthal, saisir, entre la Moselle et le Rhin, des positions qui nous procuraient un nouveau front de frontières, étroit et facile à conserver, nous soumettaient la navigation du Rhin et de la Moselle, retardaient la jonction des alliés[10] ; il pouvait jeter une avant-garde à Taverne, près de Consarbrück, entre la Sarre et la Moselle, et barrer a l'ennemi la route de Trèves à Sierck et à Grevenmaker ; il pouvait, soit occuper une position près de Kerling ou derrière le Kanerbach, soit encore se poster à Tiercelet et à Crune. Il ne bougea pas, au grand étonnement de l'ennemi, qui n'avançait qu'avec circonspection ; il restait fixé à son camp de Richemont, à deux lieues de Thionville ; il se contentait de détacher à Fontoy une avant-garde de cinq bataillons et de neuf escadrons, commandée par Deprez-Crassier ; il laissait les Prussiens franchir la frontière et investir Longwy[11]. Il ne savait que se plaindre ; tantôt il se lamentait sur le nombre des ennemis qui s'augmentait tous les jours ; tantôt il annonçait avec douleur que l'adversaire ne lui laisserait bientôt d'autre ressource que de se retirer sous les murs de Metz. D'Hangest avait pris le commandement de l'armée de Sedan, abandonnée par Lafayette, et priait le maréchal de venir à son secours. Luckner lui répondait par la plus décourageante des lettres. Pouvait-il quitter sa propre armée ? Il n'avait même pas un lieutenant-général qui fût en état de se rendre à Sedan ; d'Harville était malade les trois quarts et demi du temps et les autres officiers généraux de l'armée de Metz, d'Aboville, Valence, Berruyer, Jarry, le duc de Chartres, Pully, Linch, Deprez-Crassier, Berthier, n'étaient que maréchaux de camp. Plus je réfléchis sur la situation de la France, ajoutait Luckner, plus je m'attriste sur l'impossibilité d'un succès pour les armes françaises[12]. Le 21 août, le maréchal de camp Jarry, qui commandait
l'avant-garde de l'armée, émigrait avec le colonel du 3e régiment de
hussards, M. de Froissy[13]. Cette défection
soudaine, en face des ennemis, deux jours après le combat de Fontoy, augmenta
les bruits de trahison qui couraient dans l'armée. Je n'ai, écrivait Luckner
au ministre, que de mauvaises nouvelles à vous annoncer. Le surlendemain (23
août), éclatait, comme un coup de foudre, la nouvelle de la capitulation de
Longwy. Luckner fut atterré : il jeta un cri de désespoir ; les revers ne
faisaient plus que se suivre et s'accumuler. Les événements, mandait-il à
Paris, se succèdent avec une telle rapidité que j'ai à peine le temps de vous
en rendre - compte ; et, le jour même, sans faire la moindre tentative pour
défendre ou regagner le terrain, avec une précipitation qui donnait à ce
mouvement l'allure d'une déroute, il levait le camp de Fontoy, puis le camp
de Richemont ; il abandonnait Sarrelouis et Thionville à leurs propres forces
; il reculait sur la rive droite de la Moselle et se réfugiait sous le canon
de Metz. Le 24 août, à l'aube, l'armée du Centre campait à Frescaty, dans une
position détestable, et, comme disait Kellermann, au fond d'un entonnoir[14]. Battue au
combat de Fontoy, ébranlée par l'émigration de Jarry et par la capitulation
de Longwy, coupée de Sedan, cette armée laissait la Lorraine ouverte à
l'invasion. Inquiète, méfiante, découragée, elle ne se battait plus avec la
même ardeur. Deprez-Crassier, annonçant à Luckner la prise de Longwy, lui
mandait que le major de Hompesch avait, seul, mis en fuite toute une
compagnie. Il a pris un homme devant une compagnie
de grenadiers, à la demi-portée de fusil, et je vous le dis avec douleur, mon
général, elle a quitté son poste, en voyant ce seul homme qu'elle pouvait
exterminer ![15] II. Les commissaires envoyés par l'Assemblée législative à l'armée du Centre, Delaporte, Lamarque et Bruat, arrivaient à Metz en même temps que Luckner. Ils y firent une entrée solennelle, au son de la vieille cloche de la Mutte et aux applaudissements des Messins. Mais l'enthousiasme de la patriotique cité ne dérobait pas aux représentants la triste situation de l'armée. A quelques lieues de Metz on leur avait dit qu'ils ne pourraient entrer dans la ville et que l'ennemi tenait la campagne environnante. Au dernier relais, le maitre de poste leur refusa des chevaux, et ils durent employer la violence pour obtenir un changement d'attelage et poursuivre leur route. Luckner pleura devant les commissaires de l'Assemblée. Il jura qu'il était fidèle à la nation et qu'il saurait mourir à son poste. Je n'ai, disait-il, d'autre désir que de me mesurer avec l'ennemi ; je n'ai jamais voulu me mêler de politique ; mon métier est de combattre ; je crois Louis innocent, mais la nation jugera. Ses protestations mêlées de larmes et son naïf jargon touchèrent les députés. Ils ne virent dans ce soldat incapable, demi abruti[16], qu'un vénérable guerrier, une sorte de Burrhus, franc et rude, qui ne savait pas farder la vérité et déplorait sincèrement les malheurs de la France Ils s'entretinrent durant quatre heures avec le maréchal. Il ne cessait de leur dire : que voulez-vous que je fasse avec 47.000 hommes contre 100.000 ennemis ? Mais c'est égal, ajoutait-il, si je ne puis commander en maréchal de France, il me restera peut-être de quoi faire le partisan. Il flatta l'orgueil des commissaires ; il les assura qu'il était heureux de leur arrivée, qu'ils verraient par leurs propres yeux la faiblesse de sou armée, qu'ils resteraient avec lui pendant toute la campagne ; il souhaitait de tout son cœur et pour l'acquit de sa conscience, que l'Assemblée entretint auprès de lui des commissaires perpétuels. Bruat, Delaporte et Lamarque, trompés par ces belles paroles, crurent à la loyauté de Luckner et aux talents qu'il n'avait pas. Au fond, on lui reprochait surtout de se laisser dominer par son entourage ; il ne s'agissait donc que de le désentourer. Le maire de Metz, Anthoine, écrivait qu'il suffisait de délivrer le brave Luckner des intrigants qui le trompaient. Les officiers généraux de l'armée, attachés au nouveau régime, Valence, Beauharnais, demandaient le maintien du maréchal. Les commissaires croyaient, en arrivant à Metz, que Luckner était un esclave des despotes, indigne de commander à des hommes libres, et ils avaient la ferme intention de le destituer. Au sortir de leur entretien avec le maréchal, ils résolurent de l'investir de la dictature militaire ! Ils écrivirent au ministre de la guerre que Luckner était un général habile et le soldat le plus actif de son armée, que les troupes le chérissaient comme leur père, qu'il portait l'espérance partout où il paraissait, qu'il fallait le conserver à la nation, que d'ailleurs aucun officier ne consentirait à prendre le commandement en d'aussi difficiles circonstances. Ils proposèrent à la commission extraordinaire de l'Assemblée de nommer Luckner généralissime des armées du Centre, du Nord et du Rhin : il aurait tous les pouvoirs, il défendrait la frontière sous sa propre responsabilité, il destituerait et nommerait les officiers[17]. Mais Servan venait de prendre possession du ministère. Il comptait que Luckner donnerait sa démission après le 10 août, et le maréchal s'obstinait à garder son commandement ! il ne parlait, s'écriait Servan, que de retraite et de roi avant l'arrivée des commissaires, et depuis il ne parle que de soumission et de nouveaux serments ! Mais l'ineptie de Luckner irritait Servan plus encore que sa duplicité. Au lieu de faire face aux envahisseurs ou d'inquiéter leur flanc, au lieu de se porter entre Metz et Thionville, d'attendre les renforts d'Alsace et de couper les communications des alliés, au lieu de se tenir à portée de Verdun, Luckner cédait tout le terrain a l'adversaire et reculait derrière la Moselle ! A la nouvelle de ce mouvement inconcevable, Servan destitua le maréchal. Le 24 août, le Moniteur déclara que le grand âge de Luckner et son indifférence politique le livraient à de perfides influences, et que le trop facile vieillard se laissait circonvenir par les intrigants : par Jarry, Berthier et autres contre-révolutionnaires. Il rappela que Luckner avait changé de commandement avec Lafayette et consenti à un mouvement croisé qui ouvrait la frontière et facilitait l'invasion, qu'il avait longtemps hésité avant de reconnaitre l'autorité de l'Assemblée, qu'il ne savait agir que sur le champ de bataille. Le lendemain (25 août), Servan annonçait à l'Assemblée que Luckner, ayant exprimé des sentiments suspects et tenu des propos inciviques, était remplacé par Kellermann. Bravo, s'écriait une jacobine, femme d'un futur conventionnel, M. Servan a, sans hésiter, frappé un grand coup, et me voilà tranquille sur le civisme de nos armées dont les chefs seuls étaient à craindre[18]. III. Kellermann avait alors cinquante-sept ans. Successivement cadet dans le régiment de Lowendal (1750), enseigne de Royal-Bavière (1753), lieutenant des volontaires d'Alsace (1756), il s'était signalé par sa bravoure dans la guerre de Sept-Ans. Capitaine en second d'un régiment de dragons (1759), puis capitaine à la suite dans les volontaires du Dauphiné (1760) et dans la légion de Conflans (1763), il avait organisé en Pologne la cavalerie des confédérés de Bar. Nommé, à son retour en France, major (1779) et ensuite lieutenant-colonel (1780) de hussards, il était le 1er janvier 1784 brigadier des armées du roi, et quatre ans plus tard, à la veille de la Révolution, maréchal de camp (9 mars 1788)[19]. Il adhéra résolument aux idées nouvelles et calma, tantôt dans le Haut-Rhin, tantôt dans le Bas-Rhin, les esprits des soldats aigris contre leurs officiers. J'ai été, disait-il plus tard, le premier général sans-culotte de cœur, et me buis déclaré jacobin à la naissance de cette société[20]. Devenu lieutenant-général au mois de mars 1792, il avait reçu le commandement des troupes établies au camp de Neukirch, en avant de Sarreguemines, au confluent de la Sarre et de la Blies ; puis il avait mené sa division à Herxheim, entre Landau et Rheinzabern (27 juillet) ; mais quelques jours plus tard, sur l'ordre de Luckner, il se retirait à Lauterbourg. Dès qu'il apprit la journée du 10 août et le retour de Servan aux affaires, il écrivit au ministre, le félicita de son rappel qu'il méritait si bien et lui demanda le commandement en chef de l'armée de la Lauter. Je me flatte, disait-il, que je serai mis à ma place, je l'attends de votre amitié et de votre justice. Ignorant, rédigeant ses dépêches en un style naïf et fort incorrect, émaillant ses lettres de nombreux germanismes, écrivant Kalcreidt pour Kalkreuth, Galbo pour Galbaud, relâge pour relâche, et débuté pour député, brave, mais sans discernement, perdant quelquefois au milieu du péril la liberté d'esprit nécessaire pour donner les ordres et guider une armée, Kellermann n'avait ni l'instruction supérieure, ni le caractère qui font le général en chef. La destination, disait Victor de Broglie, qu'on lui a donnée en le mettant à la tète du camp de Neukirch, est analogue au genre particulier de son talent, convenable à son caractère et semble ne pouvoir recevoir aucun degré d'extension[21]. D'ailleurs Kellermann était envieux ; il jalousa Dumouriez et Custine ; sous une apparente modestie il cachait un orgueil vif et irritable. Lorsqu'il ne commandait qu'une simple avant-garde, il s'intitulait général en chef de l'armée de la Sarre et des Vosges. Lorsqu'il remplaça Luckner, il manda superbement au ministre qu'il espérait sauver la frontière de la Lorraine comme il avait sauvé celle de l'Alsace. Après la canonnade de Valmy dont il ne voulait partager l'honneur avec personne, il se crut le plus grand général de l'Europe, et les Prussiens avaient à peine fait leur retraite qu'il demandait le bâton de maréchal de la république ; ce serait, écrivait-il, une pédotière (sic) que celte quantité de généraux en chef, s'il n'y en avait pas de supérieur, et j'ai eu affaire à quatre armées que j'ai chassées devant moi[22] ! Mais Kellermann était actif, appliqué, constamment préoccupé du bien du service. Personne ne mettait en doute sa haine de l'ancien régime. Le Moniteur accueillait avec joie la nomination de ce brave général dont le patriotisme égalait les talents. Les troupes le chérissaient. Toute l'Alsace louait son civisme, et dès le mois de juin les jacobins de Strasbourg avaient demandé qu'il fût nommé commandant en chef de l'armée du Rhin ; il est le seul de nos généraux, disaient-ils, qui ait notre confiance et qui l'ait tout entière[23]. Kellermann avait un autre mérite. Il estimait que les troupes de ligne et les volontaires de 1791 étaient seuls capables de résister à l'invasion. Il n'hésita pas à renvoyer sur les derrières de l'armée les bataillons de nouvelle levée qu'il voyait arriver sans armes et en haillons. Il ne gardait de chaque bataillon que les grenadiers et les cent hommes les plus robustes et les mieux vêtus, les grenadiers pour servir dans les troupes légères, les autres pour être pionniers et ne combattre que derrière des retranchements. Je ne veux. dit-il, que des hommes de ligne ou des volontaires d'ancienne levée ; quant aux nouvelles recrues, sans armes, sans instruction, que peut-on en faire[24] ? Il arriva le 27 août à Metz. Les commissaires de l'Assemblée ignoraient encore l'arrêté du Conseil exécutif qui nommait Kellermann à la place de Luckner. Cette nouvelle les surprit et les peina. On brisait Luckner à l'instant même où ils vantaient son expérience et la franchise de sa conduite. Ils annoncèrent au maréchal sa destitution avec de grands ménagements. Mais Luckner entra dans une colère violente ; il fit écrire aussitôt à Servan que son patriotisme était sans tache, qu'on essayait vainement de le diffamer aux yeux de sa patrie adoptive et de l'Europe entière, qu'il irait vivre dans la retraite à Strasbourg en s'efforçant d'oublier la honte dont on avait voulu souiller sa longue et glorieuse carrière. La lettre finie, il prit la plume et signa : le triste maréchal Luckner. Les commissaires et Kellermann cherchèrent à calmer le vieux reitre qui pleurait plus que jamais sur sa disgrâce, ils le firent diner avec eux, ils le comblèrent de prévenances. Les commissaires lui promirent d'envoyer un courrier extraordinaire au conseil exécutif et de demander avec instance qu'il fût nommé généralissime des trois armées. Kellermann consentit à patienter quelques jours avant de prendre son commandement. Luckner s'apaisa peu à peu ; il versa de nouvelles larmes, non plus de douleur, mais de joie et de reconnaissance. Y a-t-il, écrivait Biron, en apprenant cette comédie, une position plus bizarre, j'oserais même dire plus ridicule, que celle de Kellermann à Metz ? De tous les côtés, chacun n'a fait que la moitié de ce qu'il voulait[25]. Le Conseil exécutif se rendit aux sollicitations des commissaires et de Kellermann. Il nomma Luckner généralissime. Mais cette nouvelle fonction du maréchal n'était qu'un vain titre qui chatouillait son amour-propre, lui conservait de gros appointements et le rendait inutile. On lui donnait toutes les armées à commander, afin qu'il n'en pût commander aucune. On l'éloignait du théâtre des opérations ; on le plaçait dans l'intérieur, à Châlons, sous la réserve expresse qu'il ne pourrait donner aux généraux que des conseils. On le chargeait d'organiser les nouvelles levées, mais on lui donnait un coadjuteur, Laclos, qui devait contre-signer toutes ses lettres. Cette nomination nous a étourdis, disait une jacobine, mais il est peut-être prudent de retenir Luckner par un honneur insignifiant qui nous l'attache sans nous compromettre. C'était l'avis de Couthon ; le maréchal, écrivait il, n'obtient qu'une fiche de consolation, et il était politique de la lui accorder. Luckner à Châlons, lit-on dans le journal de Prudhomme, Luckner sans pouvoir immédiat sur l'armée, Luckner délivré des traîtres qui l'ont à jamais perdu, Luckner ne saurait être dangereux, et fatigué lui-même de sa nullité, nous le verrons bientôt demander sa retraite de généralissime in partibus[26]. IV. Cependant les commissaires de l'Assemblée avaient terminé leur enquête Elle portait à la fois sur la situation de Metz et sur l'armée campée sous les murs de la ville. Elle n'avait abouti qu'à d'affligeantes conclusions. La garnison de Metz ne comptait que 4.000 hommes : quatre compagnies d'artillerie, quelques détachements d'infanterie et de cavalerie, et surtout beaucoup de gardes nationaux de différents départements, la plupart sans armes et sans uniforme, troupes de nouvelle levée, disait Kellermann, qui occasionneront en cas de siège plus de désordres qu'ils ne seront utiles. On n'avait rien préparé pour assurer la défense de la place ; Metz, écrivait le nouveau général d'armée, n'est nullement en état de résister aux ennemis ; les troupes sont sans munitions, et les points les plus essentiels, sans canon. La défiance régnait dans la ville et le 9 septembre une proclamation du Conseil de guerre mettait les habitants en garde contre les alarmistes et les traîtres : Des malveillants vous entourent de toutes parts, on vous agite, on répand des bruits exagérés, les sots les croient, les intrigants les propagent, et ils servent, par là, la cause de nos ennemis beaucoup mieux que les baïonnettes dont ils sont armés[27]. Quant à l'armée qui campait à Frescaty, elle ne comptait comme l'avait dit Luckner, que 17.000 hommes ; elle se méfiait de l'état-major et des entours du maréchal ; il faut, écrivaient les commissaires, purger une armée où les patriotes sont en petit nombre, mais est-ce le moment d'en venir aux grands moyens quand l'ennemi est là ? Kellermann partageait leurs craintes ; cela va mal, disait-il, et l'armée n'est pas organisée comme il le serait à désirer[28]. Mais son arrivée rendit peu à peu aux troupes le sang-froid et la confiance. Luckner avait, dans les derniers jours de son commandement, propagé l'alarme par son effarement sénile. Kellermann était dans la force de l'âge ; on le savait brave, et à cette époque critique, dit Gay de Vernon, il fallait qu'un général donnât l'exemple presque aussi souvent que la direction ; on connaissait son dévouement à la Révolution ; les soldats le virent déployer une grande activité ; ils furent désormais certains que leur général n'éprouverait pas à l'heure du péril les défaillances qu'avait causées à Luckner l'irruption des masses prussiennes. Kellermann, écrivait Valence quelques jours plus tard, se conduit à merveille et il est fort aimé ; nous sommes fermes, tranquilles, pas trop mal pour la discipline, et ; si les officiers voulaient, elle serait excellente[29]. D'ailleurs les renforts arrivaient. Servan, préoccupé du salut immédiat de la capitale, n'hésitait pas à dégarnir la frontière de l'Alsace. Il prit à l'armée du Rhin quelques-uns de ses meilleurs bataillons pour les donner à Kellermann. L'attaque de l'ennemi est maintenant décidée, écrivait-il à Biron, et ce n'est pas de votre côté ; il ne faut laisser en Alsace que ce qui est absolument indispensable. Le grand point est de sauver Paris. Si nous avions le malheur de perdre quelques parties des frontières, nous parviendrions à les reprendre ; si Paris est pris, je ne sais plus prévoir ce qui arriverait. Sur l'ordre de Biron, Custine envoya du camp de Wissembourg 8.500 hommes à l'armée du Centre. C'étaient deux bataillons de grenadiers, 6 bataillons de volontaires, 3 régiments d'infanterie de ligne et 5 régiments de cavalerie. Ces renforts, conduits par Sheldon, quittèrent Wissembourg le 30 août. Deux heures après le départ, Sheldon était frappé d'apoplexie et ramené sans connaissance à Wissembourg ; c'était, dit, Biron, un bon officier qui faisait son service avec une exactitude scrupuleuse et une inébranlable fermeté, de tels officiers sont au moins aussi rares que les grands talents. Muratel prit le commandement des troupes et rejoignit l'armée du Centre le 5 septembre. Kellermann renvoya trois bataillons de volontaires du Bas-Rhin qui n'avaient pas d'armes ; ils n'auraient fait, écrit-il, qu'augmenter la dépense sans rendre un service utile ; mais il garda le reste[30]. L'armée du Centre comptait désormais 22.000 hommes. Son avant-garde formait trois corps. Le premier était formé de la légion Kellermann que commandait le lieutenant-colonel Salomon, Le second, composé de deux bataillons d'infanterie et de trois régiments de cavalerie[31], avait à sa tète le maréchal de camp Deprez-Crassier qui s'était signalé au combat de Fontoy ; le chef d'état-major de Deprez-Crassier était l'Alsacien Schérer, son ancien compagnon d'armes dans la légion de Maillebois, le futur ministre de la guerre et général de l'armée d'Italie. Le troisième corps d'avant-garde, sous les ordres du maréchal de camp La Barolière, comprenait trois régiments de chasseurs à cheval et un bataillon de grenadiers[32]. La réserve avait pour chef un des meilleurs généraux de l'armée, Valence. Gendre de Mme de Genlis, Cyrus de Timburne Timbronne, comte de Valence, avait obtenu par le crédit du duc d'Orléans le grade de colonel du régiment de, Chartres-Dragons (14e dragons). Il était maréchal de camp depuis 1791. Il venait de repousser une reconnaissance tentée par le prince de Waldeck sur Ladonchamp et la Maison-Rouge (31 août) et avait reçu, à la suite de ce fuit d'armes, le brevet de lieutenant-général. On ne doit, écrivait Kellermann, avoir aucun doute sur sa manière de penser qui est franche et loyale. Il demandait même pour Valence le titre de commandant en second de l'armée du Centre pour n'être pas gêné dans la confiance particulière qu'il avait en lui. Valence, dit Napoléon, fut toujours national, et Dumouriez, dont il devint un des lieutenants préférés, assure qu'étranger à tous les partis, il ne consultait que son civisme, sa droiture et son désir de se distinguer[33]. La première ligne de bataille était commandée par le général Linch. Il était Anglais ; mais il avait pris de bonne heure du service dans l'armée française et se distinguait à la fois par une bravoure extraordinaire et par l'originalité de son caractère. Il fit la guerre dans l'Inde, puis en Amérique, sous les ordres du comte d'Estaing, Il assistait au siège de Savannah ; chargé, au moment de l'assaut, par d'Estaing qui commandait la colonne de droite, de porter un ordre très urgent à la colonne de gauche, Linch s'avança froidement entre les deux partis, sous une grêle de balles et de boulets. On lui criait de passer par le centre ou par la queue des colonnes. Linch continua sa marche, et, sa mission remplie, revint par la même route. Vous avez le diable au corps, lui dit d'Estaing, pourquoi avez-vous pris ce chemin où vous deviez périr mille fois ? — C'était le plus court, répondit Linch, et il alla se placer au premier rang de la colonne d'assaut[34]. Attaché depuis à l'état-major de Rochambeau, il avait été nommé maréchal de camp le 6 février 1792 et devint plus tard lieutenant-général. La ligne dont Linch avait le commandement était forte de huit régiments d'infanterie et de quatre régiments de cavalerie. Les huit régiments d'infanterie formaient deux brigades ; le 1er, le 24e, le 81e et le 22e de ligne appartenaient à la première brigade ; le 5e, le 90e, le 102e et le 44e, à la seconde. La cavalerie se composait de deux brigades ; l'une de cavalerie proprement dite, et l'autre, de dragons. La cavalerie, commandée par Pully, qui reçut le 19 septembre son brevet de maréchal de camp, comprenait le 8e et le 40e régiment : le 8e était le seul régiment de cuirassiers que comptait alors l'armée française[35] ; le 10e était l'ancien Royal-Cravate. Pully avait ces deux régiments dans sa main ; il avait été lieutenant-colonel de Royal-Cravate et colonel du 8e cavalerie[36]. La seconde brigade de cavalerie de la première ligne se composait des 14e et 17e régiments de dragons. Elle était dirigée par le duc de Chartres, qu'on nommait alors M. Chartres, prince français et qui fut plus tard Louis-Philippe. Colonel propriétaire de Chartres-dragons, le jeune duc avait pris depuis la Révolution le commandement effectif de ce régiment, devenu le 14e dragons. Il avait assisté comme volontaire à la déroute de Mons et, disait Biron, essuyé pour la première fois les coups de fusil de la manière la plus brillante et la plus tranquille. Le 7 mai 1792 il était nommé maréchal de camp à l'ancienneté ; il n'avait alors que dix-neuf ans. Je n'ai pas encore vu, lui dit Kellermann, d'officier général aussi jeune ; c'est, répondit le duc de Chartres, que je suis le fils de celui qui vous a fait colonel[37]. Le duc de Montpensier ou, comme on l'appelait, M. Montpensier, accompagnait son ainé et lui servait d'aide de camp. La seconde ligne de l'armée du centre, commandée par Muratel[38], était formée des troupes qui venaient d'Alsace ; la défense de Paris, écrivait Biron, doit passer avant tout, et j'ai fait marcher tout ce que j'avais de meilleur. L'infanterie de ligne, la plus belle, disait Custine, qui fût au camp de Wissembourg, comprenait les 30e, 62e et 96e régiments, ci-devant Perche, Salm-Salm et Nassau ; la cavalerie, le 1er dragons, le 8e et le 10e chasseurs, le 4e et le 19e cavalerie — autrefois la Reine et Royal-Normandie —. Deux bataillons de volontaires de 1794, le 4er de Saône-et-Loire et le 2e de la Moselle, appartenaient à cette ligne de bataille. L'artillerie, à laquelle on avait attaché en qualité d'auxiliaires les volontaires du 1er bataillon de l'Yonne, était sous les ordres d'un savant officier, d'Aboville, inventeur des roues à voussoir et inspecteur général de l'arme. C'est le véritable vainqueur de Valmy. Il avait pris part à la guerre d'Amérique et commandé les batteries qui firent brèche dans Savannah. Il devait recevoir le 7 septembre le grade de lieutenant-général et diriger l'artillerie sur le champ de bataille de Wagram. L'habile Sénarmont, ancien colonel du régiment de Besançon et maréchal de camp depuis le 18 juillet, était le chef d'état-major de d'Aboville et commandait en second l'artillerie de l'armée du Centre[39]. Berthier resta quelques jours encore chef de l'état-major général. Plus administrateur que militaire, plus propre à l'organisation qu'au commandement d'une armée, admirablement doué pour le rôle qu'il joua successivement près de Luckner, de Kellermann et de Napoléon, habile à saisir rapidement la pensée du général en chef et à pourvoir dans les moindres détails à l'exécution des plans les plus vastes, Berthier montrait déjà sous la Révolution les qualités qu'il déploya sous l'empire avec tant d'éclat. Mais ses talents ne faisaient pas oublier son royalisme, ses liaisons avec Lafayette et l'ascendant qu'il avait pris sur Luckner. On se rappelait sa bruyante protestation contre le 20 juin, la haine implacable qu'il avait vouée publiquement au parti populaire, la lettre où il jurait à Louis XVI de combattre les factieux avec les mêmes armes que les ennemis extérieurs. Vainement Berthier, qui se sentait menacé, envoyait à la Convention 300 livres pour les frais de la guerre et deux croix d'or pour les veuves et les enfants des patriotes tués dans la journée du 10 août. Servan exigea sa destitution. Kellermann ne se sépara de Berthier qu'avec peine ; je ne puis, écrivait-il, que me louer de son zèle et de son activité, il n'a point manifesté une façon de penser qui soit contraire au bien de la chose publique[40]. Il le remplaça par l'Alsacien Balthazar Schauenburg, qui fut nommé maréchal de camp le 7 septembre, et qui devait, en 1798, commander l'armée d'Helvétie. Schauenburg avait alors trente-deux ans de service : il avait passé par tous les grades et se vantait de devoir à la Révolution son brevet de colonel et celui de général[41]. On remarquait encore dans l'état major de Kellermann les deux adjudants-généraux Duvigneau et d'Hédouville et le capitaine du génie Devaux. Hédouville, récemment capitaine au 6e régiment de chasseurs, puis adjoint à l'état-major, venait de recevoir son brevet d'adjudant lieutenant-colonel ; il sert avec beaucoup de distinction, disait Luckner, et supporte tout le poids de l'état-major ; ce fut cet Hédouville qui pacifia la Vendée et représenta la France en Russie. Le capitaine Devaux, que nous retrouverons plus tard, devait jouer un rôle important à la fin de la campagne[42]. Telle était la composition de l'armée du Centre qui devait trois semaines plus tard affronter victorieusement sur le tertre de Valmy la canonnade des Prussiens. Elle ne comptait guère que des troupes de ligne et, jointe à l'armée de Dumouriez, elle était assez forte pour arrêter les envahisseurs. Le jacobin Philibert Simond, député du Bas-Rhin, la rencontra quelques jours plus tard, sur le chemin de Vitry-le-François, lorsqu'elle se portait au secours de l'armée du Nord campée près de Sainte-Menehould. Elle était, dit-il, dans un grand état de délabrement ; mais ses soldats, qui n'avaient pas de souliers, paraissaient tous gais et dispos : ils ne se plaignaient pas et n'avaient à la bouche d'autre mot que ça ira. Le conventionnel s'entretint avec Kellermann et Valence ; les deux généraux avouèrent qu'ils ne pouvaient garantir tous les officiers, mais, ajoutaient-ils, la très grande majorité est bonne et nous répondons du patriotisme et des excellentes dispositions de chaque soldat[43]. |
[1] Voir les Mémoires de Rochambeau.
[2] Affiches de Metz, du 5 janvier 1792.
[3] Arch. guerre, Lettres des admin. du Bas-Rhin et de Dietrich à de Grave (9 mai), de de Grave à Luckner (4 mai) ; Correspondance de Couthon, 161.
[4] Dumouriez, Mém., I, 224 ; Vaublanc, Mém., I, 464 ; Mém. de Mme Roland, I, p. 403 ; Moniteur du 11 septembre.
[5] Louis XVI avait barré son nom sur une liste de promotions présentée par le maréchal de Ségur et Luckner disait souvent qu'il avait la parre sur le cœur. Gay de Vernon, Custine et Houchard, 14.
[6] Lettre du 28 juin, Journal de Paris, 1er juillet.
[7] Lafayette, Mém., III, 397-398.
[8] Arch. guerre, Luckner à Clavière, 20, 21 et 22 août ; lettre du 17 août signée l. d. b. a. p. d. c. d. v.
[9] Arch. guerre, Anthoine au président de l'Assemblée, 21 août ; Moniteur du 20 août, lettre de Metz, datée du 15 ; Lettres de la marquise de Coigny, 224 et 297 (lettre de Mme de Buffon) ; Lafayette, Mém., III 397.
[10] Math. Dumas, Souvenirs, II, p. 489.
[11] Massenbach, I, 35 ; Minutoli, der Feldzug, 55-56 et 69.
[12] Arch. guerre, Luckner aux administrateurs de la Moselle (20 août) et à Clavière (21 août).
[13] Ce Jarry avait longtemps servi dans les troupes prussiennes ; il était entièrement dévoué à La Marck (Flammermont, Négociations secrètes de Louis XVI, 23).
[14] Arch. guerre, Luckner à Clavière, 22 août.
[15] Arch. guerre, Deprez-Crassier à Luckner, 23 août ; le fait est confirmé par Minutoli, Erinnerungen, 49, et der Feldzug, 86-87.
[16] Mot de Mme Roland.
[17] Affiches de Metz, n° 35, 30 août ; Arch. guerre, les commissaires à la commission extraordinaire, 24 août, et au ministre de la guerre, 25 août.
[18] Moniteur des 24 et 25 août ; Journal d'une bourgeoise, p. p. Lockroy, 1881, p. 252-253.
[19] Cf. la notice de Salve, 1807, et surtout celle de Botidoux, 1817. Il est né à Strasbourg le 28 mai 1735.
[20] Exposé de la conduite de Kellermann, 1793, p. 36.
[21] Arch. guerre, Victor de Broglie à de Grave, 11 mai 1792 ; Victor de Broglie, dit Gay de Vernon, était, par ses connaissances et son expérience, le premier de son grade.
[22] Arch. guerre, correspondance de Kellermann avec le ministre ; lettre du 2 septembre ; Robinet, Procès des dantonistes (lettre de Kellermann à Fabre d'Églantine), 1879, p. 530-533.
[23] Arch. guerre, Victor de Broglie à de Grave (11 mai) : il a activité et volonté, son zèle pour la Constitution est bien connu ) ; Biron à Servan (23 août) : il a l'amour et la confiance du soldat ; les jacobins de Strasbourg au ministre de la guerre (juin) : qui, Monsieur, peuvent mieux que nous apprécier le vrai mérite, nous sans cesse occupés du bien et de la chose publique, nous qui suivons sans cesse les opérations et même les évolutions militaires de l'ensemble ?... Kellermann jouit de la considération, et, de plus, de la confiance des soldats et des citoyens. Cf. le Moniteur du 24 août.
[24] Arch. guerre, Kellermann à Lajard, 1er juillet : Servan, 10 juin et 23 août (cf. Rousset, Les Volontaires, 100), et à Dumouriez, 6 septembre.
[25] Arch. guerre, Luckner a Servan, 27 août ; Kellermann à Servan, 27 août, et à Biron, 28 août ; Biron à Custine, 30 août.
[26] Moniteur du 31 août (arrêté du pouvoir exécutif) ; Journal d'un bourgeoise, 282 ; Correspondance de Couthon, 185 ; Révolutions de Paris, n° 164, 379.
[27] Arch. guerre, Kellermann à Servan, 2 septembre ; Bouillé disait déjà dans un mémoire rédigé en novembre 1790 (Tableau hist., I, 75) que la place de Metz était très mauvaise.
[28] Arch. guerre, Les commissaires au président de l'Assemblée, 24 août ; Kellermann à Servan, 28 août.
[29] Arch. guerre, Valence à Biron, 11 septembre.
[30] Arch. guerre, Custine à Biron (30 août) ; Biron à Custine (3 septembre) ; Kellermann à Biron (3 septembre), et à Servan (9 septembre).
[31] 1er bataillon d'infanterie légère, 1er bataillon de grenadiers, 3e régiment de hussards, 4e de dragons, 1er de chasseurs.
[32] 1er bataillon de grenadiers ; 8e, 9e et 10e régiments de chasseurs à cheval.
[33] Kellermann à Servan, 2 et 14 septembre (arch. guerre) ; Dumouriez, Mém., I, p. 222 ; Las Cases, Mémorial, III, 114. La réserve que commandait Valence se composait des deux régiments de carabiniers et du 17e de cavalerie, du 3e régiment de ligne, et de cinq autres bataillons (1er bataillon de grenadiers de ligne, 36 bataillon de gardes nationales, 6e bataillon de grenadiers nationaux, 4e bataillon de grenadiers du Rhin, 2e bataillon de grenadiers).
[34] Ségur, Mém., 475-476 ; cf. p. 472-475 le curieux récit de l'aventure arrivée à Linch et au comte de Deux-Ponts faits prisonniers, en allant de La Guayra à Porto-Cabello, par une frégate que commandait Nelson, et relâchés le lendemain.
[35] C'était l'ancien régiment des cuirassiers du roi qui passèrent le Rhin les premiers en 1672 sous les ordres du comte de Revel et combattirent à Senef. Il était devenu le 8e régiment de cavalerie et avait conservé son armement. Il avait été commandé depuis 1788 par Ch. de Lameth, puis par Pully ; son colonel était alors Després-Marlière. C'est ce régiment qui fit, le 6 août 1870, la célèbre charge de Morsbronn ou de Reichshoffen (Histor. du 8e régiment de cuirassiers, 1875.)
[36] Voir sur Pully les Souvenirs du colonel de Gonneville, 2e édition, 1876, p. 9 ; le fils de Pully avait émigré (D'Allonville, Mém. secrets, II, 391). Pully fut plus tard adjoint au comité d'instruction (Iung, Bonaparte, III, 57), commanda en 1800 la seconde division de l'armée j de Macdonald (Math. Dumas, Souv., III, 197), et organisa la levée de 1813 à Versailles (Fain, Man. de 1813, I, 113).
[37] Vatout, Le Palais-Royal, 1838, p. 221. Il fut nommé lieutenant-général le 11 septembre.
[38] Maréchal de camp depuis le 8 août.
[39] Alexandre-François de Sénarmont, général de division en 1793, prit sa retraite à la fin de la même année et mourut en 1805 ; il ne faut pas le confondre avec son fils Alexandre-Antoine, né à Strasbourg le 21 avril 1769, et alors élève de l'école de Châlons.
[40] Berthier à Louis XVI, camp de Menin, 27 juin (Journal de Paris, 2 juillet) : Moniteur du 25 septembre ; Kellermann à Servan, 11 septembre (arch. guerre) ; il se servit de lui à l'armée des Alpes. Il n'y avait pas, a dit Napoléon, de meilleur chef d'état major que Berthier. Il n'était pas capable de commander cinq cents hommes, mais c'était un état de situation ambulant (Foy, Guerre de la Péninsule, I, 73).
[41] Schanenburg à la Convention, 1793, p. 7.
[42] Voir sur Hédouville la lettre de Luckner à Servan (28 mai, arch. nat., AA, 61), et de Martel, Les historiens fantaisistes, 1885, II, p. 15.
[43] Discours de Simond aux jacobins ; Journal des Jacobins, 19 septembre.