LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

LA PREMIÈRE INVASION PRUSSIENNE

 

CHAPITRE PREMIER. — LA DÉCLARATION DE GUERRE.

 

 

I. Sentiments de l'Autriche. Répugnance de Léopold et de Kaunitz à la guerre. Démarches de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Fersen. Breteuil. Le congrès armé. — II. Choc inévitable. Déclarations de Padoue et de Pillnitz. — Lettres de Kaunitz et de Mercy. Irritation de la France contre l'Autriche. La Gironde. L'affaire des princes de l'Empire possessionnés en Alsace. Les émigrés.  Échange de notes. Chute de Delessart. Dumouriez. Réponse de Kaunitz. Hostilité évidente de l'Autriche. Mission de Goguelat. Déclaration de guerre. — III. Négociations de Dumouriez avec la Prusse. François de Custine. Heymann et Benoît. Sentiments de Frédéric-Guillaume. — IV. Les événements en France jusqu'à la journée du 10 août ou de la Saint-Laurent.

 

I. La Prusse et l'Autriche, dont les armées envahirent le territoire français au mois d'août 1792, virent sans colère les débuts de la Révolution. Elles ne mesuraient pas encore la puissance de ce grand mouvement qu'elles regardaient comme une crise éphémère et locale. Elles croyaient même que la Révolution affaiblirait la France et la priverait désormais de l'influence que la nature avait destinée à l'État le mieux situé et relativement le plus grand de l'Europe[1].

Vainement les comtes de Provence et d'Artois, les émigrés et tous ceux qui prétendaient former, sur les bords du Rhin, à Coblenz et à Worms, la France extérieure, se vantaient de rentrer prochainement dans leur patrie avec l'appui des armées étrangères. Ni le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, ni surtout l'empereur d'Allemagne, Léopold II, ne voulaient d'abord intervenir par la force ouverte.

L'Autriche, épuisée d'hommes et d'argent par la guerre contre les Turcs, n'avait pas envie de se jeter dans de nouvelles luttes pour rendre à Louis XVI ses anciennes prérogatives. Lorsque Léopold et Frédéric-Guillaume se virent à Pillnitz pour signer un traité d'alliance, ils ne résolurent pas, comme on le crut alors et comme on l'a répété depuis, l'invasion de la France. Ils n'invitèrent même pas le comte d'Artois à cette conférence. Ce fut d'Artois qui se rendit à Pillnitz, de son propre mouvement, et les deux monarques se bornèrent à déclarer que la situation de Louis XVI intéressait tous les souverains, qu'ils emploieraient les moyens les plus efficaces pour affermir son autorité, mais seulement dans le cas où les autres puissances de l'Europe se joindraient à eux. Deux jours plus tard, l'impatient d'Artois priait l'empereur d'ajouter les effets aux paroles et de mettre ses troupes en mouvement ; Léopold l'engagea rudement à se tenir coi ; ibunt quo poterunt, disait Kaunitz ; l'Autriche ne voulait rien entreprendre sans le concours du reste de l'Europe. Ses dispositions, rapporte le marquis de Bouillé, étaient très éloignées de la guerre ; le maréchal de Lacy me répétait qu'on ne devait pas la faire légèrement contre la France dont les ressources étaient immenses et les frontières impénétrables, que les conséquences de cette guerre pouvaient être dangereuses pour l'Empereur et pour l'Empire ; c'était le sentiment de tous les ministres[2].

Lorsque Louis XVI accepta la Constitution de 1794, Léopold le félicita sincèrement, et Kaunitz assura que le roi de France ce bon homme de roi tirait l'Europe d'un mauvais pas. Le vieux diplomate trouvait, il est vrai, la nouvelle Constitution bien métaphysique ; il se doutait qu'elle n'aurait pas la vie longue ; mais, après tout, Louis XVI ne s'en plaignait pas ; dès qu'il était content, tout le monde devait l'être, et, si la constitution avait ses inconvénients, le relâchement des ressorts internes de cette formidable monarchie détournerait à l'avenir son énergie des entreprises étrangères[3].

Mais Louis XVI et Marie-Antoinette appelèrent bientôt l'Europe à leur aide. Leurs agents étaient lé comte de Fersen et le baron de Breteuil ; le roi et moi, disait Marie-Antoinette, leur donnons toute confiance, ils connaissent parfaitement nos intentions et notre position[4]. Fersen avait alors trente-six ans ; c'était un grand seigneur suédois, fils du Fersen qui dirigeait le parti politique des chapeaux. Il avait été, dans la guerre de l'indépendance américaine, aide de camp de Rochambeau, et fut, jusqu'à la fin de 1790, colonel-propriétaire du régiment de Royal-Suédois. Beau, froid, réservé, plus judicieux que spirituel, sans assurance et sans entrain, c'était, dit le duc de Lévis, un héros de roman, mais non d'un roman français. Il plut à Marie-Antoinette. Gustave III, roi de Suède, l'avait chargé de rester auprès de Louis XVI pour faciliter la correspondance des deux souverains : Fersen devint le conseiller intime du ménage royal, il prépara l'évasion du 20 juin 1794 et mena les fugitifs jusqu'à Bondy. Ce fut lui qui servit d'intermédiaire entre Marie-Antoinette et les cours de l'Europe ; il recevait les lettres des Tuileries, tantôt cousues dans la doublure d'un vêtement ou d'un chapeau, tau tôt cachées dans un paquet de thé ou de chocolat, ou dans une boite de biscottes. Personne ne déploya, pour le salut de la famille royale, un dévouement plus chevaleresque et plus fécond en ressources. Le baron de Breteuil, ou, comme on l'appelait tout simplement dans le monde de l'émigration, le baron, admis en 1759 au secret du roi, ministre de France à Saint-Pétersbourg, puis ambassadeur à Naples, à La Haye et à Vienne, successeur d'Amelot (8 octobre 1783), chef du conseil des finances (11 juillet 1789), avait émigré en Suisse après la prise de la Bastille et le rappel de Necker. Mais il n'avait cessé de correspondre avec la cour ; il conseillait a Louis XVI, avant les journées d'octobre, de se rendre à Metz au milieu des troupes commandées par Bouillé. Le 26 novembre 1790, par une lettre autographe, le roi lui confia les intérêts de sa couronne et lui donna plein pouvoir pour traiter avec les puissances étrangères ; Breteuil ferait de cette autorisation l'usage qui lui plairait ; Louis XVI approuvait à l'avance tous ses actes. Breteuil ménagea, de concert avec Fersen, la fuite de la famille royale, qu'il attendait sur les frontières du Luxembourg. Le coup manqué, il s'établit à Bruxelles, près de Fersen et de Mercy-Argenteau, l'ancien mentor de Marie-Antoinette j il négociait de tous côtés ; il avait sa diplomatie ; il envoyait le marquis de Bombelles à Saint-Pétersbourg, le vicomte de Caraman à Berlin ; en octobre 1791, il faisait dire à la reine, par le chevalier de Coigny, que l'Espagne et la Russie étaient très bien[5].

La reine et le roi ne voulaient pas d'abord appeler en France les armées étrangères. C'est par la voie des négociations seule, disait Marie-Antoinette, que le secours des puissances pourrait être utile, et dès le mois de juillet 1791, avant que Louis XVI eût accepté la Constitution, elle demandait à son frère Léopold la convocation d'un congrès armé qui pût en imposer aux factieux et fournir les moyens de parler et d'agir[6]. Ce plan était celui de Fersen et de Breteuil. Les puissances auraient rappelé leurs ambassadeurs qui se seraient réunis soit à Cologne, soit à Aix-la-Chapelle, pendant que des forces considérables, venues de tous les côtés, auraient été rassemblées sur les frontières de France. Ce congrès engagerait l'empereur d'Allemagne toujours hésitant et le mènerait plus loin qu'il ne le voulait ; il contiendrait la folle ardeur des émigrés qui menaçaient d'agir avec leurs propres forces et projetaient un coup de main sur Strasbourg ; il frapperait de terreur le parti populaire. Louis XVI s'efforçait alors de gagner la confiance ; il écrivait publiquement à ses frères pour Blâmer l'émigration ; et faisait exécuter littéralement la Constitution qu'il avait sanctionnée. La nation, effrayée par le langage ferme et uniforme de toute l'Europe qu'appuierait une armée formidable, se jetterait dans les bras de son roi et le supplierait d'intervenir comme médiateur ; il sortirait de Paris, il gagnerait librement la frontière, il se rendrait même au congrès pour être, disait Marie-Antoinette, en quelque sorte chargé des intérêts du pays[7].

Sur les conseils de Breteuil et de l'infatigable Fersen, le roi et la reine écrivirent de tous côtés, à l'Autriche, à la Prusse, à la Russie, à l'Espagne, à la Suède pour demander la formation du congrès armé. Un long mémoire de Fersen avait fourni le canevas des lettres particulières qu'il fallait envoyer aux divers souverains. Marie-Antoinette rédigea la lettre à Léopold. Notre sort, disait-elle, va être entièrement entre les mains de l'empereur ; de lui va dépendre notre existence future ; j'espère qu'il se montrera mon frère et le véritable ami et allié du roi. C'est dans ce moment, ajoutait-elle, que le congrès armé pourrait encore être de la plus grande utilité. Nous ne voulons ni ne pouvons tenir à une Constitution qui fait le malheur et la perte de tout le royaume ; nous désirons arriver à un ordre de choses supportable qui ne peut s'établir sans le secours imposant des autres puissances[8].

De son côté, Louis XVI écrivit au roi de Prusse. Les factieux, mandait-il à Frédéric-Guillaume le 3 décembre 1794, montrent ouvertement le projet de détruire entièrement les restes de la monarchie ; un congrès des principales puissances de l'Europe, appuyé d'une force armée, était le meilleur moyen d'arrêter ces factieux, de rétablir un ordre de choses plus désirable et d'empêcher que le mal qui travaillait la France pût gagner les autres états de l'Europe[9].

La plupart des puissances consentirent à la formation du congrès armé. Frédéric-Guillaume répondait, il est vrai, à Louis XVI, que l'arrangement de ce congrès éprouverait des lenteurs et des difficultés, et qu'il sollicitait une juste indemnisation des frais que lui coûterait le rassemblement de ses troupes. Mais Breteuil répondit, sur-le-champ, au nom du roi, que toutes les dépenses de la Prusse seraient remboursées exactement et à échéances fixes. Il donna la même assurance à la cour de Vienne[10].

 

II. L'Autriche croyait encore éviter la guerre ; cette guerre, disait Kaunitz, serait ruineuse et entraînerait des risques et d'incalculables dépenses ; l'empereur et le roi de Prusse, ajoutait-il, sont d'avis que c'est par la négociation, accompagnée de quelque démonstration propre à en imposer, qu'on pourrait établir, entre Louis XVI et la nation française, une Constitution supportable pour la dignité royale, et plus ou moins satisfaisante pour tous les ordres de l'État[11].

Mais la lutte à laquelle l'Autriche essayait de se soustraire devait éclater tôt ou tard. La France de 4789 et l'Europe monarchique et féodale ne pouvaient vivre longtemps d'accord. Un choc était inévitable entre les vieux gouvernements et cette Révolution qui proclamait la souveraineté du peuple et menaçait tous les pouvoirs établis. Selon le mot d'Isnard, il fallait en venir à un dénouement, et la voie des armes était la seule qui restait[12].

Malgré ses protestations pacifiques, l'Autriche avait fini par redouter la contagion des idées révolutionnaires et du mal français. L'arrestation de Louis XVI à Varennes avait profondément ému Léopold. Il dénonça cet attentat inouï à toute l'Europe et revendiqua, par la déclaration de Padoue (6 juillet 1791), l'inviolabilité de la personne royale. Les souverains, disait l'empereur, se réuniraient pour venger avec éclat le roi de France outragé, mettre des bornes aux extrémités dangereuses de la Révolution et faire cesser le scandale d'une usurpation de pouvoir qui porterait les caractères d'une révolte ouverte et dont il importerait à tous les gouvernements de réprimer le funeste exemple[13]. La déclaration de Pillnitz, malgré sa clause évasive, exprimait les mêmes craintes et faisait les mêmes menaces L'empereur et le roi de Prusse avaient dit hautement que la situation de Louis XVI était un objet d'un intérêt commun à tous les souverains de l'Europe, et annoncé qu'ils donneraient à leurs troupes les ordres convenables pour qu'elles fussent à portée de se mettre en activité. C'était, avouait Mercy, confirmer, réaliser presque les menaces d'une croisade, d'une guerre de parti contre- l'indépendance de la nation française. C'était, reconnait un historien allemand, faire germer en France la crainte d'une contre-révolution armée, et ce germe devait, à l'heure décisive, se développer avec une force et une rapidité qui trompèrent les calculs des souverains[14]. Kaunitz lui-même ne cessait pas d'entretenir les cours de cette Révolution française, qui menaçait de saper les fondements de tous les États et propagerait partout l'insubordination et la révolte ; il montrait les progrès incessants que faisait le parti républicain ; il flétrissait ses menées de séduction, ses manœuvres audacieuses et criminelles, ses principes funestes au repos et à la tranquillité des nations ; il représentait qu'il fallait faire tous ses efforts pour maintenir en France le gouvernement monarchique, le seul durable, le seul que l'expérience des siècles eût consacré[15]. Mercy écrivait que les idées révolutionnaires répandaient le fanatisme dans le peuple et promettaient la terre aux pauvres, comme le christianisme leur promettait le ciel ; que les droits de l'homme devenaient l'évangile commun à tous les peuples, et que tout gouvernement était désormais impossible ; que le voisinage empesté des Français était la seule cause des obstacles que rencontraient les gouverneurs généraux des Pays-Bas autrichiens[16].

D'autre part, la France regardait depuis longtemps l'Autriche comme son adversaire naturel et comme une sorte d'ennemi héréditaire. L'alliance des deux cours, de Versailles et de Vienne, si vacillante qu'elle fût, subsistait encore. Mais le public la condamnait ; il regardait l'Autriche, selon le mot de Bernis, comme la sangsue de l'État ; il l'accusait de tenir la France dans une dépendance absolue et une complète vassalité ; il imputait au système de 1756 les désastres de la guerre de Sept-Ans, les échecs de la diplomatie, le partage de la Pologne, les revers de la Turquie, l'écrasement du parti républicain en Hollande ; il détestait en Marie-Antoinette non seulement la princesse légère et frivole, mais Y Autrichienne, la fille de Marie-Thérèse et la sœur de Léopold. Partout, dans les salons, dans les cercles du temps, même à la cour, on répétait que l'Autriche était la seule puissance ambitieuse, la seule qui menaçait l'Europe, la seule qui causait les malheurs et l'humiliation de la France. On était persuadé que, si le pays changeait son système d'alliance, il reprendrait dans le monde le rang qu'il y tenait sous le règne de Louis XIV. Lorsque parut la première édition des mémoires de Favier et du comte de Broglie, trouvés dans les papiers de Louis XVI, on l'accueillit avec transport et son succès fut prodigieux ; ils attribuaient l'abaissement de la France au traité du 1er mars 1756 ; ils flattaient, dit Ségur, la haine de l'Autriche qui était alors la passion dominante[17].

Aussi la Gironde, qui dominait l'Assemblée législative, soutenait-elle avec ardeur la guerre contre l'Autriche. Elle la voulait à tout prix. Elle comptait d'ailleurs, en la provoquant, renverser la Constitution et se saisir du pouvoir. Elle savait qu'elle déchainerait la tempête, mais cette tempête emporterait la royauté. Elle se croyait sûre de la victoire ; elle avait confiance dans la force de la Révolution ; elle disait à l'avance que les peuples vaincraient les rois et que la liberté triompherait de la tyrannie. L'étendard de la liberté, s'écriait le fougueux Isnard, est celui de la victoire, et le moment où le peuple s'enflamme pour elle, celui des sacrifices de toutes les espèces, de l'abandon de tous les intérêts, et de l'explosion redoutable de l'enthousiasme guerrier.

La Gironde fit déclarer la guerre à l'Autriche. Mais la France, comme l'ont dit les écrivains allemands, avait-elle les premiers torts, et l'Autriche fit-elle tout ce qu'il fallait faire pour conserver la paix ? Les notes de Kaunitz ne furent-elles pas provocantes et comme rédigées exprès pour surexciter violemment l'opinion de la France et blesser son orgueil[18] ? Il fallait, disait l'ambassadeur Noailles, éviter toute observation qui tendrait à censurer notre administration intérieure ; mais j'ai vainement répété que de semblables critiques, tout au plus permises dans des entretiens particuliers, lorsqu'elles étaient consignées dans des écrits ministériels, devenaient les offenses les plus sensibles à l'honneur d'une nation.

L'Assemblée constituante avait aboli les droits féodaux des princes de l'empire possessionnés en Alsace. Léopold, au nom du corps germanique dont il était le chef, protesta contre la suppression de ces droits garantis par la paix de Westphalie. Vainement la France répondit qu'elle ne pouvait admettre sur son territoire l'existence de privilèges contraires aux lois de l'État ; vainement elle offrit des indemnités pécuniaires, une amicabilis compositio, aux princes qui se disaient dépouillés. La diète de Ratisbonne refusait cette équitable transaction et défendait avec entêtement le vieux droit public ; elle soutenait que les privilèges des princes d'Empire avaient été formellement réservés en Alsace et que la France, liée par un traité, devait en observer strictement les clauses ; violer un seul article de ce traité, c'était remettre tout en question, c'était même annuler les droits de souveraineté que la France exerçait sur l'Alsace[19].

A cette question des princes possessionnés se joignait une question plus grave encore, celle des émigrés. Les princes français et leurs adhérents, rassemblés dans les électorats de Trèves et de Mayence, y recevaient le meilleur accueil et y faisaient ouvertement des préparatifs de guerre. Ils forment, disait Vergniaud, autour de la France une ceinture de conspirateurs ; ils s'agitent et se tourmentent pour lui susciter des ennemis ; ils excitent les soldats à la désertion ; ils soufflent parmi ses enfants le feu de la discorde ; le fer et la torche à la main, ils élèvent au ciel indigné des vœux criminels pour hâter le jour où ils pourront la couvrir de cendres et de ruines[20]. L'Assemblée législative exigea la dispersion des émigrés et Léopold la promit. Mais l'empereur ajouta qu'il donnait ordre au maréchal Bender de porter aux états de l'électeur de Trèves les secours les plus prompts et les plus efficaces, au cas qu'ils fussent violés ou menacés par des incursions hostiles. Il déclara qu'on répandait sur les desseins de l'émigration des alarmes exagérées, que les gazettes françaises retentissaient de déclamations injurieuses contre tous les souverains de l'Europe, que ces déclamations étaient applaudies au sein de l'Assemblée, que de tels faits sollicitaient l'attention la plus sérieuse des puissances étrangères réunies en concert pour la sûreté et l'honneur des couronnes. L'Assemblée avait voté vingt millions de fonds extraordinaires, et cent cinquante mille hommes venaient d'être mis en réquisition pour former trois armées qui devaient garder la frontière de Dunkerque à Bâle. L'empereur observa qu'une invasion de troupes françaises sur le territoire de l'Empire serait regardée comme une déclaration de guerre pour le Corps germanique[21].

On ne pouvait mieux s'y prendre pour exciter la colère nationale. L'Assemblée déclara traitre à la patrie et coupable du crime de lèse-nation tout Français qui prendrait part à un congrès dont l'objet serait soit une modification de la Constitution française, soit une médiation entre les émigrés et la nation soit une composition avec les princes possessionnés en Alsace (14 janvier 1792). Elle décida de demander à l'empereur s'il entendait, comme chef de la maison d'Autriche, vivre en paix avec la France (25 janvier).

Kaunitz répondit le 17 février que le beau-frère et l'allié du roi avait eu raison de provoquer un concert des puissances, et que ce concert subsistait encore, à cause de l'anarchie populaire et de l'influence du parti républicain sur l'Assemblée ; l'empereur, disait le ministre, croyait devoir au bien-être de l'Europe de dénoncer publiquement la secte des jacobins, ses provocations, ses menées dangereuses. Le cabinet de Vienne persistait donc à se mêler des affaires intérieures de la France et intervenait dans ses querelles domestiques ; l'Assemblée, reconnaît le feuillant Mathieu Dumas, fut unanimement indignée[22].

Narbonne était alors ministre de la guerre[23]. Il avait visité les frontières, il poussait activement les préparatifs militaires ; Rochambeau témoigne qu'il montrait le zèle le plus vif et le plus soutenu pour vaincre les difficultés et qu'il savait se faire entendre de l'Assemblée[24]. Mais Narbonne était constitutionnel ; il reprochait au roi sa conduite inactive, expectante et stationnaire[25] ; s'il plaisait aux girondins, il avait contre lui ses collègues, Bertrand de Molleville, ministre de la marine, et Delessart, ministre des affaires étrangères.

Louis XVI renvoya Narbonne et le remplaça par un jeune maréchal-de-camp, le chevalier de Grave. L'Assemblée irritée déclara que Narbonne emportait toute sa confiance et accusa de trahison Bertrand de Molleville et Delessart. Bertrand parvint à se justifier ; mais Delessart fut vivement attaqué par Vergniaud et Brissot ; on lui reprocha de tenir un langage indigne de la France et de professer des doctrines inconstitutionnelles en face de l'étranger ; on le traduisit devant la haute cour d'Orléans.

Il fallait former un nouveau cabinet. Le roi prit ses ministres dans la Gironde. Il laissa le portefeuille de la guerre à de Grave et donna les affaires étrangères à Dumouriez, l'intérieur à Roland, les finances ou, comme on disait alors, les contributions publiques à Clavière.

Dumouriez était l'homme le plus remarquable du conseil. Il voulait la guerre. Son langage fut ferme, énergique, hautain ; il a, dit Schlosser, introduit dans la langue diplomatique le ton rude que les Français ont conservé jusqu'à la Restauration[26]. Léopold venait de mourir (1er mars). Dumouriez demande à son successeur, l'archiduc François, une réponse catégorique et décisive. Il exige de la cour de Vienne qu'elle diminue ses troupes des Pays-Bas et qu'elle expulse de ses provinces tous les émigrés ; il rappelle à l'archiduc l'alliance de l'Autriche avec la France ; il le somme de rompre les traités qu'il a faits avec d'autres ; la négociation doit être terminée avant le 15 avril ; si l'Autriche persiste à rassembler ses troupes sur la frontière, il ne sera plus possible, dit Dumouriez, de contenir la juste indignation d'une nation fière et libre qu'on cherche à avilir, à intimider, à jouer, jusqu'à ce que tous les préparatifs soient faits pour l'attaquer[27].

La cour de Vienne répondit à Dumouriez qu'elle, de son côté, exigeait la réintégration des princes allemands d'Alsace dans leurs droits féodaux et la rétrocession d'Avignon et du comtat Venaissin au pape ; qu'elle avait pris des mesures défensives qu'on ne pouvait comparer aux préparatifs hostiles de la France ; qu'elle ne reconnaissait à personne le droit de lui prescrire les dispositions qu'elle devait prendre pour étouffer les troubles fomentés en Belgique par l'exemple de la France et les menées du parti jacobin ; enfin, qu'elle persisterait à se concerter avec les puissances de l'Europe aussi longtemps que durerait la crise révolutionnaire et qu'une faction sanguinaire et furieuse viserait à réduire à des jeux de mots illusoires la liberté du roi, le maintien de la monarchie et l'établissement de tout gouvernement régulier[28]. Cette réponse rendait la guerre inévitable[29].

Mais déjà l'Autriche avait résolu de prendre les armes. L'archiduc François, alors âgé de vingt-quatre ans, était moins pacifique et moins prudent que Léopold ; l'émigration avait accueilli son avènement avec une joie bruyante ; c'est heureux pour le roi de France, écrivait Fersen, et l'archiduc a souvent improuvé la conduite lente, molle et indécise de son père. Dès le 8 mars, le comte de Mercy disait à Breteuil qu'on allait changer de système, et mettant la main à la garde de son épée, c'est de cela qu'il faut, ajoutait-il, on y est décidé, et bientôt vous en aurez, il ne reste plus d'autre moyen[30]. Le 30 mars arrivait à Vienne, sous le nom de Dommartin, un agent de la cour, le baron de Goguelat. Il s'entretint longuement avec Cobenzl. Louis XVI, disait-il, s'abandonnait en apparence au parti de la Révolution ; mais il désirait ardemment qu'on vint le plus tôt possible à son secours ; il croyait que, la guerre une fois allumée, un parti considérable se rallierait autour de lui ; il comptait sur sa garde, sur deux tiers de la garde nationale de Paris, sur toute sa cavalerie, sur les Suisses et sur les sept huitièmes de la bourgeoisie ; la canaille des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau suivrait seule l'impulsion des jacobins[31]. Le 3 avril, le roi de Hongrie donnait au duc de Brunswick le commandement général des forces qu'il destinait à sauver la France et l'Europe de l'anarchie[32]. Le 17, Thugut annonçait au baron de Breteuil qu'on était décidé à faire marcher ; que le roi de Hongrie était las de ce qui se passait en France ; qu'il joindrait ses troupes à celles de Prusse[33].

La France prit les devants, comme Frédéric II en 1756[34] ; ce fut elle qui déclara la guerre. Le 20 avril, à midi et demi, Louis XVI entre à l'Assemblée. Dumouriez, debout auprès de lui, lit un rapport sur la situation politique de la France et sur ses griefs contre l'Autriche. Le roi prend la parole après son ministre et, d'une voix profondément émue, propose la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême. L'Assemblée s'ajourne à cinq heures du soir. La discussion s'ouvre par un discours de Pastoret. Le futur pair de France se prononce pour. la guerre ; n'est-il pas temps de s'arracher à l'incertitude qui depuis longtemps tourmente toutes les pensées ? Ne faut-il pas défendre la France provoquée ? La victoire, dit Pastoret, sera fidèle à la liberté ; jamais Je peuple français ne fut appelé à de plus hautes destinées ; jamais il n'a mieux senti le besoin de la gloire et de l'indépendance. Le patriote hollandais Daverhoult, député des Ardennes, lui succède ; voulez-vous, s'écrie-t-il, rendre Avignon au pape et leurs droits féodaux aux princes ? Un peuple qui veut être libre doit-il consentir que les cours étrangères forment des concerts pour porter atteinte à sa Constitution ? Oui, il faut faire la guerre, car notre liberté est menacée, et nous avons juré de vivre libres ou mourir. Aubert-Dubayet déclare, au nom de l'honneur national, qu'il serait lâche de ne pas décréter la guerre : nous sommes tous Français, et des puissances coalisées ont l'audace de prétendre nous donner un gouvernement ! Nous ne le souffrirons jamais. Nous voulons la guerre puisqu'elle est nécessaire pour défendre notre liberté, et, dussions-nous tous périr, le dernier de nous prononcerait le décret ! Un seul membre, Becquey, parle contre la proposition au milieu des murmures et d'un violent tumulte. La guerre est votée presque unanimement et par acclamation ; le public des tribunes éclate en applaudissements ; les députés lèvent leurs chapeaux en l'air ; combien d'entre eux, dit Mme de Staël, devaient périr d'une manière violente et avaient à leur insu prononcé leur arrêt de mort[35] !

 

III. La guerre était déclarée à François, roi de Bohême et de Hongrie ; c'est notre chère alliée l'Autriche toute seule, écrivait Dumouriez à Biron, que nous déclarons notre ennemie, et nous avons soin de la séparer des autres puissances qui forment le concert, c'est-à-dire une ligue infernale contre nous[36]. L'habile ministre fit davantage. Il avait reçu six millions de fonds secrets et remanié le personnel diplomatique. Il négocie de tous côtés pour isoler l'Autriche. Il obtient la neutralité de l'Empire ; ses agents représentent aux princes qu'il vaut mieux obtenir une indemnité que de courir les risques de la guerre et assurent l'appui de la France à la Bavière que l'Autriche désire annexer. Il offre le Milanais à la Sardaigne, si Victor-Amédée veut rester neutre et céder Nice et la Savoie. Il fait proposer à l'Angleterre, par Chauvelin et Talleyrand, l'alliance de la France et lui promet en échange la confirmation du traité de commerce de 1786, la neutralité de la Belgique qui deviendrait une république fédérative, l'affranchissement des colonies espagnoles désormais ouvertes au commerce britannique, au besoin la cession de l'ile de Tabago. Il tente de provoquer une diversion en Orient et charge Sémonville d'annoncer aux Turcs l'arrivée prochaine d'une flotte française qui détruira le port de Kherson et assurera, par son apparition dans la mer Noire, l'indépendance de la Crimée[37].

Mais attaquer l'Autriche, c'était attaquer la Prusse. Il existait entre les deux États un traité d'amitié et d'alliance défensive, convenu dès le 25 juillet 1791 et signé le 7 février 1792. Lorsque Kaunitz envoyait sa note du 17 février, le comte de Goltz, ambassadeur de Prusse à Paris, déclarait que cette dépêche renfermait les principes sur lesquels les cours de Vienne et de Berlin étaient parfaitement concertées. La mort de Léopold n'ébranla pas la nouvelle alliance ; le jour même où son père expirait, l'archiduc François écrivait à Frédéric-Guillaume que son plus vif désir était de cimenter de plus en plus l'heureux lien qui venait d'unir la Prusse et l'Autriche[38].

Dès son arrivée au ministère. Dumouriez s'efforça de rompre cette alliance. Tout le monde en France, députés, généraux, journalistes, la regardait comme fragile et aisée à briser. On avait trouvé pour la qualifier deux ou trois épithètes consacrées et pour ainsi dire officielles qui reviennent sans cesse dans les discours et les écrits de l'époque : monstrueuse, inouïe, inconcevable, mais c'était monstrueuse qu'on employait de préférence[39]. Ce fut longtemps, disait Lebrun, et c'est encore un sujet d'étonnement pour les hommes d'État que l'alliance de ces deux maisons essentiellement rivales et ennemies sous tous les rapports de localités, de prétentions et d'intérêts[40]. D'ailleurs, la France n'avait alors nulle haine pour la Prusse ; si l'Autriche était son naturel adversaire, la Prusse était son allié nécessaire. Comment, s'écriait Lacombe Saint-Michel, le 25 juillet, Frédéric-Guillaume s'est-il réuni à son ennemi irréconciliable pour venir opprimer sou allié naturel[41] ? On avait ri de Rossbach et prôné le vainqueur de Soubise. On répétait partout que la politique française devait tendre à ce but unique : s'unir à la Prusse pour combattre et vaincre l'Autriche. Telle était la conclusion des écrits de Favier. Dès la fin du règne de Frédéric II, observe Ségur, la France et la Prusse se rapprochaient et il est plus que probable qu'elles se seraient intimement unies si l'avènement de Frédéric-Guillaume II, l'ardeur de son ministre Hertzberg, son dévouement à l'Angleterre et la révolution de Hollande n'avaient pas renversé tout d'un coup ces nouvelles combinaisons[42].

Dumouriez nomma François de Custine ministre plénipotentiaire à Berlin. Mais Custine ne fut pas écouté. Déjà son prédécesseur, Ségur, n'avait trouvé que des visages hostiles. On avait répandu le bruit qu'il était chargé de gagner à prix d'or le favori et la maîtresse du roi. On avait conté que l'accueil méprisant qu'il recevait partout, le désespérait et le rendait fou ; que, dans un dîner, il avait jeté soudainement son chapeau sur le parquet, proféré des paroles incohérentes et quitté la salle comme un furieux. Il s'était fait poser des sangsues et on le vit couché dans son lit dont les draps étaient naturellement tachés de sang ; on assura que, dépité de l'insuccès de sa mission, il avait essayé de se donner la mort[43]. François de Custine fut traité de même. On le tenait à l'écart, on s'éloignait de lui comme d'un pestiféré. La propagande jacobine, les défis que les girondins jetaient aux souverains de l'Europe, le meurtre du roi de Suède Gustave III, les aveux d'Aukarström et de ses complices qui déclaraient que la lecture des écrits révolutionnaires avait inspiré leur attentat, l'amnistie votée par l'Assemblée législative en faveur des meurtriers de la Glacière[44], avaient indigné Frédéric-Guillaume et ses ministres. Schulenbourg disait à Ségur qu'il fallait se préserver de la gangrène. Comment voulez-vous, s'écriait le ministre, que la tranquillité soit maintenue lorsque tous les jours des milliers d'écrivains insultent les rois et publient qu'il faut exterminer tous les princes parce que ce sont des tyrans ? Il tint le même langage à Custine. L'envoyé de Dumouriez lui représentait que l'intérêt de la Prusse lui commandait la paix. Il faut, répondit Schulenbourg, compter aussi l'honneur des couronnes, et il ajouta que son roi voulait surtout repousser l'esprit de prosélytisme qui semblait menacer tous les potentats[45].

Dumouriez ne se découragea pas. Il se souvint qu'un de ses anciens camarades, le maréchal de camp Heymann, avait pris du service en Prusse. IL lui dépêcha Benoit, un de ses agents politiques. Ce Benoit remit à Heymann le billet suivant, daté du 9 avril : Je vous envoie M. Benoit avec qui vous pouvez vous entretenir en toute confiance ; je profite avec plaisir de cette occasion que j'ai fait naître pour vous donner une preuve d'amitié. Mais Schulenbourg refusa de donner audience à Benoit ; il ne voyait dans ces négociations que la dernière arme dont se servaient les factieux ; il craignait, en s'abouchant avec un agent du ministère qu'on nommait le ministère des sans culottes, de découvrir le roi de Prusse et, comme il disait, de compromettre Sa Majesté prussienne avec ces misérables. Benoit mit par écrit les propositions de Dumouriez. Elles firent sur Schulenbourg une très vive impression. Le ministre des affaires étrangères priait le roi de Prusse d'intervenir comme arbitre entre la France et les princes allemands possessionnés en Alsace, et lui promettait de se prêter avec toute la déférence et toutes les facilités possibles à ce qu'il proposerait. Il s'engageait à donner aux frères de Louis XVI les compensations que demanderait Frédéric-Guillaume ; les émigrés rentreraient en France et la Constitution actuelle serait maintenue ; on ne pouvait rétablir sans danger les privilèges de la noblesse et les grandes magistratures ; la restitution des biens du clergé vendus pour la plupart et devenus la propriété des particuliers, rencontrerait une résistance ; mais en revanche, le roi, même en restant sur le terrain de la Constitution, verrait ses prérogatives augmentées[46]. Ces insinuations semblaient extraordinaires, mais Benoît les renouvelait dans les entretiens avec Heymann ; il ajoutait qu'on craignait à Paris la puissance militaire de la Prusse : l'armée de Frédéric-Guillaume renverserait peut-être le frêle édifice du nouveau gouvernement. Mais, à l'heure même où Dumouriez faisait ces ouvertures au ministère prussien, il déclarait la guerre à l'Autriche. Schulenbourg fit dire par Heymann à Benoit que le roi de Prusse ne se séparait point du roi de Hongrie, son allié avec lequel il se tiendrait toujours sur la même ligne et que les deux souverains refuseraient d'entrer en négociations avant que le pouvoir royal, le seul avec qui l'on pût traiter, fût rétabli en France avec l'autorité nécessaire. Benoit eut ordre de quitter Berlin sur-le-champ. Il partit, mais il avait la conviction que le dernier mot n'était pas dit ; je reviendrai, assurait-il à Heymann, quand et où la Prusse le souhaitera ; la négociation n'a peut-être chance de réussir que lorsqu'une armée prussienne sera sur le territoire français[47].

L'échec de Benoît ne rebuta pas Dumouriez. Il avait envoyé à Deux-Ponts un conseiller d'ambassade, M. de Naillac ; le duc de Deux-Ponts était l'héritier présomptif de l'électeur de Bavière ; il avait besoin de la France. Dumouriez lui offrit, par M. de Naillac. un million de livres, s'il parvenait à empêcher la marche des Prussiens et à faire accéder la cour de Berlin à la même neutralité que le reste de l'empire. Il promit même deux cent mille livres à celui ou celle qui aurait fait réussir cette négociation. Il échoua. Le cabinet de Berlin répondit au duc de Deux-Ponts, comme à Benoît, que la Prusse ne se séparerait pas de l'Autriche et n'entrerait dans aucun pourparler avant le rétablissement de l'autorité royale[48].

Il était désormais certain que les forces prussiennes envahiraient la France. Frédéric-Guillaume haïssait la Révolution plus vigoureusement encore que ses ministres. Plein de mépris pour les jacobins, sans cesse excité par les émigrés, ému de l'infortune de Louis XVI, avide de gloire et croyant s'illustrer par une campagne qu'on lui représentait facile et brillante, sollicité par la Russie qui lui promettait pour prix de sa croisade une part du gâteau polonais, il annonçait hautement avant la déclaration de guerre qu'il réprimerait en France l'ardeur du parti populaire et y rétablirait la paix et le bon ordre[49]. Dès la fin de 1791 un personnage influent conseillait à Massenbach, aide de camp du roi, de rentrer dans l'état-major général : Nous ferons marcher au printemps 50.000 hommes sur le Rhin, le duc de Brunswick sera général en chef, le roi l'accompagnera, et vous ne jouerez que le rôle de chambellan, prenez vos mesures. Au mois de février 1792 Frédéric-Guillaume mandait à Potsdam le duc de Brunswick ; on voyait l'inspecteur Reymann, portant sous son bras la carte de France, traverser la cour du château pour se rendre dans la salle où le roi conférait avec son généralissime, et le soir de l'entrevue, à la table des maréchaux, les officiers de l'état-major, certains de la guerre, buvaient à la confusion de l'Assemblée législative et à la prise prochaine de Paris[50]. Aussitôt que Frédéric-Guillaume connut le décret du 20 avril, il courut de Postdam à Berlin et ordonna de hâter les préparatifs ; Custine remarqua son émotion ; il laissait, écrit-il, paraître la colère et la violence dont il était possédé. Le 1er mai Schulenbourg annonçait à l'envoyé français que la Prusse entrait en campagne. On l'a voulu, dit le ministre, depuis dix mois les tribunes françaises retentissent d'injures contre les têtes couronnées ; il fallait que cela finît. Il ajouta qu'on ferait la contre-révolution, qu'on se vengerait du passé, qu'on assurerait pour toujours le repos des monarchies ; on veut, mandait Custine à Dumouriez, que la France disparaisse de la balance européenne[51].

 

IV. On sait les événements qui s'écoulèrent entre la déclaration de guerre et l'invasion prussienne, comment l'armée française envahit la Belgique le 28 avril et prit la fuite à la vue des Autrichiens, comment le cri de trahison jeté à Quiévrain retentit à Paris, où l'on crut désormais, non sans raison, à l'existence d'un comité occulte que dirigeait la reine et qu'on nomma le comité autrichien. Le girondin Servan remplace au ministère de la guerre l'impuissant de Grave. L'Assemblée se déclare en permanence ; elle licencie la garde constitutionnelle du roi, et envoie son chef, le due de Brissac, devant la haute cour d'Orléans ; elle décrète que les prêtres insermentés pourront être condamnés à la déportation par les directoires des départements sur la simple dénonciation de vingt citoyens actifs ; elle décide, sur la proposition de Servan, le rassemblement d'un camp de 20.000 fédérés des départements qui se rendront à Paris, à l'occasion de la fête du 14 Juillet. Le roi consent au licenciement de sa garde, mais refuse de sanctionner les décrets contre les prêtres insermentés et sur l'établissement du camp. Roland répond à Louis XVI en lisant, en plein conseil, la lettre fameuse qui le somme de s'unir à la nation et d'accepter franchement la Révolution. Le roi irrité renvoie du ministère les trois girondins, Roland, Clavière, Servan ; il accepte la démission de Dumouriez ; il confie les affaires à d'obscurs feuillants, Chambonas, Terrier-Monciel, Lajard. Mais le 20 juin la multitude en armes envahit le Château. Vainement une partie de la France proteste contre la violation du domicile royal ; vainement Lafayette demande à l'Assemblée le châtiment des auteurs du 20 juin et la destruction de la secte jacobine ; personne, pas même le roi, ne soutient Lafayette. Bientôt on apprend que les Prussiens se mettent en marche. On ne doute pius que le roi presse de ses vœux et de ses messages secrets l'invasion du territoire. On soupçonne qu'il attend à Paris les troupes allemandes[52], et c'est alors en effet que Louis XVI envoie Mallet du Pan aux alliés[53], c'est alors que Marie-Antoinette exprime à Mme Campan l'espoir de la prochaine délivrance. Vers le milieu d'une de ces nuits où la lune éclairait sa chambre, dit Mme Campan, elle la contempla et me dit que dans un mois elle ne verrait pas cette lune sans être dégagée de ses chaînes ; elle me confia que tout marchait à la fois pour les délivrer, mais que les opinions de leurs conseillers intimes étaient partagées à un point alarmant, que les uns garantissaient le succès le plus complet, que les autres faisaient entrevoir des dangers insurmontables..... elle ajouta qu'elle avait l'itinéraire de la marche du roi de Prusse, que tel jour il serait à Verdun, tel autre dans un autre endroit, que le siège de Lille allait se faire[54]. Fersen et Breteuil reçoivent des Tuileries l'avis qu'il faut se hâter, que six semaines d'attente sont bien longues, qu'un délai d'un jour peut produire des malheurs incalculables, qu'il importe de gagner vingt-quatre heures, que si on n'arrive pas, Louis XVI est perdu. Le roi et la reine, mande Breteuil à Schulenbourg, désirent uniquement que les armées combinées agissent aussi promptement que vigoureusement en leur faveur, qu'on compte pour rien les dangers qu'ils pourraient courir, que les opérations militaires une fois commencées soient poussées avec activité[55]. Mais l'Assemblée, résolue à se défendre contre la cour, déclare la patrie en danger ; elle dissout les états-majors de la garde nationale ; elle décrète que les volontaires qui doivent former le camp de réserve de Soissons passeront par Paris et assisteront le 14 juillet à la fête de la Fédération ; elle éloigne de la capitale toutes les troupes de ligue, excepté les Suisses. Déjà une commission extraordinaire discute la déchéance de Louis XVI ; déjà Vergniaud affirme que le nom seul du roi est le prétexte ou la cause de tous les maux et que Louis XVI, abusant la France par des protestations hypocrites, n'oppose à l'étranger qu'une armée inférieure en nombre et vouée à la défaite ; déjà le bataillon des Marseillais est entré dans Paris. Le 25 juillet paraît le manifeste de Brunswick. Le 3 août la déchéance du roi est demandée par toutes les sections de Paris, puis proclamée par la section Mauconseil. Le 10 août, deux jours après que la majorité de l'Assemblée a refusé de mettre Lafayette en accusation, éclate l'insurrection populaire. On connaît les incidents de cette décisive journée que les contemporains nommèrent la journée de la Saint-Laurent : l'assaut des Tuileries, le massacre des Suisses, Louis XVI réfugié avec sa famille à l'Assemblée dans la loge du tachygraphe, la foule victorieuse entrant dans la salle des séances et imposant sa volonté. L'Assemblée, réduite à 284 membres, suspend le roi et convoque à Paris pour le 20 septembre une Convention nationale chargée d'assurer la souveraineté du peuple : elle confie le pouvoir exécutif aux ministres ; Roland, Clavière, Servan reprennent possession de leur département. Quarante jours plus tard les envahisseurs s'arrêtent sous le feu des canons de Valmy. Nous sortons d'une crise violente, écrivait alors un habitant de Port-Louis à l'un de nos résidents aux Indes ; le roi de Prusse, à la tête de 80.000 hommes, est entré en France ; maître de Longwy et de Verdun, il marchait sur Paris ; la France entière s'est levée, l'ange tutélaire qui veille sur nos destinées a détourné le coup que voulait nous porter le despotisme ; une maladie contagieuse a détruit une partie de l'armée prussienne ; la bonne conduite de nos troupes a fait le reste[56].

 

 

 



[1] Vivenot, Quellen sur Geschichte der deutschen Kaiserpolitik Oesterreichs, 1873, I, 187 (Kaunitz à Cobenzl, 8 juillet 1791). Cp. Calonne, Tableau de l'Europe, 1796, p. 6.

[2] Vivenot, Quellen, I, 234, 242, 243 ; Bouillé, Mém., édit. Barrière, 1859, p. 299. Je ne vois point, écrivait Marie-Antoinette à Fersen, surtout par la déclaration de Pillnitz, que les secours étrangers soient si prompts. Cette déclaration est du 27 août 1791.

[3] Vivenot, Quellen, I, 259, 275, 284.

[4] Arneth, Marie-Antoinette, Joseph II und Leopold II, ihr Briefwechsel, 1866, p. 257 (lettre à Mercy, 2 mars 1792).

[5] Le comte de Fersen et la cour de France, p. p. Klinckowström, 1878, I, 195.

[6] Fersen, I, 147 et 240.

[7] Correspondance de Fersen et mémoire du 26 novembre 1791 ; cp. l'extrait du Mémoire de Louis XVI, l, 231.

[8] Vivenot, Quellen, I, 330-335.

[9] Flammermont, Négociations secrètes de Louis XVI et du baron de Breteuil avec la cour de Berlin, 1885, p. 9-10.

[10] Flammermont, Négociations secrètes de Louis XVI et du baron de Breteuil avec la cour de Berlin, p. 12 et suiv.

[11] Vivenot, Quellen, I, 343 (24 janvier 1792).

[12] Discours du 19 novembre 1791.

[13] Vivenot, Quellen, I, 185-186, lettre de Léopold aux souverains et projet de déclaration commune.

[14] Correspondance entre Mirabeau et La Marck, 1851, Ill, 349 (lettre du 3 octobre 1792) : Hausser, Deutsche Geschichte, 4e édit., 1869, I, 320.

[15] Toutes ces expressions sont de Kaunitz (Vivenot, Quellen, I, 208, 211, 213-216, circulaire et mémoire de juillet 1791).

[16] Vivenot, Quellen, I, 331-332.

[17] Politique des cabinets de l'Europe, 1824, I, préface, p. XIX et XXIV ; Favier, dit encore Ségur (II, 152), ne voit que l'Autriche à craindre, C'est un fantôme qui l'oppresse et trouble son jugement. Cp. les Mémoires ou souvenirs du même, 1826, II, 83-84.

[18] Cp. Hüffer, Oestreich und Preussen, 1868, p. 31.

[19] Voir le rapport de Koch et l'office du 3 décembre 1791.

[20] Discours du 25 octobre 1791.

[21] 21 décembre 1791 et 5 janvier 1792 (Vivenot, Quellen, I, 567-568).

[22] Mathieu Dumas, Souvenirs, 1839, II, 109.

[23] Depuis le 6 décembre 1791 ; il avait remplacé Duportail.

[24] Rochambeau, Mém., 1839, I, 397-398.

[25] Mémoire du 24 février 1792 (pièces de l'armoire de fer, n° 217).

[26] Schlosser, Hist. des révolutions polit. et litt. de l'Europe au XVIIIe siècle, trad. par Suckau, 1825, II, 117.

[27] Lettres à Noailles, 19 et 27 mars.

[28] Note du 18 mars, à laquelle Cobenzl renvoie Noailles le 7 avril.

[29] Schlosser, II, 117.

[30] Fersen, II, 12 et 205.

[31] Vivenot, Quellen, I, 430-432 (récit de Cobenzl à Kaunitz), et Fersen, II, 14. Groguelat était porteur d'un billet de la reine et du roi au roi de Hongrie : Je vous prie, mon neveu, d'avoir confiance à tout ce que le porteur vous dira de notre part. MARIE-ANTOINETTE. — Je me joins à votre tante et pense absolument comme elle. LOUIS.

[32] Vivenot, Quellen, I, 434.

[33] Fersen, II, 233, 242.

[34] L'exemple fut allégué par Gensonné et Brissot.

[35] Math. Dumas, Souvenirs, II, 118-119 ; Mme de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, 1818, II, 40.

[36] Lettre du 18 avril (arch. guerre).

[37] A. Sorel, Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1884, p. 313-318.

[38] Vivenot, Quellen, I, 403.

[39] C'est ainsi, selon Voltaire, que le parlement anglais avait appelé l'union de la France et de l'Autriche en 1756.

[40] Séance de la Convention du 26 septembre, Moniteur du 28.

[41] Moniteur du 26 juillet.

[42] Ségur, Politique des cabinets de l'Europe, I, 278-2/9, et III, 151 : ep. Tratchevsky, La France et l'Allemagne sous Louis XVI, 1880, p. 33 ; Vergennes disait que Frédéric pouvait être considéré comme un allié naturel de la France.

[43] A. Sorel, Le Temps, 10, 12 et 15 octobre 1878.

[44] 16 mars 1792. Rien, écrivait Custine, n'a plus contribué à nous perdre dans l'opinion, et plusieurs des plus précieux défenseurs de notre Constitution dans la classe des gens de lettres et des savants ont annoncé ouvertement qu'ils ne pouvaient soutenir un gouvernement qui se déshonorait par de pareilles mesures (cité par Sorel).

[45] A. Sorel, Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1884, p. 325.

[46] Arch. de Berlin, Secretissima sur les affaires de France, 1792. Schulenbourg à Frédéric-Guillaume, 28 avril (copie de Flammermont).

[47] Cp. sur cet épisode Sybel, Geschichte der Revolulionszeit, 4e édit., 1882. I, 375-377, et Fersen, II, 251 et 253 (Caraman à Breteuil).

[48] A. Sorel, Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1884, 326-327.

[49] Vivenot, Quellen, I, 460.

[50] Massenbach, Memoiren über meine Verhältnisse zum preussischen Staat und insbesondere zum Herzoge von Braunsckweig, 1809, I, 23-26.

[51] A. Sorel, Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1884, p. 326.

[52] Bailleul, II, 114.

[53] Le fait était connu, car le Moniteur du 5 juillet annonce que Mallet du Pan a traversé Bonn le 24 juin chargé d'une mission secrète.

[54] Mme Campan, Mém., édit. Barrière, 1884, p. 340.

[55] Fersen, II, 309, 319, 333, 341, 26 juin, 24 juillet. 1er août (Marie-Antoinette à Fersen) ; Flammermont, 29-30 (Breteuil à Schulenbourg, 14 juillet).

[56] Vinson, Mélanges de linguistique et d'anthropologie, 1880, p. 31, lettre du 25 octobre 1792.