DUMOURIEZ

 

CHAPITRE XXIII. — DERNIÈRES ANNÉES.

 

 

LE COUP D'ŒIL POLITIQUE SUR L'EUROPE EN 1819 — MÉMOIRES SUR ET POUR L'ESPAGNE — LES BOURBONS ET LE DUC D'ORLÉANS — MORT DE DUMOURIEZ

 

JUSQU'À son dernier moment, Dumouriez ne pourra détourner les regards du théâtre de ce monde. Au mois de décembre 181g, il rédige un Coup d'œil Politique sur l'Europe qui témoigne, comme toujours, de la clarté, de la sagacité de son jugement.

Il montre que les rois ont, dans les années 1814 et 1815, soulevé les peuples en leur donnant les mots d'ordre révolutionnaires qu'après la victoire ils ont refusé d'exécuter leurs engagements et entrepris d'étouffer les sentiments qu'ils avaient éveillés. Mais, dit Dumouriez, il suffisait à la révolution de triompher quelque part pour enflammer l'espérance chez les peuples et la crainte chez les ministres. Partout la révolution luttait ; partout la liberté combattait le despotisme ; partout les peuples se révoltaient contre les ministères. Il conclut que l'opinion est la reine du siècle. Vainement les gouvernements recourront à la violence. L'armée, leur instrument et leur unique moyen, agira d'abord, mais finalement pliera. Une voix retentit aujourd'hui dans toutes les consciences anathème sur quiconque tourne ses armes contre ses concitoyens. Partout est le malaise ; partout, le mécontentement, la plainte. Partout, germent ces grands événements qui changent la face des nations. Partout, se développent des idées qui déjouent toutes les mesures et brisent toutes les résistances. Le nombre décidera. L'art consiste à gouverner dans l'intérêt du grand nombre. Gouverner dans l'intérêt du petit nombre, c'est encourir l'inimitié des masses, et les masses seules sont des puissances. Or, le secours des masses s'obtient par le système représentatif. Sans ce système, on ne connaît pas l'opinion publique. Les rois, à qui l'on fait tant de peur des représentations nationales, ne sont-ils pas à la merci des cinq ou six hommes qui composent le ministère, et les ministres n'obtiennent-ils pas du prince tout ce qui profite, non à l'État, mais à leurs amis et à leurs protégés ? Si les monarques n'établissent pas le système représentatif, les peuples secoueront leur joug ; tout tend irrésistiblement à la liberté constitutionnelle ; la crise approche ; il faut céder ou être entraîné ; volentem fata ducunt, nolentem trahunt.

 

Le Coup d'œil de 1819 fut suivi de plusieurs autres mémoires. Dumouriez ne cessait pas, comme disait un de ses fidèles amis, de consacrer son temps à la liberté des hommes et à l'indépendance des nations.

C'est, en avril 1820, le mémoire intitulé Réflexions sur la révolution espagnole. Dumouriez applaudit à la régénération de l'Espagne et il exhorte Louis XVIII, le Nestor des souverains, le sage auteur de la charte à développer cette œuvre de lumière, cette constitution que les peuples étrangers souhaitent d'obtenir et que ses ministres éludent ou détruisent.

C'est, en novembre 1820, le Mémoire militaire sur le royaume des Deux-Siciles. Il est remis par le duc d'Orléans au prince héréditaire de Naples et communiqué à deux juges compétents, le général Foy et le général Lamarque, qui désirèrent l'un et l'autre le voir imprimé.

C'est, en juillet 1821, le Mémoire militaire pour l'Espagne. Dumouriez engage les révolutionnaires espagnols à créer une armée permanente, à créer cette infanterie solide qui a manqué à la péninsule dans la guerre contre Napoléon, à créer une milice nationale composée de tous les hommes capables de porter les armes.

Il ne croit pas que la France attaque, envahisse l'Espagne pour y rétablir le despotisme de Ferdinand VII, et il pense qu'elle gardera la neutralité, que, tout au plus, elle accordera le passage à travers les départements méridionaux aux troupes autrichiennes et russes. Mais, à la fin de 1822, il apprend que la France accepte la mission d'exécuter en Espagne les décisions de la Sainte-Alliance. Les Espagnols n'ont rien fait de ce qu'il leur avait conseillé. Ils lui demandent un nouveau mémoire pour opérer une diversion sur le territoire français et tenter le renversement des Bourbons. Dumouriez refuse ; il répond que le plan qu'il a donné suffisait et suffit encore si les Espagnols montrent résolution et promptitude ; qu'il ne peut davantage : De ce côté-ci des Pyrénées, dit-il, est ma patrie !

Mais il s'indigne que des Français passent les Pyrénées pour restaurer un Ferdinand. Une profonde tristesse le saisit ; il ne songe plus qu'à cette guerre qu'il qualifie de malheureuse et d'impie. Il approuve l'entreprise de Fabvier, de Carrel, des officiers français qui veulent s'opposer les premiers, sur les bords de la Bidassoa, à l'armée envahissante. Il regrette que son âge l'empêche de rejoindre ces hommes généreux. Ils sont, lui objecte un ami, traîtres à la patrie ! Oui, mais qu'importe le nom, si la chose est bonne ? Quand la chose a un mauvais nom, on la condamne comme une mauvaise chose. Qu'importe une condamnation si elle est innocente ! Oui, mais on n'en subit pas moins les cachots, l'exil ou la mort. Qu'importe encore ! Il y a la raison qui marche, l'avenir qui venge ; j'espère que mon exemple n'empêchera jamais les officiers français d'attaquer la tyrannie et de défendre l'humanité !

Cette guerre d'Espagne le détacha de la branche aînée. Il disait naguère que la sagesse de Louis XVIII assurait aux Français tous les avantages d'une monarchie constitutionnelle garantie par la charte. Non, décidément, les Bourbons n'avaient rien oublié ni rien appris ; la vérité n'arrivait pas jusqu'à eux ; ils n'apercevaient pas la fausse route où le ministère les entraînait ! Dumouriez se tourna désormais vers le duc d'Orléans. Dans ses lettres à Canning il déclare qu'un changement de dynastie est nécessaire à la France, que c'est pour elle le seul moyen de sauver l'Europe du despotisme. Déjà, depuis qu'il voyait la Restauration menacer les libertés publiques, il se prenait à penser que son lieutenant d'autrefois, le soldat de Valmy et de Jemappes, serait le meilleur roi que la France pût avoir. Il avait touché ce point à Londres en 1815 dans une conversation avec le tsar Alexandre ; le tsar lui avait répondu : Le duc d'Orléans est le seul de la famille qui soit de son époque ; mais il ne peut être question de lui qu'à son tour, et c'est fâcheux.

 

Les inquiétudes que l'avenir de la France inspirait à Dumouriez, l'accablèrent. Elles finirent par altérer sensiblement sa santé il avait alors quatre-vingt-quatre ans. Durant l'hiver de 1823 qui fut rigoureux et qui lui interdit ses promenades habituelles, ses amis craignirent pour sa vie.

Il vivait à la campagne. Après avoir demeuré de 1803 à 1807 aux environs de Londres, à Acton, dans une belle maison nommée Gunnersbury Lodge, puis, durant quelques années à Londres, puis, de 1812 à 1822, à Little Ealing dans une maison appelée Rochester House, il était venu, le 14 mars 1822, s'établir à Turville Park, près de Henley, dans la vallée de la Tamise. Ce fut là, le 14 mars 1823, qu'il mourut. Il repose dans un caveau de l'église de Henley.