DUGOMMIER

1738-1794

 

CHAPITRE IX. — DAGOBERT.

 

 

La Cerdagne. — Dagobert. — Sa carrière antérieure. — Commande la frontière depuis Olette jusqu'aux sources de la Garonne (7 août 1793). — Combat du col de la Perche (21 août). — Entrée à Puycerda et à Bellver (29 août). — Combat d'Olette (4 septembre). — Commande en chef l'armée des Pyrénées-Orientales, — Défaite de Trouillas (22 septembre). — Retour de Dagobert en Cerdagne (30 septembre). — Prise de Camprodon (5 octobre). — Prise de Montella (17 octobre). — Excès et soulèvements. — Dagobert rappelé par Turreau à Perpignan. — Diversion sur Céret. — Conseil de guerre du 12 novembre. — Dagobert suspendu (17 novembre). — Son voyage à Paris. — Sa réintégration (31 janvier 1794). — Son plan d'invasion adopté par le Comité de salut public (12 mars). — Objections de Dugommier. — Dagobert à Puycerda (28 mars). — Reprise de Montella (8 avril). — Dagobert devant Urgel (10 avril). — Sa maladie et sa retraite. — Sa mort (18 avril). — Son grand dessein abandonné.

 

Ce fut en Cerdagne que se rouvrirent les hostilités.

La Cerdagne commence à la descente du col de la Perche et finit au défilé d'Urgel. C'est une plaine qui n'a que cinq lieues de longueur et une lieue dans sa plus grande largeur. Mais elle est fertile ; elle nourrit de nombreux troupeaux et abrite entre ses montagnes plus de cent bourgs et hameaux. Les deux parties qu'elle comprend, la Haute Cerdagne ou Cerdagne française, et la Basse Cerdagne ou Cerdagne espagnole[1], ne sont pas séparées l'une de l'autre par une limite naturelle ; des blocs de granit marquent la frontière ; il y a même sur notre territoire une enclave étrangère, la commune de Llivia, reliée à l'Espagne par un chemin neutre et resserrée entre trois villages français. La Sègre, dont la source est en France, parcourt le pays du nord-est au sud-ouest, et c'est la portion supérieure de son bassin qui forme la Cerdagne. Elle passe d'abord par Saillagouse, Eyne et Estavar, par l'enclave de Llivia et par Bourg-Madame où elle reçoit le Raour et entre sur le sol espagnol ; là elle, contourne Puycerda et, grossie à gauche par la Vanera, droite par l'Aravo ou rivière de Carol, baigne les murs de Bellver ; puis elle traverse le Martinet, où elle recueille la Llosa, et coule vers le sud au-dessous de la Sen d'Urgel.

La Cerdagne française a pour capitale Montlouis. Bâtie, par Vauban, à 1.400 mètres au-dessus de la mer, sur un rocher escarpé, au pied du col de la Perche, cette place, la plus élevée et la plus froide de France, commande à la fois quatre rivières, la Tet, l'Ariège, l'Aude et la Sègre. Mais, pour maîtriser la Cerdagne ainsi que pour couvrir la trouée de l'Ariège et le comté de Foix, il faut posséder, outre Montlouis, les forteresses espagnoles de Puycerda et de Bellver.

Aussi, dès le commencement de la guerre, en 1793, les généraux Servan et la Houlière voulurent s'emparer de Puycerda. Les Espagnols les devancèrent et ce furent eux qui vinrent, sous les ordres de La Peña et de Crespo, après la prise de Villefranche-de-Conflent, par la rampe qui remonte la gorge de la Tet, par Olette et le facile plateau des Llançades, observer et ensuite resserrer Montlouis.

Le péril de Montlouis, qu'on appelait alors Mont-Libre et. qu'on regardait avec raison comme la clef des montagnes, émut les représentants. Ils décidèrent d'envoyer une division de 3.000 hommes dans la Cerdagne menacée. Le-général Dagobert, qui depuis longtemps proposait d'opérer-une diversion sur le sol espagnol, offrit de commander secours. Il fut accepté.

Dagobert[2] dont le nom est lié pour jamais à celui de la Cerdagne, n'était pas aussi âgé qu'on le croit d'ordinaire, et on a tort de dire le vieux Dagobert, puisqu'il avait cinquante-sept ans en 1793. C'est une des figures les plus originales, sinon les plus sympathiques, de l'année de la Révolution. Alerte encore malgré ses cheveux blancs, et actif, bien qu'à l'entendre il fût toujours malade ou fatigué, impatient, brusque, rude, ironique, bravant les commissaires de la Convention et osant leur répondre par d'amères railleries et des sarcasmes, enclin à la jalousie et cédant à des dépits d'amour-propre, marquant son dédain et une morgue d'ancien régime aux jeunes officiers qui prétendaient l'éclipser, refusant d'exécuter avec une coupable obstination les plans qui n'étaient pas siens ou les exécutant de mauvaise grâce, à la lettre et non sans le secret désir de les -voir-échouer, cachant une profonde ambition sous un air d'insouciance, aspirant aux plus hauts grades et les sollicitant, prenant, lorsqu'il était à la tête des troupes de Cerdagne, le titre de général en chef de l'armée centrale des Pyrénées, souhaitant de commander l'armée entière et acceptant avec joie la succession de Barbantane, intrépide, marchant un bâton à la main en avant de ses bataillons, héroïque au milieu de la mêlée et trouvant dans le combat parmi les balles et comme si l'odeur de la poudre le surexcitait, une manœuvre hardie, sagace néanmoins hors du champ de bataille, capable de manier des masses et aussi propre à de vastes opérations qu'à des camisades, fougueux quelquefois, poussant l'audace jusqu'à la témérité, aimant son indépendance, passionné pour la guerre de montagnes, pour sa guerre de Cerdagne qu'il menait avec entrain et librement sans trop relever des, conventionnels, sans tenir nul compte des difficultés du terrain, redouté des Espagnols qui l'appelaient le demonio, adoré des soldats qui le regardaient comme un des leurs et le nommaient le général-soldat, leur passant tout, les traitant de son aveu en enfants gâtés et les laissant piller et brûler les villages, leur plaisant par ses saillies, par ses gauloiseries, et au pont de Céret déboutonnant sa culotte pour faire ses besoins et montrant le dos aux canons de l'ennemi, tel était Auguste Dagobert de Fontenille.

Il avait assisté à la guerre de Sept Ans et à celle de Corse. Lieutenant au régiment de Tournaisis, il fit les campagnes de 1759 et de 1760 aux volontaires de l'armée commandés par le comte du Vair, qui le nomma major de sa troupe, et il reçut quatre blessures : une balle à la joue à la prise de Minden, une balle à la main gauche à l'affaire d'Oberweimar, une forte contusion à l'épaule à l'assaut de la porte principale de Wetzlar, deux coups de feu dont une balle qui lui resta dans le pied droit à une escarmouche aux environs de Wesel. Capitaine commandant au Royal-Italien[3], major du bataillon des chasseurs royaux du Dauphiné, il refusa d'émigrer. Non qu'il eût pour le nouveau régime un vif attachement. Tous ceux qui l'ont vu de très près s'accordent à dire qu'il était royaliste au fond du cœur ; l'agent Revest écrit qu'il ne passe pas pour républicain, et Cassanyes reconnaît qu'il n'aimait pas la Révolution ; mais il était, ajoute Cassanyes, brave, excellent pour un coup de main, et, faute de mieux, il fallait se servir de lui. Aussi fut-il nommé colonel du 51e régiment au mois de mai 1792 et maréchal de camp provisoire au mois d'octobre suivant[4].

Il se signala dans les opérations qui marquèrent l'occupation du comté de Nice et il reçut le commandement de l'Escarène. J'ai pris, disait-il, Lucéram et Coaraze, j'ai repoussé l'ennemi toutes les fois qu'il s'est présenté. Le 14 février 1793, à deux heures du matin, il partait de l'Escarène avec 1.200 hommes, franchissait le col de Brutus, attaquait Sospel, et, après un combat le six heures, pénétrait dans la ville où il capturait 300 Autrichiens avec cinq officiers et le major Strasoldo : L'événement, rapportait-il, est d'autant plus glorieux qu'il a été obtenu sur des troupes aguerries, sur les régiments de Belgiojoso et de Caprara qui ont combattu les Turcs.

Une semaine plus tard, lorsque les bureaux du ministère lui annoncèrent que sa promotion au grade de maréchal de camp ne pouvait être confirmée, il éclata. Quoi, écrivait-il à Beurnonville, parce qu'il aura plu aux Servan et aux Pache de combler la mesure et d'appeler à ce grade des personnages qui n'étaient pas nés lorsque j'arrosais de mon sang les plaines de l'Allemagne, j'en serai privé, moi qui depuis trois mois en fais les fonctions, j'ose dire avec distinction ! Et il rappelait Sospel, ses blessures, ses dix campagnes, ses quarante-neuf aimées de service ; il menaçait de demander à la Convention l'annulation des nominations prononcées par les derniers ministres pour que chacun fût mis à sa place selon son ancienneté et ses actions de guerre.

Sa promotion fut confirmée. Depuis Sospel, il n'avait cessé de se faire remarquer, s'emparant de Lantosque et de Belvédère, tenant la route de Tende, sur les hauteurs de Braus, avec dix bataillons choisis, prenant part à l'heureuse attaque du col de Pérus.

Envoyé à l'armée des Pyrénées-Orientales, il commanda l'avant-garde. Le 19 mai, au Mas-Deu, il eut un cheval tué sous lui, et lorsque le centre céda, il fit un habile changement de front, repliant la droite, prolongeant la gauche, opérant de la sorte une manœuvre qui sauvait le camp et favorisait la retraite de l'artillerie, lassant par son opiniâtreté les Espagnols qui n'osèrent poursuivre les fuyards, et les représentants, jugeant qu'il s'était conduit en héros, lui donnèrent le grade provisoire de général divisionnaire. A la bataille dite de Perpignan, le 17 juillet, au soir, il assaillit le village de Canohès, et l'Écho des Pyrénées vantait sa bravoure audacieuse ; mais il faillit compromettre le succès de la journée ; il s'était avancé trop loin dans la plaine, et sa troupe se débanda pour n'être pas enveloppée par la cavalerie[5].

Le 7 août, les représentants le chargeaient de secourir Montlouis et lui conféraient le commandement de la frontière depuis Olette jusqu'aux sources de la Garonne avec le pouvoir de requérir les gardes nationaux des départements de la Haute-Garonne et de l'Ariège et des districts de Quillan et de Prades.

Il se montra digne de leur confiance. Le 28 août, au matin, il chassait les Espagnols du col de la Perche. La colonne de droite demeura immobile. La colonne du centre, composée de braconniers montagnards, s'enfuit dès le commencement du combat. Une colonne de miquelets, qui devait tourner l'adversaire, resta ventre à terre dans les bois. Mais la colonne de gauche, que Dagobert et son lieutenant Poinsot animaient de leur énergie, fit une charge vigoureuse à la baïonnette en criant : Ça ira, nous vous tenons ! Elle prit le camp des Espagnols, leur artillerie, leur bagage ; elle eût même pris, si Dagobert avait eu cinquante hommes de cavalerie, tout ce qu'il y avait d'ennemis.

Le lendemain, 29 août, sans tirer un coup de canon, Dagobert entrait. à Puycerda, à Bellver, et poussait, en longeant la gorge de la Sègre, jusqu'à trois lieues d'Urgel : en vingt-quatre heures, il avait, comme il disait, remis sous le drapeau tricolore la Cerdagne française et conquis la Cerdagne espagnole.

Il ne voulait pas s'en tenir là, et le 3 septembre il allait reconnaître les passages qui débouchent par Ribas, Camprodon et Ripoll. Mais il sut que les Espagnols d'Olette profitaient de son absence pour presser Montlouis. Sans retard, il rebroussa chemin, et le 4 septembre, au point du jour, dans le brouillard, semblable, écrit le représentant Cassanyes, à l'épervier, il fondait sur le camp d'Olette. Après deux heures d'un feu de mousqueterie très vif, les Espagnols se sauvèrent en laissant leurs munitions, leurs pièces d'artillerie et trois cents prisonniers dont trente officiers. Leur perte, rapporte un contemporain, fut considérable, et cet échec devint dans la suite d'une conséquence majeure[6].

Ces succès valurent à Dagobert le commandement en chef de l'armée. Mais il fut moins heureux dans le Roussillon que dans la Cerdagne, et par sa faute autant que par celle de ses lieutenants et des représentants.

Lorsqu'il arriva le 19 septembre à Perpignan, deux jours après la victoire de Peyrestortes, parmi les acclamations de joie et d'enthousiasme, il ne cacha pas le dépit que lui inspirait un avantage remporté sans lui et la répugnance qu'il avait pour cette ovation populaire. Les représentants, qui souhaitaient de profiter du moment, avaient tout disposé pour une nouvelle attaque : durant la nuit, d'Aoust tournerait le camp de Ponteilla par la droite et Goguet par la gauche, les ordres étaient donnés, les troupes s'ébranlaient. Dagobert déclara sur-le-champ que l'affaire n'aurait pas lieu. Il désirait attendre la division qu'il amenait de Montlouis et qui se trouvait encore à vingt kilomètres de là, attendre les secours et les réquisitions qui ne tarderaient pas à venir ; il ajoutait que Ricardos avait rappelé et concentré ses forces, que la ligne espagnole pouvait être regardée comme une suite de sept camps qu'il faudrait enlever au prix de sept combats. Je ne compromettrai pas, disait-il, le salut de la chose publique et je ne livrerai pas l'élite de l'armée au sabre de la cavalerie espagnole. Fabre se fâcha contre les tacticiens et les envieux, s'écria que le général faisait manquer un succès complet, et que frapper tout de suite, ce serait exterminer les ennemis. Cassanyes, avec plus de douceur, fit des observations. Dagobert s'obstina, s'entêta ; il répliqua qu'il savait son métier et qu'il était responsable des événements ; en réalité, il ne voulait exécuter d'autres plans que les siens propres.

Le jour suivant, 20 septembre, les représentants Fabre et Cassanyes écrivirent à Dagobert que tout démontrait la retraite des Espagnols, qu'il fallait la leur couper, que l'instant d'une action générale était peut-être passé, mais qu'il serait utile de se porter sur les hauteurs du Réart et de là à Banyuls-dels-Aspres. Le général vint leur dire qu'il ne pouvait encore faire ce mouvement.

Le 21, pendant qu'ils dînaient, Dagobert entra pour leur annoncer qu'il allait manœuvrer sur le front des Espagnols et assaillir vigoureusement leurs derrières, enlever Saint-Ferréol, faire sauter le pont de Céret. Les représentants lui objectèrent que les chemins étaient impraticables, que les chèvres seules pouvaient y passer, que l'armée y mourrait de faim. C'est absurde, s'exclamait Fabre, et Cassanyes s'indignait que Dagobert eût l'idée de détruire le pont de Céret, ce chef-d'œuvre de l'art. Dagobert s'éloigna sans dire mot. Au sortir de leur repas et après avoir délibéré, convaincus que l'entreprise proposée par Dagobert était fort dangereuse, les conventionnels lui dépêchèrent le citoyen Morris, agent du Conseil exécutif, pour l'inviter à se rendre dans leur chambre. Il répondit qu'il était très fatigué. Mais, à minuit, il leur envoyait un nouveau plan.

Il consentait à une agression contre le camp de Ponteilla et de Trouillas. La droite, commandée par Goguet, viendrait de Peyrestortes et, masquant le poste de Thuir, tomberait sur Trottinas par Llupia et Terrats. Le centre, que Dagobert dirigerait en personne, attaquerait le front de la ligne espagnole, en avant de Ponteilla, sitôt que Goguet aurait opéré son mouvement tournant. La pua conduite par d'Aoust et composée, en majeure partie, des troupes de réquisition qui ne seraient là que pour faire nombre, gagnerait les hauteurs du Réart.

Les représentants adoptèrent ce plan. Mais, le 22 septembre, lorsqu'il livra bataille, Dagobert ne fut pas soutenu par ses deux ailes. A gauche, d'Aoust, qui n'avançait que très lentement, laissa l'adversaire le devancer sur les hauteurs du Réart et, à cette vue, recula dans le plus grand désordre. A droite, Goguet engagea contre Thuir une longue canonnade et, lorsque les Espagnols marchèrent sur ce point, il se retira à une lieue en arrière sur les éminences de Sainte-Colombe, où toute sa cavalerie était blottie dans un bois d'oliviers. Dagobert restait seul au centre. Avec le courage du désespoir, il fondit sur le centre des ennemis : il enleva leurs premiers retranchements ; mais il ne put emporter la grande batterie du camp dont le feu était épouvantable, et il faillit être cerné par Ricardos, qui ramenait sur lui ses deux ailes et sa réserve. Pour échapper au désastre, il eut l'audace d'aller, par une marche de flanc, se joindre à Goguet. Le régiment de Vermandois fut enveloppé ; sommé de se rendre, il demanda vingt minutes de trêve afin de consulter Dagobert. Le général, furieux, le couvrit de mitraille !

Après sa retraite, qu'il fit sur Perpignan en se jetant dans les Aspres, Dagobert incrimina d'Aoust et Goguet, surtout Goguet. Ils prétendirent qu'il n'avait donné aucun ordre et ils le défièrent de prouver le contraire, l'accusèrent d'avoir commis les sottises qu'il leur imputait. Il avait pourtant formulé, contre son habitude, un ordre écrit ; mais peut-être cet ordre ne fut-il pas envoyé à temps. Quoi qu'il en soit, d'Aoust n'avait agi qu'avec une lenteur inouïe et Goguet s'excusait étrangement en alléguant qu'il ne connaissait pas la région et que ses guides l'avaient abandonné. Sans nul doute, d'Aoust et Goguet avaient secondé très mollement Dagobert, qui méprisait leur plan et les qualifiait, l'un de jeune aide de camp et l'autre, de médecin-général. Ils avaient, comme s'exprime Cassanyes, sacrifié la chose publique à leur vengeance et placé leur caprice au-dessus de l'intérêt de la patrie.

Il était très fâcheux, selon le mot d'un témoin, de se faire battre le 22 septembre, après s'être opposé, le 19, à la bataille. Mais Dagobert ne se rebuta pas. Dès le lendemain, il ordonnait à Goguet de simuler une attaque à Céret sur les derrières de l'ennemi. Goguet n'exécuta cet ordre que le surlendemain en prétextant l'extrême fatigue de ses troupes, et il l'exécuta si mal qu'il perdit deux canons. Toutefois cette démonstration insignifiante produisit son effet, et le victorieux Ricardos se replia sur le Boulou. Dagobert enjoignit à Goguet d'assaillir son arrière-garde à Thuir ; Goguet s'attarda, et cette arrière-garde, qui pouvait être écrasée, échappa.

Dagobert conçut alors un grand et audacieux dessein : occuper Banyuls-dels-Aspres et, de là, intercepter la route du Boulon, en jetant 3.000 hommes dans les Albères. Ce n'est pas toujours en livrant des combats, disait-il, c'est souvent en prenant des positions qu'on obtient les plus brillants succès. Le 29 septembre, il commençait l'opération. Les représentants l'arrêtèrent. Il les pria sur-le-champ de l'autoriser à regagner la Cerdagne, et les conventionnels, heureux de se débarrasser de lui, le renvoyèrent à Montlouis. Le 30, il s'éloignait, traitant d'Aoust de jouvenceau qui ne savait pas son métier, répétant que Goguet s'était à l'affaire de Trouillas caché, dans un bois d'oliviers, assurant que Fabre projetait de donner le commandement à ce Goguet, son compatriote et ami, maudissant les commissaires qui lui liaient les mains et lui défendaient de porter dans les montagnes une division qui aurait plongé la route d'Espagne et obligé les ennemis à une retraite précipitée. Il se plaignit au Comité que Fabre, Gaston, Cassanyes l'eussent empêché de frapper un coup décisif : Est-il dans l'ordre des choses qu'un homme qui n'est pas militaire, qui n'entend rien au militaire, vienne paralyser les opérations les mieux combinées ? Mais, de leur côté, les représentants ne le ménageaient pas ; ils l'accusaient d'avoir autant d'incapacité que de bravoure, et il lut dans le Moniteur du 13 octobre une lettre on Bonnet et Gaston déclaraient que les détails d'une armée dépassaient ses forces et que, s'il était utile à la tète de 5.000 hommes, il ne pouvait conduire un plan vaste et organiser une grande machine[7].

Le démon des Espagnols avait hâte de se signaler. Il voulut faire une pointe dans la haute Catalogne, sur les bords du Ter, et enlever la riche manufacture d'armes de Ripoll.

Afin de mieux réussir, il divisa sa petite armée en deux colonnes : l'une qu'il commandait lui-même et qui marcherait sur Ripell par Camprodon ; l'autre que le général de brigade Poinsot conduirait vers Ripoll par Ribas. Pour aller à Camprodon, au confluent du Ter et du Riutort, et remonter de là le Ter jusqu'à Ripoll, Dagobert partirait de Prats-de-Balaguer et par le col de Naufonds, très rude et bordé de précipices, descendrait aux Sept-Cases et au village de Mollo, qu'il nommait la clef de la Haute-Cerdagne. Pour aller à Ribas, au confluent du Ripart et du Fraser, Poinsot, partant de Puycerda, prendrait le col de Usas qui forme la limite de partage des eaux entre le bassin du Ter et celui de la Sègre, le plus commode des cols qui mènent à Ribas, et le seul qu'on fréquente en hiver parce qu'il est le plus épargné par les neiges.

Le 4 octobre, à la pointe du jour, Dagobert quitta les environs de Montlouis. A quatre heures du soir il était devant Camp-radon. Ce bourg, jadis fortifié, mais rasé sous Louis XIV, n'avait pour défense qu'un mur d'enceinte. Dagobert essaya d'abord contre ce mur ses quatre pièces de canon. Deux crevèrent à la première décharge. Il fit alors sommer l'alcade. Ce magistrat, homme de cœur, qui se nommait Guttierez, demanda vingt-quatre heures pour consulter le capitaine-général. Dagobert répondit qu'il n'accordait que deux heures pour recevoir des otages. Sur quoi, l'alcade répliqua crânement qu'il enverrait des balles en guise d'otages et qu'il barricaderait les portes du bourg avec des cadavres français. Au matin du 5 octobre, Dagobert lança quatre colonnes. Après une vive fusillade, les habitants s'enfuirent, et Dagobert eut, écrit-il, la douleur de ne trouver personne et par suite de ne pouvoir lever une contribution ni saisir d'otages. Le bourg fut mis au pillage. On prit le pain, le vin et, comme dit le général, de quoi faire des culottes et s'équiper de tout point.

Il n'osa marcher vers Ripoll. Il attendait la colonne qui s'acheminait sur Ribas. Or Poinsot, qui la commandait, était tombé malade ; Marbot, qui suppléait Poinsot, avait dû se-rendre à Toulouse pour se mettre à la tête des renforts envoyés devant Toulon, et le gouverneur de Montlouis, Voulland[8], qui remplaçait Marbot, n'était parti que le 5 octobre. Il avait sous ses ordres un détachement de 800 hommes qui fit sa jonction, le lendemain matin, à Dorria avec 300 hommes que l'adjudant-général Pellenc et le représentant Cassanyes amenaient de Puycerda, et ces 1.200 hommes s'emparèrent de Ribas. Mais ce retard obligea Dagobert à revenir sur ses pas, et ses soldats désiraient rentrer à Montlouis pour déposer le butin dont ils étaient chargés ! Les généraux sont malades ou absents, écrivait-il, les canons me font faux bond ; mais ça ira ; je passe au Mont-Libre pour y rassembler le moule dont j'ai b3soin pour l'expédition dont je n'abandonne pas l'exécution.

Sa nouvelle expédition fut dirigée, non contre Ripoll, mais contre La Seu d'Urgel. Pour s'ouvrir le long et étroit défilé qui s'étend de Bellver à cette place, il fallait prendre un gros bourg fermé, Montella, dont les maisons s'étagent au flanc d'une haute colline, sur la rive gauche de la Sègre, à une lieue et demie en aval de Bellver. Le 17 octobre, après une violente fusillade, Dagobert occupait Montella. Le bourg était désert. Il fut pillé de même que les villages d'alentour et les soldats mirent le feu aux maisons. Le représentant Cassanyes avait accompagné Dagobert ; il protesta contre de pareils excès et réunit un conseil de guerre qui décida que les troupes ne pouvaient pousser sur la Seu d'Urgel, qu'il fallait les ramener pour rétablir la discipline. Dagobert ne cacha pas son dépit ; il se plaignit de Cassanyes, qui avait eu la fantaisie de l'arrêter en pleine marche. J'aurais réussi, disait-il plus tard, à m'emparer d'Urgel où le succès que je venais d'obtenir avait porté l'épouvante, si une autorité supérieure ne m'avait forcé de rétrograder[9].

Ces pointes de Dagobert, ces courses momentanées, comme Doppet les nommait, étaient plus nuisibles qu'utiles. Par faiblesse pour ses soldats, le général les laissait ravager, saccager, incendier les villages. Aussi, peu importait que le représentant Cassanyes fût allé avec le général d'Arbonneau remercier Dieu des succès des armes françaises dans l'église de Puycerda. Peu importait qu'il eût recommandé, pour ne pas nationaliser la guerre, de respecter les personnes et les propriétés ; qu'il eût péroré les troupes ; qu'il eût été beaucoup mortifié lorsqu'il sut qu'elles avaient à leur entrée dans la Cerdagne fait quelques dégâts dans les bourgs. Lui-même n'avait-il pas à Ribas, de son propre aveu, essayé d'arrêter les ennemis dont les balles pleuvaient dans les rues, en plaçant au premier rang de ses bataillons les femmes espagnoles encapuchonnées de blanc ? Ne dit-il pas qu'une de ces femmes fut blessée ? N'avait-il pas mis le feu à Ribas et Dagobert ne l'accusait-il pas d'avoir donné le signal des désordres ? La population se soulevait de tous côtés. Les habitants de cette région tenaient de leurs aïeux que Vauban nommait gens un peu pendards, aimant l'escopetterie et se faisant un grand plaisir de chasser aux hommes. Ils sonnaient le tocsin à l'approche des Français, et conduits par leurs curés, gagnaient la cime des rochers avoisinants. Les contrebandiers ou parrots se joignaient aux paysans. Déjà un vicaire de Camprodon, Martin Cuffi, qui dirigeait aux 4 et 5 octobre la résistance de ses paroissiens, avait le renom d'un chef de bandes[10].

Après les affaires de Camprodon et de Montella, Dagobert fut rappelé à Perpignan. Il agissait à sa guise depuis son retour en Cerdagne sans correspondre avec l'état-major et sans rendre compte de ses mouvements. Le nouveau généralissime Turreau déclara que Dagobert ne devait plus rien entreprendre sans le consulter. Mais, au sortir d'une conférence qui eut lieu entre les deux hommes à Montlouis, Turreau fit l'éloge de Dagobert, de ses grands talents militaires, de sa longue expérience, de sa profonde connaissance du pays ; il jugeait Dagobert franc, brave, très actif, digne de la confiance du soldat et le seul ii qui le commandement de l'armée pût convenir[11].

Ramené par Turreau à Perpignan, Dagobert fut chargé d'une diversion sur Céret pendant que Delattre opérait contre Roses. Il échoua, et peut-être se souciait-il peu de réussir. N'avouait-il pas que c'était pénible pour lui d'être aux ordres de d'Aoust — qui commandait alors par intérim — et de jouer un rôle subalterne ? Il tourna les positions de l'ennemi et arriva par les Aspres de vallée en vallée jusqu'aux hauteurs qui dominent Céret ; il pouvait occuper la ville et enlever le pont ; il exécuta simplement ses instructions qui lui prescrivaient de s'emparer des hauteurs.

Quelques jours plus tard, le 12 novembre, les représentants tinrent conseil de guerre. Ils convoquèrent dix-neuf généraux, non sans répugnance. Mais Turreau, averti que Fabre et Gaston projetaient de recommencer l'expédition de Roses et avaient à Collioure des conciliabules, exigea la réunion d'une sorte de comité militaire. Tous les membres de la conférence, à l'exception de Turreau, de Dagobert et de Poinsot, approuvèrent les représentants, et la reprise de l'expédition fut résolue[12].

Mais Dagobert avait été vif. Il railla Fabre et sa foi robuste. Il lui reprocha de favoriser la division de Collioure qui se regardait comme une armée à part et de confier l'élite des troupes à ce blanc-bec de Delattre ; il dit que Delattre ne pouvait conquérir que quelques mauvais villages, qu'on n'allait pas à Roses quand on ne savait défendre Perpignan, que Ricardos ne souhaitait qu'une pareille expédition, que si ce général entendait son métier, pas un seul Français n'échapperait, et, lorsque Fabre déclara qu'il accorderait une amnistie aux Espagnols, s'ils rendaient Bellegarde, à votre place, répondit Dagobert, je leur demanderais Barcelone[13].

Les représentants, piqués, le qualifièrent de royaliste, de ci-devant et de traitre, l'accusèrent de vouloir avec Turreau mettre l'armée en cantonnements d'hiver, de corrompre le club de Perpignan qui n'était plus composé que de turreautistes et de dagobertistes, et par un arrêté du 17 novembre ils le suspendirent, lui enjoignirent de s'éloigner à vingt lieues des frontières. Dagobert avait plusieurs jours auparavant prié Bouchotte de le sauver des griffes de ses ennemis et de l'envoyer en un endroit où il n'y eût ni Fabre ni Gaston. Il accueillit froidement sa suspension et partit pour Paris.

Fabre et Gaston désiraient qu'il fût traduit au tribunal redoutable. Mais il n'était pas de ceux qui se laissent égorger sans crier ni regimber. Il écrivit au ministre, au Comité, à la Convention. Il imprima sa Réponse aux représentants en assurant qu'il ne pouvait se taire, que son honneur lui commandait de détruire les soupçons qui planaient sur lui. Hautement, fièrement, il rappela ses actes : il avait conquis la Cerdagne, remporté deux victoires brillantes qui faisaient dire de lui qu'il avait sauvé les départements méridionaux, repris Villefranche-de-Conflent et par ses manœuvres délogé les Espagnols de leur camp de Prades. N'avait-il pas assez de titres pour être réintégré ? La Convention ne devait-elle pas décréter qu'il avait bien mérité de la patrie ? Ne faisait-il pas dans son armée Je métier de caporal plutôt que le métier de général ? Et pourquoi les représentants lui déclaraient-ils une guerre implacable ? Parce qu'il n'était pas leur mannequin ; parce qu'il avait eu le malheur de sourire en lisant dans le bulletin de la Convention Fabre se conduit en héros. Signé Fabre[14] ; parce qu'il avait exprimé son opinion sur leurs favoris, sur leurs enfants chéris, sur d'Aoust, jeune homme qui n'avait pas de talents, sur Delattre, autre jeune homme sans services et sans expérience qui n'était que le prête-nom de Fabre. Fallait-il donc applaudir aux plans de Fabre et de Gaston ? Ces plans étaient-ils comme l'arche du Seigneur qu'on ne peut toucher du doigt sans être frappé de mort ? Eh bien, sa suspension à lui, Dagobert, c'était sa mort ; car autant être mort que de ne pouvoir servir la patrie, et il priait la Convention de le rappeler du séjour des morts[15].

A ses protestations se joignaient celles des militaires et des clubs. Il a, mandait Duvignau à Carnot, au moyen du degré de confiance dont il enivre les troupes, deux fois en moins de huit jours — à la Perche et à Olette —, battu les Espagnols à plate couture, et tout l'espoir des citoyens de cette partie repose sur ce bravissimo Dagobert. Turreau affirmait qu'il avait l'estime générale et réunissait les suffrages du peuple et de l'armée, qu'à sa voix les bataillons acceptaient toutes les fatigues. Revest écrivait qu'il faisait son métier avec exactitude et qu'un tas d'intrigants cherchait à l'éloigner. Hardy témoignait qu'il était aimé, non des généraux, mais des soldats ; que les soldats le suivraient d'un pôle à l'autre, qu'ils le regrettaient, qu'ils soupiraient après lui, qu'ils disaient unanimement que son retour ramènerait la fortune. Le club de Perpignan, apprenant sa suspension, lui envoyait aussitôt quatre députés pour l'engager à rester, tandis que quatre autres délégués allaient demander les motifs de sa suspension aux représentants qui les accueillaient par des menaces et leur refusaient toute espèce d'éclaircissement. La société populaire de Lavelanet dans l'Ariège marquait à la Convention qu'il avait été calomnié, et, lorsqu'il revint aux Pyrénées, le district de Lagrasse dans l'Aude remerciait chaleureusement l'assemblée[16].

Il eut gain de cause. Bouchotte avait un faible pour lui. Il le ménageait, et quand Dagobert s'emportait contre Fabre, le priait doucement de vivre en bonne intelligence avec les conventionnels, lui remontrait sur un ton amical et indulgent que rien ne serait plus fâcheux que la dissension entre les représentants et les chefs de l'armée[17].

Mais des deux commissaires de la Convention que Dagobert regardait comme ses adversaires acharnés, l'un, Fabre, était mort, l'autre, Gaston, fut rappelé. Deux généraux, d'Aoust et Goguet, le combattaient encore ; mais d'Aoust allait être traduit devant le tribunal révolutionnaire, auquel Fabre et Gaston avaient proposé de livrer Dagobert. Quant à Goguet, il était mandé à Paris, et vainement il vantait sa sincérité montagnarde, invoquait en sa faveur le témoignage des représentants, ces argus du Comité et de la Convention : Je me suis, disait-il, attiré la haine de Dagobert en lui marquant ma surprise de ce qu'il n'a pas, le 19 septembre, poursuivi l'avantage du 17. Dagobert est jaloux et ne m'a jamais pardonné mes débuts de Peyrestortes, l'amitié des représentants et surtout la franchise avec laquelle je lui ai toujours dit mes sentiments. Un agent de Bouchotte écrivait qu'on se plaignait de Goguet, que la confiance était incertaine. Le ministre décida que Gognet ne serait plus employé aux Pyrénées-Orientales et lui fit expédier une lettre de service pour l'armée du Nord[18].

Dagobert triomphait. Il fut réintégré, le 31 janvier 1794, par le Comité de salut public et renvoyé à l'armée qu'il venait de quitter. Avant de partir, il avait soumis à Carnot et à Garrau[19] un plan d'opérations que ces deux conventionnels avaient admiré.

Il disait que les Romains n'avaient fait sortir Annibal d'Italie qu'en portant la guerre sur le sol de l'Afrique, et il proposait, pour rappeler les Espagnols sur leur territoire, d'envahir la Catalogne par le point le plus facile, par le point indéfendu de la Cerdagne et par le col de Tosas dont l'accès est aisé. Pendant que l'armée des Pyrénées-Orientales tiendrait Ricardos en respect et l'inquiéterait sur sa droite en attaquant Collioure avec la plus grande vigueur, un corps, composé d'hommes lestes, irait jeter la terreur au centre de la Catalogue et, dans une expédition aussi lucrative que glorieuse, mettre à contribution les villes et les bourgs entre les Pyrénées et l'Èbre, enlever le trésor, les grands chandeliers d'argent massif et les ex-voto de Notre-Dame de Montserrat, faire ses dévotions dans Saragosse à Notre-Dame del Pilar. N'est-il pas certain, remarquait Dagobert, que les Espagnols auraient bientôt ordre d'évacuer le Roussillon pour venir couvrir leur propre pays ? Il assurait de réussir s'il avait dix à douze mille hommes d'infanterie, six cents dragons et hussards, douze pièces de 4 et autant de canonettes[20].

Entraîné par Garrau et Carnot, le Comité de salut public approuva le plan de Dagobert et arrêta, le 12 mars, qu'un corps de 12.000 hommes de troupes d'élite armées à la légère avec 600 chevaux serait tiré de l'armée des Pyrénées-Orientales et mis tout de suite à la disposition du général Dagobert[21].

Dugommier, qui se préparait à frapper les envahisseurs au cœur même de leurs quartiers, ne put cacher son déplaisir, lorsqu'il sut le projet de Dagobert et la décision du Comité. Il consulta sur-le-champ Milhaud et Soubrany. Devait-il exécuter sans délai et sans réserve l'Ordre du 12 mars ou attendre de nouvelles instructions ? Évidemment le Comité, ignorant la situation, ne pouvait connaître tout le vice de cette mesure. Le général écrivit au Comité. Comment donner à Dagobert 12.000 fantassins et 600 cavaliers ? Il n'avait que 18 à 20.000 hommes disponibles en première ligne ; le reste était sans armes et sans nulle expérience. S'il obéissait à l'arrêté, il n'aurait plus que 7 à 8.000 hommes et dès lors serait-il assez fort pour attaquer l'ennemi, selon le désir du Comité, de front et sur les flancs ? Non ; l'exécution rigoureuse et subite de ce plan exposerait l'armée des Pyrénées- Orientales et le territoire qu'elle devait protéger. La diversion conseillée par Dagobert était bonne et bien vue ; mais ce n'était qu'une simple diversion, et il ne fallait pas que l'armée de Montlouis eût le rôle prépondérant ; autrement l'armée principale n'avait plus qu'à tenir Perpignan et à garder la défensive. Dugommier ajoutait que son plan, à lui, était fait avant qu'il reçût l'arrêté, qu'il tacherait néanmoins de plier ses moyens au projet du Comité, mais qu'il fallait tout d'abord battre l'Espagnol dans le Roussillon. Dagobert, concluait Dugommier, reconnaît lui-même la nécessité de gêner ici l'ennemi par quelque coup heureux avant de rien entreprendre ailleurs[22].

Sur les instances de Dugommier et des représentants, Dagobert consentit à n'exécuter son dessein qu'après le grand mouvement que Dugommier méditait d'opérer dans les derniers jours ; à ce moment, Dagobert irait couper aux ennemis leur ligne de retraite dans le Vallespir et descendrait dans la vallée du Ter pour manœuvrer sur les derrières de l'Espagnol. D'ores et déjà Dugommier lui donna deux bataillons.

Dagobert revint à son quartier général de Puycerda. Mais il brûlait d'en découdre. Dès le 31 mars, il écrivait au ministre qu'il allait se porter sur Urgel, que les représentants du peuple avaient confirmé l'arrêté du 7 août par lequel leurs prédécesseurs le nommaient général en chef des troupes cantonnées entre Olette et les sources de la Garonne. Il oubliait de citer une phrase de Milhaud et de Soubrany qui le faisait dépendre de Dugommier : entendent néanmoins que le général en chef dans cette partie sera toujours sous les ordres du général en chef de toute la division militaire, et le 28 mars, c'était Dugommier qui lui ordonnait de se rendre dans le plus court délai à Puycerda pour commander la division de Montlouis et les forces qui y seraient envoyées[23].

Quoi qu'il en soit, le 6 avril, lorsqu'il apprit qu'un de ses soldats avait été haché en morceaux par des paysans, Dagobert, de sa propre autorité, ouvrit la campagne et, à la tombée de la nuit, pour que le bruit de son expédition ne fût pas éventé, il entrait à Bellver.

Le marquis de Saint-Hilaire commandait à la Seu d'Urgel, et il avait pris des mesures de défense, renforcé ses postes, établi une redoute à Montella, transféré à Organya les hôpitaux et à Castel-Ciudad les vivres et les munitions. Sa gauche était à Vilella et à Llès, son centre au Martinet, sa droite à Montella.

Comme l'année d'avant, Dagobert s'empara d'abord de Montella. Mais cette fois il essaya de capturer la garnison. Son lieutenant, le général Charlet, qui disposait de 2.000 hommes, dut balayer le pays de Vilella à Llès et après avoir refoulé la gauche des Espagnols, venir au pont de Bar leur couper le chemin de la Sen d'Urgel.

Le 8 avril, à une heure et demie du matin, Dagobert, avec 2.300 soldats, s'enfonçait dans la vallée de la Sègre et se dirigeait en silence, au milieu de la neige, vers Montella. Selon sa coutume, il marchait en tête de la colonne et, comme il dit, il se harassa tellement qu'il eut, la nuit suivante, mal de tête et mal de reins. A l'aube, lorsque la diane battait dans le camp, après avoir évité tous les postes avancés, il tombait sur les Espagnols et leur enlevait en un clin d'œil la redoute, le bourg, 4 canons et 300 fusils. Ils mirent, en se sauvant, le feu au magasin à poudre qui sauta dans l'instant où quatre artilleurs y entraient ; un d'eux, nommé Maury, pria son officier d'écrire à sa mère qu'il mourait en brave garçon avec les mots Vive la République sur les lèvres.

Si Charlet arrivait à temps, les Espagnols, qui n'avaient d'autre voie de retraite que le pont de Bar, étaient capturés jusqu'au dernier. Mais la marche de Charlet éprouva des retards infinis. Un de ses bataillons[24] alla prendre à Bellver, à seize kilomètres de là, le pain qu'on avait négligé de lui donner à Bolvis ; un autre n'avait pas de cartouches, et il fallut arrêter ta tête de la colonne pour ôter des cartouches aux miquelets et les distribuer à ce bataillon ; Charlet avait une artillerie composée de six petites républicaines et d'une pièce longue dite suédoise ; mais cette pièce fut apportée sans sou pivot et il la laissa. La colonne, qui devait partir à sept heures du soir, ne s'ébranla donc qu'à minuit et demi. Trois miquelets servaient de guides ; soit par maladresse, soit à cause de la pluie et d'un brouillard très épais, ils égarèrent plusieurs fois les troupes et les menèrent par de si grands détours qu'elles n'arrivèrent à la Bastide qu'à cinq heures du matin : elles avaient encore plus de quatre lieues à parcourir pour atteindre le pont de Bar ! A la Bastide, Charlet rallia ses hommes un peu épars et, après avoir mis à l'avant-garde les compagnies de chasseurs de chaque bataillon, marcha sur Vilella et Llès. Il s'empara de ces deux postes ; il prit à Vilella 3 canons et à Llès un millier de bœufs et de vaches, beaucoup de vivres, 50 fusils ; mais il ne fut au pont de Bar qu'à six heures du soir.

Le lendemain 10 avril, au matin, les Français se portaient sur la Sen d'Urgel. La ville est dominée de tous côtés. Toutefois les Espagnols avaient établi trois fortins sur les trois ressauts d'une bande étroite de rochers, qui longe au centre de la vallée, à 900 mètres d'Urgel, la rive droite de la Balire, et ils avaient coupé le pont entre la ville et les trois fortins.

Dagobert n'avait ni artillerie de siège ni équipage de pont, et, quelques semaines auparavant, il regardait comme problématique le succès d'une expédition sur Urgel : Depuis le mois d'octobre, écrivait-il, on a y monté sur des affûts et mis en batterie des pièces de gros calibre qui y furent laissées par le maréchal de Noailles. Pourtant il essaya d'intimider Saint-Hilaire par une sommation conçue en ces termes : Le général français somme le commandant espagnol de se rendre, sinon lui et ses troupes s'exposent aux suites d'un assaut. — Le général espagnol, répliqua Saint-Hilaire, répond au général français qu'il ne craint ni son ennemi, ni ses menaces. Dagobert fit mine d'attaquer la ville et de couper les communications entre la citadelle et les dépôts d'Organya. Mais la troupe qu'il avait envoyée sur le chemin d'Organya ne put, après avoir traversé la Balire en face de Calvinya, que surprendre la queue d'un convoi et, lorsqu'elle eut gravi les hauteurs d'en Vinyes, elle fut rudement repoussée. Dagobert pénétra dans Urgel la nuit suivante et frappa les habitants d'une imposition de 100.000 livres qu'ils ne purent payer. Il prit 400 charges de blé, des balles d'étoffes, des bestiaux en grand nombre ; il enleva six otages qui s'engagèrent à faire acquitter sous quinzaine la contribution de guerre ; il envoya les clefs de la cité aux représentants. Puis, malade de fièvre, d'une fièvre inexprimable, disait-il, qu'il avait gagnée en montant à Montella, il ordonna la retraite.

Elle s'opéra lentement. Les mineurs mirent un jour à. faire sauter le pont de Bar, bien qu'il ne fût formé que d'une arche de maçonnerie. Les soldats, encore animés du désir des représailles, brûlaient et saccageaient tout sur leur passage. Ce fut à la lueur des incendies que Dagobert, porté dans une litière, rentra dans la Cerdagne. Le 13 avril, il arrivait à Bellver, d'ou il datait son dernier bulletin que Barère appela le chant du cygne. Le 18, il expirait à Puycerda[25].

Sa franchise, mandaient les représentants Milhaud et Soubrany, son courage, sa constance, sa fermeté dans les moments critiques et des talents acquis par quarante années de services le font regretter de toute l'armée. Ils arrêtèrent que son sabre serait donné au soldat qui se serait le mieux distingué dans la prochaine affaire. C'est la patrie, disaient-ils, c'est le peuple français qui offre cette récompense.

Dans un ordre du jour, Dugommier annonça les derniers avantages de Dagobert : On nous a devancés dans les succès, mais tous les lauriers ne sont pas cueillis ; nous la paierons avec usure, cette lettre de change que Dagobert vient de tirer sur nous ; le terme approche ; camarades, ce-sera le jour de la vengeance et celui de votre gloire[26].

A la nouvelle de la marche de Dagobert, Madrid s'effraya. Dans le premier émoi, le général Saint-Hilaire avait écrit que Dagobert s'établissait sur les hauteurs qui commandaient Urgel, qu'il voulait sans doute recommencer la manœuvre-du maréchal de Noailles en 1691, prendre Urgel, puis Camprodon et Ripoll, puis Girone et de là menacer Barcelone. La cour s'alarma, et le roi, qui ne rêvait que de victoires, s'écriait indigné : Ces Français, qui peuvent remporter des succès sur moi, sont favorisés par le diable ! Le jour même où il reçut la lettre de Saint-Hilaire — le 23 avril — il convoquait un conseil d'État, et Godoy ordonnait que le duc de Castel-Franco viendrait d'Aragon au secours d'Urgel et qu'au risque d'exposer Collioure et Port-Vendres, l'armée du Roussillon enverrait des forces considérables contre Puycerda pour couper la retraite à Dagobert[27].

Ce qu'il faut reprocher surtout à Dagobert, c'est d'avoir aliéné à la France les cœurs des Cerdanyous. Pourquoi, disait Doppet, les troupes de Dagobert avaient-elles, en revenant d'Urgel, brûlé tant de villages, entre autres Montella et le Martinet, et obligé de fuir tant d'agriculteurs de la Cerdagne espagnole ? Dagobert projetait de publier une adresse, en langue catalane pour proclamer ce principe républicain, mort aux tyrans, paix aux peuples. Il dit mieux fait de-respecter le culte. On s'est mal conduit ici, ajoute Doppet, et les habitants fuient par la seule raison de leur croyance. N'écrivait-on pas d'Urgel à la Gazette de Madrid que les Français avaient non seulement incendié la maison où logeait Saint-Hilaire, mais lacéré les tableaux de l'église-cathédrale à coups de sabre, foulé sous leurs pieds l'image de Dieu, profané les saintes huiles[28] ?

Le grand dessein de Dagobert, ce dessein qui, selon le mot d'un émigré, aurait décidé du sort de la Catalogne, resta lettre morte. Dugommier et Lamer, dociles à l'ordre du Comité, avaient promis sincèrement d'aider Dagobert et, comme ils s'exprimaient, d'être exacts à remplir la convention. Au début d'avril, Dugommier s'engageait à lui envoyer le fie régiment de cavalerie, et Lamer lui mandait qu'il profiterait du premier moment lucide, qu'après l'affaire, après la première victoire, il organiserait le complément des 12.000 hommes que le Comité mettait à la disposition du général en chef de l'armée de Cerdagne. Mais l'arrêté du 12 mars ne fut pas exécuté. La perte de Dagobert, disait Carnot, est irréparable, et il vaut mieux abandonner le projet hardi que nous avions concerté entre lui, Garrau et moi, que d'en compromettre le succès[29].

 

 

 



[1] La Cerdagne française comprend le canton de Saillagouse et les communes de Montlouis, Bolquère, La Cabanasse et Saint-Pierre dels Forcats ; la Cerdagne espagnole s'étend de Bourg-Madame au défilé d'Isobol.

[2] Dagobert de Fontenille (Luc-Siméon-Auguste), est né le 1er mars 1736, à La Chapelle-en-Juger, dans la Manche.

[3] On peut noter que le colonel de ce régiment, Lascaris, lui reprochait de manquer de liant dans le caractère.

[4] Cf. Vidal, III, 55.

[5] Rec. Aulard, IV, 261 ; — Vidal, II, 156, 257 ; — Fervel, I, 88.

[6] Moniteur, 6, 10, 15 sept. 1793 ; — Poinsot aux représentants, 29 août (A. G.) ; — Marcillac, 158 ; — Vidal, II, 325-339.

[7] Cf. sur tous ces événements, outre Ferret et Vidal, les lettres des représentants au Comité, 20 septembre, et à Bouchotte, 22 octobre ; — de Mathias à Bouchotte, 23 sept. ; — de Dagobert au Comité et au ministre, 30 sept., 1er et 23 oct., etc. (A. G.).

[8] Voulland, chef du 2e bataillon des grenadiers du Gard, était oncle du conventionnel ; ce qui lui valut le grade de général. Il assure que son détachement essuya cent mille coups de fusil, qu'il n'eut que trois tués et six blessés, qu'il lit vingt-deux prisonniers... et qu'il brûla cinq à six villages par ordre de Cassanyes. Cf. Vidal, II, 29-41.

[9] Dagobert à Bouchotte, 23 oct. 1793 : — cf. son plan de campagne, 9 février 1794 (A. G.).

[10] Doppet, Mém., 242 ; — Fervel, II, 179-181 ; — Vidal, III, 29-41 ; — Cassanyes à ses collègues, 29 août ; — Dagobert au Comité, 17 oct. (A. G.). Cf. ce témoignage de Voulland, 10 oct. : Je fis sortir les femmes et les mis à la tête, de manière même à être exposées ; rien ne put soumettre ces brigands, et le passage des Mém. de Cassanyes, cité par Vidal (III, 36). Mais Doppet (Mém., 317) ne dit-il pas que Dagobert, lui aussi, au sortir de Camprodon, mit des femmes et des enfants dans sa colonne pour empêcher les hommes de tirer sur lui dans sa retraite et qu'il les renvoya dans leurs foyers dès que sa troupe fut dégagée ?

[11] Notes de Turreau et lettres à Bouchotte, 15, 21 et 25 oct. 1793 (A. G.).

[12] Cf. Fervel, I, 181-201 ; — Vidal, III, 51-65 ; — les documents de la guerre. Un seul mot de Dugua (Dugua à Foignet, 31 oct.) explique peut-être au mieux l'affaire de Céret : Sol-Beauclair est à Saint-Ferréol pour attaquer le pont de Céret, tandis que Dagobert attaque Céret par le dessus.

[13] Doppet, Mém., 262 ; — Vidal, III, 55 ; — Cf. plus haut, chapitre VII.

[14] Voir le Moniteur du 16 oct., lettre du 6. Son lieutenant Poinsot employait les mêmes expressions ; il déclare qu'il n'a pas consenti, ainsi que Turreau set Dagobert, à l'expédition de Roses, et que le héros Fabre, qui veut être général en chef et représentant, a besoin de mannequins pour généraux et non de vrais soldats.

[15] Rec. Aulard, VIII, 685 ; — Dagobert à Bouchotte, 6 et 21 nov., à la Convention et au Comité, 10 et 19 déc. (A. G.).

[16] Duvignau à Carnot, 15 sept. ; — Turreau au Comité, 24 oct. et notes ; — Hardy et Revest au ministre, 14, 19, 21 nov. et 21 déc. (A. G.) ; — Moniteur, 15 déc. 1793 ; — Séance du 26 mars 1294.

[17] Note de Bouchotte à une lettre de Dagobert, du 23 oct. (A. G.).

[18] Goguet à Bouchotte, 11 nov. et au Comité, 13 déc. (A. G.).

[19] Cf. Rec. Aulard, XIII, 738. — Garrau, député de la Gironde, avait été envoyé, en 1792, avec Lamarque et Carnot, dans les départements voisins des Pyrénées ; de là l'amitié qui l'unissait à Carnot et l'attention qu'il portait à cette frontière. Il devait être de nouveau commissaire, d'abord à Perpignan, puis à l'armée des Pyrénées-Occidentales, et assister en cette qualité à la prise de la fonderie d'Orbaïcet.

[20] Plan de campagne, signé Dagobert et daté de Paris 21 pluviôse an II (A. G.).

[21] Doppet, Mém., 292.

[22] Dugommier aux représentants et au Comité, 27 mars 1194 (A. G.).

[23] Dagobert à Bouchotte, 31 mars (A. G.) ; l'arrêté de Milhaud et de Soubrany est du 27 mars 1794.

[24] Charlet avait avec lui le 22 des Pyrénées-Orientales, le 3e de l'Aude, le 1er et le 2e de la Montagne et une compagnie de miquelets ou chasseurs du Mont-Libre.

[25] Rapport de Charlet au Comité, 21 août 1794, et Dagobert aux représentants, 13 avril ; — Lamer au commandant de Perpignan, 30 juin (A. G.) ; — Moniteur, 19 et 29 avril ; — Gazette de Madrid, 1794, n° 34 et 35.

[26] Ordres du jour des 10 et 2.4 avril (A. G.). Dugommier écrivait de même, le 11, à Dagobert : Nous avons appris ton glorieux début, tu nous as passés de vitesse, et je vais acquitter la lettre de change que tu as tirée sur nous.

[27] Baumgarten, 515.

[28] Doppet, Mém., 235-296 ; — Gazette de Madrid, 1794, n° 34 ; — Cf. la lettre de d'Aoust à Bouchotte sur l'expédition d'Espolla, 12 nov. 1793 (A.G.) : les habitants des communes voisines, craignant de nouvelles représentations des incendies et pillages commis à Camprodon, Montella et autres lieux par le corps de troupes aux ordres de Dagobert, courent aux armes et rendent ainsi les forces de l'ennemi supérieures aux nôtres. C'est ainsi qu'en 1695, lorsqu'après le départ du maréchal de Noailles les troupes françaises s'étaient livrées au pillage et aux profanations, la haine des Catalans avait éclaté avec fureur ; les peuples, dit l'abbé Millot, étaient terribles dans le désespoir et la vengeance. Voici la composition de la division de Montlouis au 19 avril : à Montlouis : 1er et 2e de la Montagne, 3e Haute-Garonne (masse) ; 3 compagnies de Mont-Libre, 2 compagnies de Tarascon, 5e Gard ; à Puycerda, 5e Ariège, 1er district de Muret, 16e infanterie légère. Légion des Pyrénées, 8e Bec d'Ambez, Vengeurs ; à Alp, 2e Pyrénées-Orientales ; à Ossega, 4e Montagne ; à Talliendre, chasseurs de Montlouis et chasseurs de la Tet ; à Foix, 9e de la Dordogne ; à Bellver, 8e Aude et 5e Lot ; à Villefranche, 12e Drôme ; dans le val d'Arau, bat. des Thermopyles, 1re de la 2e réquisition, 2e de la 1re réquisition, 1re et 2e Gers, 5e Mont Blanc.

[29] Rec. Aulard, XIII, 148 ; — Lamer à Dugommier, 14 avril ; — Dugommier à Dagobert, 5, 11 et 15 avril (A. G.) ; — Marcillac, 256.