DUGOMMIER

1738-1794

 

CHAPITRE VI. — PERPIGNAN.

 

 

La campagne de 1793 aux Pyrénées-Orientales. — Invasion des Espagnols — Prise de Céret (20 avril). — Bataille du Mas-Den (19 mai). — Capitulation de Fort-les-Bains (3 juin), de Prats-de-Mollo (5 juin), de Bellegarde (25 juin). — Echec de Ricardos devant Perpignan. — Le Valmy des Pyrénées-Orientales (17 juillet). — Prise de Villefranche (4 août). — Suspension du général de Flers (7 août). — Nouveaux revers des Français, Corbère, Corneilla. — Suspension de Puget-Barbantane (14 septembre). — Victoire des Français à Peyrestortes (17 septembre) et reprise de Villefranche (19 septembre). — Leur défaite à Trouillas. (22 septembre). — Dagobert remplacé par d'Aoust. — Attaques stériles contre le camp du Boulon. — Le puig Singli (15 octobre). — Turreau général en chef. — Les représentants Fabre et Gaston. — Echec de Delattre à Espolla (28 et 30 octobre). — Départ de Turreau. — Les Espagnols à Saint-Ferréol (26 novembre). — Défaite des Français à Villelongue (7 décembre). — Leur revanche au même endroit (19 décembre). — Maladie de Doppet. — Ecrasement de la division Delattre et prise de Collioure (20 décembre). — Retraite de d'Aoust sur Perpignan (21 décembre).

 

La région des Pyrénées-Orientales, où Dugommier allait faire sa dernière campagne, comprend deux parties. La première, qui s'étend des sources de la Garonne à Montlouis, est peu praticable aux armées. La seconde, de Montlouis à la. Méditerranée, présente de vastes dépressions, des pentes accessibles, des vallées qui s'inclinent peu à peu vers l'est Ces vallées débouchent en France dans le Roussillon et en Espagne dans l'Ampurdan, et lorsque la guerre a pour théâtre les Pyrénées-Orientales, les plaines du. Roussillon et celles de l'Ampurdan sont toujours un terrain de combat[1]. Dès le début des hostilités, c'est-à-dire depuis le mois de mars 1793, les Espagnols occupaient l'Ampurdan, et avaient pour but l'invasion du Roussillon.

Ils pouvaient où bien forcer directement la chaîne qui sépare les deux plaies ou bien la tourner. S'ils voulaient la prendre à revers, il leur fallait gagner les gorges du Tech ou celles de la Tet, et la chose n'était pas aisée puisqu'ils devaient gravir dans l'Ampurdan des rampes extrêmement difficiles, puis s'enfoncer dans un long défilé, soit celui du Tech défendu par Prats-de-Mollo et Fort-les-Bains, soit celui de la Tet, barré par Montlouis et Villefranche-de-Conflent. S'ils descendaient droit dans le Roussillon, trois passages s'offraient à eux : le col de Banyuls, le col du Perthus et le col de Portell.

Le col de Portell qui s'ouvre à l'ouest de Bellegarde était commode et personne ne le gardait. Le col du Perthus par où passe la grande route de Perpignan à Barcelone était plus abordable, mais commandé par le fort de Bellegarde. Le col de Banyuls, raide et âpre, menait, non dans la plaine du Roussillon, mais dans une saillie montagneuse de la côte, et l'envahisseur venait se heurter à trois postes militaires, Saint-Elme, Port-Vendres et Collioure.

Un Conseil de guerre tenu à Madrid décida de renouveler la manœuvre du comte de Saint-Germain en 1676. Une armée de 30.000 hommes dont le général serait Ricardos, se saisirait du col de Portell et se retournerait aussitôt contre Bellegarde, dont la prise lui donnerait le col du Perthus et la grande route de Perpignan.

Les émigrés conseillaient de débarquer à la pointe de Leucate et de prendre le Roussillon à dos. Le plan était bon, et si les Espagnols l'avaient exécuté, ils auraient mis à contribution les départements de l'Aude et de l'Hérault ; ils auraient plus tard tendu la main aux rebelles de la Lozère, de Lyon et de Marseille ; ils auraient pu faire dans le Midi une contre-révolution complète. Ce plan ne fut pas adopté[2].

Dans la seconde moitié d'avril commença, aux Pyrénées-Orientales, cette campagne de 1793, si confuse et si incohérente, si dramatique, si féconde en péripéties.

Les Français, qui tenaient le Roussillon, avaient pour général un neveu de Voltaire, le vieux La Houlière, et fils n'étaient que 8.000, dont 6.000 dans les places. La Houlière ne disposait donc que de 2.000 hommes : le 7e régiment ci-devant Champagne, des volontaires inexpérimentés et quatre compagnies de miquelets. L'armée, avouaient les représentants, est presque nulle. Ricardos n'eut pas de peine à la vaincre. Il s'empara, le 17 avril, de Saint-Laurent de Cerdans, le 18 d'Arles-sur-Tech au pied de Fort-les-Bains et le 20, il enfonçait devant Céret ce simulacre d'armée. Mais il était lent, circonspect, méthodique. Si l'on avait eu affaire, disait Dugommier en 1794, à des ennemis plus entreprenants, le Roussillon serait aujourd'hui province d'Espagne. Ricardos perdit son temps à canonner Bellegarde et à faire une route qui reliait le col de Portell à Céret devenue sa place d'armes[3].

Le 19 mai, il remportait toutefois un nouveau succès. La Houlière, suspendu par les représentants, s'était dans son désespoir brûlé la cervelle. Il avait eu le général de Flers pour successeur. Flers était calme, réservé, prudent, trop froid pour commander en cette époque orageuse, et il devait être bientôt accusé de tiédeur et de temporisation. Il reçut quelques renforts et résolut de s'établir à dix kilomètres de Perpignan, sur le plateau du Mas-Den, entre la ville et les Aspres, dans la presqu'ile du Réart ; cette position, pensait-il, couvrait le chef-lieu du département, protégeait les cantonnements de l'armée et plaçait les troupes loin des délices de Perpignan. Il mit deux détachements à droite et à gauche dans deux gros bourgs, Thuir et Elne, qui gardaient les communications de Perpignan, l'un avec la montagne, l'autre avec la côte. Mais, comme s'exprimaient les commissaires de la Convention, les soldats s'effrayaient à la moindre alerte, et Flers lui-même déclarait qu'il ne pouvait répondre de l'honneur des armées de la République. 700 hommes de la ligne — 7e et 61e régiment — deux bataillons de volontaires levés depuis six mois, des gardes nationales des départements voisins requis en toute hâte par les représentants, 50 dragons qui n'avaient pas de sabre, 300 gendarmes qui semaient l'épouvante et assuraient qu'on les menait à la boucherie, voilà l'armée qu'il commandait, et, sans les soins des commissaires, écrivait-il, il n'y aurait rien[4].

Son avant-garde, c'est-à-dire presque toute son armée, confiée au général Dagobert et composée de 5.000 fantassins et de 300 gendarmes, munie de 15 canons, fut attaquée par Ricardos le 19 mai. L'Espagnol avait l'avantage du nombre : 12.000 hommes d'infanterie, 3.000 cavaliers et 24 pièces. Les gendarmes déguerpirent en criant saure qui peut, et le centre plia totalement. La droite et la gauche tinrent bon tout le jour ; au soir, effrayées par quelques coups de fusil, prises de panique, elles s'enfuirent à Perpignan dans la plus affreuse confusion. Le détachement qui vint d'Elne sous les ordres de Dugua se poster sur les hauteurs du Réart, couvrit cette déroute. Mais l'armée était démoralisée. Le 4e bataillon du Gard refusa par trois fois de se rendre au camp ; les trois quarts finirent par se soumettre ; Flers dut désarmer et renvoyer le reste[5].

Heureusement Ricardos ignora la débandade des Français qui retrouvèrent, le lendemain, leurs effets de campement et toute l'artillerie, sauf deux pièces ! Il occupa Argelès, Elne, et passa le mois de juin à prendre, non sans précautions inutiles, trois forts qu'il pouvait laisser derrière lui, Prats-de-Mollo, Fort-les-Bains et Bellegarde. L'armée française put se grossir et s'exercer en sécurité. Perpignan respira ; de la citadelle, les habitants distinguaient l'ennemi immobile dans les champs d'oliviers, entre Elne et le Boulon, et la nuit, du haut des remparts, ils voyaient les bombes qui ne cessaient de tomber sur Bellegarde[6].

Mais les trois forteresses succombèrent une après l'autre et c'étaient, comme disaient les représentants, des pertes très sensibles qui décourageaient les troupes et offraient à l'adversaire de grands avantages.

La petite ville de Prats-de-Mollo, située sur la rive gauche du Tech, en tête du Vallespir — de l'aspera vallis qui ne mérite plus son nom — garde les cols des Eres et de Prégon qui mettent en communication la vallée française du Tech avec la vallée espagnole du Ter. Elle n'a qu'une vieille enceinte, et sa seule défense, c'est le fort Lagarde, au nord-est, sur le penchant de la montagne. Ce fort, méchant amas de murailles, tomba le 5 juin.

L'avant-veille, le 3 juin, Fort-les-Bains, qui coupe au-dessous de la trouée de Saint-Laurent le chemin de la vallée du Tech, avait ouvert ses portes. Ce fort, confié au capitaine Dandies, subit un blocus de six semaines et capitula le lendemain du bombardement. Ses remparts croulaient sous le feu de ses propres canons, et les Espagnols trouvèrent des artilleurs évanouis d'inanition sur les pièces.

Bellegarde, dont le gouverneur était le brave Dubois-Brullé, résista à outrance : investi durant deux mois et canonné durant un mois, ce fort se rendit le 25 juin, faute de vivres et après avoir reçu plus de trente mille projectiles. La soumission de Bellegarde fit une grande sensation. Les représentants marquaient qu'on n'avait pu, avec les faibles troupes dont on disposait, percer les lignes espagnoles pour ravitailler la place ; qu'on devait se tenir sur une défensive à la fois humiliante et périlleuse ; que, Bellegarde pris, rien n'arrêterait l'envahisseur ; qu'il pouvait se porter partout où bon lui semblait, et le procureur général syndic du département, un des grands patriotes du Midi, l'honnête et vaillant Llucia, avouait que les Pyrénées étaient à la merci de l'ennemi. Ricardos occupa les rives du Tech, sa gauche à Céret, sa droite à Argelès, son centre dans la plaine du Boulou[7].

Il allait pourtant éprouver des échecs. Il voulut surprendre Collioure et il échoua par cieux fois, le 30 juin et le 6 juillet, contre la hauteur du puig Oriol, héroïquement défendue par le capitaine Serre et les volontaires de l'Ariège. Il essaya d'emporter Perpignan et il fut repoussé.

Flers avait rallié les siens à une petite lieue en avant de la ville, dans une position qu'il fit retrancher et qu'on nomma le camp de l'Union ou le camp du Mas-Ros, la droite appuyée au moulin d'Orle et la gauche au village de Cabestany. J'ai pris devant Perpignan, écrivait-il plus tard, un camp dont la situation avantageuse a sauvé le Roussillon pendant trois mois. Il s'était plaint, dans les derniers jours de mai et durant tout le mois de juin, des troupes de réquisition qu'il avait : elles ne savaient rien ; elles refusaient d'entrer dans les anciens corps et de travailler aux retranchements ; elles prétendaient rester à l'armée quinze jours où un mois au plus, le temps de faire un coup de main ; elles désertaient pour aller à la moisson. Une telle armée, demandait-il, pourrait-elle marcher sur l'ennemi ? Et il sollicitait du ministre et du Comité de bonnes troupes capables d'instruire les antres et de leur donner de l'assurance ; tous ses soldats, disait-il, souhaitaient hautement d'avoir avec. eux des bataillons qui eussent fait la guerre. On lui envoya des canons, de la cavalerie, sept bataillons, dont deux anciens et instruits, le 79e et le 3e du Tarn, et il eut ainsi 12.000 fantassins, 400 cavaliers et 50 bouches à feu[8].

Le 17 juillet, se livrait la bataille qu'on appelle la bataille de Perpignan. Ricardos, sortant enfin de l'inaction, voulait réduire au silence l'artillerie des ennemis, ou, comme il s'exprimait, des assiégés ; puis, lorsqu'il aurait jeté le désordre dans leur camp, fondre sur eux en cinq colonnes. Ses dispositions furent maladroites. Il assaillit les républicains sur leur point le plus fort et il affaiblit la vigueur de son attaque en détachant des troupes qui devaient exécuter un mouvement tournant et couper la retraite aux vaincus. Les vaincus, ce furent les Espagnols. Leur grande batterie, placée à seize cents mètres, ne fit que consommer inutilement sa poudre, et les canons français prirent l'ascendant sur elle. Ricardos recula, et cette journée, qui fut le Valmy des Pyrénées-Orientales, ranima les courages[9].

Un revers éclatant la suivit : la reddition de Villefranche-de-Conflent. Cette place barrait la gorge profonde de la Tet, à cinq lieues au-dessous de Montlonis, et Ricardos qui désirait passer la rivière pour prendre à dos Perpignan, craignait de laisser ce défilé sur sa gauche. Le 4 août, après douze heures. d'une canonnade qui, selon le témoignage de l'ingénieur Grandvoinet, ne tua personne et ne ruina pas la moindre partie des. parapets, Villefranche était livrée aux Espagnols.

Les représentants s'irritèrent contre le général de Flers.. Depuis plusieurs semaines, et non sans injustice, ils l'accusaient d'apathie, d'ignorance, de nullité. Flers, suivant eux, n'avait rien su organiser ; il n'avait pas acquis la confiance ; il n'avait ni ce maintien ni ce ton qui gagnent le cœur des soldats ; pas de plan arrêté ; une versatilité continuelle dans ses projets ; oui et non dans la même minute, selon l'impulsion qu'il recevait. Le 7 août, lorsqu'ils surent la prise de Villefranche, ils suspendirent Flers et le remplacèrent par Puget-Barbantane[10].

Barbantane affichait le républicanisme ; il avait quelque expérience du métier militaire, et Flers assurait qu'il s'était donné la plus grande peine pour débrouiller et dresser l'infanterie de l'armée. Mais Barbantane, qui venait dire secrètement aux commissaires de la Convention qu'il croyait Flers tout à fait incapable, était plus incapable que Flers. Il ne savait mener et manier une armée, et il avait raison d'écrire à Paris qu'il ne pourrait suffire au fardeau, que les représentants l'avaient choisi parce que les borgnes sont rois dans le royaume des aveugles. Aujourd'hui encore, on dit à Perpignan d'un écervelé et d'un sot que c'est un Barbantane[11].

Il tint bientôt le même langage que Flers : il déclara que l'armée manquait de tous les moyens d'action, qu'elle n'avait aucune instruction, qu'elle présentait des corps incomplets où il y avait autant d'officiers que de volontaires, qu'il voyait dans les bataillons une quantité d'enfants, que le nombre des malades augmentait. Il comprenait que Ricardos allait passer la Tet pour se porter sur les derrières de Perpignan et il tenta, dans la nuit du 25 au 26 août, de s'opposer à ce dessein. Mais les Espagnols, chassés du village de Corbère, se réfugièrent dans le château, et leur fusillade jeta le désordre parmi les républicains ; les deux colonnes françaises tirèrent l'une sur l'autre ; la confusion fut telle qu'elles battirent en retraite[12].

Trois jours plus tard, le 29 août, après de grands et inutiles délais, Ricardos passait la rivière, enlevait le camp de Corneilla et refoulait sur Salces, à l'extrémité du Roussillon, la division Montredon. Eperdu. Barbantane écrivit à Paris que l'adversaire l'enveloppait déjà, que l'armée se désorganisait, que les ordres les plus importants n'étaient envoyés et exécutés qu'avec lenteur, que les charretiers d'artillerie détalaient en abandonnant leurs chevaux. Sur les conseils du chef d'état-major Giacomoni, il décida de quitter Perpignan. Les Espagnols s'apprêtaient évidemment à marcher vers Rivesaltes et Peyrestortes. Ne lui couperaient-ils pas les communications ? Le général et les commissaires de la Convention devaient-ils laisser une barrière entre eux et les départements méridionaux ? Barbantane et Giacomoni résolurent donc de transférer à Salces le quartier général : une division commandée par d'Aoust resterait au camp de l'Union. La nouvelle consterna Perpignan, et Ricardos essaya de profiter de cet émoi pour rejeter les troupes dans la place. Durant la nuit du 2 au 3 septembre, il fit assaillir le moulin d'Orle et le village de Cabestany. L'attaque manqua de vigueur. Les Français, surpris, eurent le temps de se remettre et repoussèrent l'ennemi. Mais l'épouvante de Perpignan fut au comble, et malgré les clameurs, Barbantane s'éloigna. Il avait, disait-il, une fonction épineuse dont l'histoire offrait peu d'exemples, et il était général en chef de l'armée, non de Perpignan ; 9.000 hommes sous d'Aoust et le représentant Fabre défendaient la ville ; pour lui, il allait, ainsi que le représentant Bonnet, voir si les renforts arrivaient et leur imprimer une direction. Sur quoi il partit avec l'état-major, le trésor et toute la cavalerie. On croyait qu'il s'établirait à Salces où était la division Montredon. Il se rendit à Narbonne où il pourrait, assurait-il, former une nouvelle armée ! Déjà Fabre mandait au Comité que le découragement était au plus haut degré et que Perpignan, bientôt cerné, ne saurait résister. Le club se lamentait : les Espagnols s'étendaient en demi-cercle autour de la cité et, sur presque tous les points, ils n'étaient qu'à une lieue des remparts[13].

Le Comité prononça le 14 septembre la destitution de Barbantane que le club de Perpignan accusait de n'avoir ni expérience ni habileté. Mais Barbantane avait l'avant-veille résigné ses fonctions en alléguant qu'un travail immense épuisait ses forces physiques et qu'il était au-delà de son intelligence de diriger l'armée. Le 16, les représentants Fabre et Bonnet, tout en acceptant la démission de Barbantane et en lui ordonnant de gagner Paris pour rendre ses comptes au Comité, organisaient le commandement : Dagobert, prôné par Barbantane, parle représentant Cassanyes, par le peuple de Perpignan, serait provisoirement général en chef ; jusqu'à l'arrivée de Dagobert qui se trouvait en Cerdagne, l'armée serait sous les ordres de d'Aoust, naguère chef d'état-major et regardé par Flers comme l'homme indispensable sur qui roulaient toutes les affaires ; Goguet remplacerait le faible Montredon à la tête de la division de Salces et il se concerterait avec d'Aoust pour assurer le succès des opérations[14].

A leur ordinaire, les Espagnols n'avaient pas profité de la situation. Ils tâtèrent les Français au lieu de les attaquer franchement. Ce ne fut que le 8 septembre que Las Amarillas s'empara de Rivesaltes et des hauteurs de Peyrestortes. La division de Salces, encore menée par Montredon, essaya de défendre la position ; mais elle ne fut pas soutenue par la division de Perpignan ; elle prit la fuite, et sa cavalerie, en pleine déroute, s'enfuit jusqu'à Sigean[15].

Ricardos, le sage Ricardos commit alors de très graves imprudences. Il dissémina son armée, la divisa en trois ou quatre tronçons, établissant un camp à Peyrestortes au nord-ouest de Perpignan et un autre camp à Ponteilla et à Trouillas au sud-ouest de la place, dépêchant quelques milliers d'hommes à Argelès pour surveiller Collioure, envoyant quatre bataillons de renfort dans le Conflent. Ainsi éparpillés, les Espagnols étaient à la merci d'un adversaire résolu. Que les Français se concentrent, qu'ils tombent sur Ponteilla, puis sur Peyrestortes, et ils ont raison des envahisseurs. Ricardos n'a même pas coupé les communications entre Salces et Perpignan ; à peine si quelques patrouilles s'aventurent sur la grand'route[16] !

Cette témérité fut sévèrement châtiée. Perpignan reprenait cœur depuis que le représentant Fabre avait menacé de faire guillotiner quiconque murmurerait le mot capitulation, et le 17 septembre, d'Aoust remportait, grâce à l'énergie d'un autre représentant, Cassanyes, une victoire qui sauvait la ville.

Au matin, les Espagnols s'étaient saisis d'un poste essentiel, le hameau du Vernet, à trois kilomètres de Perpignan, et leurs boulets tombaient déjà sur les murs de la cité. Cassanyes rallia les troupes du Vernet ; d'Aoust les réunit en deux colonnes, le Vernet fut repris et l'assaillant repoussé sur son camp de Peyrestortes. Une grande partie de la population de Perpignan était venue acclamer les vainqueurs ; dans l'enthousiasme du succès elle cria : à Peyrestortes ! et d'Aoust, docile, marcha vers Peyrestortes. Il aurait dû mettre à profit l'ardeur de ses soldats et les jeter aussitôt sur la position : il engagea un combat d'artillerie et quand ses colonnes s'ébranlèrent, elles ne purent, par trois fois, sous un feu écrasant, franchir le ravin profond et escarpé qui les séparait de l'ennemi. Mais Cassanyes était allé chercher à Salces la division Goguet. Il l'entraîna sur Peyrestortes. Un quart d'heure après, elle s'arrête. Cassanyes galope vers Goguet : Que fais-tu, malheureux ? Goguet lui montre un contre-ordre signé Fabre et d'Aoust. Indigné, Cassanyes vole au Vernet ; il couvre de reproches Fabre et d'Aoust. Les deux hommes, qui voulaient à eux seuls s'emparer de Peyrestortes, assurent qu'il y a eu méprise. Cassanyes court porter à Goguet l'ordre formel d'avancer. Il n'arrive devant Peyrestortes qu'à la nuit close, lorsque d'Aoust est en retraite ; il connaît les lieux ; il guide la division et la mène à la droite des hauteurs ; subitement, au cri de baïonnette en avant, les Français s'élancent dans le camp espagnol. Avertie par trois coups de canon, la division d'Aoust revient à la charge. A dix heures du soir, les républicains étaient maîtres de Peyrestortes[17].

Sur un autre point, la fortune les favorisait. Dagobert avait chassé du camp de la Perche La Peila qui menaçait Montlouis et battu complètement Vasco à Olette. Le 19 septembre son avant-garde, commandée par Gilly et précédée par la nouvelle de l'échec de Peyrestortes, entrait dans Villefranche-de-Conflent sans trouver de résistance.

Voilà où aboutissaient, au bout de cinq mois, les efforts de Ricardos ! Ce général tant vanté avait commis fautes sur fautes. Mais était-il secondé ? A la bataille de Perpignan, le duc d'Ossuna, qui lui avait disputé le commandement, faisait échouer l'attaque de droite. Las Amarillas refusait d'exécuter ses ordres. La discipline de ses troupes se relâchait ; si les hôpitaux étaient bien tenus et, dit-on, avec trop -de luxe, les vivres manquèrent quelquefois, et il arriva que les Espagnols durent rompre le combat parce qu'ils n'avaient plus de munitions. Ricardos ne luttait qu'à son corps défendant ; routinier et ne comprenant pas que l'envahisseur doit, selon le mot du prince de Ligne, tonner et étonner, imbu des idées philosophiques, montrant une singulière modération envers l'ennemi, il désapprouvait, comme plusieurs de ses compatriotes, la guerre contre la France, et au mois de juin, il mandait au ministre Godoy que, s'il s'emparait de Perpignan, il n'irait pas plus loin[18].

Lorsqu'on sut à Madrid la défaite de Peyrestortes, on crut donc que Ricardos évacuerait très prochainement le Roussillon. L'arrivée de Dagobert qui venait prendre le commandement, semblait accroître les chances des républicains. Mais ce fut peut-être l'intervention de Dagobert qui rétablit les affaires des Espagnols. Les représentants pensaient que l'intrépide guerrier, comme le nommait Cassanyes, se jetterait aussitôt sur le camp de Ponteilla. Il refusa d'exécuter le plan d'autrui, et aux instances de Fabre et de Cassanyes qui le pressaient d'attaquer, il répondit sèchement en homme du métier qu'il voulait manœuvrer.

L'entêté Dagobert perdit ainsi deux jours précieux à ruminer ses idées, et lorsque, le 22 septembre, il assaillit tardivement Ricardos à Trouillas, il fut battu. Ricardos, qui ne déploya jamais autant d'activité, avait rappelé tous les corps détachés et dans cette journée il fit preuve de résolution et d'initiative. Les Français eurent 3.000 hommes hors de combat. Madrid exulta ; Ricardos reçut le titre de comte de Trouillas ; ses lieutenants, Courten, La Union et autres, furent comblés d'honneurs ; sûrement Perpignan allait enfin ouvrir ses portes

On apprit soudain que Ricardos reculait malgré sa victoire, qu'il jugeait sa position intenable, qu'il réoccupait son camp du Boulou ! Il avait raison. Il savait que les Français se renforçaient considérablement ; il craignait, s'il restait à Ponteilla, d'être coupé de l'Espagne par les inondations du Tech, par une de ces pluies qui changent au bout de quelques heures un petit cours d'eau en un torrent infranchissable, et une démonstration que Dagobert fit faire contre le pont de Céret lui causa les plus vives alarmes. Dans les premiers jours d'octobre, il écrivit à Madrid qu'il croyait bon de repasser les Pyrénées et de revenir à Figuières ! Mais Godoy, la reine. le roi s'indignèrent, s'écrièrent que cette retraite serait honteuse ; Ricardos eut ordre de demeurer en territoire ennemi, et on promit de lui envoyer des secours, entre autres un corps portugais de 6.000 hommes[19].

Les fautes des Français rassurèrent bientôt Ricardos. Les représentants Fabre et Gaston avaient remplacé Dagobert par d'Aoust et prétendaient refouler l'invasion, non par des calculs et de froides combinaisons, mais par l'arme blanche. Fabre disait volontiers 'que la fortune est pour les fous et qu'il se moquait de Polybe et de Folard.

Pendant que Dagobert rentrait en Cerdagne et poussait des pointes inutiles sur Camprodon et Montella, d'Aoust assiégeait Ricardos, et à plusieurs reprises, du 3 au 19 octobre, l'assaillait dans le camp du Boulon sur une ligne de quatre lieues d'étendue. Attaques confuses et tumultueuses ! Canonnades- stériles ! L'épisode le plus marquant fut celui de la batterie du sang. D'Aoust voulait s'emparer du puig Singli — qu'il nommait le Poussengli ; — il regardait le point comme important et pensait que la possession de ce poste le mettrait en mesure de brûler le camp ennemi, de bombarder le quartier-général, de couper les communications du Boulon avec Céret. Le 15 octobre, de minuit à l'aube, Français et Espagnols se disputèrent avec une incroyable fureur la redoute du puig Singli ; trois fois de suite les républicains furent repoussés ; un grand nombre de lâches, affirme d'Aoust, abandonnaient leurs braves camarades pour se cacher dans les ravins à la faveur des ténèbres[20].

Turreau avait été nommé général en chef par le Conseil exécutif. Mais d'Aoust était le protégé des représentants Fabre et Gaston ; ils auraient voulu garder ce jeune homme qui savait caresser leur amour-propre. Vainement Bouchotte leur marquait que Turreau avait déployé dans la Vendée capacité et activité, qu'il était sans-culotte de naissance et de principes, qu'avec ce vrai patriote l'armée ferait des choses bien utiles et bien avantageuses. Avant même que Turreau fût arrivé, les représentants assuraient qu'il ne connaissait ni le pays ni l'organisation de l'armée et qu'il paralyserait le succès des mesures déjà prises. Ils lui firent l'accueil le plus froid, le plus dédaigneux, et devant ses aides de camp Gaston disait : Je ne connais ni généraux ni pouvoirs particuliers ; seul je dois commander et l'on m'obéira ; on se targue des ordres du ministre ; le ministre est pour moi ce qu'est un chien dans un jeu de quilles !

La situation parut lamentable à Turreau : pas de magasins de fourrage et aucun espoir d'en former, les chevaux privés de nourriture pendant plus de vingt-quatre heures, une consommation démesurée de munitions, pas de voitures pour transporter les effets d'armement et de campement des bataillons, les représentants entourés d'hommes qui les flattaient, faisant des promotions sans nombre, avilissant les grades supérieurs qu'ils confiaient à des incapables, cherchant à diriger les opérations et à substituer leurs idées à celles des généraux, prenant leurs rêves pour des plans de campagne ; l'armée menacée d'une dissolution totale.

Aussi saisit-il un prétexte pour refuser le commandement. Les bureaux ne lui avaient pas envoyé son brevet de général en chef ; il déclara que tant qu'il n'aurait 'pas reçu sa nomination officielle, il laisserait d'Aoust à la tête des troupes, qu'il ne pouvait rien hasarder avant de connaître parfaitement la région, et il alla visiter la frontière. D'Aoust resta donc, comme il dit lui-même, à la grande armée, au centre des opérations dont il avait la responsabilité[21].

Dès le 13 octobre, d'Aoust écrivait au ministre qu'il préparait une expédition contre Figuières et Roses. Le représentant Fabre avait conçu ce plan et le développait avec chaleur. On devait, selon lui, effrayer les Espagnols sur leur propre territoire, emporter Roses et Figuières , leurs deux grands magasins, reprendre ainsi Toulon en Espagne ; il avait tâté le pays et remarqué que les habitants n'étaient pas dangereux ; il ne demandait que 8.000 hommes ; 4.000 marcheraient contre Figuières qu'ils bombarderaient à boulets rouges ; 4.000 autres canonneraient Roses et surtout les vaisseaux qui se trouvaient dans le port ; on sommerait les deux villes et on s'en saisirait par toutes les ruses de guerre, par un semblant de forces imposantes ; après ce succès, on se dirigerait sur Bellegarde pour attaquer les Espagnols du Boulon sur leurs derrières et leur fermer le retour. Fabre oubliait que Figuières n'avait jamais ouvert ses portes à l'ennemi et que Roses, assailli par terre et par mer en 1645 et en 1693, avait résisté durant des mois, que les troupes chargées de l'opération s'engageraient à travers d'âpres montagnes on le transport des vivres serait infiniment difficile et au milieu d'une population hostile. Aussi Turreau obtint-il que l'expédition aurait pour objet non pas Figuières, mais Roses, et qu'elle ne serait qu'un coup de main destiné à hâter la retraite de Ricardos[22].

Elle fut confiée à Delattre. C'était un ancien élève de l'Ecole des Ponts et Chaussées, nommé lieutenant du génie le 1er mai 1793 et général de division six mois plus tard, le 3 novembre, le jour même où Dugommier devenait, lui aussi, divisionnaire et recevait le commandement de l'armée devant Toulon. Il n'avait donc aucune expérience ; mais Fabre et Gaston assuraient que ce jeune sans-culotte était courageux et possédait les connaissances les plus approfondies. Au reste, quand Delattre eût mérité cet éloge, il n'avait pas assez de monde pour réussir. S'il avait disposé de forces considérables et, si au lieu de se porter sur Roses, il s'était rabattu vers Bellegarde pour couper les communications des Espagnols avec la Catalogne, il aurait mis Ricardos dans une situation critique. Son armée — l'armée de Collioure, comme on l'appelait — comptait 6.000 hommes à peine. D'Aoust lui ordonna de la répartir en trois colonnes qui chemineraient à la même hauteur et quitteraient Collioure le vendredi 25 octobre, de grand matin ; celle de droite observerait ce qui pouvait venir du côté de Bellegarde ; celle de gauche et celle du centre arriveraient devant Roses le dimanche 27, à la pointe du jour, et Delattre sommerait la ville au nom de l'avant-garde de la grande armée de la République française. Rien de tout cela ne fut exécuté. La colonne de droite franchit le col Fourcat et marcha vers Espolla par Cantallops et Vilaortoli ; mais, après avoir manqué de vivres, elle fut battue par un détachement de troupes régulières et ramenée à la frontière par les paysans de l'Ampurdan. La colonne de gauche qui longeait la côte et passait par le col des Balistres, ne put aller que jusqu'au petit port de Llança, et les habitants la refoulèrent pareillement. La colonne du centre où étaient Delattre et Fabre, traversa le col de Banyuls le 26 octobre, repoussa Ildefonse Arias malgré son opiniâtre résistance, et deux jours après parut devant le village d'Espolla où les Espagnols avaient un camp retranché ; elle dut reculer. Le surlendemain 30, elle reçut des secours et réitéra son attaque ; elle fut de nouveau rejetée dans les montagnes et exposée à toutes les rigueurs du froid : des traitres, disait d'Aoust, avaient crié sauve qui peut et arraché la victoire des mains des braves républicains[23].

Tandis qu'avait lieu cette expédition malheureuse, Dagobert la soutenait par une diversion devant Céret. Mais il n'avait que 2.000 hommes. Pourtant il aurait pu s'emparer de Céret : il se conforma strictement à ses instructions qui portaient de garnir les hauteurs qui dominent la ville, et le 1er novembre, après avoir attendu tout un jour des ordres et des renforts qui ne vinrent pas, il se retira.

Il eût évidemment fallu se saisir de Céret, le seul point qui pût, en cas d'échec, offrir aux Espagnols une voie de retraite. Mais, malgré l'insuccès d'Espolla, les représentants ne pensaient qu'à l'invasion de l'Ampurdan, et ils voulaient recommencer l'expédition de Roses. Un Conseil de guerre fut réuni, le 12 novembre, à Banyuls-dels-Aspres : dix-neuf généraux assistaient à la conférence ; seuls Turreau, Dagobert et Poinsot s'opposèrent à l'entreprise. Les représentants se vengèrent ; ils suspendirent Poinsot et Dagobert.

Quant à Turreau, il en avait assez. Dénoncé par les conventionnels qui lui reprochaient de n'avoir ni idées politiques ni habitude du commandement, dégoûté des prétentions de Fabre et des emportements de Gaston qui ne répondait que par de vagues inculpations et des accès de colère lorsque le général lui remontrait que l'expédition de Roses n'aboutirait à rien, écœuré de la mésintelligence qui régnait entre les chefs militaires, du désordre et de l'indiscipline de l'armée, de l'incertitude des moyens de résistance, comprenant qu'il ne pouvait exercer réellement l'autorité et refusant d'agir comme un être absolument passif, il avait donné sa démission.

De nouveau d'Aoust eut l'intérim pendant que Delattre restait à la tête de la division de Collioure. Mais, ainsi que disait Turreau, d'Aoust et Delattre n'avaient ni caractère ni talents, et ils n'étaient que les lieutenants des représentants. Il ne faut pour chefs, écrivait Turreau, que des individus qui approuvent les représentants ; et c'est Fabre qui commande l'armée. Il ajoutait que les conventionnels en mission avaient trop souvent fait ce qu'ils ne devaient pas sans faire ce qu'ils devaient, qu'ils s'arrogeaient le rôle des dictateurs romains et que la République n'avait pas besoin de ce genre de tyrannie pour être sauvée[24].

Mais Ricardos, qui venait de recevoir ses 6.000 Portugais, avait décidé de tenter un vigoureux et suprême effort pour prendre ensuite ses quartiers d'hiver et donner un repos nécessaire à des troupes fatiguées et décimées par la maladie. Il fallait avant tout conserver Céret et son pont. Le 26 novembre, les républicains, commandés par le général Sol-Beauclair, attaquaient la redoute du pont et en chassaient les Portugais. Ils furent assaillis à leur tour par La Union et repoussés. La Union leur enleva même le poste de Saint-Ferréol, qui domine tous les environs, et ce succès ouvrit aux Espagnols les Hautes Aspres, affermit leur gauche, assura leurs communications[25].

A ce moment, arrivait le successeur de Turreau, Doppet, le Doppet de Toulon, et il écrivait aussitôt qu'il trouvait dans les camps une quantité de chevaux morts de faim, des bataillons couchés sous la tente sans un brin de paille ou dépourvus de tentes, beaucoup de malades. Mais, bien qu'il se dit le meilleur amide Robespierre, bien que Gaston l'accueillit avec plaisir comme un montagnard distingué, Doppet n'était pas homme à rétablir la fortune. On le promenait et le ballottait d'armée en armée à cause de ses opinions prononcées, et il ne commandait que de nom. Les, représentants ne le consultaient même pas[26].

L'armée des Pyrénées-Orientales était alors bizarrement placée. La division de gauche ou division de Collioure, conduite par Delattre, et en réalité par le représentant Fabre, comptait 15.000 hommes on la moitié des troupes ; elle tenait le penchant des Albères, Laroque, Villelongue-dels-Monts, et le petit camp du Mitgdie. La division du centre, aux ordres de d'Aoust, comprenait 5.700 hommes, postés à Banyuls-dels-Aspres, au Pla-del-Rey et à l'ermitage Saint-Luc. La division de droite, confiée à Laterrade, s'était, après l'échec de Saint-Ferréol, repliée derrière le centre, de Tresserre à Llauro.

Le 6 décembre, les Portugais s'emparèrent du petit camp du Mitgdie. Le représentant Cassanyes souhaita de le reprendre, le reprit et, enhardi par ce succès, résolut d'enlever, de vive force, avec les meilleures troupes de la division, la position de Montesquieu. Mais, par une étrange coïncidence, Ricardos avait, lui aussi, conçu le dessein d'enlever Villelongue dans la même nuit : après avoir dégagé sa gauche en occupant Saint-Ferréol, il voulait, en occupant Villelongue, dégager sa droite. Pendant que quatre bataillons français, menés par le chef de brigade Raymond, s'ébranlent pour attaquer Montesquieu, 5.000 Espagnols, commandés par Courten, s'avancent vers Villelongue à la faveur des ténèbres. Les Espagnols gagnent les Français de vitesse. Le 7 décembre, au matin, à six heures, ils se jettent sur Villelongue et Laroque ; six à sept minutes leur suffisent pour se rendre maîtres des cinq batteries qui couronnent les deux hauteurs. Les Français restés dans le camp et ceux qui s'étaient aventurés vers Montesquieu, consternés par ce brusque assaut, s'enfuient dans une complète déroute en perdant 2 drapeaux, 34 pièces d'artillerie et 1.200 hommes, dont 760 prisonniers ![27]

Doppet prétendit que les aristocrates avaient causé cet échec. Un commissaire du Conseil exécutif, Hardy, était de son avis : suivant Hardy, on respirait dans le camp un air pestiféré ; des nobles de tout grade infectaient les divisions Delattre et d'Aoust ; on ne voyait, on n'entendait que cette race maudite. A la prière de Doppet, les représentants suspendirent tous les nobles ; puis le surlendemain, de crainte de bouleverser et de ruiner l'armée, ils annulèrent leur arrêté. Ils réintégrèrent d'Aoust et Delattre dont Doppet avait obtenu la suspension ; mais Bernède, qui s'était laissé surprendre à Villelongue, et le chef d'état-major Chaillet de Verges furent suspendus : Il n'est pas possible, disait Doppet, que le chef d'état-major ne soit pas coupable lorsqu'une armée est désorganisée[28].

A la suite de l'affaire de Villelongue, le quartier général avait été transféré à Perpignan, la ligne du Tech, abandonnée, et l'armée allait rentrer dans le camp de l'Union. Mais il ne suffisait pas de prescrire cette retraite pour l'opérer, et l'artillerie manquait d'attelages. Doppet eut une idée heureuse. Il voulut frapper un grand coup, aussi grand qu'imprévu. Nos troupes, disait-il, sont meilleures pour l'attaque que pour la défensive ; l'ardeur du républicain diminue dans l'attente ; s'il marche, l'énergie de la liberté l'entraine, et il gagne en chaleur ce qu'il n'a pas en tactique. Seulement, ajoutait-il, on ne devait pas attaquer sans sou ordre soit par vanité soit pour lui faire pièce. Il décida d'assaillir Villelongue le jour même où la grosse artillerie se retirait sur Perpignan[29].

Le 19 décembre, au matin, 2.000 hommes, commandés par d'Aoust, abordaient Villelongue. Ils formaient deux .colonnes ; la première, conduite par Laterrade, échoua ; la seconde, qui avait à sa tête Sauret, Guieu et Band, emporta le camp et dispersa les Portugais qui le gardaient ; dix-neuf pièces d'artillerie furent emmenées à Perpignan. Le pauvre Doppet n'assistait pas à l'action. Les représentants l'avaient envoyé à Elne ! Il devait de là se rabattre sur Villelongue, lorsque d'Aoust l'appellerait ; mais il attendit vainement le signal de marcher ; d'Aoust allégua qu'il avait perdu ses fusées d'avertissement ! Dévoré de dépit, bien que Hardy l'eût félicité de servir aux Espagnols un plat de son métier, fatigué, pris de fièvre, Doppet ne revint à Perpignan que pour s'aliter, et il faillit mourir du typhus[30].

D'Aoust disait triomphalement que le succès du 19 décembre effaçait les mauvaises impressions du passé, réparait l'honneur et ranimait les courages. Mais pendant ce temps la division de Collioure était écrasée. Courten avait attaqué, le 15 décembre, les troupes de Delattre au col de Banyuls et les avait enfoncées, refoulées sur Port-Vendres après leur avoir pris 300 hommes et 23 canons. Cinq jours plus tard, le 20 décembre, au lendemain du second combat de Villelongue, La Cuesta culbutait près de Saint-Elme la division Delattre. Les fuyards se jetaient dans Saint-Elne, dans Port-Vendres, dans Collioure, et ces trois places se rendaient incontinent. Dean livra Saint-Elne. Port-Vendres ouvrit ses portes à la suite d'un malheureux combat où fat tué le représentant Fabre. Ce conventionnel buvait l'eau-de-vie et bivouaquait avec les soldats ; il les menait à l'ennemi et les réconfortait par son exemple autant que par ses discours ; il s'attelait à la bricole avec les canonniers pour traîner une pièce d'artillerie, et il était toujours au poste le plus périlleux. Mais il abusa de ses pouvoirs et il se crut homme de guerre ; il voulut avoir son armée ; avoir sa victoire ; du moins sa mort expia ses erreurs[31].

Restait Collioure, munie de 88 canons, remplie d'approvisionnements considérables, commandée par un homme de cœur du nom de Manneville et par d'énergiques municipaux. La place capitula sous la menace d'un bombardement et lorsque la garnison entière refusa de se défendre. N'avait-on pas vu à Port-Vendres les volontaires se dissimuler dans les ravins et derrière les rochers pour rie pas. se battre ?

C'était la débâcle ou, comme disait Gaston, l'horrible défaite. Le 21 décembre, à une heure de la nuit, d'Aoust, déjà serré de près et débordé, reculait sur Perpignan. Il n'échappa qu'avec peine à une catastrophe. Ricardos l'attaqua dans sa retraite et l'aurait mis en pleine déroute si Pérignon, qui menait l'arrière-garde, n'avait fait à Saint-Luc une vigoureuse résistance. Après avoir perdu 500 hommes et laissé dans les mains de l'Espagnol 200 prisonniers et 23 pièces de canon, la division d'Aoust, rejointe par les débris de la division Delattre, s'entassa dans le camp de l'Union. L'ennemi, mandait Gaston au Comité, n'a qu'un pas à faire pour s'emparer de Perpignan, et c'est apparemment la dernière lettre que je vous écris[32].

De nouveau Ricardos n'osa pas. Au lieu d'assiéger Perpignan, il prit, selon l'usage du temps, ses quartiers d'hiver. Ses troupes occupèrent tous les villages entre Arles et le Boulon sur le cours du Tech et garnirent une suite de retranchements qui fut élevée du Boulon à Collioure ; leurs avant-postes étaient sur la rive gauche de la rivière à Saint-Ferréol et à Saint-Luc. Elles couvraient ainsi l'approche des Pyrénées ; leurs communications avec la Catalogne étaient assurées, et le camp du Boulou, ainsi que le Tech, leur offrait une ligne imposante de défense.

Les Français firent de même. Ils s'établirent dans des quartiers d'hiver entre la Tet et l'Agly. Leur camp de l'Union appuyait sa droite à Touloupes et sa gauche à Cabestany. Mais abattus, indisciplinés, décimés par la désertion et les maladies, manquant de tout, ils vivaient comme dans l'anarchie.

Le Comité de salut public comprit enfin le péril du Midi. Il suspendit l'exécution de l'imprudent arrêté qui réduisait l'armée des Pyrénées-Orientales à 15.000 hommes. Les jalousies, lui écrivait Bouchotte, et les flagorneries adroites dont les représentants sont circonvenus, ont mis la mésintelligence parmi les chefs et l'incohérence dans l'armée. Le Comité résolut de tout changer, représentants, généraux, état-major, et, selon les expressions du ministre, de tout refondre, de confier tous les postes à de bons et vrais sans-culottes qui n'avaient pas, comme les nobles et les muscadins, la charlatanerie du métier et l'art de transformer les défaites en victoires. Il fit mettre hors la loi Duffau, commandant du fort Saint-Elme, et arrêter tous les ci-devant qui composaient l'état-major ainsi que les généraux Bernède, Chaillet de Verges, Delattre et d'Aoust. Le ministre ne disait-il pas que d'Aoust était un noble, un ancien marquis, et un faible officier qui travestissait en une journée glorieuse la retraite de l'armée ; que Delattre avait manqué de conduite dans l'expédition de Roses et ne possédait aucune expérience ; que Bernède et Chaillet de Verges, eux aussi ci-devant, étaient suspects ? En outre, le Comité rappela Cassanyes, Fabre et Gaston parce qu'il jugeait dangereux de laisser les représentants trop longtemps dans un pays et surtout de les employer dans leur propre département : Cassanyes était des Pyrénées-Orientales et, marquait l'agent Hardy, Fabre et Gaston, députés de l'Hérault et de l'Ariège, étaient trop près de chez eux et avaient beaucoup de personnes à placer. Il envoya à l'armée des Pyrénées-Orientales une adresse qui l'exhortait à prendre sa revanche sur l'ignare soldat du tyran de Madrid. Il donna le commandement à Dugommier, et Bouchotte informa le nouveau général en chef que 25.000 hommes de renfort marchaient vers Perpignan : 12.000 venaient de Toulon ; 6.000 de Toulouse ; 7.000 des Pyrénées-Occidentales. Allons, disait Bouchotte à Dugommier, courage Continue de bien servir la République. Ses armes triomphent sur le Rhin ; les brigands de l'intérieur sont anéantis ; forçons enfin les Espagnols de repasser les monts. Depuis un mois les baïonnettes républicaines ne cessent d'avoir des succès ; il ne faut point qu'on s'amuse à fusiller ; il faut charger les esclaves à la baïonnette ; on voit alors que ce ne sont que des automates incapables de résister au choc terrible des républicains ![33]

Dugommier proposait au Comité d'amener à marches forcées sous les murs de Perpignan l'armée qu'il commandait en Provence. Au lieu de la partager entre les Pyrénées et les Alpes, au lieu d'en laisser une portion dans les Alpes en une saison où s'arrêtaient les opérations militaires, ne pouvait-on jeter à l'improviste sur les Espagnols, à peine établis dans leurs quartiers d'hiver, cette masse victorieuse et encore enivrée de sa victoire ? Le Comité n'adopta pas cette belle combinaison, qui réunissait toutes les chances de succès.

Les représentants firent une faute presque aussi grave. Dugommier avait, à son départ de Toulon, mis en mouvement les troupes destinées à renforcer l'armée des Pyrénées-Orientales et préférant au nombre la qualité, il avait désigné certains bataillons qu'il connaissait, comme le 2e bataillon du Mont-Blanc, dont l'exemple aurait produit au camp de l'Union le meilleur effet. Ricord. Barras et Fréron refusèrent de les lui donner. Cependant, remarquait Dugommier, rien n'était plus simple, et j'aurais eu bon compte des ennemis si j'étais arrivé à eux avec des moyens efficaces. On me les a ôtés. Pourquoi ? Que font à l'armée des Alpes tous ceux qui y sont ? Qu'y a-t- il de plus urgent que de chasser l'Espagnol de notre territoire ? Il n'en serait plus question si nous avions pu tomber sur lui avec dix mille hommes de choix. Mais plusieurs fondés de pouvoirs n'ont vu que la partie confiée à leurs soins au lieu de fixer un coup d'œil plus étendu sur toute la République. Un jour viendra qu'un général aura confiance entière et que l'on se défiera autant de l'égoïsme des autres que du sien[34].

 

 

 



[1] Cf. Fervel, Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées-Orientales, t. I, 30-32. 1re éd. 1851 ; 2e éd. 1861.

[2] Rec. Aulard, XIII, 741.

[3] Dugommier à Bouchotte, 21 janvier 1794 (A. G.) ; — Rec. Aulard, III, 319.

[4] Flers à Bouchotte, 17 et 20 mai (A. G.) ; — Rec. Aulard, III, 529.

[5] Cf. la lettre de Flers, du 26 mai (A. G.).

[6] Lettre d'un agent de la trésorerie, 4 juin (A. G.).

[7] Moniteur, 9 juillet ; — Rec. Aulard, IV, 413, 366, 613 ; V, 207.

[8] Flers à Bouchotte, 26 mai, 2, 3 et 5 juin, 11 sept. (A. G.).

[9] Fervel, 1, 83-90.

[10] Rec. Aulard, V, 232, 439, 459.

[11] Vidal (Pierre), Hist. de la Révolution française dans le département des Pyrénées-Orientales, II, 342 ; — Barbantane aux représentants, 6 août ; — Flers à Bouchotte, 22 juin (A. G.).

[12] Barbantane à Bouchotte, 22 et 26 août (A. G.).

[13] Giacomoni à Barbantane, 29 août et 1er sept. ; — Barbantane à Bouchotte, 31 août ; — le club de Perpignan au Comité, 6 sept. (A. G.) ; — Rec. Aulard, VI, 282, 442.

[14] Arrêté des représentants, 16 sept. (A. G.).

[15] Giacomoni à Bonnet, 9 sept. (A. G.).

[16] Fervel, I, 134.

[17] Voir surtout Vidal, Hist. de la Rév. fr. dans les Pyr.-Oc., II, fin., et III, VII-XXIV. — Turreau a dit assez justement que cette victoire de Peyrestortes n'est due qu'à des circonstances très heureuses et qui ne prouvent rien en faveur de d'Aoust. — Cf. Fervel, I, 137-146.

[18] Baumgarten, Geschichte Spaniens zur Zeit der spanischen Revolution, 475.

[19] Le Portugal avait consenti, par un traité du 19 juillet 1793, à fournir une division à l'Espagne. — Baumgarten, 489 ; — Fervel, I, 149. — Vidal, III, 1-18.

[20] D'Aoust à Bouchotte, 13 et 17 octobre (A. G.).

[21] Bouchotte aux représentants, 10 oct. ; — Turreau à Bouchotte, 25 et 28 oct. ; — aux représentants, et à Ronsin, 2 et 8 nov. ; — notes de Turreau ; — d'Aoust à Bouchotte, 29 oct. (A. G.).

[22] Plan signé Fabre, sans date ; — d'Aoust à Bouchotte, 13 oct. ; — Turreau à Bouchotte, 8 nov. (A. G.).

[23] Marcillac, Histoire de la guerre entre la France et l'Espagne, 183 ; — Rec. Aulard, VII, 619 ; — ordre donné à Delattre pour l'expédition de Roses (A. G.). La colonne de droite ou d'observation était commandée par Cuzel (et non, comme dit Fervel, par Clauzel) ; celle de gauche, par Raymond ; celle du centre, par Rampon.

[24] Turreau, notes et lettres au Comité, 28 oct., et à Bouchotte, 8 nov. (A G.) ; — cf. Revue de la Révolution, 1885, Docum.

[25] Fervel, I, 212-215.

[26] Doppet, Mém., 241-245 ; — Rec. Aulard, VIII, 686 ; — Grange à Robespierre, 24 déc. (A G.).

[27] Hardy à Bouchotte, 12 déc. ; — lettre du capitaine Rondet, 13 déc. ; — rapport de Lenthéric (A. G.) ; — cf. Fervel, I, 216-222.

[28] Doppet et Hardy ti Bouchotte, 13 déc. ; — Doppet aux représentants, 8 déc. ; — arrêtés des représentants, 8 et 10 déc. (A. G.).

[29] Voir la lettre de Doppet à Bouchotte, 13 déc. (A. G.).

[30] Hardy à Bouchotte, 19 et 20 déc. ; — d'Aoust aux représentants, 19 déc. (A. G.).

[31] Cf. sur la conduite de Fabre, le Moniteur du 8 nov. : — Vidal, II, 231 ; — Fabre au Comité, 5 juillet (A. G.).

[32] Rec. Aulard, IX, 518 ; — Vergnes à Lamer, 23 déc. (A G.) ; — Fervel, p. 231-248.

[33] Hardy à Bouchotte, 11 déc. ; — Bouchotte aux représentants et au Comité, 25 et 31 déc. ; — à Dugommier, 23 janvier 1794 (A. G.).

[34] Dugommier au Comité, 1er et 17 février (A. G.) ; — cf. Pineau, 391 et 409.