Renforts. — Craintes de Dugommier. — Conseil de guerre du 11 décembre. — Effort des batteries. — Attaque de la redoute anglaise (11 décembre). — Instructions de Dugommier. — Désordre des colonnes. — Bravoure et blessures des officiers. — Résistance des Anglo-Sardes. — Enlèvement du fort Mulgrave. — Abandon des forts Saint-Louis et Saint-Philippe. — Les alliés autour du fort Saint-Charles sous le commandement d'Izquierdo. — Le promontoire évacué dans l'après-midi du 17 décembre. — La division de l'Est et la prise du Faron. — Conseil de guerre des alliés. — Leurs préparatifs de départ. — Panique des Toulonnais. — Embarquement des coalisés dans la nuit du 18 au 19. — Incendie de l'arsenal. — Entrée des républicains, le 19, à une heure du matin. Occupation de Toulon. — Le drapeau blanc. — Excès des troupes. — Douleur de Dugommier. — Ses dernières mesures. — Représailles des représentants. — Motifs qui déterminèrent Dugommier à abandonner le commandement. — Il est envoyé aux Pyrénées-Orientales (21 décembre). — Dugommier à Marseille (5 janvier 1794), à Arles (9 janvier), à Montpellier (14 janvier), à Perpignan (16 janvier). — Quel a été son rôle à Toulon.Dugommier hésitait encore à ouvrir la scène. Carteaux avait dit qu'il ne craignait que la guillotine. Comme Carteaux, comme Houchard et d'autres, Dugommier savait que l'échafaud attendait le général vaincu. En chaque chose, lit-on dans une de ses lettres, toutes les têtes qui ont quelque autorité sont de la partie, et cependant, quand elle est perdue, la tête seule du pauvre général en répond. Avant l'assaut du fort Mulgrave il disait tout bas à Victor : Il faut prendre la redoute, ou sinon... et, sans achever la phrase, il se passait la main sur le cou. Il ne voulait agir que lorsqu'il aurait tous les secours promis : Plus notre masse sera forte, écrivait-il, plus elle sera terrible. Il demandait à Dumerbion les officiers qu'il connaissait, Martin, Despinoy, Guillot, Eberlé, Partouneaux, les deux Buget, Cazabonne et les troupes qu'il commandait naguère à l'armée d'Italie, le 28 ci-devant Maine, le 3e de la Haute-Garonne, la compagnie de chasseurs de Clairac ; il mendiait près de Carteaux une ou deux compagnies d'artillerie ; jusqu'au dernier jour, il reçut des bataillons, des détachements et, le 15 décembre, arrivaient dans son camp, à marches forcées, 2.000 hommes de l'armée d'Italie. Il fut heureux de revoir ses compagnons de Gilette et d'Utelle, et lorsque Martin, Despinoy, Eberlé, Partouneaux, les deux Buget vinrent au quartier général d'Ollioules, il les présenta gaiement aux commissaires de la Convention comme ses gens de confiance. Je les ai fait venir, disait-il, pour m'aider à prendre la redoute. Il n'avait pas foi dans le nombre et il affirmait avec l'accent de la conviction que la moitié de son armée était nulle, qu'il ne pouvait pas rassembler plus de 8.000 hommes pour une expédition chatouilleuse, que de 35.000 combattants énumérés sur l'état de situation, 15.000 au plus lui inspiraient quelque confiance, que le reste formait un troupeau inerte et plus nuisible qu'utile. Ne voyait-il pas à Ollioules, à son quartier général, les hommes quitter le corps de garde pour découcher et les sentinelles oublier le qui-vive, s'asseoir, s'endormir sans souci de la consigne ? Ne dit-il pas que les trois quarts des officiers ne doivent leur avancement qu'à l'ancienneté ou au hasard de l'élection, qu'ils ne pensent qu'au plaisir et ne servent que par orgueil, par amour-propre, pour avoir un gracie et en jouir, qu'ils ne valent pas leurs subordonnés et ne savent pas les conduire, les soutenir clans le danger par le ton et par l'exemple ? L'ignorance, écrit-il alors, est sur la même ligne que le talent ; pire que cela, le vice marche au niveau de la vertu, et souvent la balance est en sa faveur, parce que le vicieux est plus ancien que l'homme de mérite[1]. Le 11 décembre, eut lieu à Ollioules un second Conseil de guerre. Il ne fit qu'approuver les résolutions du 25 novembre. Cette fois encore, Dugommier déclara que Toulon n'avait qu'un côté faible par où les assiégeants pouvaient approcher l'escadre combinée et l'accabler de boulets : c'était le promontoire du Caire ou de l'Éguillette ; maîtres de l'Éguillette, les républicains commanderaient impérativement aux ennemis d'évacuer les rades ; le départ de la flotte jetterait la consternation, et cette consternation livrerait la ville. Le Conseil arrêta donc qu'on attaquerait la redoute anglaise, qu'on tacherait de prendre le mont Faron et qu'on ne ferait ailleurs que des diversions. Deux vaillants soldats, Victor et Brûlé, assistaient à cette conférence. Ils avaient reçu le billet suivant : Tu te rendras à deux heures précises, aujourd'hui, chez le général en chef pour objet de service ; il t'attend à dîner. Dugommier leur destinait le commandement des colonnes qui monteraient à l'assaut de la redoute des Anglais, sous les ordres immédiats de Delaborde. Il appréciait leur valeur et leur expérience. Victor, nommé adjudant-général chef de brigade, après la journée du 1er octobre, où il avait gravi, puis défendu les rudes escarpements du Faron, attaché ensuite à la division de l'ouest, a dit lui-même qu'il fut chargé spécialement de préparer les troupes et de les disposer pendant l'affaire du 17 décembre. Brûlé qui, sous les yeux de Doppet, avait, le 15 novembre, mené les républicains à l'attaque de la redoute, commandait la division de la plaine ou les troupes campées dans la plaine de La Seyne, et il devait finir en héros, quatre mois plus tard, au combat de Saorge[2]. La redoute anglaise devenait ainsi le but principal de l'assiégeant. À diverses reprises, Dugommier l'avait reconnue. Le 6 décembre, souffrant encore de sa blessure, il se faisait porter pour observer le flanc gauche de l'ouvrage, et le lendemain il allait voir la droite. Le 12, à deux heures de l'après-midi, il explorait d'autres parages et non sans danger ; un coup de canon, tiré du fort des Pommets, tua deux hommes à ses côtés, et un second coup faillit enlever le capitaine du génie, Fournier, qui lui parlait[3]. Le 14, accompagné de Marescot, de Bonaparte et de quelques officiers, il examinait, étudiait une dernière fois la fameuse redoute. C'était, disait-il, non sans exagération, un chef-d'œuvre de l'art, et ses défenses de toutes sortes, ses canons et ses mortiers, une double enceinte, un camp retranché, des chevaux de frise, des buissons épineux, les feux croisés de trois autres redoutes qui lui servaient d'appui et de soutien, la rendaient formidable ; mais elle dominait tout le promontoire, et décidément les républicains n'auraient Toulon que s'ils avaient ce promontoire. Le 14 décembre, le 15, le 16, trois jours durant, les batteries françaises tonnèrent incessamment contre le fort Mulgrave. Nous faisions, a dit Dugommier, entendre nos dernières raisons, et il ajoute, en pensant à son collaborateur et ami, Bonaparte, que cette terrible canonnade, dirigée par le plus grand talent, annonçait aux ennemis leur destinée[4]. Six batteries avaient été dressées contre le Petit Gibraltar : La batterie des Sans-Culottes ou, comme on la nommait brièvement, la Sans-Culotte, établie à la pointe de Bregaillon ; La batterie de la Grandi Rade, près de La Seyne, entre Faubrégas et les Sablettes ; La batterie du Bréguart ou de Faubrégas ; La batterie des Sablettes, sur une hauteur, dans l'isthme du même nom et vis-à-vis de la redoute ; La batterie des Quatre-Moulins, en seconde ligne, derrière La Seyne ; La batterie des Hommes-sans-Peur, la plus exposée de toutes, qui se trouvait à l'endroit appelé l'Écaillon, sur une petite éminence, dite Roquille, où se voient aujourd'hui encore, sous les broussailles et les ronces, des traces d'épaulements et les débris d'un four à boulets rouges. Le 15 décembre, une septième batterie, la batterie des républicains du Midi ou des Jacobins, armée de trois pièces de 24 et de cinq mortiers de 12, ouvrit son feu ; elle avait pour chef un ancien soldat du régiment de La Fère, le lieutenant Vermot, à qui Bonaparte écrivait ce mot flatteur : Je compte trop sur vous pour m'inquiéter d'aucune manière. Le lendemain, une huitième batterie, celle des Braves ou Chasse-Coquins, munie de trois mortiers et de trois pièces de 24, s'élevait à droite des Hommes-sans-Peur. Le fort Mulgrave était donc l'objectif de huit batteries, qui faisaient un feu continu, et l'on voyait par instants dans l'air jusqu'à sept bombes dirigées contre elle. L'artillerie anglaise, commandée par le lieutenant Duncan, ripostait vigoureusement, et le 16 décembre, le vent d'une de ses bombes jeta par terre Bonaparte, qui se releva meurtri. Mais Dundas remarquait avec anxiété les progrès de l'assiégeant ; il reconnaissait que la redoute, dépourvue de blindages, souffrait beaucoup, que ses défenseurs étaient exténués de fatigue, qu'ils avaient un nombre considérable de tués et de blessés, et il leur envoya 300 hommes de renfort. Lord Hood essaya de rassurer Dundas. Il venait d'apprendre que cieux régiments anglais partaient enfin de Gibraltar, et il sautait de joie lorsqu'il entra dans la chambre d'Elliot pour annoncer la nouvelle. Dundas et Elliot lui répondirent que les deux régiments arriveraient trop tard et que la situation de Toulon était, d'heure en heure, plus critique[5]. Dugommier avait résolu d'assaillir la redoute le 17 décembre, à une heure du matin. Le centre et la gauche de la division de l'ouest, commandés par Garnier et Mouret, resteraient sous les armes, et leurs batteries feraient le feu le plus vif. Pendant ce temps, la droite, sous les ordres du général de division Delaborde, attaquerait la pointe -de l'Éguillette. Elle se composerait de 7.000 hommes, dont 4.000 seraient choisis dans les bataillons les plus aguerris. Ces 7.000 hommes se réuniraient à La Seyne. Ils comprendraient trois colonnes. La première colonne, formée de 2.000 hommes et conduite par Victor, marcherait directement sur le fort Mulgrave ; elle serait accompagnée par les représentants Saliceti et Augustin Robespierre, ainsi que par le capitaine du génie Locquin. La deuxième colonne, menée par Brûlé, longerait le rivage sur le flanc gauche du fort et irait occuper l'extrémité inférieure du promontoire, intercepter les communications de la redoute avec la mer et couper toute retraite à ses défenseurs ; elle aurait avec elle les représentants Fréron et Ricord, ainsi que le capitaine du génie Flagelle. La troisième colonne devait d'abord tourner la montagne du côté des Sablettes ; mais Dugommier craignit quelque erreur inévitable dans une attaque de nuit, et il décida que cette troisième colonne se tiendrait en observation pour secourir la première ou la deuxième selon les circonstances. Bonaparte, commandant de l'artillerie, établirait un dépôt de munitions et d'approvisionnements, pourvu de tous les moyens qu'exigeait la prompte construction des batteries à mortiers et à boulets rouges qui seraient dirigées, dès la prise du Petit Gibraltar, sur les vaisseaux des alliés. Il se concerterait avec Marescot, chef du génie, pour employer les volontaires qui n'avaient pas encore d'armes, soit à porter des fascines et des échelles pour combler les fossés et faciliter l'escalade, soit à élever les épaulements et les retranchements nécessaires. Du calme, du silence, de l'ordre, telles étaient les dernières instructions de Dugommier[6]. Le soir du 16, les colonnes s'assemblèrent dans la plaine de La Seyne, au débouché du village. Le temps était affreux ; depuis le matin, la pluie tombait par torrents, et Dugommier, inquiet, craignant, comme il disait, que ces contrariétés n'attiédissent l'ardeur du soldat, demandait s'il ne ferait pas mieux de différer l'assaut de vingt-quatre heures. Les commissaires de la Convention protestèrent et, dans une courte conférence qu'ils eurent avec Bonaparte, ils lui offrirent le commandement. Bonaparte refusa de supplanter celui qu'il nommait son brave général ; il eut un entretien avec Dugommier, et il lui représenta que les conventionnels se montraient mécontents, que la pluie n'empêcherait-pas l'expédition de réussir puisque la baïonnette était l'arme principale, que tous ceux qui voulaient sincèrement le triomphe de la Révolution attendaient avec impatience le signal de marcher. Dugommier fut convaincu. Mais à ce moment Saliceti et ses collègues, pris de scrupules à leur tour, ébranlés par les arguments de certains officiers qui cloutaient du succès, désireux de rejeter sur autrui la responsabilité d'un échec, exprimèrent l'intention de tenir conseil de guerre. Dugommier déclara qu'on ne pouvait plus reculer, qu'on devait attaquer sans hésitation ni retard. Il espérait arriver jusqu'au fort Mulgrave sans être aperçu et y pénétrer aisément. Un premier poste défendu par des Anglais, puis un second défendu par des Espagnols furent enlevés à la baïonnette. Mais ces deux troupes avaient fait une vive fusillade, et les pièces de la redoute dirigèrent aussitôt vers les assaillants un feu de mitraille. Le désordre s'empara des colonnes françaises ; la pluie battante, l'obscurité encore épaisse et les grenades enflammées qui tombaient soudain dans leurs rangs, les égarèrent ; elles se mêlèrent, se confondirent, se portèrent droit vers le fort. Encore une faible portion de ces deux colonnes prit-elle part à l'attaque. Encore la seconde colonne, celle qui devait tourner la redoute par la gauche, fut-elle quelques instants en débandade ; elle cria sauve gui peut et à la trahison, et il fallut, pour la rallier, les discours de Fréron et de Ricord et surtout les efforts des généraux Delaborde et Dugua qui les rangèrent tant bien que mal en bataille. Ricord a écrit que la nature semblait de sa volonté propre intervenir dans ce grand événement, que le bruit du tonnerre se mêlait à celui du canon, qu'un orage épouvantable ajoutait à la majesté du tableau. Les représentants n'eurent pas le temps de faire ces belles remarques ; ils ne, pensaient qu'à dissiper la panique. Ils haranguèrent les soldats. On a déjà voulu, disaient-ils, désorganiser notre division, et même ici les traîtres développent leur système ; même ici la malveillance fait manquer une expédition si importante. Ainsi se vérifiait, dans cette nuit du 17 décembre comme dans la matinée du 30 novembre, ce qu'avait annoncé Dugommier, qu'il ne pouvait compter que sur la moitié ou le tiers de son monde. Et c'était l'élite de ses bataillons qu'il avait jetée sur le promontoire ! Mais ceux qui montaient à l'assaut et qui rappelaient plus tard avec orgueil qu'ils avaient pris la redoute anglaise, c'étaient les plus vaillants de l'armée révolutionnaire, c'étaient ceux qui, selon le mot de Dugommier, avaient juré de se lever et de ne s'asseoir qu'à la place de leurs ennemis. C'étaient le général Delaborde ; le général Dugua — il eut son habit percé d'une balle ; — l'adjudant-général Victor, il marchait, a-t-il raconté, à la tête des grenadiers, et il reçut un éclat de mitraille qui lui ouvrit le bas du ventre ; Bergeron, adjoint à l'état-major et qui devint colonel commandant de place, chargé naguère de garder O'Hara et de le mener à Aix — il reçut une balle à la cuisse. — C'étaient les officiers tout récemment arrivés de l'armée d'Italie : l'adjudant-général Despinoy — il fut blessé grièvement à l'épaule — ; l'adjudant-général Eberlé, qui s'était mis au premier rang des chasseurs d'avant-garde ; — l'adjudant-général Guillot qui fut, après l'affaire, nommé commandant de l'ouvrage conquis ; le capitaine Partouneaux — il reçut à bout portant un coup de feu qui lui traversa le genou droit ; — le capitaine de la compagnie franche de Clairac, Cazabonne — il reçut un coup de feu à la joue — ; les deus Buget, l'aîné, le lieutenant François, qui tomba blessé à mort sur le parapet de la redoute, et le cadet, le sous-lieutenant Claude-Joseph, destiné au généralat. C'étaient Bonaparte — il reçut un coup de baïonnette à la cuisse, et les matelots du Northumberland disaient, lorsqu'il voguait vers Sainte-Hélène, que la main d'un Anglais lui avait fait sa première blessure — ; Junot, ce sergent de la Côte-d'Or que Bonaparte avait pris pour secrétaire à cause de sa belle main et nommé lieutenant-adjoint à l'état-major d'artillerie ; le capitaine Muiron, chef d'état-major de Bonaparte, qui devait périr au pont d'Arcole. — il reçut un coup de pique ; — le capitaine Marmont — les cinq ou six hommes les plus proches de lui furent mis hors de combat ; — le lieutenant Favas, adjudant major de Muiron et plus tard chef de bataillon — lui aussi fut blessé — ; le sergent Pétout, le brave des braves, qui commandait la batterie des Hommes-sans-Peur et qui, le sabre au poing, menait ses canonniers — il fut frappé d'un coup de sabre à la jambe et d'un coup d'écouvillon à l'épaule. La résistance des Anglo-Sardes, qui tenaient la redoute, fut acharnée. En vain les républicains arrachent les chevaux 'de frise, dérangent les abatis, escaladent les parapets, franchissent les traverses multipliées qui font comme une seconde enceinte. En vain ils se hissent sur les épaules les uns des autres jusqu'au haut du fort. En vain, le sabre entre les dents, le fusil en bandoulière, ils passent par les embrasures des canons. L'ennemi, qui se presse autour d'eux, les accable, les précipite dans le fossé. Deux fois ils furent repoussés et culbutés ; deux fois ils rentrèrent dans l'ouvrage. On ne tirait pas à cause de la pluie, et les grosses pièces des Anglais qu'ils ne pouvaient servir promptement ni incliner, leur devenaient inutiles ; on s'abordait corps à corps, et la seule arme était la baïonnette, le sabre ou l'écouvillon. Dugommier avait pénétré dans la redoute ; il fut refoulé et, dans. son désespoir il s'écria : Je suis perdu ; puis, se ressaisissant, il ordonna d'appeler la réserve. Elle parut au même instant. Bonaparte était à la tête de cette colonne. Il avait eu son cheval tué sous lui lorsqu'il sortait de La Seyne. Sans perdre son sang-froid, il commande à Muiron de tourner la hauteur avec un bataillon d'infanterie légère[7] et, à la faveur des inégalités de terrain, d'arriver au fort sans être remarqué. Muiron exécuta cet ordre très habilement : il gravit l'escarpement et, à l'improviste, se jeta dans une embrasure avec une partie de ses hommes. Bonaparte le suivit. Ce fut te troisième et suprême élan. Une lutte terrible s'engagea dans l'intérieur et au sud de la redoute sur une sorte de place d'armes. Peu à peu les alliés se virent cernés. Les Piémontais et leur chef, le chevalier Costa de Beauregard, réussirent à se frayer un chemin. Les Anglais, à la voix du capitaine Conolly du 18e régiment, combattirent avec fureur, et leurs artilleurs se firent hacher sur leurs pièces. Mais l'opiniâtreté britannique finit, comme dit Dugommier, par céder à l'audace française. Le jeune sous-lieutenant Buget, qui s'était emparé d'un canon, criait dans la fièvre du combat : Il est à moi, c'est moi qui l'ai pris, personne ne me le disputera ! A trois heures du matin, la redoute, cette redoute que les Français nommaient affreuse et infernale, cette redoute couverte de morts et de mourants, était au pouvoir des républicains, et de toutes les poitrines s'échappait le cri : Vive la République, la redoute est à nous ! Bonaparte donna sur-le-champ le commandement de l'artillerie du fort au capitaine Marmont, qui retourna les pièces contre les vaincus. Il fut très difficile, au milieu de l'averse et du vent, parmi nombre de morts et de blessés, d'établir les bouches à feu assises sur affût marin, et l'on dut abattre les masques en terre qui couvraient les passages entre les traverses. A l'aube, les représentants se montrèrent, le sabre à la main, l'air décidé, et ils félicitèrent les vainqueurs. Ils n'étaient pas montés à l'assaut, quoi qu'on lise dans les relations du temps et dans le rapport de Dugommier. S'ils avaient encouragé les troupes, si Fréron et Ricord avaient rallié la seconde colonne, si Saliceti et Augustin Robespierre avaient marché sur les flancs de la première, ils n'arrivèrent, de leur propre aveu, dans la redoute qu'après avoir rencontré les blessés qui leur criaient : Avancez, nous sommes les maitres. Ils déclarèrent sur-le-champ qu'il fallait profiter du succès et de la consternation de l'ennemi pour s'emparer de tout le promontoire. Dugommier chargea de cette tâche Delaborde et Cruillot : on devait, disait-il, achever ce qu'on avait commencé et battre le fer pendant qu'il était chaud. Les alliés étaient encore à Balaguier, à l'Éguillette et dans les trois redoutes que Dugommier nommait les postes inférieurs. Mais, sans le vouloir, dans le désordre de leur nocturne agression, les républicains avaient pris, en même temps que le fort Mulgrave, une de ces redoutes, d'ailleurs beaucoup plus accessible que la redoute anglaise, celle de Saint-Louis. Il y avait là 437 Espagnols, commandés par le colonel don Luis de Ariza. A l'extrême violence du tir des Français qui lui avaient lancé dans la journée 300 bombes et 600 boulets et renversé quelques-uns de ses parapets, Ariza jugeait l'assaut imminent : sa petite garnison avait ordre de veiller et, quand elle serait attaquée, de se battre à outrance ; les officiers ne devaient pas quitter leur épée, et les soldats tenaient en main leur fusil, tout en le préservant de l'ondée. Aux premières détonations il rangea sa troupe sur les parapets en lui recommandant de ne tirer que lorsque les Français approcheraient. Mais, malgré le feu de mousqueterie qu'il dirigea sur eux, malgré les coups de canon que le sous-lieutenant don Joseph Chacon leur envoya, les républicains entrèrent par les embrasures de la batterie principale ; ils furent refoulés. Une deuxième fois, ils revinrent, pénétrèrent de nouveau dans la redoute par des parapets éboulés ; de nouveau ils furent repoussés après une mêlée sanglante où succomba le lieutenant-colonel Nieto, capitaine des grenadiers du régiment de Cordoue. Une troisième tentative leur réussit ; ils se jetèrent dans le fort par trois endroits, et vainement les Espagnols, réduits par la pluie continuelle à n'user que do l'arme blanche, résistèrent bravement à coups de sabre, de baïonnette et de pique. La foule des assaillants ne cessait de grossir, et les Espagnols avaient perdu plus du tiers de leur monde. Au bout de deux heures, Ariza, blessé à l'épaule et à la cuisse, voyant le capitaine Castellanos tomber à ses côtés, abandonna le fort Saint-Louis ; du moins fut-il, avec le lieutenant don Juan de Molina, le dernier à se retirer. Le général espagnol Izquierdo avait le commandement du promontoire, et dès le début de l'affaire il était accouru à la redoute Saint-Philippe qui flanquait la gorge de la redoute Saint-Louis. De là les gens qu'il avait avec lui, 50 Espagnols qui venaient de débarquer, 80 Suisses du régiment de Betschart et 40 Napolitains tiraient avec vivacité sur les Français. Ce fut à Saint-Philippe et autour de ce poste que se réfugia tout ce qui restait des défenseurs de Mulgrave et de Saint-Louis. Mais cette redoute, qui devait être armée de cinq pièces, inachevée, dépourvue d'épaulements et par suite de canons, n'était pas tenable. Le major Reding l'occupa quelques instants, puis la quitta, craignant d'être coupé sur ses flancs. Izquierdo fit alors garnir la hauteur et la redoute de Saint-Charles qui lui semblaient propres à une longue résistance. Toutefois ses troupes n'étaient pas encore revenues de leur émoi, et la confusion se mit dans leurs rangs. Les Napolitains gagnèrent le rivage en disant qu'ils voulaient rentrer à Toulon ; Izquierdo dut, avec le capitaine de frégate Marron et d'autres officiers, courir après eux et les ramener à Saint-Charles. En ce moment il reçut un renfort de 400 Anglais que Dundas et Gravina lui envoyaient de la ville. Sur l'ordre de l'amiral, il essaya de reconquérir les positions perdues. Anglais, Espagnols, Napolitains, Sardes se formèrent en deux colonnes et s'ébranlèrent sous la protection du canon de Saint-Charles. Les Sardes étaient à l'avant-garde de la colonne de gauche ; Izquierdo avait pris le commandement de. la colonne de droite. Mais les républicains d'abord inquiets ; puis rassurés par l'artillerie de Marmont et par la lumière du jour, s'étaient réunis au rappel des tambours. Eux aussi recevaient des renforts, le régiment de Bourgogne, qui connaissait le promontoire, le régiment du Maine et quelques pièces de campagne. De peur d'un retour offensif des coalisés, Dugommier désirait en finir avant la nuit, et son chef d'état-major Dugua prescrivait à Delaborde d'attaquer le soir même : Je te prie d'organiser la force nécessaire pour cette expédition et de te pourvoir de quelques guides que tu pourrais te procurer à Sixfours. Choisis ce qu'il y a de meilleur clans toute ta division. Izquierdo n'osa tenter un mouvement agressif. Il voyait de nouvelles troupes paraître à tout instant sur le promontoire, et il désespérait de venir à bout de tant d'ennemis. Il remarquait que deux pièces installées par les républicains dans la redoute de Saint-Louis tiraient à mitraille. Il apprenait que les Napolitains qui tenaient la hauteur de l'Éguillette, s'embarquaient après avoir encloué sottement deux canons de 2-i qui auraient protégé la marche de leurs alliés. Enfin il jugeait, non sans raison, qu'il était bien plus difficile d'attaquer les forts Mulgrave et Saint-Louis par Balaguier que par La Seyne. Gravina, Langara, Hood l'engageaient, s'il ne pouvait ressaisir les forts, à résister énergiquement, sinon à regagner Toulon. Il résista jusqu'à une heure de l'après-midi et il fit de Saint-Charles le feu le plus vif et le plus ordonné. Trois frégates espagnols et deux vaisseaux français, le Pompée et le Commerce-de-Marseille commandé par le capitaine Pasquier et monté par l'amiral Trogoff, s'embossèrent pour le secourir, et leur canonnade fut un instant si violente que Marmont eut vingt hommes tués en ouvrant dix embrasures. Nous arrêtâmes toute la journée, dit Pasquier, le travail des républicains, ainsi que leur poursuite. Izquierdo put ainsi enclouer l'artillerie ; il put égorger les mulets et bêtes de somme ; il put embarquer tout son monde, même les blessés de l'hôpital, même ses vingt-six dragons espagnols avec leurs chevaux, même la poudre, les cartouches et ce que les Anglais avaient entassé dans la tour de Balaguier. -Sa retraite s'exécuta, témoignent les Français, si adroitement et avec tant de finesse qu'il fut impossible de l'inquiéter. Mais si les républicains n'avaient pas été, selon le mot de Dundas, assez entreprenants, ils possédaient, dans l'après-midi du 17, la pointe de l'Éguillette. Dugommier avait réussi ; il avait, suivant son expression, enlevé le promontoire tout entier dans une brusque attaque. 9.000 hommes occupaient la position, et Bonaparte, aidé de Marmont, passa le reste du jour ainsi qu'une partie de la nuit à y établir des batteries de mortiers et des pièces de 24[8]. L'attaque de la division de l'Est, sans être aussi décisive, eut un semblable succès. La Poype avait partagé sa petite armée en trois colonnes. Il était avec Laharpe, colonel du 35e régiment ci-devant Aquitaine, et Masséna, alors général Ale brigade, à la tête de sa colonne de gauche. Micas commandait la colonne du centre. Argod menait la colonne de droite. La colonne de La Poype, partie du château de Beaudouvin, ne put s'emparer du fort Faron, malgré trois attaques réitérées, et les cris de sauve qui peut, nous sommes trahis retentirent dans les rangs. Argod, venu de Revest, échoua pareillement contre les Espagnols qui tenaient les ouvrages du Saint-Antoine sous les ordres de Mendinueta et d'Uriarte. Mais Micas surprit le pas de la Masque. Le défilé avait été fermé par un retranchement tel que des hommes agiles auraient eu peine à l'escalader, même s'ils n'avaient pas trouvé de résistance. Micas l'emporta sans coup férir, tandis que les Anglais, brusquement réveillés, s'enfuyaient au fort Saint-Antoine. Il fit sa jonction avec Argod, et tous deux, gravissant la montagne, attaquèrent la Croix-Faron défendue par les Piémontais. Bien que la redoute fût ouverte à la gorge parce qu'on n'imaginait pas qu'elle pût être assaillie de ce côté, les Piémontais se battirent avec la plus grande vaillance. Leur chef, le lieutenant-colonel chevalier de Germagnan, homme jeune, valeureux, superbe, fut tué d'une balle à la tête en montant sur le parapet : ils s'exhortèrent à le venger ; ils roulèrent des quartiers de roc attachés à de grands chevaux de frise et, en dépit des efforts incessants de l'ennemi, la redoute leur resta. Les républicains ne bougèrent plus durant la journée du 17. Toutefois, s'ils n'avaient ni Saint-Antoine ni le fort Faron ni la Croix-Faron, c'était une espèce de prodige d'avoir franchi ces escarpements qui semblaient inabordables, et l'incroyable témérité des patriotes, la rapidité qu'ils avaient mise à frayer un chemin, le canon qu'ils avaient hissé à travers rochers et précipices, tout cela terrifiait l'adversaire. Vos succès, écrivaient Saliceti et ses collègues à Barras, opèrent la plus heureuse diversion, et l'ennemi a perdu la tête[9]. Pendant que Marmont restait au Petit Gibraltar, Roua-parte courait au plateau des Arènes pour faire canonner plus vivement que jamais le fort Malbousquet par les batteries de la Convention, del a Poudrière et de la Farinière. Mais c'était assez d'avoir pris l'Éguillette, et il jurait à Dugommier que, le lendemain ou le surlendemain au plus tard, l'état-major coucherait dans Toulon. A vrai dire, le général en chef ni les représentants ne croyaient le dénouement si proche : Dugommier ordonnait de poser, dans la soirée du 18, des échelles sur les murs de la ville ; les commissaires écrivaient que Toulon serait pris sous peu de jours et qu'ils avaient grand besoin de cartouches. Mais depuis longtemps Dundas et Elliot étaient convaincus que la perte d'un seul point serait fatale. Dans la matinée du 17, les alliés tinrent un conseil de guerre chez l'amiral Hood et, après avoir entendu le rapport des ingénieurs et des officiers de l'artillerie, ils reconnurent bon gré mal gré que leur ligne de défense était percée dans les deux endroits les plus essentiels ; qu'il serait impossible de reconquérir les positions perdues ; qu'on ne pouvait dégarnir aucun poste, pas même la ville, où étaient 1.500 hommes de toutes nations ; qu'on avait bien 1.500 hommes de troupes fraîches, mais que cette force ne suffirait pas à chasser les Français ; qu'un nouvel échec causerait la ruine de l'armée entière, déjà diminuée et harassée ; bref qu'il fallait évacuer en toute hâte une place devenue intenable. Le temps était nuageux et sombre. Si les vaisseaux tardaient à s'éloigner, le libeccio, le terrible vent d'orage qui soufflait dans cette saison, ne les empêcherait-il pas de quitter le port ? Dans l'après-midi du 17, la flotte combinée, déployant ses voiles, gagnait la Grande Rade, et le Commerce de Marseille, qui couvrait l'embarquement des derniers défenseurs de l'Éguillette, n'avait que le temps d'appareiller. Déjà les républicains tiraient sur sa chaloupe qui serpait l'ancre d'affourche à demi-portée de mousquet du rivage, et son ancre fut perdue ; au soir, les troupes abandonnaient successivement Saint-Antoine, fort Rouge et fort Blanc, le fort des Pommets, qui fut détruit à moitié par l'explosion de son magasin à poudre, le fort et la redoute du Faron. Les Anglais, écrivait Thune, secrétaire des représentants, dénichent de partout ! Dès que Dugommier eut appris l'évacuation des forts Saint-Antoine et du fort des Pommets, il chargea Garnier de les occuper, et il priait ce général d'être sur ses gardes et partout en mesure, de renforcer ses postes, de surveiller la plaine et les chemins qui conduisaient à la batterie de la Convention : les ennemis méditaient peut-être de se porter en masse sur un seul point. Pourtant il finissait par croire que les troupes étrangères céderaient bientôt tous les postes et vraisemblablement Toulon. Il envoyait à Mouret l'ordre de tâter Malbousquet, ce fort qui faciliterait singulièrement les approches de la ville. Or le conseil de guerre des alliés avait décidé que la garnison de Malbousquet ainsi que celle de Missiessy tiendrait jusqu'à l'extrémité pour couvrir la retraite du côté de l'ouest. Dans la nuit du 17 au 18, les Napolitains lâchèrent de leur propre mouvement les batteries de Missiessy après les avoir enclouées. Sur-le-champ, les Espagnols, leurs voisins, quittèrent Malbousquet, sans confusion néanmoins et malgré les tirailleurs français qui se cachaient derrière les murs des jardins. Mouret prit possession du fort, et quelques instants plus tard Bonaparte y faisait venir des pièces de campagne qui balayaient les remparts de Toulon et des mortiers qui lançaient des bombes sur le port. Les forts l'Artigue, Sainte-Catherine et La Malgue restaient encore aux mains des alliés, et Dugommier reconnait que La Malgue suffisait seul à protéger Toulon. Mais les bruits qui de la ville montaient vers les assiégeants, révélaient le désespoir et le désarroi d'une population qui se sait perdue. Le 17, à la première heure, les Toulonnais avaient vu la crête du Faron couverte dans toute sa longueur de troupes républicaines qui de loin ressemblaient à des fourmilières, et avec la lunette d'approche ils avaient pu compter dix-sept drapeaux tricolores qui flottaient sur ces cimes réputées inaccessibles. Durant la matinée ils avaient entendu la canonnade et la mousqueterie qui tonnaient sur le promontoire du Caire, et à midi les chaloupes des vaisseaux ramenaient les débris de la garnison du Petit Gibraltar, les uns blessés, mutilés, les autres fatigués et abattus, tous annonçant que le grand camp de Balaguier était emporté. Bientôt les actes des coalisés indiquèrent un départ prochain. À deux heures de l'après-midi et sans se soucier de leurs alliés, les Napolitains embarquèrent sur leurs vaisseaux de guerre et sur leurs transports les bagages des officiers et les effets de campement, les tentes et les marmites. Vainement Dundas fit renforcer les patrouilles et afficher deux proclamations pour recommander le calme. La consternation était peinte sur tous les visages. On n'entendait plus que ces mots : Nous sommes perdus. Des Toulonnais, des Marseillais obtinrent à prix d'or passage sur des bâtiments marchands, génois ou livourniens. D'autres gagnèrent la flotte des alliés, après avoir été dans des transes mortelles, car les navires étaient loin et il fallait du temps à leurs canots pour faire le trajet. Le 18, à neuf heures, se produisit une véritable panique. Une bombe venue de Malbousquet mit le feu aux environs de la porte de France. Le bruit se répandit que les républicains étaient entrés dans la ville. On cria voici Carteaux : beaucoup d'habitants croyaient que Carteaux commandait encore l'armée révolutionnaire, et son nom inspirait l'effroi. L'apparition d'une patrouille de dragons espagnols qui galopait sur le port acheva de troubler les esprits. Saisis d'épouvante, hommes, femmes, enfants se précipitèrent vers le quai, se heurtant, se battant, se blessant pour arriver plus vite. A la vue de ces gens effarés et débouchant de toutes les rues, ceux qui se trouvaient déjà sur le port s'imaginèrent que l'ennemi pénétrait dans Toulon et s'élancèrent aussitôt dans les embarcations en abandonnant leurs bagages. Il y eut des scènes affreuses. Les membres d'une famille qui s'embrassaient et se serraient les uns contre les autres furent, par la poussée soudaine de la foule, séparés pour toujours. Nombre de personnes se noyèrent. Des femmes qui sautaient à bord d'une felouque disparurent dans les flots avec l'or et les bijoux dont leur tablier était rempli. Les bateaux, surchargés et penchant sous leur poids, ne s'éloignaient qu'avec lenteur ; pour les atteindre, des malheureux se jetaient clans la mer, l'eau par dessus la ceinture, et, non sans peine, les accostaient. Mais ceux qui s'étaient sauvés et que le danger rendait implacables, les repoussaient avec une sorte de rage, et à coups de sabre leur frappaient les mains, leur coupaient les poignets. A l'aspect de cette confusion, des soldats de garde — des Napolitains — pensant, eux aussi, que la ville était au pouvoir de Dugommier, couchèrent en joue les mariniers, qui durent les recueillir. Enfin, après deux grandes heures de désolation et de désordre, la panique cessa. Si le mot de trahison courait de bouche en bouche, si des imprécations se faisaient entendre contre les Anglais, des officiers de Naples et d'Espagne assuraient l'embarquement de la population civile qui se poursuivit jusqu'au soir avec plus de calme. Des républicains, montés sur des canots, tiraient de loin sur les fugitifs, et les batteries de l'Éguillette coulèrent deux chaloupes qui passaient à leur portée. Mais les bateaux furent entourés de matelas. 7.400 Toulonnais trouvèrent un asile sur les bâtiments de commerce et sur la flotte combinée. Chaque navire reçut autant de inonde que possible, et l'amiral Hood céda généreusement dans son vaisseau la chambre du Conseil à dix ménages, c'est-à-dire à trente personnes pour le moins[10]. Durant ce temps, les troupes étrangères quittaient Toulon. Le Conseil de guerre avait décidé qu'elles se réuniraient à la porte d'Italie et s'embarqueraient à minuit près du fort La Malgue à l'abri du canon des républicains. Mais dans l'après-midi du 18, les Français occupèrent les forts l'Artigue et Sainte-Catherine, et leur artillerie plongeait sur la porte d'Italie. Les coalisés résolurent de sortir à dix heures du soir par une poterne qui donnait sur les fossés et de gagner sans être- vus le fort La Malgue. Le mouvement eut lieu, et Dugommier avoue qu'il s'accomplit avec autant d'ordre que d'habileté : L'ennemi, dit-il, eut l'adresse de couvrir sa fuite et nous ne pûmes le poursuivre. La Malgue tenait toujours et la ligne des vaisseaux faisait bonne figure. Les portes de la ville étaient fermées et surveillées avec le plus grand soin. Pas un avis ne parvint au dehors. A huit heures, les troupes se rassemblaient ; à neuf heures, elles s'ébranlaient, tandis qu'un détachement espagnol masquait l'opération en tiraillant avec fureur contre le fort Sainte-Catherine ; à dix, grâce aux nuages qui voilaient la clarté de la lune et à l'ombre des énormes murs qui, dans l'espace qu'elles parcouraient, interceptaient la lumière des incendies, elles avaient toutes abandonné la ville ; à onze, elles montaient dans des chaloupes qui les menaient aux vaisseaux. L'embarquement des Anglais, dirigé par le gouverneur du fort La Malgue, le capitaine Elphinstone, et par le major Koehler, fut méthodique ; celui des Napolitains, des Sardes et des Espagnols, confus, désordonné. De pauvres Napolitains, tombés dans l'eau jusqu'au cou et réfugiés sur la pointe d'un rocher, criaient d'une voix lamentable Napoli, Napoli pour attirer les barques de leur nation. Nombre d'entre eux périrent, et quelques jours plus tard Dugommier assurait qu'une foule de cadavres que la mer rendait au rivage attestaient la fuite précipitée des ennemis. Mais, le 19 décembre, La Malgue et la Croix-aux-Signaux, où les Anglais restèrent jusqu'au bout, étaient évacués, et la flotte voguait vers les des d'Hyères : dans la nuit, les Français l'avaient vue à l'horizon sur le ciel noir s'éloigner en bon ordre, ses fanaux allumés, comme une longue procession[11]. Le feu, qui soudain éclata le soir du 18, fut, dit Dugommier, le seul indice du départ des alliés. Les Anglais ne voulaient pas quitter Toulon sans détruire les principaux établissements maritimes qui faisaient sa force. Ils partiront, écrivait Gasparin dès le 4 septembre, après avoir brûlé l'arsenal et ceux de nos vaisseaux qu'ils ne pourront pas emmener. A trois heures de l'après-midi, Sidney Smith se rend à l'arsenal avec son aviso l'Hirondelle, trois canonnières anglaises et trois canonnières espagnoles. Il doit incendier les vaisseaux, les magasins, les chantiers, et ses marins versent partout des tonneaux de goudron. L'opération ne s'exécute pas sans obstacle. Mais Smith fait face aux difficultés. Pour contenir les ouvriers de l'arsenal, qu'il redoute par dessus tout, il dirige deux pièces de campagne sur la porte par laquelle ils peuvent déboucher. Les six cents forçats témoignent par leur attitude hostile et par un murmure menaçant l'intention de s'opposer à son dessein, et quelques-uns n'ont déjà plus. les fers aux pieds : Smith braque sur eux les canons de l'Hirondelle et d'une de ses chaloupes, et lorsqu'il est rejoint par le brûlot le Vulcain, qui se place habilement par le travers des vaisseaux, les galériens se taisent ; on n'entend plus que les coups de marteau qu'ils frappent pour briser leurs chaînes, et l'Anglais les laisse faire afin qu'ils aient les moyens de fuir lorsqu'ils seront atteints par la flamme. Une troupe de républicains descend la colline, approche des murs de l'arsenal et du poste de la boulangerie : Smith leur envoie de temps en temps des décharges de mitraille, et une de ses chaloupes s'embosse de telle sorte qu'elle enfile le mur extérieur. A neuf heures, éclate le signal convenu entre Smith et le gouverneur : une fusée qui part du centre de la ville. Aussitôt les lances se baissent sur les traînées de poudre. Les lieutenants de Smith mettent le feu de divers côtés : Tupper, au magasin général et aux magasins de poix, de goudron, de suif et d'huile ; Middleton, au magasin de la grande mâture ; Pater, là où l'embrasement semble s'éteindre. Douze vaisseaux flambent. Sur l'un d'eux, le Thémistocle, sont deux cent quatre-vingts prisonniers français, résolus à se défendre, les patriotes du Thémistocle, dits patriotes opprimés, qui devaient le surlendemain désigner les victimes de la Convention et prononcer sur le sort des Toulonnais : Smith leur parle, leur promet de les déposer en lieu sûr s'ils quittent le vaisseau sans résistance, les débarque, et le Thémistocle est consumé. Soudain une explosion épouvantable déchire l'air. Elle est suivie d'une seconde plus effrayante encore. Il y a dans la rade intérieure deux frégates, l'Iris et le Montréal, chargées chacune de deux mille quintaux de poudre ; les Espagnols qui doivent les couler bas, les ont incendiées. La secousse, pareille à celle d'un tremblement de terre, ébranle la ville jusque dans ses fondements, et le bruit est si formidable qu'il parvient à plusieurs lieues de là au camp des Fourches, qui se croit attaqué. Smith et les siens courent un extrême danger ; la mer écume et d'innombrables éclats de bois et de fer tombent autour d'eux ; par miracle, personne n'est touché, et Smith, non sans regretter d'épargner quelques vaisseaux, content du moins d'avoir brûlé tout ce qui se trouve à sa portée, fier d'avoir tant fait en si peu de temps et avec si peu de moyens, rejoint l'escadre anglaise. Il a épuisé ses matières combustibles et ses hommes succombent à la fatigue. Lui-même, lorsqu'il parait sur le pont de la Victory, les cheveux hérissés, le costume en désordre, a, dit un témoin, l'air d'un diable d'opéra. Nous n'aurions pu avoir, s'écriait Elliot, un meilleur incendiaire ![12] La rade offrait alors un spectacle terrible, aussi sublime que terrible, et Bonaparte l'a plus d'une fois rappelé à ses entours : les navires dont la carcasse et les mâts se dessinaient noirs et nets dans cette conflagration, ressemblaient à des feux d'artifice ; l'arsenal, d'où montait un tourbillon de flamme et de fumée, était un volcan en éruption ; une immense lueur rouge se répandait dans le ciel et se reflétait sur les eaux, on voyait en pleine nuit comme en plein jour, et sur les vaisseaux, à deux lieues du rivage, on lisait aisément un journal. Cependant les bombes ne cessaient de tomber dans Toulon, Mais le silence de la terreur y avait remplacé les cris et les gémissements. On n'entendait plus que les crépitements du feu ou les chants des républicains qui se disposaient à escalader les remparts, et de loin ces chants avaient quelque chose de sinistre et de poignant qui présageait la vengeance. Plusieurs hommes avaient conservé leur sang-froid. Les uns s'assuraient que les Anglais n'avaient pas mis de mèches pour faire sauter les poudrières. Les autres couraient à l'arsenal où les galériens s'efforçaient non de se sauver, mais de sauver les débris de la marine nationale. D'autres, pensant désarmer les vainqueurs par un acte de soumission, se joignaient aux patriotes du Thémistocle et aux forçats pour ouvrir les portes de la cité. Les représentants craignaient quelque embûche, l'armée disait que Toulon était miné, et, bien que Dugommier n'en crût rien, il dut introduire ses troupes dans la ville avec lenteur et précaution, après la visite des magasins à poudre. Le 19, à une heure du matin, par une porte oh se voyait un écusson fraichement peint aux armes de France, l'adjudant-général chef de brigade Cervoni, un des héros da siège — il avait été, le 30 novembre, blessé à la cuisse — l'agent militaire de Saliceti et de Gasparin, l'officier que Dugommier chargea de porter à la Convention la nouvelle de l'événement, Cervoni entrait dans Toulon avec deux cents grenadiers. Les bataillons que Dugommier destinait à la garde de la ville suivirent peu à peu cette avant-garde. Tous marchèrent droit au port couvert encore des malles et des paquets que les fugitifs avaient abandonnés : il fallait d'abord, avait dit le général en chef, préserver des flammes l'arsenal et les vaisseaux. A midi, Toulon était complètement occupé. On n'apercevait personne dans les rues. Quelques vieilles femmes osaient à peine se montrer ; elles criaient Vive la République, et les soldats leur répondaient par de grossières injures. Selon l'ordre de Dugommier, le pavillon blanc fut hissé sur les forts, et durant huit jours des navires alliés, un brigantin espagnol, une gabarre, des bâtiments marchands, trompés par la couleur du drapeau, vinrent se faire capturer avec des munitions de guerre et de bouche par les républicains. Une frégate anglaise, la Junon, échappa ; elle mouillait sous la Grosse Tour ; deux officiers français, montés sur un petit bateau, l'accostèrent en déclarant qu'ils l'amarinaient comme prise ; le capitaine, Samuel Hood, cousin de l'amiral, les retint à son bord, puis, coupant les câbles, s'éloigna sous les coups de canon. Mais, un Soir, Bonaparte vit un canot anglais atterrir au quai ; l'officier lui demanda où était l'hôtel du gouverneur ; il commandait un beau brick et apportait des dépêches ; il dut livrer et ses dépêches et son brick. L'armée révolutionnaire s'était, dès ses premiers pas dans la ville, portée à de très grands désordres. Pendant un jour entier, les volontaires abandonnèrent leur poste pour enlever dans les magasins et les maisons ce qui leur plaisait. Afin d'être de moitié, des Toulonnais leur indiquaient les habitations des riches. En quelques instants tous les logements furent pris, et les représentants, qui s'étaient rendus dans une salle de l'Hôtel de Ville pour conférer sur les moyens d'établir un peu de tranquillité, ne purent trouver un abri. Deux cents chevaux espagnols, sellés et bridés, étaient restés dans les écuries ; ils furent saisis par des cavaliers démontés ou vendus à bas prix aux officiers. Près de la porte du rempart, se tenait une sorte de foire où les soldats mettaient à l'enchère des ânes, des chaudrons, du pain, tout ce qu'ils avaient volé. Les conventionnels durent faire quelques arrestations et apposer les scellés sur les édifices publics. Dugommier nomma le général Garnier commandant temporaire en le chargeant de réprimer les excès. Renvoya de nouveau dans les camps et dans les compagnies un extrait du code pénal militaire, qui contenait les articles relatifs à la désertion, à l'insubordination, au pillage et au vol. Il enjoignit de mettre dans un dépôt général le butin du soldat et de le vendre sous la responsabilité de commissaires choisis dans chaque corps. Mais cette mesure ne fut pas exécutée : elle entrainait nécessairement, dit Dugommier, des lenteurs et plusieurs autres inconvénients. Il obtint alors des représentants un arrêté qui prescrivait de restituer aux magasins de l'État tous les objets pris et qui allouait à chaque soldat et volontaire une indemnité de cent livres. Jusqu'au bout il remplit son devoir militaire. Il finit par établir dans le port et les magasins une surveillance sévère. Il organisa la défense de la ville et, sur ses ordres, Bonaparte, devenu général de brigade et commandant réel de l'artillerie, à la place du vieux et infirme Du Teil, désenclouait les canons, réparait les batteries, installait des pièces à l'Éguillette, à Balaguier, à la Grosse Tour. Il fit dresser un état exact des pertes de la République, et il constata que les alliés n'avaient pas eu le temps, dans la confusion et dans la hâte de leur retraite, d'opérer tout le mal qu'ils voulaient, qu'ils n'avaient pu ni brûler ni emmener quatorze vaisseaux et frégates[13], qu'ils n'avaient pas touché au grand hangar, au magasin aux câbles, à la corderie ; qu'ils avaient oublié leur trésor. Chaque jour, il découvrait, écrit-il, de nouveaux avantages, de nouveaux dépôts d'une extrême utilité, du bois et du chanvre en quantité, quarante mille charges de blé, et ces subsistances, ces munitions, ces mille objets précieux, ce trésor de guerre — qui, à vrai dire, ne comptait que 450.000 livres dont les trois quarts en assignats — des fortifications augmentées et si bien perfectionnées que Toulon était plus que jamais dans le cas de se défendre, rachetaient au centuple quelques vaisseaux brûlés ou enlevés, quelques magasins incendiés. Il déblayait le camp devant Toulon et, selon l'arrêté des représentants, cantonnait les troupes sur tout le littoral de Marseille à Menton proportionnellement à la capacité des localités. La flotte des alliés était aux îles d'Hyères, et comme disait Dugommier, après avoir abandonné la superbe protection qu'ils avaient, ils ne méditaient plus d'entreprise contre les côtes de Provence. Il rendait donc tous les chevaux requis pour le service de l'artillerie, toutes les pièces de campagne fournies par les arsenaux des places voisines. Il rendait les bataillons qu'il avait reçus de divers côtés et il assurait qu'on pourrait verser avantageusement dans les armées d'Italie et des Pyrénées-Orientales tout ce qui était superflu à la garde de Toulon. Il envoyait de la poudre et des cartouches à Dumerbion, qui en avait grand besoin. Il rédigeait enfin un mémoire sur la prise de Toulon : les conventionnels rapportaient qu'ils avaient découvert dans le parc aux vivres beaucoup de bœufs, de moutons et de cochons, seules troupes que le pape eût envoyées avec quelques moines, et là-dessus les journaux disaient que les Français n'avaient trouvé dans Toulon que de vils troupeaux ; Dugommier crut utile de redresser l'opinion publique que de fausses relations pouvaient induire en erreur[14]. Les représailles depuis longtemps annoncées contre ce Toulon que les patriotes qualifiaient de repaire du crime et que le Comité nommait la Vendée honteuse du Midi et la dernière espérance des rois, avaient aussitôt commencé. Dès le 6 septembre, le manifeste rédigé par Barère et adressé par la Convention aux départements méridionaux menaçait d'une inexorable vengeance ces Toulonnais qui n'étaient pas des Français, qui n'étaient même pas des hommes et qui foulaient aux pieds tous les droits, tous les titres de l'humanité. Il faut absolument, disait Couthon, que Toulon soit brûlé et disparaisse du sol de la liberté. Sauver Marseille et raser Toulon, tel était le but de Barras et de Fréron, et ces cinq mots, ils les avaient insérés dans leur proclamation du 12 octobre au département des Bouches-du-Rhône. Nous ne serons véritablement heureux, mandaient-ils à Maximilien Robespierre, que quand nous aurons mis Toulon à feu et à sang. Le 13 novembre, Fréron jurait qu'il n'aurait pas de pitié, qu'il détruirait Toulon et passerait les habitants au fil de l'épée, que sur la place où s'élevait la ville les sans-culottes feraient un banquet patriotique. La menace des représentants faillit s'exécuter. Non seulement la Convention décréta que le nom de Toulon serait supprimé, que cette commune s'appellerait désormais Port-la-Montagne, que tontes les maisons de l'intérieur seraient démolies, qu'il ne resterait que les établissements nécessaires au service de la guerre et de la marine ; mais Fréron, Barras, Saliceti, quoique convaincus du départ des meneurs et des vrais coupables, firent fusiller en quinze jours huit cents Toulonnais[15]. L'âme haute et généreuse de Dugommier fut révoltée. Il avait loué le rôle des représentants durant le siège et dans la journée du 17 décembre. Ils ont, disait-il, donné l'exemple du dévouement ; Saliceti, Robespierre, Ricord et Fréron étaient sur le promontoire de l'Éguillette, et Barras sur la montagne du Faron ; nous étions tous volontaires, et cet ensemble fraternel et héroïque était bien fait pour mériter la victoire. Mais il ne vit pas sans frémir d'horreur les fusillades, les exécutions en masse, l'affreux déploiement de vengeance qui suivit la prise de Toulon. Cervoni refusait d'égorger les habitants en alléguant qu'il n'avait pas d'ordre écrit. Bonaparte usait de son crédit pour sauver quelques victimes et demeurait grave, silencieux, étranger à ces massacres qu'il réprouvait dans le secret de son cœur. Dugommier fit de même. Non qu'il ait jeté, comme on l'a prétendu, des cris d'indignation et de pitié. Il était général en chef, il était membre de la Convention, il ne pouvait désobéir à la volonté de la représentation nationale, il ne pouvait s'opposer au châtiment de ce Toulon qu'il nommait l'infâme Toulon et de ces Toulonnais qu'il traitait d'hommes vils. Et ne dit-il pas, le 7 décembre, à Bouchotte, qu'il désire épouvanter par l'exemple de Toulon les rebelles qui voudraient, à l'avenir, troubler la République ? Il n'a donc pas protesté, non plus que Bonaparte, contre les mesures des commissaires de l'assemblée[16]. Le 25 décembre, il écrivait au président de la Convention qu'il abandonnait le commandement de l'armée d'Italie et qu'il irait s'asseoir à son banc de député. Faut-il croire, avec tous les historiens, qu'il était désespéré de ne pouvoir arrêter les représentants dans leur œuvre- de sanglante répression ? Non. Les motifs qui le déterminèrent étaient tout différents, et il les expose dans ses lettres, très brièvement, il est vrai, sans les développer ; mais on les comprend assez en pesant les termes qu'il emploie. Le commandement en chef d'une armée lui semble, dit-il, trop scabreux. Il a, écrit-il encore, vu de près la tempête et les écueils, et il commettrait une imprudence en se jetant de nouveau dans le tourbillon d'oh il s'est heureusement échappé. Sans cesse il a été dévié ; les circonstances l'ont maîtrisé, l'ont assujetti. Il n'a pu faire tout le bien qu'il voulait, et on l'a rendu responsable du moindre incident. Or il ne veut répondre que de sa personne, et il évoque les événements qui se sont passés après l'entrée des troupes dans Toulon, non les fusillades, mais l'indiscipline des soldats : il avait pris des mesures de police ; elles ont été contrariées, et leur inexécution a entraîné des désordres inséparables de l'anarchie[17]. Qu'on étudie sa correspondance avec le ministre, les représentants et le Comité pendant le siège de Toulon. Que de tribulations ! Que de dégoûts ! Il demande des renforts, et au lieu de lui donner des bataillons exercés qui stationnent inutilement des les garnisons de l'intérieur, on lui envoie des bataillons de nouvelle levée qui n'ont pas d'armes et des troupes très mauvaises, comme les sans-culottes de Marseille. Il appelle des détachements éloignés de leur corps ; on les retient malgré lui, et il s'écrie amèrement qu'un général d'aujourd'hui ne sait jamais si ses dispositions s'effectuent. A chaque instant il se plaint sans qu'on ait égard à ses plaintes : les fourrages manquent, et les subsistances, et les munitions, et les fusils, et les habits. Vainement il réclame des souliers : La partie la plus essentielle, ce sont les souliers ; le climat est assez doux, et l'on supporte aisément les autres privations ; mais les souliers sont indispensables. Enfin il n'ignore pas que les représentants le surveillent et l'épient, qu'ils l'accusent d'indécision, qu'ils lui reprochent de temporiser, qu'ils désapprouvent ses procédés trop courtois envers les alliés. Les Anglais, disait Augustin Robespierre à la Convention, sont peut-être trop ménagés par nos soldats. Dans une circonstance mémorable les commissaires de l'Assemblée ont blâmé formellement Dugommier[18]. O'Hara, prisonnier et blessé, avait été mis sur un brancard et porté par quatre volontaires du 4e bataillon de l'Ardèche à l'ambulance. En chemin, un Allobroge voulut tuer cet habit rouge et en fut empêché par deux volontaires de l'Isère et deux soldats du 59e. L'Anglais pria Dugommier de distribuer à ceux qui l'avaient sauvé une somme de soixante louis. Soldats et volontaires déclarèrent qu'ils n'avaient pas besoin d'argent, qu'ils étaient Français et savaient leur devoir. Sur quoi Dugommier écrivit à O'Hara : Mes frères d'armes ont tous refusé l'argent avec la même générosité qui t'a décidé à le leur offrir ; ils se contentent du plaisir qu'ils ont eu à secourir l'humanité malheureuse. Les représentants jugèrent que Dugommier avait traité O'Hara avec trop de politesse. Dugommier dut se justifier, dut leur répondre qu'il était resté républicain, tout en étant humain, et qu'il avait, comme l'armée entière, comme les soldats qui sauvaient O'Hara des coups de l'Allobroge, éprouvé ce sentiment sublime qui a toujours distingué le Français victorieux et qui ne peut que s'exalter dans un cœur libre. Mais le Comité se joignit aux représentants. Dugommier avait écrit à Dundas, commandant des alliés. Avant même que le capitaine Moncrieff, aide de camp d'O'Hara, vint s'enquérir du sort de son général, Dugommier avait fait remettre aux avant-postes anglais une lettre qui donnait des nouvelles du prisonnier avec la permission de lui envoyer chirurgien, domestique et effets. Il fut morigéné par le Comité. Je lui avais prédit, marquait Saliceti au Comité, que vous n'auriez jamais approuvé le style de sa lettre, et s'il m'avait-consulté, il se serait épargné le désagrément qu'a dû lui causer le juste reproche que vous lui avez fait. Et Dugommier répondit à Saliceti qu'il effacerait son tort par la prompte exécution du plan d'attaque[19] ! Telles étaient les raisons qui polissaient Dugommier à quitter les camps. Mais sa renommée avait grandi. Le représentant Levasseur disait au club des Jacobins qu'il s'était conduit en héros. Le vainqueur de Toulon semblait indispensable aux armées la France avait plus besoin de son bras que de sa parole. Le Comité arrêta, le 27 décembre, qu'il irait commander l'armée des Pyrénées-Orientales pendant la maladie de Doppet. Il accepta le poste que le gouvernement lui confiait. L'Espagne était, selon le mot du Comité, à l'ordre du jour ; ses troupes victorieuses s'avançaient sur notre territoire, et il fallait les chasser, il fallait, comme disait Dugommier dans le style du temps, purger le sol français du souffle impur qui le souillait. Le général écrivit qu'il allait seconder Doppet de toutes ses forces et qu'il viendrait siéger à la Convention lorsque son frère d'armes serait guéri[20]. Le 5 janvier, il partait pour Marseille. Il y resta deux jours ; de là il fit envoyer des fusils à Montpellier à trois bataillons de nouvelle levée qui devaient appartenir à son armée. A Arles, le 9, il rencontra des bataillons qui se rendaient de Toulon aux Pyrénées-Orientales. Après les avoir passés en revue, il écouta leurs doléances : ils n'avaient pas reçu l'indemnité de cent livres accordée aux vainqueurs de la ville infâme. Dugommier prévint sur-le-champ les représentants du peuple en Provence : Pareille réclamation, leur disait-il, me sera faite à Perpignan, et il les priait de prendre un arrêté qui l'autoriserait à donner cette indemnité aux bataillons qu'il rencontrerait sur sa route. Il arriva le 14 à Montpellier. Le surlendemain au soir, il était à Perpignan[21]. On a souvent discuté la part qui revient à Dugommier et à Bonaparte dans la prise de Toulon. Certes, Bonaparte, présent, de même que le représentant Saliceti, son patron et ami, à tout le siège, Bonaparte assistant à presque tous les combats, préparant sans un instant de distraction et de relâche l'outillage de l'artillerie, coordonnant et ajustant les parties du plus important des services, déployant dans l'accomplissement de sa tâche un zèle inlassable et une fougue de jeunesse déjà réglée et dirigée néanmoins, ainsi qu'en 1796, par la prudence, Bonaparte, inspirant les résolutions décisives aux commissaires et aux généraux qui le jugent indispensable et l'écoutent avec une sorte de respect, Bonaparte a été l'âme de l'armée révolutionnaire. A proprement parler, le plan d'attaque ne lui appartient pas. L'armée entière comprenait qu'il suffisait d'éloigner la flotte pour s'emparer de Toulon et qu'une fois la flotte éloignée, la garnison ne pouvait se défendre. Quiconque connaissait les lieux savait qu'il fallait maîtriser la rade pour maîtriser la place. Mais Bonaparte a indiqué le point essentiel, le point unique dont la prise entrainait inévitablement la prise de Toulon. Il n'a cessé de dire que les républicains installés au Petit Gibraltar accableraient l'escadre, qu'ils devaient s'approcher des vaisseaux et qu'un seul endroit permettait cette approche, que la redoute anglaise était la clef du promontoire du Caire et le promontoire du Caire la clef de Toulon. Il a répété en désignant l'Éguillette sur la carte et en la montrant du doigt : Toulon est là. Tous les militaires instruits virent dans Bonaparte le preneur de la ville ; dès 1794, l'Autrichien Girola déclare que Bonaparte a conçu et exécuté à la fois le plan qui réduisit Toulon, et il exprime évidemment le sentiment du peuple et de l'armée. Pourtant il ne faut pas rabaisser le mérite de Dugommier. Doué d'un esprit net et clairvoyant, Dugommier adopta le plan de Napoléon ; il rétablit la confiance de l'armée révolutionnaire et, grâce à lui, les troupes qui bloquaient Toulon eurent consistance et ensemble ; il donna, suivant sa propre expression, aux moyens qu'il avait trouvés le ressort nécessaire au succès ; il frappa le grand coup ; il fit résolument ce que Carteaux et Doppet n'avaient pu faire[22]. |
[1] Dugommier Bouchotte, 30 nov., 4 et 10 déc. ; — aux représentants, 13 déc. ; — témoignage de Buget (A. G.) ; — rapport de Ricord, 11 ; — Rec. Aulard, VII, 226, 338. Saliceti disait pareillement que les soldats s'étaient très bien battus au 30 novembre et que, s'ils avaient des officiers, ils feraient des prodiges, et il avait affirmé qu'au 1er octobre, à l'attaque du Faron, s'il y avait eu de la lâcheté, c'était de la part des officiers. Cf. le mot de Gasparin, après la surprise des Sablettes, que les volontaires ne savent pas se garder.
[2] Mémoire de Dugommier sur la prise de Toulon. Voir sur Brûlé, les Généraux morts pour la patrie, de J. Charavay, 19. Victor Perrin, plus tard maréchal de France et duc de Bellune, a gardé le nom de Victor qu'il prit au 4e régiment d'artillerie, parce qu'il y avait dans le corps deux Perrin, un Claude Perrin, dit Bourguignon, et un Joseph Perrin, dit Perrin. Adjudant sous-officier au 3° bataillon de la Drôme, puis chef du 5e bataillon des Bouches-du-Rhône, il commandait devant Toulon un bataillon de chasseurs. Nommé adjudant-général chef de brigade, pour s'être conduit à merveille, disaient les représentants, et parce qu'une voix unanime s'élevait pour lui, il fut chargé. écrit-il, du commandement de la division de droite — en réalité, de la droite de l'aile droite — parce que les généraux manquaient, et c'est ainsi, ajoute Victor, qu'il l'a conduite à l'attaque de la redoute anglaise.
[3] Bagua à Bouchotte et à Micas, 7 et 12 déc. (A. G.).
[4] Con suma viveza, con la misma estraordinaria viveza, disent les relations espagnoles.
[5] Lettres de Dundas (A. G.) — Elliot, II, 199 ; — Chuquet, III, 215.
[6] Ordre général que doit suivre la division de l'ouest (A. G.) — cf. Vauchelet, 314 ; — Pineau, 301.
[7] Sans doute le 8e chasseurs. Le chef de ce bataillon, Méric, fut nommé adjudant-général chef de brigade, et il servit, l'année suivante, à l'armée des Pyrénées-Orientales (il était à Elne, avec Eberlé, sous les ordres immédiats de Guillot, dans la division Sauret) ; sa nomination ne fut pas ratifiée, probablement parce qu'il était noble, et il disparait de l'histoire militaire.
[8] Gazette de Madrid, 1794, n° 1, 2, 5, 6 ; — Thaon de Revel, 165-169 : — rapport de Dundas, 21 déc. ; — Mém. de Dugommier, de Marescot, de Marmont, de Pasquier ; — Gauthier de Brécy, Révol. de Toulon, 30 ; — Imbert, Précis histor. sur les évén. de Toulon, 27-28 ; — lettres des représentants (Cf. Rec. Aulard, IX, 505) ; — Mon., 3 janvier 1794 ; — Courrier d'Avignon, n° 286 ; — lettres de Dugua, 17 décembre 1793 et 27 janvier 1794 (À. G.), etc. Selon Dundas, le fort Mulgrave perdit la moitié de sa garnison, et dans la journée du 17, tant au Faron qu'au Caire, les Anglais eurent 300 tués. Suivant Gravina, les Espagnols eurent, au Caire et au Faron, 70 morts, 45 blessés et 251 prisonniers (dont 12 officiers, 4 morts, 4 blessés, 4 prisonniers). Marescot dit que les Français firent 400 prisonniers, et Dugommier, qu'ils n'avaient que 80 morts et 200 blessés.
[9] Lettre de Barras (Rec. Aulard, IX, 507) ; — Courrier d'Avignon, n° 286 ; — Thaon de Revel, 167, 110 ; — Mém. de Vernes, de Pons, de Marescot.
[10] D'après Billot (II, 200), il y avait 2.500 fugitifs à bord des vaisseaux anglais. Cf. Vernes ; — Pasquier ; — Florindorf ; — Grasset ; — Brécy, 33 ; — Pons, 148 ; — Lauvergne, 414 ; — Elliot, II, 206 ; — rapport de Ricord, 43 ; Rec. Aulard, IX, 537 ; — Mém. et lettres de Dugommier, etc.
[11] Cf. Thaon de Revel, 176-177 ; — Brès, loc. cit. ; — Mém. de Dugommier.
[12] Relation de Sidney Smith (Mon., 4 févr. 1794) : — Auckland, III, 164. — Cottin, 330. — Don Juan Langara ne peut s'empêcher dans son rapport (Gazette de Madrid, n° 2) d'exprimer sa douleur et de comparer Toulon à la Troie de Virgile : il aspecto mas lastimoso que puede concebirse... Ver à Tolon fué ver é Troya.
[13] Ils avaient brûlé treize bâtiments et emmené trois vaisseaux, cinq frégates, deux corvettes, trois gabarres et un brick.
[14] Dugommier à Bouchotte, 19, 24, 28 déc. ; — au Comité, 24 déc. ; — à Dumerbion, 27 déc. ; — à Mouret, 28 déc. (A. G.) ; — Pineau, 334-335, 353-357, 797-798, 801, 855 ; — Correspondance de Napoléon, I, 22 ; — Rec. Aulard, IX, 537, et X, 80 ; — Rapport de Ricord, 14 ; — Brès, loc. cit.
[15] Rec. Aulard, VII, 404, 530 ; VIII, 536 ; — Mon., 27 nov. ; — lettre de Fréron (A. Chuquet, Jeunesse de Napoléon, III, 298) ; — Courrier d'Avignon, n° 241 et 285 : Il faut que Toulon disparaisse, ainsi que ses habitants, du reste de la terre. Cf. Mon., 10 déc. (Toulon, repaire de brigands) et tous les écrits du temps. Infâme est l'épithète accolée au nom de Toulon par tout le monde, par les conventionnels et les clubistes, par les journalistes, par les militaires. Même quelques semaines plus tard, les soldats, les officiers, rapportent qu'ils ont servi et que leurs camarades sont morts devant l'infâme Toulon.
[16] Cf. sur Cervoni le livre de Michel (en réalité d'Eyguières), Hist. de l'admin. départ. des Bouches-du-Rhône, 162-163 ; — et sur Bonaparte, notre Jeunesse de Napoléon, III, 223 ; — Dugommier à Bouchotte, 7 et 19 déc.
[17] Les représentants n'écrivaient-ils pas que beaucoup de coquins s'étaient glissés dans l'armée ? (Rec. Aulard, IX, 617).
[18] Lettre de Dugommier, 24 déc. (cf. 7, 10 et 13 déc.) ; — Mon., 3 janv. 1794 (séance du 1er janv., Augustin Robespierre à la Convention) ; — Cf. le carnet de Maximilien Robespierre (Welschinger, le Roman de Dumouriez, 296) ; il écrit à la seizième page : Dugommier excite la défiance par la manière dont il s'est conduit avec le général anglais.
[19] Voir sur cet épisode d'O'Hara (un des volontaires qui le transportèrent était Amand Blachère de Largentière) Vaschalde, les Volontaires de l'Ardèche, 253 ; — une lettre d'Elliot à Henri Dundas, 1er déc. (Cottin, 449) ; — Dugommier aux représentants, 13 déc. et à O'Hara, 10 déc. (Pineau, 213 et 296). O'Hara aurait dit à l'aide de camp qui lui apporta la lettre de Dugommier : Dites à votre général qu'avec de pareils soldats il sera bientôt maitre de Toulon. Un mot plus authentique et qu'on lit dans une lettre d'O'Hara au ministère anglais, est la suivante : que l'armée française se compose de gardes indisciplinées, mais que, par ses élans soudains, elle est capable de faire impression sur les armées les mieux commandées et même victorieuses (Cottin, 240).
[20] Dugommier à Bouchotte et au Comité, 24 déc. et à Dumerbion, 27 déc. 1793 ; — à la Convention, 4 janvier 1794 (A. G.) ; — Mon., 2 et 13 janv. 1794 ; — Rec. Aulard, X, 219.
[21] Lettres de Dugommier aux représentants, 9 janvier 1794, à Jourdeuil, 14 janvier, à Doppet et aux représentants, 15 janvier (A. G.).
[22] Cf. A. Chuquet, Jeunesse de Napoléon, III, 230. Voici encore d'autres témoignages inédits ; il faut y faire la part de l'inexactitude et de l'exagération, mais ils méritent d'être connus. Le 10 décembre 1797, dans un discours au Directoire, Andréossy (qui n'était pas à Toulon, mais qui connut intimement Dugommier), disait de Bonaparte : L'artillerie s'honore de l'avoir produit, et il était encore capitaine clans cette armée lorsqu'il arracha Toulon aux Anglais. Le général Buget écrivait en 1808 : Si j'osais, je raconterais la première entrevue du grand Napoléon avec Dugommier à Ollioules, dont j'ai été témoin, et clans laquelle le génie de ces deux grands hommes se saisit au premier coup d'œil, les lia d'une étroite amitié, où se concertèrent entre eux deux les opérations du siège, je dirais les conseils que Sa Majesté donna alors au général en chef, l'activité qu'elle mit à le seconder, l'admiration qu'elle lui inspira, les services importants qu'elle rendit à la chose publique ; je ne craindrais pas d'avancer qu'elle partagea avec le général en chef la gloire d'avoir reconquis sur l'Angleterre cette importante place. On remarquera que Buget n'a pu être témoin de la première entrevue de Dugommier et de Bonaparte, puisqu'il arriva devant Toulon au mois de décembre ; ce qu'il dit est toutefois curieux.