DUGOMMIER

1738-1794

 

CHAPITRE II. — GILETTE ET UTELLE.

 

 

Arrivée de Dugommier à Paris (3 déc. 1791). — Discours à l'Assemblée législative (7 déc. 1791 et 28 mars 1792). — Misère et découragement. — Elections à la Convention. — Dugommier député de la Martinique. Ses trois fils placés dans l'armée. — Lui-même, grâce à Marat, maréchal de camp (10 oct. 1792). — Demandes d'emploi. — Dugommier désigné pour servir en Corse (22 mai 1793). — Départ de Paris (20 août). — Dugommier à l'armée d'Italie. — Combats de Gilette et d'Utelle (18 et 22 oct.). — Martin, Despinoy, Guillot, Parra, Cazabonne, Pelletier, Eberlé, Buget aîné, Partouneaux. — Dugommier prôné par les représentants Ricord et Augustin Robespierre. — Général de division et général en chef de l'armée d'Italie chargé du siège de Toulon (3 nov.).

 

Dugommier avait quitté son pays natal au mois de juillet : il ne débarqua que le 19 octobre à Marseille, après avoir, dit-il, bien souffert de toutes manières, et il arrivait trop tard pour faire dans les places de commerce la tournée qu'il méditait ; aussi, au bout de six semaines, prit-il le chemin de Paris.

Il arriva, le 3 décembre, dans la capitale et, dès le 7, avec son ami et compagnon de lutte, Crassous de Médeuil, il paraissait à la barre de l'Assemblée législative en sa qualité de député extraordinaire des îles du Vent. Crassous lut un long discours ; il raconta les événements dont la Martinique avait été le théâtre. Nous étions, dit-il, défendus par les volontaires patriotes à la tête desquels était ce généreux citoyen présent devant vous, supérieur aux préjugés qui l'entouraient. Et en prononçant ces mots, il montra de la main Dugommier, décoré de la croix de Saint-Louis ; la salle éclata en applaudissements. Dugommier prit la parole après Crassus. Il s'éleva contre les aristocrates des îles du Vent, ces hommes pervers, qui voulaient la liberté — pour eux seulement et qui détestaient l'égalité. Il déclara que Béhague n'était qu'un chef de parti qui n'avait d'autre but que d'anéantir le patriotisme et que les amis de la Révolution l'avaient chargé, lui, Dugommier, ainsi que Crassous, de porter à l'Assemblée nationale leurs doléances et d'assurer la métropole que leurs souffrances ne sauraient altérer leur amour pour leur nouvelle religion. En terminant, il menaça Béhague et le ministre de la marine qui tâchait, selon l'expression de Crassous, de redevenir comme sous l'ancien régime le véritable souverain des colonies. La confiance de la nation est trahie, concluait Dugommier. Serait-ce le ministre dont les instructions auraient réglé la marche de Béhague ? Mais, quand Béhague serait seul coupable, le ministre n'en est pas moins responsable ; il faut les confronter, il faut punir la félonie et donner enfin un exemple de la responsabilité[1].

Trois mois plus tard, le 28 mars 1792, Dugommier se présentait de nouveau à la barre de la Législative. Il exposa la cause des troubles qui désolaient les petites Antilles. L'Assemblée coloniale de la Martinique, alliée au gouverneur, avait sacrifié les principes au goût de la domination : elle s'était continuée par la force ; elle avait dépêché une armée contre Saint-Pierre pour satisfaire des animosités particulières et provoqué par son despotisme la guerre civile ; elle avait opiniâtrement rejeté toutes les propositions ; elle s'était coalisée avec Béhague pour restaurer l'ancien système et préparer la contre-révolution qu'elle attendait de la fuite du roi. Dugommier rappelait que cieux des commissaires envoyés avec Béhague pour rétablir l'ordre, Lacoste et Magnytot, avaient donné leur démission et regagné la France, qu'ils dénonçaient la conduite du général, qu'ils avaient vu par eux-mêmes la ligue aristocratique, la ligue des gouverneurs et des administrateurs poursuivre avec fureur les amis de l'égalité[2]. Il fallait donc, demandait Dugommier à la fin de sa harangue, venir au secours des bons citoyens, les protéger contre les ennemis avérés de la Révolution, leur donner pour chefs des hommes régénérés.

Peut-être croyait-il être un de ces chefs. Mais ses adversaires étaient encore puissants. Il ne fut pas un des commissaires civils envoyés dans les colonies par le décret du 4 avril 1792, et il ne put, malgré ses sollicitations, appartenir à l'expédition qui fit voile à cette époque peur les Antilles.

Il eut alors de terribles déboires. Il s'était efforcé d'obtenir un emprunt et toutes ses démarches avaient été vaines. Ii craignit de tomber dans la détresse et, durant l'année 1792, il eut, assure, un contemporain, des accès de profonde mélancolie ; son visage s'altérait sensiblement ; un instant ses amis le crurent brisé par le chagrin[3].

Pourtant il sut réagir, et son courage, son espoir dans l'avenir se ranima. A la fin de février 1793, il apprit qu'il était nommé député à la Convention nationale. Les patriotes de la Martinique et de la Guadeloupe persécutés par Béhague avaient cherché un refuge dans l'île anglaise de la Dominique. Le 28 octobre 1792, ils se réunirent aux Roseaux pour délibérer sur leur situation et sur les mesures qu'ils devaient prendre. Le président, Degalliez, déclara que les assistants étaient les seuls Martiniquais et Guadeloupéens qui pussent se dire Français, qu'ils formaient par suite une assemblée électorale, que les premiers représentants de la France s'étaient assemblés oh ils pouvaient et que les délibérations du Jeu de Paume avaient été légitimes et approuvées par la nation. Sur quoi les colons présents décidèrent à l'unanimité que puisque les îles de la Martinique et de la Guadeloupe se mettaient en état de rébellion, ils étaient Tes seuls fidèles à la métropole, les seuls dont la France dût entendre la voix, les seuls qui eussent droit d'élire des députés à la Convention. Et ils élurent quatre députés de la Martinique et quatre députés de la Guadeloupe.

Les députés de la Martinique étaient Dugommier, Crassous, Arnaud de Corio et Janvier Liftée ; ceux de la Martinique, Dupuch, Guillermin, Sabathier et Pautrizel[4].

Dugommier avait été nommé par la Martinique et non par la Guadeloupe, non par l'île où il était né et oh il avait ses propriétés. Les patriotes de Saint-Pierre voulurent évidemment qu'il fût leur représentant. Ne leur disait-il pas en mars 1791, lorsqu'il leur fit ses adieux, qu'il avait pris l'habitude de vivre avec eux, de lier son existence à leur existence ?

Il comptait siéger aussitôt à la Convention et toucher son indemnité de représentant. Dès le 25 février 1793, lorsqu'il sut le résultat des élections faites à la Martinique, il vint au club des Jacobins, avec quelques compatriotes, annoncer que. les fies du Vent avaient nommé leurs députés. Le surlendemain, 27 février, il se présentait aux archives de la Convention devant Camus. L'exact archiviste écrivit sur le registre d'inscription que le citoyen Dugommier s'était présenté. Mais Dugommier ne fut réellement membre de l'Assemblée que six mois plus tard. C'est le 15 septembre, pendant qu'il était à l'armée d'Italie, que la Convention, sur le rapport de Bazoche, décida l'admission des députés de la Guadeloupe et de la Martinique. Il ne parut dans la salle du Manège que comme pétitionnaire. C'est ainsi que, le 15 mars, il venait à la barre appuyer une adresse des Guadeloupéens et prier la métropole de secourir ces braves gens, si dévoués à la République[5].

A force de visites et de requêtes il finit par placer ses trois fils : l'aîné, qui désirait entrer dans la garde à cheval du roi, fut nommé le 29 octobre 1792 sous-lieutenant au 4e régiment d'infanterie ci-devant Provence et, l'année suivante, en août 1793, sur les instances de son père, commis d'administration de 3e classe à la Guadeloupe. Les deux antres fils de Dugommier, Dangemont et Chevrigny, reçurent un brevet de sous-lieutenant le 6 mars 1793, et, dès le mois de mars 1792, Chevrigny s'était enrôlé dans le 2e bataillon de Paris.

Lui-même sollicita longtemps du ministre de la guerre des fonctions actives. Il rappelait qu'il comptait trente-neuf ans de service, qu'il avait été pendant huit mois à la tête de près de dix mille hommes, militaires et fédérés, troupes de ligne et volontaires, qu'il avait préservé Saint-Pierre de la ruine, que tous les patriotes des îles du Vent attestaient son civisme, et il demandait le grade de maréchal de camp ou de général de brigade. S'il n'avait servi que dans la milice, disait-il, ce service était sous l'ancien régime comme sous le règne de l'égalité le service national, et il avait rempli non sans succès les fonctions de ce grade que d'autres avaient obtenu par une gradation oiseuse et profané par une honteuse désertion[6].

Le 10 octobre 1792, il fut nommé maréchal de camp. La faveur était grande. La dut-il, comme on l'a dit, à Marat, qui l'aurait connu par l'entremise du patriote Héron[7] ? On a prétendu qu'il n'avait pu recourir à cet énergumène. Mais étranger à Paris et récemment arrivé des colonies, Dugommier ne pouvait-il se méprendre sur le compte de Marat ? D'autres hommes de guerre ne doivent-ils pas leur avancement à l'ami du peuple ? Poinsot ne fut-il pas promu, de son propre témoignage, adjudant général sur la recommandation de Marat, qui lui savait gré d'avoir dénoncé Westermann ? Hoche n'écrivait-il pas à Marat qu'il embrassait fraternellement et qu'il appelait son cher Marat et l'incorruptible défenseur des droits sacrés du peuple, pour obtenir le grade d'adjudant général ? Duquesnoy ne fut-il pas promu général à la demande d'Hébert ? Davout n'était-il pas l'ami de Bourbotte, et Suchet, l'ami de Chalier et de Maignet ? On peut donc croire que Dugommier fut présenté, comme on l'a dit, par Héron au fameux révolutionnaire et que Marat l'appuya de son crédit dans les bureaux du ministère : Maximilien Robespierre assurait aux jacobins, dans la séance du 23 novembre 1793, que Dugommier avait reçu le brevet de général sur la recommandation de Marat. Après la prise de Toulon, Levasseur de la Sarthe déclarait que Marat avait quelque part dans cet événement, puisqu'il avait fait nommer Dugommier maréchal de camp. Dugommier, rapporte Desdorides, eut son brevet sur une recommandation à laquelle le ministre d'alors devait tout accorder[8].

Il ne suffisait pas d'avoir un brevet : il fallait avoir de l'emploi. Dugommier souhaitait de servir aux colonies. Il pria le ministre de là marine de l'envoyer dans les îles du Vent. Ce ministre n'était-il pas le protecteur né de tous ceux qui avaient bien mérité de la patrie dans ces contrées ? Dugommier ne possédait-il pas l'expérience coloniale ? Ne connaissait-il pas, outre l'esprit des habitants et les localités, les inconvénients du climat et les moyens de leur échapper ? Ne saurait-il pas imposer un médium raisonnable qui rétablirait la paix et rendrait l'activité au commerce ? Au mois d'avril 1793, il adressait au Comité un mémoire sur les îles du Vent. La République, proclamée une et indivisible, ne devait-elle pas protéger toutes les parties du territoire et empêcher le moindre démembrement ? Ne devait-elle pas défendre ces colonies si nécessaires à la nation et qui, malgré l'urgence des secours qu'elles réclamaient depuis longtemps, paraissaient délaissées ? Et Dugommier proposait de créer dans les îles du Vent une station navale de quatre vaisseaux et de huit frégates et d'y expédier 3.000 hommes d'infanterie et d'artillerie, puisque les garnisons avaient été dévastées par la félonie des anciens gouverneurs, qui avaient constamment déposé tous les militaires fidèles à la République.

Il comptait que sa demande ainsi que son mémoire serait examinée, et il avait prié le ministre de la guerre Bouchotte, de placer ses trois fils dans un régiment désigné pour passer aux lies du Vent, le Lie régiment d'infanterie. Toutes ses pensées se tournaient vers les colonies.

Mais on le regardait comme un vieux militaire et, en le nommant général de brigade, on n'avait voulu que lui donner une pension assez forte. Il a été, disait-on dans les bureaux de la guerre, élevé à ce grade pour retraite.

Au mois de mai, il fait un vigoureux effort. Il écrit, le 15, au Comité et, le 16, à Bouchotte. Il déclare qu'il a tout sacrifié, repos, famille, fortune, pour soutenir les principes de la Révolution, qu'il a sauvé Saint-Pierre de la fureur des royalistes, qu'il a dû fuir et traverser les mers pour défendre ses frères devant la métropole, que ses titres militaires et civiques lui ont valu le grade de maréchal de camp, mais que, malgré ses constantes sollicitations, il n'est pas employé ; il réclame donc justice, et il ajoute qu'il renonce à servir aux colonies, que le Comité peut l'envoyer partout où les intérêts de la République l'exigeront, que le ministre peut disposer de lui en tout temps et en tout lieu.

La pétition de Dugommier à Bouchotte était appuyée par quatre membres du club des Jacobins : ils certifiaient que Dugommier était un excellent républicain et qu'il avait sauvé la Martinique en 1790 et 1791. Dès le 16 mai, le chef de division Sijas, lui aussi membre du club des Jacobins, présentait à Bouchotte la requête de Dugommier. Tout cela est vrai, interrogea le ministre, tu connais le pétitionnaire ? et, sur la réponse affirmative de Sijas, il décidait que Dugommier, recommandé par de bons patriotes, serait provisoirement employé. Tu peux, vint dire Sijas à Dugommier, te préparer à partir. — Comment, s'écria Dugommier, tu as obtenu en deux heures ce que je sollicite vainement depuis tant de semaines !

Le 22 mai, Dugommier était désigné pour servir en Corse.

Un instant, il eut l'espoir de regagner les îles du Vent. Au mois de juin, le Conseil exécutif le nomma gouverneur de Tabago, et Dugommier  demanda sur-le-champ pour ses deux fils Dangemont et Chevrigny deux places d'adjudant dans l'état-major des colonies. Mais, au bout de quelques jours arrivait la nouvelle que l'ile de Tabago était conquise par les Anglais. Dugommier restait donc à la disposition du ministre de la guerre.

Toutefois il était sans ressources. Il obtint du Comité de la marine un arrêté qui lui allouait une somme de six mille francs en considération des services qu'il avait rendus aux patriotes dans les colonies ; mais le Comité des finances opposa son veto, et Dugommier n'avait pas un sol pour compléter ses équipages. Ce ne fut qu'après beaucoup d'instances et sur la recommandation pressante du conventionnel Marec, membre du Comité de la marine, qu'il reçut, outre sa gratification de campagne, le décompte de son traitement de général payé sur le pied de paix depuis le 22 mai.

Le temps s'écoulait : Bouchotte s'impatienta. Le 17 août, il déclara que Dugommier devait être à son poste dans quinze jours sous peine d'être remplacé. Le général obéit. Une légende rapporte qu'il partit à pied un bâton à la main, le havresac sur l'épaule, et qu'il fit des étapes comme un simple soldat, parce qu'il n'avait pas assez d'argent pour prendre la voiture publique. Non ; il partit en poste. Mais — assurait plus tard un de ses aides-de-camp — il dut, avant de s'éloigner, retirer ses épaulettes qu'il avait engagées[9].

Il quitta Paris le 20 août. Le 27, il était devant Lyon, au château de La Pape ou il se présentait à Kellermann, commandant en chef des armées des Alpes et d'Italie. Il ne pouvait plus se rendre dans File de Corse : Paoli avait appelé les Anglais qui bloquaient ou occupaient les places fortes[10]. Kellermann envoya Dugommier commander une brigade à l'armée d'Italie sous les ordres de Dumerbion.

Dumerbion avait un an de plus que Dugommier. C'était un vieux soldat aux façons douces et bienveillantes. Il fit bon accueil à son nouveau lieutenant, qui lui voua un vif attachement. Je vois, écrivait Dugommier trois mois après à Dumerbion, je vois avec un véritable chagrin la complication des incommodités qui t'affligent, et je désire aussi sincèrement que tu le mérites que tu en sois promptement délivré ; je voudrais partager avec toi le peu de santé dont je jouis, quoique je n'en sois pas absolument riche ; la chose publique s'en trouverait bien[11].

Le 15 septembre Dugommier remplaçait Sérurier chargé de commander à l'armée des Alpes la division de droite. Il avait sous ses ordres 2.700 hommes, soldats de ligne et volontaires, qui formaient l'aile gauche de l'armée d'Italie.

Ces troupes étaient cantonnées au hameau du Figaret et au village d'Utelle, sur la rive droite de la Vésubie, à Levens, au Broc et à Gilette, sur la rive droite du Var. De fréquentes escarmouches les avaient aguerries. Mais elles souffraient du froid dans ces âpres montagnes. Dugommier les visita dans leurs bivouacs ; il les encouragea, les réconforta ; il leur disait qu'elles n'avaient pour bois de chauffage que les coups de feu que l'ennemi leur tirait, et quand elles lui remontraient qu'elles épuisaient leurs cartouches : Eh ! mes enfants, répondait-il, vous avez encore vos baïonnettes ![12]

La baïonnette lui valut un premier succès. Le 1er octobre, le général autrichien de Vins avait tenté d'enlever Gilette et Utelle ; il fut repoussé. Sans se rebuter, il résolut de s'emparer de Gilette, qui maitrise la route du Var, et que Dugommier nommait un poste essentiel et une des clefs de la frontière. Le 18 octobre, le village, d'abord canonné par six pièces de montagne, fut attaqué par quatre colonnes. Les Français résistèrent vaillamment de dix heures du matin à six heures du soir. Leur situation était critique. Mais d'Utelle, Dugommier vint à leur secours avec 500 hommes. Il fit sept lieues dans la nuit, tant pour arriver plus tôt que pour cacher à l'adversaire la faiblesse de son effectif, et le 19 octobre, au point du jour, il assaillait les Austro-Sardes.

Sa troupe formait trois colonnes, qui devaient avancer dans le plus grand silence, tirer à portée de pistolet,-puis charger baïonnette baissée. C'étaient, à gauche, la compagnie franche de Clairac, commandée par Cazabonne[13] ; au centre, les chasseurs du 11e et du 91e, conduits par le capitaine Guillot ; à droite, les chasseurs du 28e et du 50e, menés par le capitaine Parra. A trois heures du matin, les républicains, descendant du Broc, passent à gué l'Estéron et gravissent sans bruit les pentes de la rive gauche[14]. Cazabonne engage le premier un feu de mousqueterie. Il est bientôt rejoint par Guillot qui suit un antre sentier. Les deux colonnes réunies marchent vers une redoute que les Autrichiens ont eu le temps d'ébaucher sur la hauteur de Longia ; elles pénètrent dans la redoute, enlèvent ses deux pièces de 3, et, à neuf heures du matin, font leur jonction avec la garnison de Gilette. Dans le même moment, la colonne du capitaine Parra chemine à mi-côte, parallèlement aux colonnes de Cazabonne et de Guillot ; elle gagne un vallon, le ravin de Lunel, .entre Notre-Dame des Sales et Louvette, et, en remontant le ravin, donne contre deux compagnies du régiment piémontais des gardes. Épouvantés par cette apparition inattendue de l'adversaire, les Sardes fuient en désordre et entraînent dans leur débandade les postes de Bonson et de la Moulière, qui se fusillent l'un l'autre. La panique saisit les troupes campées à Tourette et à Revest. Elles se sauvent à Malaussène et à Clans, sur la rive droite de la Tinée. 600 prisonniers, dont 22 officiers — et parmi eux le prince de Marsico-Novo, fils du ministre de Naples à Turin — restèrent entre les mains des Français qui coururent après les Austro-Sardes à plus d'une lieue et demie dans la montagne jusqu'à la tombée de la nuit. Si j'avais eu, disait Dugommier, 200 hommes de plus à diriger sur l'autre ravin, l'ennemi n'existerait plus[15].

Le lendemain au soir, Dugommier rentrait à Utelle. Il arrivait à temps pour remporter un second avantage.

Utelle commande à la fois la rive droite de la Vésubie et le confluent du Var et de la Tinée. Mais le village est lui-même dominé par trois hauteurs : au nord par la hauteur de Parabouquet ou de Gardia, à l'ouest par la cime du Diamant et au sud-ouest par le plateau de la Madone, qui doit son nom à un sanctuaire très vénéré dans la région. Dugommier avait fait fortifier ces trois points et, pour mettre Utelle à l'abri d'un coup de main, il avait construit des retranchements au nord et au sud-ouest de l'endroit, à Saint-Martin et à Torriolo, et une grosse redoute à l'ouest, au pas del Gien, qui conduit à la cime du Diamant.

Le 22 octobre, à une heure du matin, le général comte de Saint-André attaquait la position française et, dit Dugommier, l'attaquait avec furie. Il avait avec lui un bataillon de Suse, un bataillon de grenadiers, les volontaires du chevalier Radicati et des milices.

Le bataillon de Suse s'empara de Parabouquet, mais s'arrêta devant les retranchements de Saint-Martin, qui couvraient au nord le village d'Utelle.

Le bataillon de grenadiers échoua contre la redoute du pas del Gien.

Mais les volontaires de Radicati et les milices enlevèrent à la faveur d'un épais brouillard le poste qui gardait la cime du Diamant. Officiers et soldats, écrit Dugommier, se sont laissé surprendre ; ils ont traité trop légèrement le serment de vivre libres ou de mourir ; les officiers surtout ont plus à se disculper que personne pour avoir compromis par leur faiblesse la sûreté de douze cents frères d'armes.

Par bonheur, le plateau de la Madone était encore au pouvoir des Français. Dugommier fit battre la générale et, pendant que les ennemis bivouaquaient, il donna ses ordres. Pas de bruit, pas de feux, pas de fusillade. Il voulait, à son tour, surprendre les Piémontais. Il renforça les postes de la Madone, de Saint-Martin, du pas del Gien et, au point du jour, il assaillait Parabouquet et le Diamant.

Une poignée de grenadiers — ils étaient 36 — à la voix du capitaine Pelletier, gravit un rocher jusqu'alors inaccessible et ressaisit Parabouquet.

Les chasseurs, formés en trois colonnes, et les éclaireurs du capitaine Partouneaux s'élancèrent sur les flancs du Diamant, les uns à l'est, les autres au sud. Ils étaient 20) contre 600, ou 1 contre 3, comme naguère à Gilette. Mais leur attaque fut si vive, si impétueuse que les Piémontais s'enfuirent au bout de quelques instants. L'ennemi, marquait Dugommier au ministre, a cru nous prendre en défaut ; il s'est évidemment trompé, et nous l'avons renvoyé avec sa courte honte ; le pas de charge des Français et leur fière contenance lui a fait tourner le dos[16].

Le général s'était montré vigilant, résolu, rapide dans ses mouvements, et il entraînait son monde ou, comme il dit d'un de ses lieutenants, il donnait à sa troupe une impulsion rare en annonçant qu'il punirait les lâches et en promettant d'éclatantes récompenses aux braves. Le soir du combat d'Utelle, il sollicitait de l'avancement pour d'intrépides. officiers, Joseph Martin, Despinoy, Guillot, Parra, Cazabonne, Eberlé, Buget aîné, Partouneaux, qui tous, à l'exception de Buget tué devant Toulon, et de Cazabonne, devinrent généraux grâce à la recommandation de Dugommier

Il les jugeait ainsi :

Joseph Martin, chef du 3e bataillon de la Haute-Garonne, servait avec un zèle à toute épreuve, avec la plus grande intelligence, et plusieurs citoyens qui n'avaient pas mieux servi que lui étaient généraux de brigade.

Despinoy, toujours à l'avant-garde, était dans les montagnes depuis le commencement de la guerre, et il venait de marcher à l'ennemi entre deux camarades, l'un tué et l'autre blessé.

Guillot avait enlevé la redoute de Gilette et, malgré sa blessure, si bien défendu le poste du pas del Gien que les Piémontais n'avaient pu y mordre ; pas un seul événement de l'armée d'Italie où il ne se fût distingué.

Parra, ancien porte-drapeau au régiment de Lyonnais, capitaine au 28e régiment ci-devant Maine, comptait vingt-huit ans de service, et semblait un jeune républicain, puisqu'il avait, un des premiers, sauté dans la redoute de Gilette.

Cazabonne était le premier à faire la gloire de nos armes, puisqu'il était entré dans la redoute avec Parra.

Pelletier, capitaine depuis 1794, était un rocher et, quand ses grenadiers l'entouraient, un volcan.

L'Alsacien Gaspard Eberlé ou, comme on le nommait simplement, Gaspard, sergent-major aux chasseurs du 28e régiment, avait, à l'attaque du 19 octobre, sommé le commandant de la redoute, en langue allemande, de mettre bas les armes, et, avant même que sa compagnie eût pénétré dans l'ouvrage, il désarmait la plus grande partie des prisonniers.

Buget aîné se signalait en toute circonstance : c'était miracle qu'il ne fût pas tué ; une balle lui avait transpercé son chapeau, et une autre, enlevé quelques cheveux.

Partouneaux, capitaine des éclaireurs, et Parisien par dessus le marché, était un jeune citoyen bien intéressant qui dévorait les occasions d'être utile à la patrie.

Dugommier ne parlait pas de lui. Mais Bouchotte le complimenta. Des succès comme ceux-là, écrivait le ministre, causaient beaucoup de joie. Et il félicitait Dugommier d'avoir déjoué par sa prévoyance et sa promptitude les projets de l'adversaire. Les représentants Ricord et Augustin Robespierre firent un très vif éloge du général, de sa valeur, de son civisme. Ils avaient remarqué dans la lettre oh il rendait compte de la délivrance de Gilette, ces mots chaleureux : Nous y entrons victorieux, nous embrassons nos frères, et la montagne retentit du cri de Vive la République ; c'est bien sur la montagne que ce cri est sincère et dans toute son énergie. Augustin Robespierre mandait au Comité que Dugommier joignait le républicanisme aux talents et à la vigueur : Il sait, ajoutait le conventionnel, inspirer l'enthousiasme de la liberté ; il est aimé de ses subordonnés qu'il aime ; il est actif et courageux ; il rendra de grands services à la patrie. Ricord, chargé par ses collègues d'aller à Paris et de conférer avec le Comité sur la situation du Midi, proposa de confier à Dugommier la direction du siège de Toulon, et le Comité adopta cette proposition. Ricord avait dit au Comité que Dugommier était brave et plein d'expérience, et qu'il fallait, pour réduire Toulon, un homme décidé à se battre et à s'emparer de la ville sans passer par les lenteurs d'un investissement. Barère déclarait à la Convention que Dugommier avait un grand caractère et une réputation militaire. Maximilien Robespierre publia ses louanges aux Jacobins : Dugommier, disait Robespierre, avait pour lui le témoignage des patriotes et celui de ses propres actions, et il devait son brevet de général de brigade à la recommandation de Marat, qui était une présomption bien favorable[17].

Le 3 novembre, Dugommier était promu général de division et nommé général en chef de l'armée d'Italie, chargé spécialement du siège de Toulon. Il accepta sur-le-champ la tâche difficile, inattendue, qui lui incombait. Quoi de plus glorieux, de plus utile que de rendre à la patrie cette partie essentielle que les traîtres lui avaient ravie[18] ?

 

 

 



[1] Arch. parlem., XXXV, 623.

[2] On lit en effet dans une lettre de Lacoste et Magnytot que les orages qui se sont élevés à la Guadeloupe sont les fruits de l'intrigue de Clugny et de quelques membres de l'Assemblée coloniale dont il dispose à son gré.

[3] Vauchelet, 301-305 ; — Pineau, 105-118 et 731.

[4] Jean-Augustin Crassous de Médeuil, pourvu le 15 décembre 1179 d'une charge de procureur postulant au bureau des finances et des domaines de la Rochelle, passé en 1784 à la Martinique pour y exercer comme avocat, secrétaire-greffier de la municipalité de Saint-Pierre dont il avait fait sa patrie, établi à la Rochelle comme homme de loi à la fin de 1791, siégea à la Convention, et le Comité de salut public lui confia plusieurs missions ; Arnaud de Corio ne vint pas ; Janvier Cillée était un citoyen de couleur, habitant de Saint-Pierre, qui siégea de même que Crassous, dès le 17 septembre 1793, le surlendemain du décret de validation ; des trois suppléants de la Martinique, Fourniols, Ruste et Maurice, le premier, Michel Fourniols, remplaça Dugommier ; le deuxième, Ruste, ne parut pas ; le troisième, Jean-Pierre-Nicolas Maurice, notaire à Saint-Pierre, vint siéger le 28 février 1795, sans doute à la place d'Arnaud de Corio. Des quatre députés de la Guadeloupe, Elie-Louis Dupuch, domicilié à la Basse-Terre, siégea le 14 septembre 1793 ; Guillermin et Sabathier Saint-André moururent en route ; Louis-Jean-Baptiste Pautrizel, maire de la Basse-Terre, se présenta le 21 août 1794. Des cieux suppléants de la Guadeloupe, Lion et Curcier, l'un, Curcier, semble n'avoir pas paru, l'autre, Pierre-Joseph Lion, domicilié à, la Pointe-à-Pitre, se présenta le S octobre pour remplacer Guillermin (Cf. Guiffrey, les Conventionnels, 65 et Arch. nat., C*, II, 2).

[5] Archives nat., C 181, dossier 86 ; — cf. Aulard, Jacobins, V, 41 ; — Pineau, 91.

[6] Cf. Vauchelet, 306 ; — Pineau, 118-122.

[7] Héron, connu, comme on disait alors, pour avoir essuyé les vexations du despotisme, avait été blessé dans la journée du 10 aoùt, où il combattait à la tête des Marseillais. Agent du Comité de sûreté générale. il arrêta le ministre Le Brun et remplit avec énergie des missions qui lui furent confiées en Seine-et-Oise. Accusé par Bourdon, dans la séance du 20 mai 1794, d'avoir fait assassiner des patriotes de Versailles, il fut vigoureusement défendu par Couthon, Moïse Bayle, Robespierre, et un membre déclara qu'il avait soustrait Marat à la rage des assassins et conduit à l'échafaud des négociants, des banquiers et autres restes impurs de l'ancien régime. Emprisonné après le 9 thermidor, puis après le 1er prairial, traduit au tribunal révolutionnaire d'Eure-et-Loir, il fut compris dans la loi d'amnistie.

[8] Mon., 12 et 28 nov. 1793, 2 janv. 1794 ; — Mém. de Desdorides (A. G.) ; — cf. le Publiciste, n° 164 et 194.

[9] Voir Vauchelet, 301-313 : — et surtout Pineau, 119-164.

[10] Delaborde était également désigné pour la Corse ; promu général de brigade le 11 septembre et appelé à l'armée des Alpes, il avait été, après la prise de Lyon, nommé général de division et commandant des troupes de la République en Corse ; Dugommier allait donc servir sous ses ordres. Mais Delaborde se rendit à Ollioules pour puiser des renseignements près de Saliceti et à la prière de Doppet, le représentant décida que Delaborde, qui connaissait déjà les localités devant Toulon, resterait provisoirement à l'armée ; Delaborde devint ainsi le subordonné de Dugommier.

[11] Cf. les lettres données par Pineau. 356 et 805.

[12] Notice d'Audouin (Pineau, 735, et le Rédacteur, 17 brumaire an VII),

[13] Cette compagnie franche, formée à Clairac dans le district de Tonneins (Lot-et-Garonne), comptait 77 hommes lorsqu'elle s'assembla le 9 septembre 1792 à Aix-en-Provence pour élire ses quatre chefs, qui furent le premier, Jean-Jacques Cazabonne, natif de Clairac et ancien fusilier du régiment de Languedoc, le deuxième, Jean Cazeaux, le troisième, Jean Foi, le quatrième, Jacques Buscaille. Le capitaine Cazabonne, loué par Sérurier qui l'engagea à rester au service parce que la République avait besoin de braves gens comme lui et qu'elle n'avait ni de plus braves défenseurs ni de meilleurs patriotes, fut appelé devant Toulon par Dugommier, blessé à l'assaut de la redoute anglaise et nommé le 20 décembre adjudant-général chef de brigade par les représentants.

[14] Il faut descendre plus de 600 mètres pour passer l'Estéron, puis monter 500 mètres.

[15] Krebs et Moris, Campagnes dans les Alpes, I, 324-329 ; — Thaon de Revel, Mém., 96-101 (affaire sanglante et désastreuse) : — Pinelli, Storia militare del Piemonte, I, 302-310 (le bataillon de Piémont perdit à lui seul 106 hommes et les Austro-Sardes eurent 1.000 morts et prisonniers) ; — Pineau, 179-183.

[16] Cf. Krebs et Moris, I, 328-329 ; — et surtout Pineau, 185-193.

[17] Mon., 2 nov. 1793 (Cf. le carnet de Max. Robespierre ; (Welschinger, le Roman de Dumouriez, 293), il écrit à la page dixième, pour se rappeler le nom que son frère lui a recommandé, Dugommier, général de brigade à l'armée d'Italie) ; — Rec. Aulard, VII, 599 ; — Saliceti et Gasparin au Comité, 30 oct. 1793.

[18] Cf. une lettre de Dugommier au 2e bataillon de la Drôme, 2 déc. 1793 (Pineau, 799).