FRANÇOIS DE LORRAINE

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

D'Aumale en Normandie. — L'armée royale, suivie de toute la cour, vient faire le siège de Rouen, que défend Montgomery. — Beau caractère de Guise. — Bourbon est blessé. — Opérations du siège. — Guise conduit l'armée à l'assaut. — Ses efforts pour préserver la ville du pillage. — Catherine de Médicis entre dans Rouen. — Derniers moments de Sainte-Colombe. — Antoine de Bourbon veut aussi faire son entrée triomphale dans Rouen, mais il est obligé de quitter la ville. — Mort d'Antoine de Bourbon. — Le parlement de Rouen exerce de regrettables représailles. — Vengeance de Condé. — Déclaration du roi après la prise de Rouen. — Des désertions ont lieu dans l'armée de Condé. — Montluc contre Duras. — Dandelot amène d'Allemagne des troupes à Condé. — L'armée protestante marche sur Paris. — Guise arrive au secours de la capitale. — Condé est obligé de lever le siège et se dirige vers la Normandie. — L'armée royale se met à sa poursuite. — Les triumvirs demandent conseil à la reine avant de livrer bataille. — Réponse de Catherine de Médicis. — Situation et dénombrement des deux armées. — Bataille de Dreux, perdue par le connétable do Montmorency, qui est fait prisonnier, et regagnée par Guise. — Belle conduite des Suisses. — Guise prend part à l'action. — Condé est fait prisonnier. — Saint- André est tué. — Retraite des protestants conduits par Coligny. — Comparaison entre la bataille de Dreux et celle de Ranty. — Guise et Condé après la bataille. — Comment Catherine de Médicis reçut la nouvelle de cette victoire. — Sentiments de Charles IX à l'égard de Guise.

 

Le duc de Nemours venait d'être envoyé à Lyon, au grand mécontentement de Tavannes. Le duc d'Aumale était en Normandie, où, malgré des prodiges qu'il accomplissait, il était impuissant à lutter contre les réformés, commandés par Montgomery et soutenus par les troupes anglaises. Il avait ravagé toute la province pour couper les vivres aux ennemis, et, le trompant par ses coups d'audace, il était venu mettre le siège devant Rouen, en essayant de s'emparer du fort Sainte-Catherine, et devant Dieppe, qu'il n'avait pu surprendre. Les renforts qu'il reçut de son frère le grand prieur et de Matignault, lui permirent tout au plus de forcer Montgomery à se jeter dans la ville de Rouen.

C'était du côté de la Normandie que le danger était le plus imminent. Guise craignait, non sans raison, qu'aidée des protestants la reine Élisabeth ne tentât une sérieuse invasion. Après la prise de Bourges, Guise, au lieu de marcher sur Orléans, ainsi que tout semblait l'indiquer, fit volte-face et vint, à marche précipitée, sous les murs de Rouen.

Ce n'était pas seulement l'armée qui vint assiéger la ville, ce fut la cour tout entière. Catherine de Médicis et ses filles d'honneur semblaient se faire une fête des combats qui allaient se livrer autour de la capitale de la Normandie. Elles avaient toutes leurs chevaliers, qu'elles s'empressaient d'envoyer aux postes les plus périlleux, afin de leur décerner, le soir, le prix de la valeur. Lacretelle croit que c'était un moyen inventé par Catherine de Médicis afin de se débarrasser des chefs redoutables dont elle subissait les lois.

Montgomery, qui gouvernait la ville, était le même gentilhomme qui s'était si malheureusement illustré dans sa joute contre Henri II. Depuis ce jour, Catherine de Médicis n'avait plus voulu le voir ni entendre prononcer son nom. Cet ostracisme dont elle l'avait frappé lui avait fait embrasser avec une ardeur farouche le parti de la réforme, et lui avait fait envisager sans remords la responsabilité de commander les Anglais dans une guerre contre les Français. Un de ses lieu-. tenants, Morvillers, envoyé en Normandie par le prince de Condé, avait mieux aimé abandonner son commandement que de servir dans les rangs des éternels ennemis de sa patrie.

Ce fut le 25 septembre 1562 que l'armée royale établit son campement dans le bourg de Darnetal, en vue de Rouen. Trois jours après, la ville n'ayant pas voulu se rendre aux sommations qui lui furent portées par un héraut, l'attaque commença contre le fort Sainte-Catherine, qui protégeait la montagne à laquelle Rouen est appuyée[1].

L'armée royale était forte de seize mille hommes d'infanterie et de deux mille chevaux. La garnison se composait de deux mille fantassins anglais, de huit cents Français, de quatre escadrons, d'une centaine de gentilshommes volontaires et de la milice de la ville bien armée.

Plusieurs attaques avaient été repoussées par les assiégés, lorsque Guise, qui était resté six jours dans les tranchées sans se déshabiller, parvint enfin, après un assaut qu'il conduisit lui-même, à s'emparer du fort Sainte-Catherine. De nouvelles sommations suivirent ce fait d'armes ; mais, Montgomery n'ayant pas voulu se rendre à discrétion et prétendant capituler, le siège fut repris avec une nouvelle vigueur.

Le connétable de Montmorency et Catherine de Médicis écrivaient fréquemment, pendant ce siège, à Anne d'Este, pour lui donner des nouvelles de son mari et lui raconter ses plus brillants exploits. Ce fut à cette occasion que le duc de Guise donna une preuve de plus de la grandeur et de la magnanimité de son caractère. Montaigne rapporte, d'après Jacques Amyot, le récit suivant, qu'à l'exemple de Lacretelle nous reproduisons dans le texte même que nous a laissé le grand écrivain du XVIe siècle. Ce serait l'affaiblir que d'y changer une seule expression.

Jacques Amyot, grand aumônier de France, me récita un jour cette histoire à l'honneur d'un prince des nôtres, et nôtre étoit-il à très bonnes enseignes, encore que son origine fût étrangère : que durant nos premiers troubles, au siège de Rouen, ce prince, ayant été averti par la reine, mère du roi, d'une entreprise qu'on faisoit sur sa vie, et instruit particulièrement par ses lettres de celui qui la devoit conduire à. chef, qui étoit un gentilhomme angevin ou manceau, fréquentant lors ordinairement pour cet effet la maison, il ne communiqua à personne cet avertissement ; mais, se promenant le lendemain au mont Sainte-Catherine, d'où se faisoit notre batterie à Rouen, ayant à ses côtés le seigneur grand aumônier et un autre évêque, il aperçut ce gentilhomme qui lui avoit été remarqué et le fait appeler.

Comme il fut en sa présence, il lui dit ainsi, le voyant pâlir et frémir des alarmes de sa conscience : Vous vous doutez bien de ce que je vous veux, et votre visage le montre. Vous n'avez rien à me cacher ; car je suis instruit de votre affaire si avant. que vous ne feriez qu'empirer votre marché d'essayer à le couvrir. Vous savez bien telle chose et tellequi étoient les tenans et aboutissans des plus secrètes pièces de cette menée; ne faillez, sur votre vie, à me confesser la vérité de tout ce dessein. Quand le pauvre homme se trouva pris et convaincu (car le tout avait été découvert à la reine par l'un des complices), il n'eut qu'à joindre les mains et requérir la grâce et miséricorde de ce prince, aux pieds duquel il se voulut jeter, mais il l'en garda, suivant ainsi son propos : Venez çà. Vous ai-je autrement fait déplaisir ? Ai-je offensé quelqu'un des vôtres par haine particulière ? Il n'y a pas trois semaines que je vous connais. Quelle raison vous a pu mouvoir à entreprendre ma mort ? Le gentilhomme répondit à cela, d'une voix tremblante, que ce n'étoit aucune occasion particulière qu'il en eût, mais l'intérêt de la cause générale de son parti, et qu'aucuns lui avoient persuadé que ce seroit une exécution pleine de piété, d'extirper, en quelque manière que ce fût, un si puissant ennemi de leur religion. Or, suivit ce prince, je vous veux montrer combien la religion que je tiens est plus douce que celle de quoi vous faites profession. La vôtre vous a conseillé de me tuer sans m'ouïr, n'ayant reçu de moi aucune offense, et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous êtes de m'avoir goulu tuer sans raison.

Déjà à Paris, le duc de Guise avait été informé qu'on devait l'assassiner, et on lui amena le soldat qui s'était chargé de cette besogne. Voyant celui-ci pâle et tremblant devant lui, le duc passa froidement et dit en haussant les épaules : Ce n'est pas encore cet homme-là qui me tuera.

Un accident plus tragique eut encore lieu pendant ce siège. A défaut des qualités du capitaine et de l'homme politique, Antoine de Bourbon possédait du moins, comme, du reste, tous ceux de sa race, un brillant courage militaire. Jaloux des succès du duc de Guise, Bourbon, malgré son titre de lieutenant général du royaume, voulut aussi se distinguer par sa bravoure.

Il était dans une tranchée, exposé au feu de l'ennemi ainsi que le dernier de ses soldats, lorsqu'un coup d'arquebuse vint le frapper à l'épaule (15 octobre). Guise, qui était à ses côtés, courut immédiatement pour lui porter secours, et, avec des planches, fit improviser une civière sur laquelle le prince put être transporté, car sa blessure le faisait horriblement souffrir. Les médecins ordinaires de l'armée se flattaient de le guérir ; mais le célèbre Ambroise Paré, mandé en toute hâte, ayant sondé la blessure sans pouvoir retrouver la balle, déclara, dans une consultation en présence de la reine mère, du cardinal de Bourbon, du prince de la Roche-sur-Yon et du duc de Guise, qu'il n'avait pas, quant à lui, le moindre espoir de guérison.

Les opérations du siège se poursuivaient, et aux nouvelles sommations qui avaient été faites les assiégeants, qui avaient reçu du renfort des Anglais, opposaient de nouveaux refus ou imposaient comme conditions le libre exercice de la religion réformée et l'éloignement des princes de la maison de Lorraine. Mais, le 25 octobre, la porte Saint-Hilaire ayant sauté, et les assiégés ayant été repoussés après un terrible combat, Guise résolut pour le lendemain l'attaque décisive. Il choisit pour diriger les assaillants un jeune officier nommé Sainte-Colombe, dont le courage lui était bien connu, et auquel il voulait faire obtenir un rapide avancement en le mettant à même d'accomplir des actions d'éclat.

Dans une courte mais chaleureuse harangue, qui est l'éloquence propre des grands capitaines, Guise enflamme d'abord le courage de ses soldats. Mais, ne voulant pas souiller sa victoire par des actes indignes, il rappelle en même temps à ses compagnons d'armes que ceux qu'ils vont combattre sont aussi des Français, dignes et nobles paroles qu'Henri IV devait répéter plus tard. Il leur dit ensuite que la victoire de se commander est plus grande que celle qu'ils peuvent remporter sur leurs ennemis, et que ce serait chose indigne de soldats bien disciplinés de ruiner et saccager une cité du royaume en présence et contre la volonté du souverain. Il exige enfin, de la part de tous ceux qui l'écoutent, la promesse de s'opposer à tout acte de pillage, s'engageant, de son côté, à accorder franche paye aux officiers et aux soldats.

Après ces exhortations, il donne le signal de l'assaut, et, l'épée au poing, ayant à ses côtés son frère d'Aumale, il court à la brèche et combat au plus fort de la mêlée. D'Aumale eut son casque brisé et tomba tout étourdi sous le coup ; mais, se relevant aussitôt, il continue l'escalade. Les assiégés, découragés, sont mis bientôt en complète déroute, et l'armée royale pénètre de toutes parts dans la ville. Malheureusement les sages recommandations de Guise sont oubliées ; les portes des maisons sont enfoncées, le pillage commence et les bourgeois sont mis à rançon. Vainement Guise ordonne à ses officiers de pénétrer aussi dans les maisons et de jeter par les fenêtres les soldats qui s'y trouvent. Les bataillons suisses furent à peu près les seuls à se montrer dociles à ses commandements, et ce ne fut que trois jours après qu'il put enfin remettre l'ordre dans les rangs de l'armée.

Pendant la mêlée, Montgomery parvint à s'échapper, ainsi que sa maison, et les troupes anglaises et écossaises qui lui restaient. Ce furent les forçats auxquels il avait promis la liberté qui, à force de rames, le conduisirent au Havre.

Lorsque l'ordre fut rétabli dans la ville, le duc de Guise vint chercher le roi, la reine et les membres du parlement. Il leur avait préparé une entrée triomphale qui devait avoir lieu par la brèche ; mais, pendant qu'il faisait cette entrée solennelle à côté de ses souverains, le prince aperçut un triste cortège. C'était son lieutenant, le brave Sainte-Colombe, que l'on conduisait presque mourant. Il courut à lui et s'informa de sa santé ; mais le jeune officier, que la mort n'épouvantait pas, lui répondit : Je vais mourir, Monsieur, et sans regret, pourvu que vous m'assuriez que le roi et vous êtes contents de mes services. Guise lui donna quelques paroles d'encouragement et d'espérance, et, après l'avoir assuré que pendant toute sa vie il le considérerait comme son ami et son compagnon d'assaut, il s'éloigna en versant des larmes. Sainte-Colombe mourut le lendemain. Guise daigna lui rendre lui-même les derniers devoirs et fit récompenser sa famille. En cette circonstance comme en toutes les autres, Guise se fit désigner les officiers et même les simples soldats qui s'étaient distingués pendant l'assaut, afin de leur assurer de l'avancement ou des gratifications.

Bien que fort souffrant, en apprenant la prise de Rouen, le roi de Navarre voulut, lui aussi, pénétrer dans la ville. Il y fut procédé au son des musiques, et toutes les troupes en armes lui rendirent les honneurs militaires. Mais cette journée trop fatigante lui occasionna une telle fièvre qu'il voulut quitter Rouen immédiatement et se faire conduire par eau à Saint-Maur-des-Fossés, pour y respirer un air plus sain ; forcé par la souffrance de s'arrêter à Saint-Jean-D'angély, il expira dans cette ville, le 17 novembre, après avoir donné par testament ses chevaux au duc de Guise. On assure que le roi de Navarre, à ses derniers moments, désabusé sur les promesses que lui avait faites le roi Philippe, manifesta le regret d'avoir abandonné la religion protestante. Rien n'est moins prouvé[2] que cette nouvelle apostasie, mais, bien qu'elle eût fort crédit dans le camp des protestants, ceux-ci n'en témoignèrent pas moins une joie immense à la nouvelle de cette mort.

C'était l'époque des épigrammes rimées. On attribue la suivante à Bussy d'Amboise, où il est fait allusion au genre de mort de Henri II, de François II et du roi de Navarre :

Par l'œil, l'espaule et l'oreille,

Dieu a fait en France merveille ;

Par l'oreille, l'espaule et

Dieu a mis trois rois au cercueil ;

Par l'œil, l'oreille et l'espaule,

Dieu a tué trois rois en Gaule,

Antoine, François et Henry,

Qui de luy point n'ont eu soucy.

Dieu par son Christ voulant régner en Gaule,

Pour l'empescher trois rois se sont haussés,

Mais tost par luy ont esté repoussés

En leur frappant l'oreille et l'espaule[3].

Antoine de Bourbon, roi de Navarre, père de Henri IV, mourut à rage de quarante-deux ans. Les dernières paroles qu'il adressa à un de ses serviteurs furent pour lui recommander son fils et pour exhorter le jeune Henri à être toujours fidèle à son roi.

La mort d'Antoine de Bourbon fut surtout regrettée par Catherine de Médicis, qui voyait dans le lieutenant général du royaume son appui le plus solide pour contre-balancer la puissance de Condé et celle de Guise. Cette mort laissait au vaillant prince lorrain la première place dans l'administration des affaires du royaume. Il aurait pu exiger que le titre de lieutenant général lui fût rendu ; mais il était trop habile pour vouloir d'un titre qui, sans augmenter son autorité réelle et son prestige, l'aurait fait le supérieur de Montmorency et aurait blessé l'amour- propre d'un allié qu'il avait tout avantage à ménager.

Lorsque le parlement fut retourné à Rouen, il se signala malheureusement par des actes de représailles qui souillèrent encore une fois les succès de l'armée catholique et royale. Il fît poursuivre, avec un cruel acharnement, tous ceux qui lui fui-eut dénoncés, et les condamna impitoyablement à mort. Guise, dont l'autorité n'aurait pas été suffisante pour épargner les officiers que menaçait la même sentence, eut besoin de faire appel à la clémence royale pour les soustraire aux supplices qui les attendaient.

Lorsque le prince de Condé apprit les vengeances exercées à Rouen, il voulut, de son côté, se montrer non moins féroce et non moins implacable, en consentant, sur la demande des ministres protestants, que trois prisonniers catholiques, qui n'avaient cependant pas été pris les armes à la main, fussent mis à mort. Ces trois prisonniers étaient : un conseiller au parlement de Paris, nommé Sapin, neveu du président Lemaître ; Jean de Troyes, abbé de Gastines ; et Odet de Selves, qui se rendait à Madrid en qualité d'ambassadeur de France[4]. Deux furent mis à mort ; le prince de Condé, pour ne pas violer le droit des gens, fit grâce au troisième. Le pauvre ambassadeur mourut cependant, trois jours après, de frayeur.

Après la prise de Rouen, il fut publié une nouvelle déclaration par laquelle le roi accordait le pardon à tous ceux qui, dans le passé, avaient pris les armes contre lui. Ils pouvaient tous se retirer dans leurs maisons et jouir tranquillement de leurs biens, à la seule condition de professer la religion catholique, de ne pas assister aux prêches des protestants et de ne plus reprendre les armes sans son autorisation. Étaient exclus de cette grâce les chefs et les auteurs des séditions, ceux qui avaient pillé et profané les églises et s'étaient emparés des fonds publics ou les avaient livrés.

Cette déclaration jeta quelque émoi dans le camp de Condé. Plusieurs gentilshommes et soldats qui avaient embrassé sa cause, croyant que c'était celle du roi, et qui n'attendaient qu'une occasion pour se délier de leurs serments, en profitèrent. Ces désertions, jointes à la prise de Rouen, auraient mis l'armée de Condé dans une position des plus critiques, sans les secours qui lui arrivèrent soudain.

Nous avons dit que Montluc était en Guyenne, où l'énergique et spirituel défenseur de Sienne portait une grave atteinte à sa renommée par les excès qu'il laissait commettre à ses troupes et par les cruautés qu'il exerçait lui-même. Toutefois son courage et ses talents. militaires furent, dans cette guerre civile, à la hauteur de son passé. A la bataille de Ver, il avait battu Duras ; mais le capitaine protestant était parvenu, après une retraite savante, à échapper à son adversaire, et ramenait dans Orléans, an prince de Condé, quinze cents hommes de pied et trois cents cavaliers. La Rochefoucauld était avec Duras.

En même temps Dandelot amenait d'Allemagne, où Condé l'avait envoyé auprès des princes luthériens et de l'Empereur, trois mille cavaliers et quatre mille hommes d'infanterie. Le frère de Coligny dépensa pour procurer des ennemis à sa patrie un grand talent de négociateur. Sa parole ardente et passionnée triompha des résistances que le cardinal de Lorraine lui avait préparées auprès des luthériens. A sa rentrée en France, le lieutenant de Condé était attendu par le duc de Nemours, en Champagne, et par Saint-André, en Bourgogne, qui devaient l'écraser tous deux avec des forces supérieures. Il parvint à passer entre ces deux armées, sans être inquiété dans sa marche. Le prince de Porcien et une centaine de gentilshommes étaient allés à sa rencontre jusqu'à Strasbourg[5].

Lorsque Condé eut rallié les forces de Duras et de Dandelot, il se crut en situation d'entreprendre enfin le siège de Paris. Avant de quitter Orléans, le prince publia un nouveau manifeste, qui n'était, dans le fond et dans la forme, qu'une répétition de toutes les accusations lancées contre les Guises, le connétable et Saint-André, et dans lequel il promettait de soumettre le bon droit de sa cause à une assemblée des états du royaume, au jugement des princes de toutes les nations, et même à la décision simple et naturelle du roi. Les ministres protestants, en venant lui rendre leurs devoirs, le supplièrent de ne souffrir dans son armée ni débauches de femmes, ni vols, ni brigandages. Ils voulurent aussi que dans chaque régiment il y eût un ministre ou un pasteur, et que, selon l'usage, la prière se fit publiquement le matin et le soir.

Le 11 novembre, l'armée protestante s'emparait de Pluviers, qui n'avait pas voulu se rendre, égorgeait tous les prêtres qui se trouvaient dans la ville, et pendait haut et court, comme des voleurs, les capitaines Mathurin, Garnier et Francisque.

Après la prise d'autres villes, qui se rendirent à discrétion ou capitulèrent presque sans résistance, Condé continua sa marche sur Paris. Le 17 novembre, le prince, cependant, vint mettre le siège devant Corbeil. Là, encore une fois les négociations furent reprises entre Catherine de Médicis et le prince, sans amener aucun résultat. La ville de Corbeil étant défendue par plusieurs régiments de troupes auxiliaires envoyées de Paris avec Saint-André, le prince ne jugea pas prudent d'en continuer le siège, et reprit sa marche. Deux jours après il arrivait à Villejuif, et s'installait le lendemain dans une abbaye de religieuses. Nouvelle négociation, nouvelle rupture. Cette fois ce fut Montmorency lui-même et le duc de Nevers qui, presque sans escorte, allèrent trouver Coligny d'abord et ensuite le prince de Condé dans leur propre camp. De violents reproches et des récriminations furent échangés de part et d'autre.

Le 28 novembre, Condé et ses troupes commençaient le siège de Paris en s'établissant au- dessous de Montrouge, et sur la route de Bourg-la-Reine, de Vaugirard, de Genlis et d'Arcueil.

A la première nouvelle du mouvement de Condé, Guise avait quitté Rouen et, en toute hâte, était venu au secours de la capitale. A sa vue, les Parisiens, déjà pleins d'épouvante, reprirent courage. En 1536 et 1544, lorsque la capitale était menacée par les Impériaux, Claude de Lorraine était venu au milieu des Parisiens pour vaincre ou mourir avec eux, et l'effet de sa présence fut de rendre aux Parisiens tout leur courage et toute leur confiance. L'arrivée de son fils dans des circonstances presque analogues eut les mêmes résultats. Déjà les boutiques se fermaient, ainsi que les écoles et les tribunaux ; la consternation et l'abattement étaient dans tous les cœurs ; mais, lorsque le héros de Metz et de Calais eut pénétré dans la ville escorté de ses fils, de ses frères et des gentilshommes de sa maison, la confiance succéda au découragement, et la grande cité reprit soudain ses allures.

Sans perdre de temps en vains discours, Guise alla s'installer, ainsi que tous les siens, au milieu des faubourgs qui semblaient les plus menacés, arma la milice, rappela Saint-André et Nemours, et, après avoir organisé tous les moyens de défense, attendit l'ennemi de pied ferme.

Le 10 décembre, l'armée royale est encore renforcée par quelques troupes allemandes que Condé, malgré tous ses efforts, n'a pu lui soustraire, et par un corps de troupes de trois mille Gascons et de quatre mille Espagnols. Cette nuit même, Guise fit une sortie qui jeta l'alarme dans l'armée de Condé.

Le prince et les chefs réformés comprirent alors combien était grande la faute qu'ils avaient commise en venant mettre le siège devant la capitale. Sans plus de retard, ils décampèrent immédiatement des positions qu'ils occupaient (10 et 11 décembre), et se dirigèrent du côté de la Normandie pour reprendre Rouen, ou tout au moins pour ne pas se laisser couper leurs communications avec les secours attendus d'Angleterre.

Aussitôt Guise fait sortir de Paris l'armée royale et se met à la poursuite de l'ennemi, afin de saisir l'occasion favorable de le battre en pleine campagne.

Tandis que Condé suivait sa marche par Abli, Ganardon, Maintenon et Anneau, ayant Dreux à sa droite et Châteauneuf à sa gauche, l'année royale faisait de son côté un circuit analogue. Mais les tentatives que les huguenots furent obligés de faire contre Étampes et Chartres, et le temps qu'ils perdirent pour passer l'Eure à Mézières, permirent à l'armée royale de gagner tout un jour, et de venir camper sur une petite colline plantée de vignes et voisine de la ville de Dreux, barrant ainsi le chemin à Condé. Dans la nuit du 19 décembre, Montmorency avait fait passer la rivière à son armée en deux endroits, ainsi qu'à toute son artillerie. Condé, pris à l'improviste, ne put même pas faire reconnaître l'armée royale, ni se rendre maitre d'aucun des villages construits sur la rive de l'Eure. Les deux armées étaient en présence, et la bataille décisive, depuis si longtemps attendue, était désormais inévitable.

Il semblait que de part et d'autre, on voulût, dans un combat loyal, faire oublier les crimes et les actes de barbarie dont les deux armées s'étaient souillées en s'emparant de villes presque sans défense. L'amour-propre et l'honneur étaient encore plus en jeu que la cause de la religion.

Condé, Coligny et Dandelot étaient en présence de Montmorency, Guise et Saint-André. C'était en délibérant autrefois dans les mêmes conseils, en combattant sous les mêmes drapeaux, qu'ils s'étaient formés ensemble à leurs habitudes guerrières. Coligny et Dandelot tenaient de leur oncle, de leur bienfaiteur les moyens de le battre. Le duc de Guise, modeste dans sa profonde politique, s'était bien gardé de disputer au connétable l'honneur du commandement, de lui indiquer des dispositions à prendre, des fautes à éviter[6].

Guise n'avait pas voulu assumer sur lui la responsabilité de tirer le premier coup de canon. Lorsque l'armée royale se mit en marche pour rejoindre Condé, il envoya courrier sur courrier à la reine mère pour obtenir d'elle l'ordre formel de livrer bataille. Mais Catherine, devinant les desseins des triumvirs, et particulièrement ceux de Guise, affectait un étonnement profond. Ce n'était pas, disait-elle, à une femme et à un enfant que des généraux si expérimentés devaient demander conseil sur les choses de la guerre. Elle se renfermait ensuite habilement dans les chagrins que lui causait la guerre civile. Pressée par les questions de Castelnau, ambassadeur des triumvirs, elle poussa l'ironie jusqu'à répéter la question qui venait de lui être faite à la nourrice du roi, qui entrait en ce moment-là. Lui commandant d'approcher, elle lui dit : Nourrice, le temps est venu que l'on demande aux femmes conseil de donner bataille ; que vous en semble ?[7]

Cependant la situation était trop grave pour que la reine et son conseil pussent songer à éluder éternellement la question. Le nouvel ambassadeur de Losse ayant exigé nue réponse immédiate, la reine, après avoir pris les avis du prince de la Roche-sur-Yon, du chancelier de l'Hôpital, de Vieilleville et de quelques autres personnages, fit répondre aux triumvirs qu'elle s'en remettait à leur prudence sur le choix des moyens qui seraient le plus opportuns. C'était bien là une réponse digne de Catherine de Médicis, toujours prête à se retrancher derrière une équivoque afin de pouvoir se retourner du côté du parti qui favoriserait le mieux son ambition.

Les triumvirs, on l'a vu, ne délibérèrent pas longtemps. Ils savaient que Condé voulait renforcer son infanterie, qu'il comptait pour cela sur les secours de l'Angleterre, et qu'ils n'avaient nul autre moyen pour l'en empêcher que de lui couper la route de Normandie par une bataille décisive.

Pour éviter cette bataille, Dandelot, dans la matinée du 19, monta à cheval et vint lui-même reconnaître l'armée royale, qui était postée devant Dreux. Il fut d'avis, sa reconnaissance faite, qu'il était possible d'éviter le combat et d'aller ce jour-là jusqu'à Tréon. Condé fit, en conséquence, avancer son aile droite ; mais, au premier mouvement, Montmorency démasqua ses batteries et força les arquebusiers, qui ouvraient la marche, à rebrousser chemin. Les cavaliers allemands firent de même, et dès lors la lutte s'engagea.

L'armée française, sous le commandement en chef du connétable de Montmorency, était composée de seize mille hommes d'infanterie et de deux mille chevaux. Elle était rangée entre le village d'Épinay et celui de Blainville. Son aile droite faisait front à l'ennemi. Les Espagnols, sans cavalerie, étaient adossés sur les murs d'un village, et abrités derrière des chariots. Venaient ensuite les troupes de Gascogne et Saint-André couvrant le flanc gauche des Espagnols. Sur le devant on avait placé l'infanterie allemande. L'avant-garde, commandée par d'Aumale et d'Anville, formait la première aile de l'armée, composée de dix-neuf cornettes de gendarmes, quatorze enseignes d'infanterie espagnole, vingt-deux de vieilles troupes françaises, onze d'Allemands et quatorze canons. Les Suisses, un bataillon carré de Bretons, un escadron de cavalerie coin-mandé par Sansac, dix-sept cornettes de cavalerie légère, dix-sept enseignes françaises et huit canons formaient le corps principal de bataille, commandé par le connétable.

Le duc de Guise, avec sa compagnie d'hommes d'armes et quelques troupes d'infanterie et de cavalerie formait l'arrière-garde. Il avait la Brosse pour principal lieutenant. Masqué par les troupes et par un rideau de verdure, il semblait rester étranger au combat qui allait se livrer, voulant choisir le moment pour jeter son épée dans la bataille, sûr d'avance que la victoire pencherait de son côté.

L'armée de Condé était forte de huit mille hommes de cavalerie, mais n'avait que cinq mille fantassins presque tous Allemands et mal disciplinés. Si Montmorency avait fait faire à l'armée royale une marche de plus en avant, le combat n'aurait pas eu lieu en rase campagne, et la cavalerie du prince n'eût pas pu donner ; mais dans cette plaine de la Beauce, elle pouvait manœuvrer avec trop de facilité pour ne pas écraser l'infanterie qui lui serait opposée.

L'aile de l'armée huguenote était commandée par Coligny et était composée de cent cinquante gendarmes, quatre compagnies de reîtres, six enseignes d'infanterie allemande et deux d'infanterie française. Le corps de bataille était composé de quatre cent cinquante gendarmes, de six compagnies de reîtres, de six enseignes de fantassins allemands et douze de français. Il y avait encore quelque cavalerie légère et six enseignes d'arquebusiers à cheval commandées par Guillaume de la Curée.

Condé, toujours impétueux, commit des fautes graves : la première fut d'engager toute son armée contre le corps principal en laissant intactes les deux ailes de l'armée royale ; la seconde fut de ne pas lancer sa cavalerie, si supérieure en nombre, contre celle de ses ennemis, qui, trop faible, n'aurait pu lui opposer aucune résistance. Cependant son attaque fut terrible. L'épée au poing, à la tète de sa cavalerie, il franchit les premières lignes et tomba en queue sur les Suisses. Ces fidèles alliés de la France donnèrent, pendant cette journée, l'exemple du plus grand courage, comme ils avaient donné, avant le combat, l'exemple des plus grandes vertus. Ces fiers et héroïques montagnards, pieux sans ostentation, suivaient les préceptes de la religion avec une simplicité qui faisait l'admiration de l'armée catholique. Ils reçurent la charge de Condé la pique au poing et sans broncher.

Cependant leurs premiers rangs sont rompus. La cavalerie allemande, qui suit Condé, fond sur eux en flanc et en fait un horrible carnage. D'Anville, n'écoutant pas les conseils de Guise qui disait de laisser passer cette furie, veut venir au secours des Suisses avec trois escadrons de cavalerie légère ; mais, entouré par deux enseignes de chevaux allemands, il est obligé de se replier sur l'aile droite, commandée par Saint-André, qui gardait ses rangs un peu plus loin. Dans cette charge intempestive, il eut la douleur de voir tomber à ces côtés son frère Gabriel de Montmorency, baron de Montbeyron. Pendant ce temps, les Suisses sont encore attaqués, de front cette fois, par le comte de la Rochefoucauld ; mais ils le repoussent avec pertes.

Tandis que Condé cherchait à enfoncer les Suisses, Coligny, avec deux cornettes allemandes.et les troupes du prince de Porcien, chargeait le connétable son oncle. Le chef huguenot eut à essuyer d'abord quelques volées de coups de canon ; mais, les pièces ayant été mal ajustées, il arriva comme une avalanche sur l'armée royale, balayant tout sur son chemin.

Le vieux connétable, ayant à ses côtés quelques cavaliers d'élite, met l'épée au poing et charge contre son neveu. Mais, comme à Saint-Quentin, il est trahi par la fortune. Son cheval est tué sous lui, et au moment où un de ses lieutenants, d'Oraison, lui en donne un autre, il est blessé lui-même d'un coup de pistolet à la mâchoire, et, environné de toutes parts, se voit dans l'obligation de se rendre au prince de Porcien, qui le traita avec les plus grands égards, malgré leur ancienne rivalité.

Le duc d'Aumale, qui était à côté de Montmorency, est foulé aux pieds des chevaux, a l'épaule brisée et l'os du bras découvert et presque écarté jusqu'à la jointure. Legrand prieur est aussi blessé, ainsi que Beauvais et le sieur de Givry.

Le principal corps de l'armée catholique est refoulé, dispersé de toutes parts ; et les fuyards, croyant la bataille perdue, ne s'arrêtent qu'à Paris, où ils vont répandre l'alarme. Le choc a été si violent et si impétueux, que l'ennemi a franchi toutes les lignes et est arrivé jusqu'aux bagages, où il pille la vaisselle d'argent du duc de Guise.

Pendant ce temps, les Suisses ont de nouveau reformé leurs rangs, et, les yeux tournés vers les canons que l'ennemi emporte, ils n'attendent plus qu'on les attaque, ils reprennent à leur tour l'offensive.

Guise, au milieu de sa compagnie d'armes et de quelques troupes d'élite, avait assisté à tout ce combat sans que son visage trahît les émotions auxquelles son âme était eu proie. Par moments il se dressait sur ses étriers pour mieux suivre les péripéties de la bataille. Ses hommes, impatients, faisaient mine souvent de vouloir courir au combat ; mais il les contenait d'un geste, d'un regard, et tous rentraient dans leurs rangs.

Lorsque d'Anville vit son père emmené prisonnier et son frère tué, il accourut auprès du prince lorrain, le conjurant de délivrer le connétable par une charge impétueuse. Guise, calculant froidement la distance qui le séparait des ennemis, et voyant l'impossibilité de les atteindre, répondit simplement : Mon fils, nous nous vengerons ; mais il n'est pas encore temps, les ennemis nous mettront bientôt eu état de les battre.

Il n'y avait plus dans la plaine que des régiments épars et les Suisses, qui, reformés en bataillon carré, soutenaient avec une bravoure inouïe les dernières charges des`cavaliers, des lansquenets et des reîtres. Les restes de l'armée protestante, avides de butin, couraient en désordre pour s'emparer des bagages. Coligny, qui de loin avait reconnu Guise, s'inquiétait de son inaction, et faisait de vains efforts pour rallier ses troupes : Où courez-vous ? leur disait-il ; attendez donc que vous ayez vaincu pour vous emparer des dépouilles. Tournez au duc, craignez son repos ; il épie votre désordre. Le voyez-vous qui fait serrer les rangs, qui se lève sur ses étriers pour nous observer ? Bientôt cette grosse nuée va fondre sur nous.

En effet, c'était le moment que Guise attendait. Détachant sur sa droite deux cents chevaux et des arquebusiers, sous les ordres de la Brosse, ralliant l'avant-garde, il fait décrire à ses troupes un croissant, dont il occupe une extrémité et Saint-André l'autre. Alors, se tournant vers ceux qui l'entourent, il s'écrie, en dirigeant la charge lui-même : Allons, compagnons, tout est à nous, la bataille est gagnée !

A son commandement, tout s'ébranle à la fois, et la bataille entre dans une nouvelle phase. L'infanterie protestante ne peut plus soutenir le choc et se débande. Dandelot veut rallier les reîtres, mais ne peut en venir à bout. Condé a pu ramener quelque cavalerie ; mais, assaillis par une vive arquebusade, ses gendarmes sont dispersés et lui -même est blessé à la cuisse, tandis que son cheval est tué sous lui. Il veut remonter sur un autre ; mais d'Anville, qui brûle de venger son père en s'emparant d'un des chefs ennemis, fond sur lui et le force à demander merci.

Cependant Coligny a essayé d'opérer la même manœuvre que Guise. Il a rallié quelques cavaliers qu'il a embusqués dans un bois, et s'élance tout à coup contre Saint-André. Dans ce choc, qui fut terrible et suivi d'un grand massacre, Saint-André se vit entouré de toutes parts, et, avant qu'il eût eu le temps de se rendre, il fut tué d'un coup de pistolet par un de ses anciens serviteurs. Là aussi périt le fils du duc de Nevers.

Guise voulut réparer l'échec éprouvé par Saint-André ; mais Coligny le vit arriver et eut le temps de se replier, laissant le champ de bataille à son ennemi.

La nuit était venue, facilitant la retraite aux fuyards, qui, sous les ordres de Coligny, purent se retirer en assez bon ordre. L'amiral gagna Neuville, et essaya le lendemain de ramener les reîtres au combat, leur assurant qu'ils obtiendraient une facile victoire, l'armée royale ayant perdu deux de ses chefs, sa Cavalerie étant en déroute et les Suisses taillés en pièces. Mais, s'il était vrai que l'armée royale et catholique eût subi des pertes importantes, l'armée huguenote était en débandade complète, et les reîtres que Coligny voulait rallier avaient presque tous jeté, en fuyant, leurs pistolets et leurs épées. Ils avaient été même dans l'obligation d'enterrer deux pièces de canon, dont Guise s'empara. Coligny, qui n'avait peut-être fait cette proposition à ses troupes que pour atténuer, autant que possible, les effets de l'échec qu'il venait de subir, se vit contraint de retourner à Orléans.

A la bataille de Dreux, huit mille hommes furent tués ou blessés : cinq mille du côté des catholiques, et trois mille du côté des protestants. Le combat avait duré quatre heures et avait été marqué par les péripéties les plus dramatiques. Les deux chefs, le connétable et Condé, étaient prisonniers : le premier de sou neveu, le second de Dandelot et du duc de Guise ; et le maréchal de Saint-André était mort.

A la bataille de Renty, ce fut par le fait de l'inaction du connétable que l'armée française ne put achever sa victoire ; ce fut aussi à Renty qu'éclata la rivalité de Guise et de Coligny. La bataille de Dreux laissa Guise et Coligny chefs suprêmes des deux partis qui divisaient la France, et mit clés lors en présence ces deux implacables rivaux, jadis si intimement unis.

Si le connétable de Montmorency fut fait prisonnier, plusieurs voix se sont élevées pour l'attribuer à Guise et à l'inaction dans laquelle il s'était renfermé au début de la bataille, inaction qui rappelait celle du connétable à la bataille de Renty, lorsque Guise était seul engagé contre toute l'armée espagnole.

Ce reproche est immérité. La grande âme de Guise était inaccessible à ces petites rancunes. Le prince lorrain avait le coup d'œil prompt et hardi des grands capitaines. Il connaissait le connétable, et aussi ceux qu'il avait à combattre, et, calculant d'avance les fautes qu'ils pouvaient commettre les uns et les autres, il s'apprêtait à en profiter pour décider de la victoire. Bien que dépourvu de tout commandement, ses ennemis le regardaient comme l'âme et le chef de l'armée catholique ; et c'était contre lui qu'ils devaient porter leurs coups les plus terribles. Guise savait qu'il était depuis longtemps désigné aux soldats de l'armée protestante, et que dans son propre camp il y avait des traîtres chargés d'indiquer la place qu'il devait occuper et la couleur de ses armes. Pour tromper les desseins conçus contre lui, il avait annoncé la veillé, à son souper, quel serait le cheval qu'il monterait et l'armure dont il serait revêtu. Un de ses écuyers, de Varicarville, sachant que la vie de son maître était menacée, le supplia au dernier moment de lui abandonner son cheval et de lui permettre de se revêtir de ses armes. L'ennemi, ainsi trompé, fondit sur ce malheureux serviteur, qui paya de sa vie son noble et généreux dévouement à son maître. Mais, lorsque Guise apparut au milieu des combattants, Coligny, qui le croyait mort, s'écria : Voici ce matois dont nous avons poursuivi l'ombre ; nous sommes perdus ; la victoire va nous tomber des mains.

C'est alors que Condé fut fait prisonnier, et que Coligny fut obligé de battre en retraite.

Tandis que l'amiral emmenait son oncle le connétable à Orléans, d'Anville conduisait Condé auprès du duc de Guise. En voyant son ennemi vaincu et prisonnier, le duc sembla oublier toutes leurs querelles passées et l'accueillit en frère malheureux. Par l'hospitalité chevaleresque qu'il lui offre, par le respect plein de générosité dont il l'entoure, il force Condé à s'avouer vaincu. La pauvre maison du village de Blainville où Guise avait établi son camp, avait été pillée par les reîtres. Le duc s'excuse auprès du prince de ne pouvoir lui offrir qu'un repas trop frugal, et pendant le souper il ne lui parle que des actions d'éclat qu'il lui a vu accomplir pendant cette terrible journée, que de ses talents et de sa bravoure, et des conditions qui pourraient être consenties de part et d'autre pour mettre fin à la guerre civile. Dans cette maison dévastée, il ne restait plus qu'un lit. Guise l'offrit au prince ; mais Condé, luttant avec lui de générosité, proposa au duc de partager l'unique couche. Guise accepta l'offre avec la même simplicité qu'elle lui était faite. On assure seulement que pendant cette nuit où ces deux implacables ennemis reposèrent côte à côte, Condé, agité par la fièvre et les soucis de la défaite qu'il venait d'éprouver, ne put pas fermer l'œil, tandis que Guise dormit profondément.

Cet acte de générosité de la part du duc de Guise, de confiance et d'abandon de la part de Condé, est un des traits les plus touchants de cette époque aux haines farouches et implacables. Il témoigne du moins que les héros de ce drame terrible étaient toujours animés des sentiments chevaleresques de leurs ancêtres.

Lorsque Guise remit, le lendemain, le prince de Condé entre les mains de d'Anville, il lui dit avec sa grâce accoutumée : Je vous rends votre prisonnier, ayez soin de le bien garder ; il pourra vous aider à payer la rançon de M. le connétable.

Guise resta encore trois jours sur le champ de bataille pour faire soigner les blessés des deux armées, aider à les faire transporter à Évreux, et enterrer les morts. Il aida aussi au rapatriement de quinze cents lansquenets, auxquels sa mère Antoinette de Bourbon devait encore porter secours lorsque, mourants de faim et presque sans vêtements, ils traversèrent la Champagne pour gagner la frontière.

Nous avons dit qu'au premier choc de l'armée protestante les fuyards de l'armée catholique arrivèrent jusque dans Paris, où ils jetèrent l'alarme. A cette nouvelle, les Parisiens crurent à un désastre complet, et Vieilleville dit, dans ses mémoires, que tous disaient que si la bataille était perdue, c'est qu'il fallait absolument que le duc de Guise se fût fait tuer en combattant.

Les fuyards, — parmi lesquels se trouvait Pierre Dossun, brave officier, dont la conduite en Piémont avait fait l'admiration de tous, et qui se laissa mourir de faim, ne voulant pas survivre à la terreur panique dont il avait été saisi à la bataille de Dreux, — les fuyards, disons-nous, en annonçant la nouvelle à la cour, trouvèrent Catherine de Médicis assez maîtresse d'elle-même pour ne laisser paraître aucune émotion : Eh bien ! dit-elle avec le plus grand calme, nous prierons Dieu en français[8].

Cependant elle réunit à la hâte le conseil, et il y fut décidé que, si le lendemain la nouvelle de la défaite était confirmée, elle se retirerait en Guyenne. Mais le lendemain Jean de Losse, envoyé par Guise, arriva à la cour, porteur des dépêches du duc, des trophées et des enseignes pris à l'ennemi. Catherine n'aimait pas Condé, mais elle redoutait Guise. Elle voyait dans Louis de Bourbon un instrument de sa politique. Elle dissimula cependant les sentiments qui l'agitaient et manifesta la joie la plus vive. Mais les Parisiens firent éclater leur enthousiasme par des démonstrations publiques aussi sincères que spontanées. Ce n'étaient que prières, actions de grâces, illuminations et feux de joie. Les cloches de toutes les églises sonnaient de joyeux carillons ; dans certains quartiers, c'étaient des processions ; dans les autres, des mascarades ; et le nom de Guise était acclamé par tous comme celui du sauveur de la patrie. On se flattait déjà que cette bataille allait mettre fin à la guerre civile. Montluc disait que si elle avait été perdue, il en était fait de la France ; car l'État eût changé de religion, et à un jeune roi on fait faire ce qu'on veut[9].

Cependant la reine et même Charles IX s'empressèrent d'envoyer au duc de Guise des lettres de félicitation, et de lui confirmer (22 décembre) le titre de lieutenant général du royaume. Guise, par une modestie feinte ou réelle, ne voulut pas d'abord accepter ce titre, estimant qu'il convenait mieux à un prince du sang ou au maréchal de Brissac. Il dut céder devant les ordres formels du roi et de la reine.

Cette prévenance de la cour à son égard était loin d'être sincère ; mais les circonstances imposaient, en quelque sorte, le duc à Catherine de Médicis. Le roi de Navarre était mort ; le connétable était prisonnier ; Saint-André venait d'être tué ; il restait seul debout pour défendre le trône et la religion.

Lorsque, le 21 décembre, le prince lorrain écrivit à Charles IX, lui demandant le bâton de maréchal pour un de ses protégés, le jeune roi, en lisant cette lettre, ne put dissimuler aux seigneurs qui l'entouraient le dépit qu'elle lui causait. Dans cette demande, pourtant bien naturelle, il trouvait que Guise lui mettait le marché au poing, et qu'il faisait bien le roi et regardait l'armée comme sienne.

Pourtant, pour ne pas irriter un capitaine auquel feu son père et lui avaient donné tant de crédit et d'autorité, Charles IX s'excusa d'avoir déjà disposé du bâton de maréchal en faveur de Vieilleville, et, en même temps qu'il lui confirmait les pouvoirs de commandant en chef de l'armée, il lui envoyait le collier de l'ordre pour deux de ses protégés.

Guise s'en montra satisfait, et sur-le-champ voulut exprimer au roi sa reconnaissance ; mais, en lisant ces nouvelles lettres, le digne fils de Catherine de Médicis s'écria en italien : Ne t'y fie pas, et tu ne seras pas trompé[10].

Mais qu'importaient à Guise les bouderies du jeune roi et les jalousies de la reine ? Son puissant génie, sa fermeté, la certitude dans laquelle il était de mener avec l'aide de Dieu son entreprise à bonne fin, lui permettait de déjouer toutes les intrigues et d'affronter tous les périls.

Après la bataille de Dreux, il ne restait plus qu'à marcher contre Orléans, véritable repaire des huguenots, et de terminer ainsi, par un seul coup, la guerre civile.

 

 

 



[1] René de Bouillé.

[2] Le roi de Navarre se confessa à l'official de Rouen le 9 novembre, et reçut le saint viatique à la façon de ses ancêtres, en présence du prince de la Roche-sur-Yon et de l'évêque de Mende. (De Thou.)

[3] Mémoires manuscrits de L'Estoile.

[4] Lacretelle.

[5] L'arrivée de Dandelot à Orléans fut considérée comme miraculeuse par ses coreligionnaires. C'est en envoyé de la Providence que ses frères le reçurent. Dieu a marché devant lui, disaient les ministres protestants, Dieu même a conduit ses légions.

[6] Lacretelle.

[7] Mémoires de Castelnau.

[8] Lacretelle.

[9] Commentaires de Montluc.

[10] Non ti fidar, et non sarai gabbato.