Suites de la Saint-Barthélemy. — Situation des protestants échappés au massacre. — Arrêt du parlement contre Coligny et ses complices. — Le roi envoie des ambassadeurs auprès de toutes les puissances. — Accueil fait à la Mothe-Fénelon par la cour d'Angleterre. — Le roi, en apprenant cette réception, fait retomber sa colère sur le roi de Navarre et sur le prince de Condé. — Conversion forcée de ces princes. — Guise, fidèle aux ordres du roi, essaye dans la Champagne de ramener les protestants par la persuasion. — Le roi, n'ayant pas d'armée à envoyer, contre les protestants, négocie avec les Rochelais par l'entremise de Biron. — Édit en faveur des protestants qui feront leur soumission. — La Noue, appelé à la cour, est envoyé par le roi à la Rochelle. — Réception que les ministres protestants firent à ce loyal gentilhomme. — La Noue défend la Rochelle. — Le duc d'Anjou arrive devant cette ville. — Péripéties du siège. — Mort du duc d'Aumale. — Joie immodérée que cette mort cause aux huguenots. — Les ministres calvinistes. — La Noue quitte la Rochelle et vient dans le camp royal. — Début des politiques, ayant pour chef le duc d'Alençon. — Conspiration enfantine que la Noue fait avorter. — Montgomery et l'escadre anglaise devant la Rochelle. — Le baron de la Garde et l'escadre française contre Montgomery. — Suite du siège. — La noblesse catholique veut marcher à l'assaut malgré la défense du duc d'Anjou. — Héroïsme inutile du duc de Guise et du comte de Clermont. — Belle défense des assiégés. — Les femmes de la Rochelle font l'admiration des officiers de l'armée du roi. Négociations. — Paix de la Rochelle (6 juillet 1573), à l'occasion de l'élévation du duc d'Anjou au trône de Pologne. — Le cardinal de Lorraine s'emploie pour faire élire le duc d'Anjou par la diète polonaise. — C'est encore le clergé qui fournit les fonds dont le roi et le duc d'Anjou ont besoin. — L'ambassade polonaise à Paris (18 août 1573). — Réceptions et fêtes. — Mlle de Châteauneuf et Antoine Duprat, seigneur de Nantouillet. — Les raisons qui retenaient le roi de Pologne à la cour de France. — Conspirations politiques et intrigues amoureuses. — Les remords de Charles IX.— Le roi exige le départ de son frère. — Charles IX, malade, s'arrête à Soissons et puis à Vitry. — Le roi de Pologne continue sa route. — La cour de France à la cour de Lorraine. — Adieux de la reine mère et de son fils. — Mort du chancelier Michel de l'Hôpital (1573) et d'un jeune frère du duc de Guise, François de Lorraine. — Réconciliation des Guises et des Montmorency. — Tentative d'assassinat contre le duc de Guise. — Les mécontents ou politiques s'agitent. — Le duc d'Alençon. — La Mole dénonce le complot. — Lâcheté du duc d'Alençon. — Exécution de la Mole et de Coconas. — Belle réponse du roi de Navarre au parlement. — Emprisonnement de Montmorency et de Cossé. — Les protestants se soulèvent dans les provinces. — Exécution de Montgomery. — Derniers moments de Charles IX. — Sa mort (30 mai 1574). — Jugement sur ce monarque. — La reine mère régente rappelle le roi de Pologne, maintenant Henri III, qui s'enfuit nuitamment de Varsovie. — Son voyage. — Son retour en France. — Retour des Guises à la cour. — Catherine négocie avec les huguenots et avec les politiques, tout en se préparant à la guerre. — Condé en Allemagne. — D'Anville dans le Languedoc. — La cour à Lyon et ensuite à Avignon. — Les confréries des pénitents, dont le roi se fait recevoir. — Maladie du cardinal Charles de Lorraine. — Ses derniers moments. — Sa mort (26 décembre 1574). — Douleur des catholiques. — Joie des protestants. — Rapide coup d'œil sur la vie et sur le caractère de ce prélat.La journée du 24 août ne fut qu'une inutile boucherie. Non seulement rien n'était résolu, mais la question s'était compliquée de haines nouvelles, plus ardentes et plus implacables que les anciennes. La femme de Coligny et ses enfants ont pu se soustraire au massacre, et les huguenots errent sur les grandes routes, cherchant, les uns à gagner la Rochelle, Montauban ou Nîmes (la Charité a été prise par Louis de Gonzague le 26 août) ; les autres, le Vivarais, les Cévennes, la Suisse ou l'Angleterre. Les Montmorency dépensent des sommes considérables pour fournir à ces infortunés des vêtements et des vivres. Le parlement de Paris rend, le 27 octobre, un arrêt qui déclare Coligny coupable du crime de lèse-majesté, et condamne à mort, comme étant ses complices, le capitaine Briquemot et le maitre des requêtes Arnaud de Gavaignes ; l'effigie de l'amiral est traînée avec eux à Montfaucon. L'arrêt du parlement portait de plus que le château de Châtillon-sur-Loing serait rasé et ne pourrait être rebâti ; qu'on sèmerait du sel sur son emplacement ; que tous les biens de l'amiral seraient confisqués, et ses enfants déclarés roturiers et indignes d'occuper toute charge dans l'État. Des ambassadeurs sont envoyés à toutes les cours de l'Europe pour porter à la connaissance des souverains étrangers les causes qui avaient déterminé le roi de France à accomplir l'action du 24 août. Catherine avait exigé que les pillards de l'hôtel qu'habitait l'amiral lui remissent tous les papiers qu'ils pourraient trouver. Morvilliers fut chargé de dépouiller cette correspondance, que la reine espérait utiliser à sa décharge ; mais les lettres ne contenaient que des faits insignifiants, dont elle essaya cependant de tirer le meilleur parti possible. De tous les ambassadeurs, celui dont la mission était la plus délicate, c'est sans contredit la Mothe-Fénelon, qui fut chargé d'aller porter les explications du roi à la reine d'Angleterre. Élisabeth, la digne fille d'Henri VIII, aimait Coligny, son coreligionnaire, qu'elle considérait comme un des plus grands hommes du siècle. L'appartement dans lequel elle reçut l'envoyé du roi de France était tout tendu de noir avec des larmes blanches, et elle était-habillée en grand deuil, ainsi que tous les seigneurs de sa cour, qui ne daignèrent même pas répondre au salut que leur fit l'ambassadeur. Lorsque Charles IX apprit l'accueil d'Élisabeth, il en ressentit une violente colère, qu'il tourna contre le roi de Navarre et contre le prince de Condé, prisonniers dans le Louvre. Déjà, le jour même de la Saint-Barthélemy, il les avait fait venir devant lui. En leur annonçant la mort de l'amiral, il leur dit qu'eux aussi s'étaient mis à la tête des rebelles, et qu'il leur ferait subir le même sort s'il n'avait pitié de leur jeunesse. Il leur donna trois jours pour abjurer la doctrine profane et revenir au catholicisme. Henri de Navarre, qui savait toujours se montrer souple quand la résistance était inutile, pria humblement le roi de ne leur faire violence ni à leur corps ni à leur conscience, et ajouta que, quant à leur fidélité, ils étaient disposés à lui donner telle satisfaction qu'il désirerait : Condé se montra plus altier dans sa réponse. Il dit que ses biens et sa vie étaient dans la main du roi ; mais que pour sa religion, il ne la tenait que de Dieu et n'en devait compte qu'à lui. En l'entendant s'exprimer ainsi, le roi le traita de factieux, de rebelle et de fils de rebelle, et lui déclara que si dans trois jours il ne s'était pas soumis, il lui en coûterait la tête. Les trois jours s'étaient écoulés, et deux semaines aussi, sans que les princes manifestassent le moindre désir de retourner au catholicisme. Le 9 septembre, le roi, ayant reçu des nouvelles de la réception que la reine Élisabeth avait faite à son ambassadeur, entra dans une grande colère, commanda qu'on lui apportât ses armes, et qu'on fit venir les officiers du régiment de ses gardes, jurant d'exterminer le reste des protestants en commençant par Condé. Mais la reine sa femme, qui avait sur lui une grande influence, lui fit comprendre qu'une telle détermination ne pouvait être prise qu'en conseil ; le roi quitta ses armes et renvoya ses gardes. Mais le lendemain, feignant plus de colère qu'il n'en ressentait peut-être réellement, il fit venir Condé, et, lui rappelant ce qu'il lui avait commandé, il s'écria : Messe, mort ou Bastille ! Le prince refusa la première et dit que quant aux deux autres, c'était au roi de choisir. Cette réponse calma un peu le roi, qui cependant crut de son honneur de vaincre l'obstination de son cousin. Dans cette entreprise, le roi eut un auxiliaire tout-puissant. Le célèbre ministre protestant Desrosiers, sachant sa vie en péril, revint au catholicisme et se chargea d'y ramener régalement les jeunes princes. C'était un théologien subtil et un orateur éloquent. Le roi de Navarre se laissa assez facilement convaincre, mais Condé fit plus de résistance. Cependant, quand il apprit qu'on lui avait préparé un logement à la Bastille, il reconnut son erreur, et, à l'exemple de sa sœur Catherine de Bourbon, de sa femme Marie de Clèves, de sa belle-mère Françoise d'Orléans et du roi de Navarre, il embrassa le catholicisme, fut absous au nom du pape par son oncle le cardinal de Bourbon, et assista à une messe solennelle. Enfin le roi obtint du roi de Navarre et de Condé qu'ils écrivissent, au pape une lettre de soumission et lui demandassent les dispenses nécessaires à leur mariage, à cause du lien de parenté qui les unissait à leur femme. Les princes écrivirent le 3 octobre, et le 1er novembre le pape leur répondit pour leur accorder tout ce qu'ils demandaient et leur donna en même temps les marques de sa paternelle affection. Pendant ce temps, Guise était retourne à son gouvernement de Champagne, après s'être réconcilié avec le roi de Navarre, qui faisait presque tous les jours sa partie de paume avec lui. Le roi avait donné ordre à tous ses gouverneurs de province de rejoindre leur résidence, afin de rendre à l'État le calme dont il avait besoin en faisant cesser les massacres et les pillages. Une lettre spéciale du monarque engageait Guise à faire venir devers lui en Champaigne les gentilshommes de la nouvelle opinion pour leur dire le vouloir et intention royale de les protéger, pour les engager à la fidélité et obéissance, et pour les admonester amyablement de ne persévérer plus longuement en l'erreur. Guise ne se contenta pas écrire aux gentilshommes de sa province ; il se rendit au milieu d'eux dans les voyages qu'il fit à Reims, Meaux, Troyes, Sens, Provins, Châlons - sur- Marne, Vitry, etc. ; mais, il faut bien le dire, malgré toute l'habileté qu'il apporta à remplir cette mission, il n'obtint pas beaucoup de succès. C'est par groupes de sept ou huit, et souvent moins, que les gentilshommes répondaient à son appel, formulaient et signaient une profession de foi catholique. Les rares gentilshommes squi étaient restés dans la Champagne se renfermaient dans leurs châteaux et n'avaient garde de se fier à la parole du roi ; les autres avaient fui à l'étranger, ou s'étaient retirés dans les villes fortes, telles que Montauban et la Rochelle. Guise avait profité de l'excursion qu'il venait de faire dans sa province pour inspecter les places de guerre soumises à son gouvernement ; dans les lettres qu'il adressa au roi à cette occasion, il ne lui dissimula point la gravité de la situation, et la nécessité qu'il y avait pour le pouvoir royal de prendre des mesures énergiques, s'il ne voulait pas être surpris par les événements. Après la Saint- Barthélemy, les huguenots ne songèrent qu'à fuir en désespérés ; Coligny était mort, Téligny avait subi le même sort ainsi que la Rochefoucauld ; Montgomery était en Angleterre, et le brave la Noue, avec quelques gentilshommes, était sur la frontière de Flandres guerroyant contre le duc d'Albe, espérant ainsi être bientôt en mesure d'ouvrir le chemin à l'armée royale. Quant aux princes de Bourbon, Henri de Navarre et Condé, ils étaient prisonniers dans le Louvre et à la veille d'abjurer leur foi ; il ne fallait donc pas compter sur eux. Si la cour avait profité de ce moment d'abattement et de confusion pour marcher contre la Rochelle et les deux ou trois autres places moins importantes que possédaient les calvinistes, on aurait pu peut-être terminer la guerre civile, et, par un édit modéré fermement appliqué et légalement observé, ôter prétexte à tout nouveau soulèvement. Mais le roi, qui avait trouvé en quelques heures une armée d'assassins, n'avait pas une armée de soldats ; l'argent, ce nerf de la guerre, manquait pour lever de nouvelles troupes ; et enfin, pour achever, la cour, tout ahurie de l'acte qu'elle venait de commettre, songeait bien plus à atténuer les effets de cette journée fatale qu'à suivre une idée politique sérieuse. Ainsi que l'a dit le poète latin, Jupiter rend aveugles ceux qu'il veut perdre. Dieu avait frappé de cécité les derniers des Valois. Les huguenots eurent donc le temps de se grouper, de reprendre haleine et de se préparer à une nouvelle résistance en demandant du secours à l'Angleterre, aux princes luthériens allemands et aux Suisses du canton de Genève. Quelques succès qu'ils remportèrent dans la Guyenne, le Poitou et le Languedoc achevèrent de relever leur courage. Biron fut d'abord envoyé vers les Rochelais pour les engager à la soumission ; mais, malgré la réputation de loyauté dont il jouissait, il échoua complètement. Les négociations furent reprises par Jacques Durand, qui arriva à la Rochelle porteur de lettres du président de Thou, du roi de Navarre, de la reine mère et du duc d'Anjou. Les Rochelais feignirent de se montrer profondément touchés de tant de marques de sympathie ; ils répondirent à toutes ces lettres et cela pour gagner du temps et achever de mettre la ville en état de défense. Le 8 et le 28 octobre, le roi fit publier deux édits en faveur des protestants, promettant à ceux qui rentreraient dans leurs foyers de les réintégrer dans leurs biens, charges et dignités ; et que s'il leur arrivait quelque contrariété, les gouverneurs de provinces en répondraient en leur propre et privé nom. Ces édits eurent pour effet de faire rentrer en France quelques émigrés, et d'affaiblir quelque peu les forces des protestants dans diverses provinces ; mais la nouvelle des massacres survenus à Bordeaux fit craindre aux Rochelais que le même sort ne leur fût réservé, et, après une escarmouche qui eut lieu à Sigogne, le 22 octobre, entre François du Fors du Vigan, envoyé par le roi, et un lieutenant de l'armée rochelaise, qui fut l'agresseur, Biron et le baron de la Garde, commandant des galères, se concertèrent pour commencer par terre et par mer les approches du siège. Entre temps, le roi avait fait écrire à la Noue pour le rappeler près de lui. La Noue est un des plus beaux caractères de cette époque. Protestant sans fanatisme, sa loyauté était aussi proverbiale que sa bravoure. Ce ne fut pas sans une certaine appréhension que ce brave et fidèle gentilhomme mit les pieds dans cette cour semée d'embûches et de trahisons. Toutefois il n'eut pas lieu de s'en repentir. Le roi lui prodigua les marques de la plus vive affection, lui restitua les biens qui avaient été confisqués à Téligny, son beau-frère, et le chargea d'aller trouver ses coreligionnaires de la Rochelle pour amener la soumission de la ville. La Noue se déclara plus que tout autre impropre à ce genre de négociation ; mais le roi lui témoigna une telle confiance dans les sentiments pacifiques dont il le savait animé, qu'il ne put, refuser. On lui donna pour l'accompagner un Florentin nommé Gondagne, sous prétexte qu'il avait besoin d'un homme de confiance pour rendre compte de ses négociations, et en réalité pour l'espionner. La Noue était trop intelligent pour ne pas deviner la véritable mission du compagnon qui lui était donné ; mais il était aussi trop sincère dans tout ce qu'il entreprenait pour qu'un espion le gênât ; il fut heureux de voir, au contraire, sa conduite ainsi contrôlée. Les Rochelais, en apprenant de la part de qui il venait, ne voulurent pas lui ouvrir les portes de leur ville, et c'est au village de Tadon (5 novembre) qu'eut lieu l'entrevue des délégués huguenots et de l'ambassadeur du roi. Quand la Noue eut exposé l'objet de sa mission, les délégués lui répondirent : Nous sommes venus pour conférer avec M. de la Noue ; mais M. de la Noue ne parait pas, nous ne l'apercevons pas ici. La Noue dévora cet affront en silence. Deux jours après, les négociations reprirent au même endroit, et pour toute réponse les délégués répétèrent la même injure. Je suis étonné, reprit le loyal huguenot, que vous ayez sitôt oublié celui qui, il y a trois ans, reçut tant de blessures pour vous et perdit son bras pour votre défense. — Vous avez ses traits, mais vous n'avez pas son cœur, lui répliquèrent-ils. La Noue dissimula ce nouvel outrage, et il insista si fortement pour que ses propositions fussent discutées par le sénat, que les portes de la ville lui furent ouvertes. Le peuple de la Rochelle lui fit un accueil glacial, qui allait presque jusqu'à l'hostilité. Le sénat répondit à la Noue en le mettant en demeure de choisir l'une de ces trois propositions : ou de rester simple bourgeois, en ce cas la république le logerait et lui ferait tous les. honneurs que sa situation lui permettait ; ou de prendre le commandement général des troupes, gentilshommes et soldats étant tous heureux de servir sous ses ordres ; ou de partir pour l'Angleterre, où il trouverait beaucoup d'amis. Après avoir conféré avec Gondagne, il prit le seul parti qui convint a sa dignité : il accepta le commandement qui lui était offert, espérant ainsi trouver une occasion favorable de ramener les esprits à la conciliation, et tenir la parole qu'il avait donnée au roi sans abandonner ses coreligionnaires. Lorsque Charles IX apprit la résolution de la Noue, il n'en fut ni surpris ni peiné, et continua à louer sa modération et sa loyauté. Les huguenots lui témoignèrent la même confiance pendant tout le temps qu'il resta parmi eux ; car, sans perdre de vue le but pacifique qu'il s'était fixé, il fit certainement preuve d'une grande habileté et d'un grand courage. Il abandonna le commandement de la place quand il vit qu'il ne pouvait vaincre l'obstination de ses amis[1]. Toute espérance de paix étant évanouie, le roi envoya devant la Rochelle une armée d'environ quarante mille hommes, sous les ordre du duc d'Anjou, pour réduire cette place. Le duc arriva à Saint-Maixent, situé à sept lieues de la ville, le 2 février ; il écrivit à la Noue immédiatement pour lui faire connaître les bonnes dispositions envers les Rochelais, et lui donner sa parole, s'ils mettaient leur ville entre ses mains, de conserver leurs vies, leurs biens, dignités et privilèges. La Noue lui répondit en faisant travailler aux fortifications avec un redoublement d'activité, et en dirigeant lui-même une sortie furieuse, dans laquelle l'avant-garde royale subit de grandes pertes. Le 8 février, le duc installa son camp et -Med, et y resta jusqu'à la fin du siège. Le duc d'Anjou avait pour principaux lieutenants le duc d'Alençon, son frère ; le roi de Navarre, le prince de Condé, le dauphin d'Auvergne, fils du duc de Montpensier ; les ducs de Guise, d'Aumale, de Nevers, de Longueville et de Bouillon, Antoine de Crussol, duc d'Uzès ; le chevalier d'Angoulême, les maréchaux de Cossé et de Montluc, etc. etc. Le marquis de Mayenne, nouvellement arrivé de sa campagne contre les Turcs, était avec son frère. Dans le conseil de guerre qui fut tenu le lendemain pour fixer les opérations du siège et tracer les tranchées, de vives discussions s'élevèrent entre les princes et les seigneurs de la suite du duc d'Anjou, tous étant jaloux d'être placés aux postes les plus périlleux, et par conséquent où il y avait le plus de gloire à recueillir. Cependant on finit par se mettre d'accord la tranchée devant être ouverte en plusieurs endroits, la conduite de ses diverses branches fut donnée aux ducs de Montpensier, de Bouillon, de Longueville, de Guise, d'Aumale, de Nevers, et au comte de Retz. On leur joignit Mayenne, Montluc, Chavigny et de Sèvres, qui se chargèrent de bâtir avec des décombres un fort situé à cent cinquante mètres de la porte de Coyne et à cent vingt des remparts de la ville. Quelque temps après, en attendant l'arrivée de troupes qui devaient venir de la Guyenne, le duc crut pouvoir engager encore les négociations avec la Noue ; elles n'aboutirent pas, et le lendemain, 28 février, les assiégeants dressèrent une batterie contre le mur touchant au bastion de l'Évangile. A peine le canon eut-il fait brèche, que les Rochelais, hommes et femmes confondus, se mirent à l'œuvre bravement et la comblèrent avec des sacs de terre. Un trompette les somma de se rendre ; mais ils répondirent à cette sommation par deux sorties vigoureuses l'une conduite par la Noue, et l'autre par le Normand. La Noue vint se heurter contre Guise et contre Mayenne, qui, à la tête de la cavalerie du roi, le refoulèrent dans la place après lui avoir fait subir de grandes pertes. Mais le Normand, qui combattit contre Strozzi, fut plus heureux, et obtint un léger avantage. Strozzi fut tué ; Robert de la Marck, frère du duc de Bouillon, Saint-Aignan et Charles de la Grange furent blessés. Le 3 février, un long et terrible combat s'engagea entre lès assiégés et les hommes de la tranchée ouverte par d'Aumale. C'était vers le soir, et le frère de François de Lorraine, caché derrière un mantelet, pointait une coulevrine, lorsqu'un boulet l'atteignit en pleine poitrine et le tua sur le coup. La mort de ce vaillant homme de guerre jeta le deuil dans l'armée royale ; mais la douleur que ressentirent ses amis ne peut être comparée à la joie immense que laissèrent éclater les assiégés. Les ministres protestants dirent, dans leurs prêches, que le sang de Coligny commençait à être vengé par la mort de ce scélérat. Claude de Lorraine, duc d'Aumale, était né à Joinville le 1er août 1526 ; il n'avait donc pas quarante-sept ans quand il mourut. A la mort de son père, il avait hérité du titre de duc d'Aumale, que portait son frère aîné, François, qui fut alors duc de Guise, et le roi Henri II lui donna la succession du gouvernement de la Bourgogne. Comme ses frères, il fut élevé par la vertueuse Antoinette de Bourbon, duchesse douairière de Guise, leur mère, et fut toute sa vie un fervent catholique. Général expérimenté et d'une rare bravoure, il fut rarement heureux. Tandis que son frère s'illustrait en défendant Metz contre Charles-Quint, d'Aumale tombait au pouvoir du margrave de Brandebourg. Tant que son frère vécut, d'Aumale marcha en quelque sorte à son ombre, n'ayant pas d'initiative propre ; plus tard, sa personnalité s'affirma un peu plus sous la minorité de ses neveux ; mais aussitôt qu'Henri de Guise fut en âge de prendre la direction du parti catholique, il fut heureux de regagner sa place au second rang. Malgré sa part de responsabilité à- la journée de la Saint-Barthélemy, il laissa le souvenir d'un capitaine bon, loyal et généreux, plus ambitieux pour les siens que pour lui-même. Son fière le cardinal Charles lui avait fait épouser la fille de Diane de Poitiers, Louise de Brézé, dont il eut onze enfants. Quand il mourut, il ne lui restait plus que trois filles et deux fils, dont leur mère eut la tutelle. Charles, rainé de ses fils (né en 1555), hérita du titre de duc d'Aumale et eut comme son père la charge de grand veneur. Avec lui s'éteignit cette branche de la maison de Guise. Le cadet, Claude, né en 1563, fut l'abbé du Bec, chevalier de Malte et général des galères, mieux connu sous le nom du chevalier d'Aumale. La perte de leur oncle ne pouvait, à coup sûr, que redoubler l'élan, déjà très vif, d'Henri de Lorraine et du marquis de Mayenne à poursuivre la soumission de la Rochelle[2]. Malgré les ministres protestants, qui, s'inquiétant bien plus d'eux-mêmes que du sort des malheureux assiégés, ne voulaient pas entendre parler de pacification et s'abandonnaient jusqu'à déclarer dans leurs prêches qu'il ne fallait pas faire de quartier aux prisonniers[3] la Noue essaya un dernier accommodement. La conférence commença le 4 mars ; y assistèrent pour la ville assiégée la Noue, Morisson et d'Estambé. Le roi ne voulait accorder le libre exercice de la religion qu'à la ville de la Rochelle, s'engageant à l'accorder aux autres successivement et à mesure que les esprits se calmeraient. Cette restriction fit de nouveau rompre les négociations, et, comme il n'y avait plus d'espérance d'accommodement, la Noue, étant sommé par le comte de Retz de tenir la parole qu'il avait donnée au roi, se démit du commandement qu'il avait accepté, et passa dans le camp du duc d'Anjou. Trois autres gentilshommes huguenots le suivirent dans sa retraite. L'arrivée de la Noue au camp royal mit fin à un complot d'enfants dont les suites auraient pu être graves. Le jeune duc d'Alençon, voulant quand même jouer un rôle dans le drame auquel il assistait, et ayant eu le bonheur de n'être point compromis dans les complots de sa mère et de ses frères, se posait en admirateur de Coligny et en ami des protestants. Il espérait devenir chef de parti, et forcer le roi et la reine mère à compter avec lui. Il trouva comme complices de ses vues ambitieuses le jeune Henri de la cour d'Auvergne, duc de Bouillon et vicomte de Turenne, et un gentilhomme protestant, nommé la Mole, son favori. Leur but était d'engager le roi de Navarre et le prince de Condé, ainsi que les trois cents gentilshommes de la religion qui combattaient dans l'armée royale, à se jeter avec eux dans Angoulême ou dans Saint-Jean-d'Angély, ou bien encore de passer sur les vaisseaux anglais commandés par Montgomery, et qui arrivaient au secours de la Rochelle. Il y a lieu de supposer que ni Henri de Navarre ni Condé ne prirent au sérieux cette conspiration enfantine, — ceux qui en étaient les principaux auteurs n'avaient que seize à dix-sept ans. — Le duc d'Alençon écrivit tout son plan et confia le papier au duc de Bouillon, qui le cacha dans sa manche, entre sa chair et sa chemise. Il devait le remettre à la Noue ; mais, ayant été obligé d'entrer dans la tente du duc d'Anjou ce dernier, en jouant avec le jeune conspirateur, lui met la main sur le bras, et, sentant un papier, croit que c'est un poulet venant de la cour, déboutonne la manche et saisit en riant le corps du délit. Mon danger me fit perdre tout respect, dit Bouillon, je lui sautay aux mains, et lui ostay, en lui faisant croire que c'estoit une lettre de femme que pour rien au monde je ne voudrois qu'il en eût veu l'écriture[4]. La Noue, instruit de l'intrigue, en montra toute l'inutilité et tout le péril, et, sur ces sages considérations, la partie fut rompue[5]. Le départ de leur général jeta un moment l'inquiétude parmi les Rochelais ; mais des provisions, qui parvinrent à entrer dans le port malgré les galères du baron de la Garde, excitèrent dans la ville une allégresse plus vive que si Montgomery lui-même y avait pénétré. Dans le camp royal, toute la noblesse rivalisait de courage et même de témérité. Ceux qui faisaient les coups les plus aventureux, au risque même de compromettre le salut de l'armée, s'estimaient les plus sages. Henri de Guise et son frère Mayenne se distinguaient entre tous par les actions d'éclat qu'ils accomplissaient, et qui faillirent bien des fois leur coûter inutilement le sacrifice de leur vie. Nevers était impuissant à les contenir ; il fallut, pour les ramener à la raison, que le duc d'Anjou lui-même les réprimandât sévèrement[6]. Le siège traînait en longueur ; les maladies et les désertions commençaient à faire de sérieux ravages dans l'armée des assiégeants. Le duc de Nevers, qui avait remplacé d'Aumale dans la direction générale des opérations du siège, fut d'avis qu'il fallait hasarder un assaut, et il fut décidé qu'on le tenterait du côté du mur de l'Évangile, et que les troupes seules donneraient. Mais le secret fut mal gardé, et, le 7 avril, jour fixé pour l'assaut, toute la noblesse était au premier rang pour marcher à la brèche, Guise, Mayenne et le bâtard d'Angoulême à la tête. En vain Nevers les prie de se retirer, ils ne l'écoutent pas. On a recours à l'autorité du duc d'Anjou, dont les prières n'ont pas plus d'effet ; il faut qu'il se fâche, qu'il leur fasse entendre à tous des paroles de menace, pour obtenir qu'ils reculent de quelques pas. Mais quand l'ordre de l'assaut est donné, malgré le duc d'Anjou, ils descendent tous dans les fossés, se précipitent à corps perdu dans les casemates, et leur bouillant courage ne sert qu'à jeter la confusion dans les rangs de l'armée. Antoine de Clermont s'est emparé d'un de ces ouvrages et s'y maintient quelque temps ; mais il est balayé, lui et les siens, par une coulevrine qui tire sur eux à bout portant d'une embrasure. Guise pénètre dans une autre casemate et s'y maintient aussi, malgré une pluie de poix fondue et d'huile bouillante que les femmes de la ville versent sur sa tête, et une grêle de pierres et de balles qui lui arrivent de toutes parts. Mais à la fin la position n'est plus tenable, et il est obligé d'appeler Nevers à son secours. Nevers arrive à temps pour le dégager et reçoit un coup au bras droit ; Mayenne en se retirant est blessé à la jambe. Tandis que les uns sont aux casemates, les autres sont montés sur le sommet du bastion de l'Évangile, d'où ils ne tardent pas à être précipités avec un pan de mur qui s'écroule sur eux. A la vue de cette brèche, Nevers commande à quelques compagnies de retourner à l'assaut, Guise est encore à leur tête ; mais la fatigue et le découragement sont dans les rangs de l'armée royale : les soldats refusent d'avancer. Il y en eut un cependant qui monta sur la brèche et ne vit aux remparts que des femmes jetant des pierres et de la poix enflammée ; s'il avait été soutenu, la ville aurait pu être prise. Jusqu'au mois de juillet les assiégeants firent des efforts inouïs pour s'emparer de celte place, défendue avec un courage héroïque. Les femmes surtout se distinguèrent par des actes de bravoure et d'audace qui remplissaient d'admiration les officiers de l'armée royale ; elles prenaient part aux sorties, et lançaient elles-mêmes les pièces d'artifice avec autant de force et de sûreté que les hommes. Dans un de ces engagements, Cosseins, qui avait pris une part si grande au massacre de la Saint-Barthélemy, fut tué, et sa mort fut célébrée comme un triomphe par les pasteurs de la Rochelle. Dans un autre, le duc d'Anjou fut blessé, et aurait peut-être été tué sans le dévouement d'un de ses officiers, qui lui fit un rempart de son corps. Le duc avait à côté de lui ce jour-là son frère d'Alençon, le roi de Navarre et Condé. Montgomery était arrivé au secours de la Rochelle ; mais sa flotte, quoique assez nombreuse, était loin de pouvoir lutter contre celle du baron de la Garde, qui était montée par de bons matelots, et bien pourvue de soldats et de canons. Le capitaine huguenot se tint prudemment au large et profita de la nuit pour lever l'ancre, sans qu'on sût la direction qu'il avait prise. On apprit un peu plus tard qu'il s'était emparé de Belle-Isle et s'y était fortifié. Il fallait en finir avec ce siège, dans lequel toute l'armée royale eût péri ; sur les ordres du roi, le duc d'Anjou fit venir les délégués de Montauban et de Nîmes pour s'entendre avec les Rochelais. Le duc, qui venait d'être élu roi de Pologne, fut heureux d'avoir une excuse honorable pour mettre fin par un traité à une expédition si longue, si périlleuse, et qui menaçait de tourner à sa confusion. Les commissaires du roi, parmi lesquels étaient René de Villequier, le comte de Suze, Blaise de Monthic, Armand de Gontaut-Biron, le comte de Retz, la Noue et le secrétaire d'État Bernard Fizes, s'abouchèrent avec les commissaires de la Rochelle, dont les principaux étaient le maire de la ville, Gagouilland, commandant de l'infanterie, et les députés des villes de Montauban et de Nîmes. Le débat porta surtout, sur la ville de Sancerre, qui se défendait encore avec l'énergie que donne le désespoir. Les protestants auraient voulu qu'elle bénéficiât des mêmes avantages faits à la Rochelle, à Nîmes et à Montauban ; mais le duc d'Anjou s'y opposa, et ne voulut lui accorder que la liberté dont elle jouissait concernant le baptême et le mariage. Les clauses du traité ayant été consenties de part et d'autre, on y ajouta que les délégués de la Rochelle, pour sauvegarder la dignité royale, viendraient supplier le roi de Pologne — c'est ainsi qu'on appelait déjà le duc d'Anjou — de leur accorder le pardon du passé. La paix fut signée le 6 juillet, et proclamée dans la Rochelle par le maréchal de Biron, à qui un superbe repas fut offert à l'hôtel de ville. En conséquence de cette paix, il fut lancé l'édit de Boulogne, qui mettait fin à la quatrième guerre civile. Cet édit accorda amnistie complète pour tout ce qui avait pu advenir à l'occasion des troubles survenus depuis le 24 août de l'année précédente ; rétablit la religion catholique partout où elle existait avant cette époque ; permit aux habitants de la Rochelle, de Montauban et de Nîmes le libre exercice de leur religion, conformément à l'édit précédent ; les reconnut pour bons et fidèles sujets, et les exempta de garnison ; tous ceux qui ont persévéré dans le protestantisme peuvent rentrer dans leurs maisons, et circuler librement dans le royaume ; les seigneurs hauts-justiciers peuvent avoir chez eux des prêches, y célébrer les cérémonies du baptême et du mariage. Sont cassées et annulées les promesses d'abjurer et les sentences rendues pour cause de guerre contre les protestants. Tout le monde est réintégré dans ses biens, charges et dignités. Comme gage de leur sincérité, les habitants des villes privilégiées doivent envoyer quatre de leurs notables, au choix du roi, passer trois mois à la cour successivement, moyennant quoi ces villes choisiraient elles-mêmes leurs gouverneurs. La paix est donc encore une fois rétablie, et a cour se prépare à recevoir les délégués de la diète polonaise, qui viennent offrir la couronne au duc d'Anjou. Pendant qu'il était à Rome, le cardinal Charles de Lorraine s'était activement employé pour que l'influence du Saint-Siège s'exerçât sur les électeurs de la diète polonaise en faveur du duc d'Anjou. Lorsque Montluc, évêque de Valence, fut envoyé à Cracovie et à Varsovie pour éviter qu'il se renouvelât ce qui était arrivé lors de la nomination de Charles-Quint au trône impérial, sa tâche auprès des seigneurs polonais lui avait été considérablement facilitée par le prélat lorrain[7], qui s'était mis à l'œuvre aussitôt que la mort de Sigismond avait été connue, et cela moins par affection pour le duc d'Anjou que pour éloigner de la cour de France un jeune prince ambitieux, intelligent et fortement appuyé par sa mère. Il espérait que, le duc d'Anjou devenu roi de Pologne, son neveu et lui reprendraient à la cour le rang et l'autorité dont les Guises jouissaient autrefois : il se trompa. Le roi et la reine mère continuèrent à le tenir éloigné des affaires de l'État, qui se faisaient toutes par de Gondy, comte de Retz[8]. Le rang que le duc de Guise occupait à la cour et l'influence qu'il y exerçait venaient moins du crédit, dont il jouissait auprès de Leurs Majestés que de sa situation de chef du parti catholique, situation qu'il devait au souvenir des services rendus par son père, et dont il s'était montré capable de supporter le poids. Les coffres étaient vides, et il fallait songer à les remplir pour recevoir dignement les ambassadeurs et permettre au duc d'Anjou de faire son voyage avec honneur. C'est au clergé que le roi s'adressa pour se procurer l'argent dont il avait besoin, et dont une partie devait être employée à la défense de la foi catholique. A l'assemblée générale tenue pendant l'octave de la Fête-Dieu, le cardinal de Lorraine fut choisi pour annoncer au roi que son ordre avait décidé le rachat, au profit de la couronne, de onze cent mille livres de rentes aliénées sur l'hôtel de ville de Paris, et de faire don au duc d'Anjou d'une somme de huit cent mille livres pour subvenir aux frais de son voyage, et cela en reconnaissance des services rendus par le prince à la religion. Le cardinal profita de cette occasion pour dresser au roi une longue harangue, qui fut trouvée très belle et très éloquente. Quatre cents gentilshommes environ, à la tête desquels étaient le prince dauphin, fils du duc de Montpensier, le duc de Guise et le marquis de Mayenne, allèrent à la rencontre des ambassadeurs polonais, qui firent leur entrée dans Paris par la porte Saint-Martin (8 août 1573). Les ambassadeurs étaient au nombre de treize, et le plus important était Adam Cobarski de Cobilin, évêque de Posnanie. Cinquante carrosses à quatre chevaux allèrent les chercher hors des murs de Paris, et la foule pour les voir passer était si grande, que les chevaux ne pouvaient pas se frayer un passage dans ses rangs ; toutes les fenêtres étaient garnies de curieux, et les toits des maisons en regorgeaient. Ce fut Paul de Foix, prélat aussi illustre par son érudition que par sa naissance, qui leur adressa, avant d'entrer dans Paris, le compliment de bienvenue. Les Parisiens regardoient avec admiration ces hommes d'une taille avantageuse, leur noble fierté accompagnée d'une gravité extraordinaire, ces longues barbes brillantes, ces bonnets garnis de fourrures précieuses et de pierreries, ces cimeterres, ces bottes garnies de fer, ces carquois, ces arcs, ces têtes rasées par derrière, et ces grands brodequins à galoches de fer. Il n'y en avoit pas un parmi eux qui ne sçût parler latin, et plusieurs savoient encore l'italien et l'allemand ; quelques-uns même parloient notre langue si purement qu'on les eût pris plutôt pour des hommes élevés sur les bords de la Seine et de la Loire, que pour des habitants des contrées qu'arrose la Vistule ou le Dniéper[9]. Pendant tout le temps que les ambassadeurs restèrent à Paris, ce ne furent que cérémonies imposantes, visites officielles et fêtes magnifiques. Guise, en sa qualité de grand maître, présidait à toutes ces cérémonies, dont il réglait la marche. C'est par lui qu'ils furent reçus sur l'escalier du Louvre le jour de la présentation du décret d'élection ; ce décret était enfermé dans un coffre scellé de cent dix sceaux. Mayenne portait le sceptre du nouveau roi. Le cardinal de Lorraine eut encore une fois l'occasion de faire briller son érudition et son éloquence en improvisant en langue latine une réponse fort belle au compliment que lui adressa de Cobilin quand il alla lui présenter ses hommages. On assure que le roi de Pologne fit alors à sa sœur la reine de Navarre toutes sortes d'avances pour qu'elle oubliât les traitements dont elle avait eu à souffrir de la part du duc d'Anjou. Marguerite ne parut pas se fier à ces démonstrations amicales, sur la nature desquelles elle était trop édifiée. Le duc d'Alençon se tourna aussi du côté de Marguerite, espérant obtenir par elle quelque crédit auprès du roi de Navarre, dont il voulait faire son complice dans les intrigues ambitieuses qu'il complotait. Marguerite accepta cette amitié, à la condition que ce seroit sans préjudice de ce qu'elle devoit au roy son bon frère[10]. Depuis le retour du duc d'Anjou à Paris jusqu'à son départ pour la Pologne, ce ne furent à la cour qu'intrigues, complots et mécontentements, ayant pour objet autant les affaires d'amour que les affaires politiques. Antoine Duprat, seigneur de Nantouillet, petit-fils du chancelier du même nom, venait d'être assassiné pour avoir refusé d'épouser la belle Renée de Châteauneuf. Le duc d'Anjou avait été fort compromis dans l'accomplissement de ce crime. Ce prince, avant de partir pour la Pologne, voulait aussi faire rompre, pour cause de proche parenté et différence de religion, le mariage de Marie de Clèves, la troisième des trois Grâces, avec le prince de Condé, pour l'épouser ensuite. Il n'en put pas venir à bout. Était-ce pour ce motif qu'il restait à la cour ? ou bien, prévoyant la fin prochaine de son frère, craignait-il de quitter le royaume dans un moment si favorable à son ambition ? Les deux hypothèses sont permises ; car s'il est vrai que le duc d'Anjou ait manifesté le désir d'épouser Marie de Clèves, il était bruit également d'une conspiration ayant pour but de supprimer d'un coup Charles IX, le duc d'Alençon, et le roi de Navarre, afin de placer immédiatement sur le trône celui qui devait bientôt s'appeler Henri HI. Guise, assurait-on e s'était offert pour lui fournir cinquante mille hommes dans le cas où l'on aurait tenté de le faire sortir par force du royaume[11] ; enfin c'était encore Guise qui devait être chargé de l'exécution complotée contre Charles IX et contre les autres princes[12]. Il n'y a pas de preuve que les choses soient jamais allées aussi loin ; mais, en laissant de côté l'intrigue matrimoniale qui occupait considérablement le roi de Pologne il était évident qu'il se tramait dans l'ombre une foule de complots qui, pour être moins sanguinaires qu'on ne le croyait, n'étaient guère plus avouables. Le duc d'Alençon, à la tête des mécontents de la Saint-Barthélemy, conspirait de son côté contre Charles IX, contre le roi de Pologne et contre les Guises. C'était le parti des politiques qui se formait, ayant pour principaux chefs d'Alençon, le roi de Navarre, le prince de Condé, duc de Bouillon et les Montmorency ; comme agents actifs la Mole et Coconas. Catherine de Médicis était là dans son véritable élément, au milieu de ces mille intrigues qu'elle croyait connaître à fond, grâce à la police que faisaient pour elle ses filles d'honneur et aux indiscrétions de sa fille Marguerite, qui parfois lui révélait tout ce qu'elle savait, et parfois lui laissait tout ignorer, selon que son caprice ou son intérêt le lui conseillait. Quant à Charles IX, ce n'était déjà plus qu'un fantôme. Depuis la Saint-Barthélemy, le pauvre monarque était en proie à des remords et à des cauchemars horribles. Ses nuits étaient troublées par des visions sinistres. Son imagination en délire lui faisait voir des ruisseaux de sang ; charriant dès cadavres qui s'amoncelaient devant lui, et ces cadavres laissaient échapper des plaintes, des gémissements, auxquels se mêlaient des sons lugubres ou retentissants qui le réveillaient en sursaut[13]. Assis sur sa couche, l'œil hagard et la tête en feu, il cherchait vainement à chasser de devant ses yeux ces visions vengeresses, qui, tout éveillé, le poursuivaient encore comme les avant-coureurs de la justice divine ! Alors il se levait, pale et effaré, en proie à la maladie qui devait bientôt l'emporter ; il montait à cheval, et pendant trois jours et trois nuits il poursuivait le cerf ou le sanglier dans les forêts, se reposant à peine quelques heures pour reprendre sa course furieuse, insensée, vertigineuse, et cela jusqu'à ce qu'il tombât anéanti et brisé par la fatigue et le sommeil. Mais le sommeil c'était le rêve avec ses visions implacables, ses tableaux déchirants de meurtre et d'agonie de la nuit du 24 août. Pour fuir ces rêves affreux, ces fantômes menaçants, ces monceaux de cadavres et ces ruisseaux sanglants, il se mettait avant l'aube devant sa forge ; sa main, amaigrie par la fièvre, saisissait un lourd, marteau, et frappait sur l'enclume comme celle d'un vulgaire forgeron, fabriquant des casques et des cuirasses. Et lorsqu'il avait broyé ses nerfs à ce dur labeur, le pauvre roi cherchait autour de lui un visage ami et compatissant, et n'en trouvait point. Sa mère lui préférait son frère et conspirait contre s gloire ; ses frères jetaient des regards avides sur sa couronne, qui pesait sur son front comme un bandeau de feu ; princes et courtisans appartenaient tous aux factions qui déchiraient son royaume. Tous avaient des amis ; tous marchaient à un but ; tous étaient soutenus par une idée ; lui seul n'avait point d'amis dans ce palais du Louvre, lui seul marchait à tâtons dans cette cour pleine d'embûches, lui seul ne trouvait pas une main dans laquelle il pût mettre la sienne. C'est alors qu'il allait un moment oublier ses remords et endormir ses chagrins, en posant sa tête endolorie sur les genoux de la douce Marie Touchet, la seule affection sincère, peut-être, qu'il ait connue et qui ne l'ait point trahi. Cependant le roi finit un jour par secouer sa léthargie ; il ordonna a son frère qu'il eût à sortir de France immédiatement pour se rendre dans son royaume de Pologne. Le ton sur lequel cet ordre fut donné ne permit plus qu'on temporisât, d'autant qu'il n'y avait plus d'excuse valable, l'Empereur ayant accordé les sauf-conduits dont le roi de Pologne avait besoin pour n'être pas inquiété, dans son passage à travers l'Allemagne, par les princes luthériens, irrités contre les princes de la maison de Valois depuis la Saint-Barthélemy. Le départ du roi de Pologne eut lieu de Paris le 28 septembre ; le roi, la reine mère, les princes et les seigneurs de la cour devaient lui faire escorte jusqu'à la frontière. A Villers-Cotterets, où la cour se trouvait, Charles IX eut à recevoir les députés protestants de la Guyenne, du Languedoc, de la Provence et du Dauphiné, venus pour formuler des plaintes ou pour demander, en faveur de ces provinces, des concessions encore plus grandes que celles que leur accordaient les précédents édits. Le roi conçut une vive irritation contre ces prétentions comminatoires ; il se contint toutefois, et promit vaguement d'accorder ce qu'on lui demandait. à allait se mettre en route, lorsqu'une maladie inconnue se déclara et l'obligea à surseoir à son départ ; mais enfin sa santé parut se rétablir, et il put aller jusqu'à Soissons, puis jusqu'à Vitry. Le mal ayant fait de nouveaux progrès, force fut à Charles de s'arrêter, ne pouvant aller 'plus loin. Les deux frères s'embrassèrent pour la dernière fois, et se séparèrent pour ne plus se revoir. Henri, escorté de sa mère, de sa sœur Marguerite, du roi de Navarre, de Monsieur, duc d'Alençon, et de tous les seigneurs de la cour, suivant l'itinéraire que le roi avait fixé, arriva à Joinville, où il fut reçu par le duc de Guise, par le cardinal Charles et par Antoinette de Bourbon, leur mère et aïeule. A Nancy, où la cour arriva bientôt, le duc de Lorraine fit à son beau-frère et à ses hôtes une magnifique réception ; ce ne furent pendant toute une semaine que fêtes et banquets. La duchesse de Lorraine, Madame Claude de Valois, fille d'Henri II, venait de mettre au monde une fille qui fut tenue sur les fonts baptismaux par l'évêque de Posnanie. A la cour de son beau-frère, le roi de Pologne, malgré sa grande affection pour Marie de Clèves, ne put s'empêcher de remarquer la beauté et la grâce de Louise de Vaudernont, elle qui quelques années plus tard devait devenir sa femme. De Nancy le roi de Pologne alla à Vic, où le cardinal Charles l'avait devancé, et enfin à l3lamont, où la cour resta encore quatre jours, la mère et le fils ne pouvant plus se résoudre à se séparer. Pourtant les ambassadeurs attendaient, et l'heure des adieux approchait. En embrassant ce fils, objet de toutes ses préférences, elle lui dit ces mots que plusieurs courtisans entendirent : Partez ! mais vous ne resterez pas longtemps en Pologne ! Étaient-ce là des paroles de triste présage, ou contenaient-elles une criminelle révélation ? On murmurait tout bas, en effet, que le roi Charles se mourait du poison que lui avait donne son maitre d'hôtel la Tour, frère puîné du maréchal de Retz[14]. Le 4 décembre, la reine mère, les princes et toute la cour reprirent la route de France, tandis que le roi de Pologne, les ambassadeurs et une suite nombreuse de jeunes gentilshommes, parmi lesquels étaient Mayenne et d'Elbeuf, s'acheminaient vers la capitale du nouveau roi en passant à travers l'Allemagne, où ils furent assez mal reçus par les princes luthériens, et surtout par l'électeur palatin Frédéric III, qui ne parla au roi que des massacres de la Saint-Barthélemy, tandis que ses gens apostrophaient Mayenne et d'Elbeuf en les appelant les bouchers de Lorraine[15]. C'est en l'année 1573 que mourut, à Vinay près d'Étampes, à l'âge de soixante-dix ans, l'ancien chancelier Michel de l'Hôpital. C'était un esprit droit, ouvert et conciliant. Législateur éminent, magistrat intègre, ministre et conseiller sans ambition personnelle, il fut le collaborateur le plus dévoué de Catherine de Médicis, son appui le plus ferme, sans qu'aucun des crimes dont cette femme s'est souillée ait pu effleurer seulement sa réputation. Plus poète et plus philosophe que réellement homme d'État, il se fit le complice inconscient de la politique de Catherine de Médicis en cherchant à pacifier les partis par des compromis qui ne pouvaient être acceptés de part ni d'autre, et n'ayant d'autre effet que d'imposer des trêves momentanées dont les factions ne profitaient que pour se préparer à de nouveaux combats. Dans sa bonne foi, il croyait ainsi préparer les esprits au respect de la liberté de conscience, tandis que Catherine savait que c'était le plus sûr moyen de laisser ses ennemis en présence afin de profiter de leur perpétuelle rivalité pour conserver le pouvoir. On a dit de lui qu'il avait devancé son siècle. C'est le plus grand éloge qu'on pouvait faire de son cœur et de sa science philosophique ; mais ce n'est pas le plus grand éloge qu'on pouvait faire de son habileté politique. Moins épris d'idéal et mieux pénétré de son époque, nul plus que lui n'aurait pu, avec un peu d'énergie, parler avec autorité aux chefs des factions et imposer la paix au royaume. Mais trop enclin, comme toutes les natures généreuses, à prendre parti pour les faibles, il se rendit suspect aux catholiques sans désarmer l'ambition des protestants. Le XVIe siècle tenait encore trop au moyen âge pour que la liberté de conscience, telle que nous la comprenons aujourd'hui et telle que la comprenait Michel de l'Hôpital, fût chose possible. Les libertés ne sont un bienfait et un progrès qu'en tant qu'elles arrivent à leur heure et lorsque les esprits y sont préparés ; mais elles dégénèrent en licence et engendrent les guerres civiles lorsque les hommes ne sont pas assez mûrs pour en faire usage. Ces réserves faites, Michel de l'Hôpital reste, aux yeux de la postérité, une des plus belles et des plus nobles figures du XVIe siècle ; l'histoire de sa vie, qui fut celle d'un homme d'une haute intelligence, d'un esprit loyal et droit, d'un cœur vertueux, s'impose à notre admiration et à notre respect. L'historien de Thou, qui le connut et l'aima, dit que physiquement il ressemblait à Aristote. En cette même année, la famille des Guises, qui venait déjà de perdre le duc d'Aumale, fut encore affligée par une mort qui fut particulièrement sensible au cardinal Charles. A peine le prélat était-il de retour dans sa ville archiépiscopale de Reims, qu'un mal soudain et inconnu ravit à son affection son jeune neveu François de Lorraine, qu'il avait fait élever sous ses yeux, et qui était d'une intelligence remarquable pour son âge. François mourut le 24 octobre 1573, à l'âge de quatorze ans. Le cardinal l'avait formé pour le service de Dieu à l'exemple du jeune Samuel, et avait obtenu pour lui la coadjutorerie de Reims, qui fut donnée depuis à son jeune frère Louis. Au commencement de l'année.1574, le roi, toujours souffrant et inquiet, s'était retiré à Saint-Germain avec toute la cour, et, sous ses yeux, une réconciliation apparente s'était faite entre les Guises et les Montmorency. Au conseil, qui durait plusieurs heures tous les jours, les célèbres rivaux travaillaient de concert, et le cardinal de Lorraine écrivait à sa belle-sœur que c'était belle chose comme tout y alloit d'accort[16] ; pourtant il ne lui dissimulait pas qu'il préférerait voir son fils hors d'ici, et lui aussi. Quant à lui, il s'ennuyait tellement que ce n'était qu'à cause de sa vieille mère qu'il n'allait pas se retirer à Rome. Le cardinal avait, en effet, d'excellentes raisons pour souhaiter que son neveu fût hors de la cour. Un assassin, posté sur le grand escalier du château, avait tenté de le tuer ; Guise le poursuivit jusque dans l'appartement de la connétable de Montmorency, gouvernante de la reine Isabelle, qui demanda sa grâce. Guise se contenta de lui donner quelques coups du plat de son épée[17]. Le duc de Bouillon dit dans ses Mémoires que, l'ayant porté par terre et croyant l'avoir tué, s'en courut à la chambre du roy, d'où il approcha avec une voix émue, le suppliant de lui pardonner sa faute. Cet assassin était un nominé Ventubren, cousin de la Mole, le favori du duc d'Alençon. Il avait été au service des Montmorency, puis il avait passé à celui de Guise, qui l'avait renvoyé depuis peu. Ventubren fut arrêté et presque aussitôt élargi ; Catherine de Médicis., qui se chargea de poursuivre l'affaire, l'instruisit si bien, qu'on ne sut jamais qui avait prémédité cet attentat. Après cet incident, il se passa à là cour un événement beaucoup plus grave. Nous avons dit que le duc d'Alençon, voulant sortir de la pénombre où sa mère le reléguait, se préparait aussi à jouer son rôle. Son frère ayant été lieutenant général, il voulait à son tour occuper cette charge ; mais sa mère s'y opposa, dans la crainte qu'il n'en profitât, à la mort de Charles IX, pour s'emparer de la couronne. Son frère avait commandé les armées et gagné des batailles ; il voulait aussi avoir des armées à commander, n'importe lesquelles, bien qu'il aimât plus les intrigues que les combats. Enfin son frère avait été chef de parti ; il voulait avoir aussi son parti, qui fut appelé le parti des mécontents ou des politiques, dont nous avons nommé déjà les principaux chefs, auxquels il faut joindre les capitaines huguenots, tels que la Noue, de Montgomery, de Guitry, de Buy, Duplessis-Mornay, etc. etc., qui n'attendaient que la présence d'un prince du sang pour relever ouvertement l'étendard de la révolte et passer du côté du prince d'Orange. Le duc de Nassau, qui était aussi de la conspiration, devait fournir dix mille hommes de troupe. Voici le portrait qu'un auteur contemporain fait du dernier fils de Catherine de Médicis et de Henri II : ... Le duc d'Alençon étoit né avec toutes les qualités requises pour exciter de grands troubles, sans aucune de celles qui pouvoient servir à les apaiser. Il avait beaucoup d'esprit, mais très mal tourné ; il aimoit la prodigalité et le luxe. Il cherchait du raffinement, de nouveaux ragoûts dans tous les plaisirs qu'il prenoit. Il ne se laissoit toucher ni par le mérite ni par les bienfaits[18]. Doué de telles qualités, le prince, ou tout simplement le duc, comme on l'appelle dans les Mémoires contemporains, était donc l'homme qu'il fallait pour un parti qui ne rêvait que représailles. D'Alençon était soupçonné par Catherine ; Condé et Henri de Navarre étaient presque gardés à vue et espionnés jusque dans leurs chambres[19] ; Thoré, le frère de Montmorency, craignait d'être assassiné par Guise et ses partisans ; l'entreprise faite par Ventabren contre Guise avait réveillé toutes les rancunes et toutes les méfiances de ces deux chefs de parti ; enfin une tentative faite contre la Rochelle avait achevé d'amener les esprits à considérer une nouvelle explosion comme l'unique remède à une situation intolérable. Pour commencer il ne s'agissait que de faciliter le départ de Saint-Germain au duc d'Alençon, au prince de Condé et au roi de Navarre. Une fois hors de la cour, le duc devait rejoindre la Noue, qui était en Poitou, et se mettre à la tète des réformés, tandis que son beau-frère irait soulever la Navarre et le Barn. Mais les princes ne pouvaient se risquer dans cette aventure qu'à la condition d'avoir une escorte capable de résister aux troupes qui seraient envoyées contre eux, et une ville dans laquelle ils pussent au besoin chercher un refuge[20]. Guitry, lieutenant de la Noue, devait fournir l'escorte, et la ville choisie pour servir de refuge aux fugitifs était Mantes. Le jour du départ est fixé au 10 mars[21]. Mais voici que les troupes se présentent dix jours plus tôt, et que le prince, instruit de leur présence dans les environs de Saint-Germain, ne veut pas partir avant que Mantes se soit rendue. De Guitry se rend à Mantes, où était la compagnie de Thoré, et où du Buy, qui était aussi de la conspiration, l'attendait depuis le matin. De Guitry arriva trop tard, et n'avait avec lui que quarante-cinq chevaux ; les gentilshommes qui étaient de l'entreprise, ne voyant pas le duc d'Alençon, ne voulurent pas pousser les choses plus loin, et du Buy fit semblant de se mettre à la poursuite de Guitry pour que le roi n'eût aucun soupçon contre lui. Il reçut même les félicitations de Charles IX à cette occasion. La Mole, voyant que toutes ces indécisions allaient faire échouer l'entreprise, fut pris de peur, et, pour sauver sa vie, crut, plus prudent de tout révéler à la reine mère[22]. Du reste, l'alarme avait été donnée à la cour par les troupes de Guitry, qui, multipliant leurs marches et contremarches autour du château, prenaient les proportions d'une armée véritable, le menaçant d'un siège en règle. L'alarme est jetée. Au milieu de la nuit, et c'est à qui se sauvera le plus vite. Les cardinaux de Lorraine, de Guise, de Bourbon et le chancelier de Birague courent à leurs bagages, chargent chevaux et mulets, se mettent en selle, et, comme ils ne sont rien moins qu'écuyers, se retiennent comme ils peuvent à la crinière de leurs montures. Les tambours des Suisses et des gardes battent aux champs ; toute la garnison est sur pied. La reine mande immédiatement près d'elle le duc d'Alençon, et elle n'a pas besoin de beaucoup le presser pour lui faire tout avouer, sans qu'il lui vienne même la pensée de cacher le nom de ses complices, ou tout au moins de les décharger le plus possible. Ne pensant, au contraire, qu'à lui seul, c'est sur eux qu'il fait tout retomber. Le roi de Navarre, qui était dans un cabinet attenant à la chambre de la reine dit à Bouillon : Notre homme dit tout[23]. Montmorency-Thoré et Bouillon (Turenne) se sauvèrent à temps. Le roi de Navarre, sans être absolument prisonnier, fut gardé à vue, et obligé de suivre le roi d'abord à Paris, chez de Retz, dans le faubourg Saint-Honoré, où il resta quelques jours, et ensuite à Vincennes. Condé, qui s'était retiré à temps de la cour, sous prétexte de visiter son gouvernement, évita ainsi d'être enveloppé dans la disgrâce du duc d'Alençon. Quand il apprit que tout le complot était découvert, il gagna la frontière avec Thoré et Bouillon. La Mole et Coconas, arrêtés et emprisonnés, firent des aveux complets, ceux de Coconas surtout furent écrasants. Les politiques, ayant à leur tête le duc d'Anjou, devaient se joindre aux protestants ; la reine d'Angleterre et le prince de Navarre leur fournissaient des secours, et un soulèvement général était organisé dans tout le royaume pour mettre le duc d'Alençon sur le trône. En apprenant cette conjuration, le roi, qui baissait à vue d'œil et sentait sa fin proche, s'écria : Les misérables, c'est trop m'en vouloir. Encore s'ils m'avoient laissé mourir en paix[24]. La Mole et Coconas furent condamnés à la peine capitale, et leurs tètes furent réclamées par la reine de Navarre et par la duchesse de Nevers, qui les firent embaumer. Pendant que la Mole était soumis à la question, on découvrit sur lui une sorte d'amulette en cire, représentant une image percée par une épingle. Interrogé sur cet objet, il répondit que c'était un talisman que lui avait remis un Florentin, nommé Cosme Ruiggieri, pour se faire aimer d'une demoiselle de la Provence qu'il voulait épouser. Ce Cosme Ruiggieri fut arrêté ; mais, comme il était en grande faveur auprès de Catherine de Médicis, qui croyait aux sortilèges, à la nécromancie, à l'alchimie, à l'astrologie et autres superstitions, et qu'à son exemple grand nombre de dames de la cour donnaient dans les mêmes travers, qui n'auraient été que ridicules s'ils n'avaient été immoraux, le sorcier, au lieu de subir le traitement réservé à ses semblables, fut relâché, grâce à de hautes protections. Le crime et la superstition ont toujours marché ensemble, l'un s'appuyant sur l'autre. Devant le tribunal, présidé par Christophe de Thou, qui condamna à mort la Mole et Coconas, et quelques autres agents subalternes à des peines moins rigoureuses, comparurent également (10 avril) le duc d'Alençon et le roi de Navarre. Le duc répéta pour sa défense les mêmes accusations contre ses alliés qu'il avait faites déjà devant sa mère. Sa conduite parut d'autant plus piteuse que celle du roi de Navarre fut plus audacieuse, plus franche et plus loyale. Le futur grand roi ne se donna pas la peine de nier, et moins encore celle d'accuser qui que ce fût. Il rappela en termes dignes les suspicions dont il était l'objet, les espionnages dont il était entouré, les menaces de mort qu'on lui faisait entendre, et dit que dès lors il était tout naturel qu'il eût cherché par la fuite le moyen de mettre fin à cette vie, qui lui était insupportable. J'ai voulu fuir, dit-il en terminant, oui sans doute je me dois à mes sujets. Je ne possède qu'un faible État ; mais j'ai l'âme d'un roi, d'un Bourbon, d'un descendant de saint Louis. Je ne puis vivre dans la servitude et dans l'opprobre. On veut frapper judiciairement celui qu'on n'a pu faire périr par le glaive des assassins. Je n'ai point de complices ; je donne des ordres à mes serviteurs ; je ne séduis, je ne trahis personne. Je déclare ici mes sentiments, mais non comme un accusé qui répond à des juges ; ceux qu'on m'a donnés n'oublieront pas que je suis roi ! Cette réponse, faite d'une voix forte et, d'un air plein de majesté, pénétra de respect les commissaires du parlement, qui abandonnèrent toute poursuite contre Henri de Bourbon. Le maréchal François de Montmorency et le maréchal de Cossé, accusés de complicité, furent pris et enfermés à la Bastille. Les événements que nous venons de rapporter se passèrent dans la première quinzaine d'avril, et depuis la fin de mars Guise avait quitté la cour pour se rendre dans son gouvernement de la Champagne et de là à Joinville, où devaient venir le rejoindre les ducs de Mayenne et d'Elbeuf, de retour de Pologne, le duc de Nevers, les cardinaux de Lorraine et de Guise, et passer avec eux les fêtes de Pâques. Sa présence à Vincennes n'était nullement nécessaire ; ses ennemis se chargeaient eux-mêmes de faire sa besogne ; il n'avait donc pas besoin de se compromettre inutilement. Au mois d'avril tout le royaume était de nouveau en armes. Les protestants s'étaient soulevés dans la Saintonge, la Guyenne, les Cévennes, le Vivarais et surtout dans le Poitou, où commandait la Noue, et dans la Normandie, où se trouvait Montgomery. Avant que Montpensier arrivât dans le Poitou, la reine y avait déjà envoyé Maurevert pour assassiner la Noue ; mais le bandit était trop connu pour que sa présence dans la province ne fût pas immédiatement signalée. La tentative avorta. Catherine de Médicis, qui avait toutes les hypocrisies, feignait de regretter toujours son époux, tué accidentellement, on le sait, par Montgomery dans un tournoi. C'est la haine dont il se savait l'objet de la part de la reine qui jeta Montgomery dans le parti calviniste dont il devint un des chefs les plus redoutables. Rentré en France après l'édit de Boulogne, il resta dans la Normandie, et au premier signal d'alarme il reprit l'offensive et soumit presque toute cette province. Après avoir pourvu à la défense de quelques places, il vint, avec quelques cavaliers seulement, se renfermer dans Domfront. La reine, apprenant cela, fit écrire par le roi aux gentilshommes catholiques des environs de prêter main-forte à Matignon, à qui elle envoya en même temps de nombreux renforts. Après une résistance énergique, Montgomery fut obligé de capituler, faute de vivres et de munitions de guerre, et la reine exigea que le prisonnier lui fût envoyé. Quand on apprit à Charles IX la prise de Montgomery et le succès des armées royales dans le Poitou, la Normandie et le Languedoc : Que m'importe ? répondit-il d'une voix mourante ; qu'on fasse ce qu'on voudra. Est-ce que je règne encore ? Ô mon Dieu ! comment ai-je régné ? Sentant sa fin proche, il se fit lire son testament, par lequel il instituait sa mère régente jusqu'à l'arrivée de son successeur ; puis il demanda à voir son frère. Quand le duc d'Alençon se présenta devant ses yeux, Charles s'écria : Non, vous n'êtes pas mon frère ; mon frère, c'est le roi de Navarre ! Henri de Bourbon s'étant précipité au pied du lit, le roi le fit relever, l'embrassa, et lui témoigna une touchante affection ; c'est à lui, assure-t-on, qu'il recommanda sa femme et sa fille[25]. D'autres assurent que c'est à sa mère[26] ; l'historien Varillas ne mentionne aucun de ces faits. On sait seulement qu'avant de mourir il manifesta sa joie de n'avoir pas d'enfant mâle[27] à qui laisser le triste fardeau de la couronne. Charles IX mourut, dans les bras de sa nourrice, le 30 mai 1574, jour de la Pentecôte, à l'âge de vingt-quatre ans et dix mois, après un règne de treize ans et cinq mois, qui fut constamment bouleversé par les guerres civiles. Ce prince avait été cloue en naissant de brillantes et sérieuses qualités, qui furent étouffées ou annihilées par la mauvaise éducation qu'il reçut et par les exemples pernicieux qu'il eut constamment sous les yeux. Il avoit, dit de Thou, le courage égal à sa fortune, une grande pénétration d'esprit, une éloquence mâle, une prudence au-dessus de son âge, et qui dégénéroit quelquefois en finesse, un jugement exquis, une grande attention dans la distribution de ses grâces et dans l'examen du mérite de ceux sur qui il les répandoit. Aussi ne passait-il pas pour libéral dans l'idée des courtisans, qui s'imaginent qu'un prince ne mérite pas ce nom quand il ne remplit pas leur insatiable cupidité[28]. Il était de plus d'une excessive sobriété, buvant de l'eau à peine rougie, mangeant et dormant peu. It aimait les arts, et savait les apprécier autant que son aïeul François Ier ; très bon musicien et poète délicat, on a de lui des vers infiniment supérieurs à tous ceux des poètes de son époque. Ronsard fut son favori et son protégé tout particulier, et il fit venir d'Allemagne le célèbre musicien Rolland de Luffo. Au physique, c'était un grand et solide garçon, bien qu'un peu voûté et la tête penchée sur l'épaule. Sa passion pour la chasse, l'habitude de tremper ses mains dans le sang des bêtes et de passer plusieurs jours de suite dans des forêts presque sauvages, menant une véritable existence de braconnier, ou de manier le marteau, les tenailles et le fer pour fabriquer des armes et des cuirasses, lui donnèrent des mœurs rudes et un caractère violent, emporté, colère, éclatant trop souvent en imprécations et en jurons épouvantables. Il souffrit beaucoup de la préférence que sa mère marqua toujours pour son frère puîné, et, tandis que les courtisans célébraient à l'envi les talents et les vertus du duc d'Anjou, Charles disait qu'il en fallait bien rabattre et qu'on le verrait plus tard. Mais ces paroles prophétiques, basées sur une observation exacte, étaient mises sur le compte de la jalousie. Après la Saint-Barthélemy, lui seul eut des remords de cet acte. Espérons qu'il connut aussi le repentir. A la fin de ses jours, il est évident que dans les moments de trêve que lui laissait la maladie inconnue dont il mourut, il était résolu à soigner sa mère du gouvernement, s'apercevant trop tard de tout le mal que cette femme avait fait à la France et à ses enfants. Il voulait gouverner par lui-même. Il se serait également débarrassé des Guises et des Montmorency, dont l'ambition remuante était le premier obstacle à la paix du royaume ; il n'en eut pas le temps. On lui a reproché d'avoir dissimulé jusqu'à son dernier souffle, et cela parce qu'après avoir fait entendre à sa mère de sévères paroles, presque des accusations, il lui confia la régence... Eh ! pouvait-il faire autrement ? En l'état des affaires, à qui pouvait-il léguer la direction du gouvernement sans exposer le royaume aux plus grands dangers, peut-être à une révolution ? Ses obsèques eurent lieu en grande pompe, quarante jours après sa mort, et son corps fut inhumé à Saint-Denis. En quatorze jours, le courrier[29] expédié par la reine mère, quand Charles IX eut rendu le dernier soupir, fit le voyage de Paris à Cracovie pour annoncer au roi de Pologne la mort de son frère et son élévation au trône de France. Henri chargea immédiatement Jacques Faye, sieur d'Espesses, de porter à la reine mère les lettres par les quelles il lui confirmait la régence ; ces lettres étaient datées du 15 juin, et le parlement les enregistra le 5 juillet. Après une courte délibération avec les quelques Français restés près de lui, Henri décida de quitter la Pologne sans prévenir le sénat. Le 18 juin, par une nuit obscure, le roi, suivi de ses compatriotes, abandonna sa capitale en fugitif, et en deux jours gagna la frontière de Moravie. Ne voulant pas s'exposer à tomber entre les mains des princes allemands, il passa par Vienne, Venise, le nord de l'Italie et Turin, où, en remerciement de l'accueil qui lui fut fait, il abandonna Pignerol, Saviglian et Pérouse au duc Emmanuel-Philibert. Après cette rétrocession gratuite, la France ne posséda plus de l'autre côté des Alpes que le marquisat de Saluces. D'Anville, gouverneur du Languedoc, homme doux, lent dans ses décisions, mais poursuivant résolument un dessein une fois qu'il s'était engagé, alla trouver le roi à Turin. L'accueil qui lui fut fait ne lui laissa plus d'autre parti à prendre que de se joindre aux conjurés, et de devenir, bien malgré lui, chef de parti. Outre d'Anville, Mayenne et d'Elbeuf, après avoir accompagné Nevers à Padoue, rejoignirent aussi Henri III à Trévise et lui firent escorte. Lorsque Catherine de Médicis eut le pouvoir absolu, elle aurait bien voulu, sans doute, se débarrasser des Guises, qu'elle redoutait entre tous ; mais la lutte était engagée de telle sorte qu'ils étaient son unique point d'appui. Les princes de Lorraine retournèrent donc à la cour, plus puissants que jamais, et ce fut sur les conseils du cardinal Charles qu'elle entreprit de négocier avec les protestants et avec les politiques, tandis que sous main elle se préparait à la guerre. Montgomery, livré aux tribunaux, comme nous l'avons dit, avait porté sa tête sur l'échafaud ; mais, malgré la nouvelle perte qu'ils venaient de faire, les protestants, unis aux politiques, se levaient partout avec audace et n'attendaient qu'une occasion pour frapper un coup décisif. Condé, bien que toujours sur la frontière d'Allemagne, dirigeait le parti avec une remarquable intelligence ; ses ordres étaient ponctuellement exécutés, et toutes ses vues venaient d'être adoptées aux conférences de Milhaud tenues pendant les mois de juillet et d'août. D'Anville assista à ces conférences, et s'engagea, pour les politiques, à seconder les protestants jusqu'à ce qu'ils eussent conquis leur entière liberté de conscience par tout le royaume, et les protestants jurèrent de combattre jusqu'à ce qu'ils eussent délivré les maréchaux de Montmorency et de Cossé. Avec l'argent promis par les Églises réformées, Condé devait lever une armée en Allemagne et se joindre aux troupes des provinces, dont il conservait le commandement jusqu'à ce que le duc d'Alençon et le roi de Navarre fussent sortis de la cour et eussent rejoint les conjurés. De retour dans le Languedoc, d'Anville, une fois sa décision prise, s'appliqua à mettre la province dont il était gouverneur pour le roi sur le pied des grands fiefs militaires que possédaient jadis ses ancêtres et ses autres seigneurs féodaux. Telle était la situation morale et politique du royaume lorsque Henri III arriva à Lyon, le lundi 6 septembre ; le roi de Navarre et le duc d'Alençon étaient allés à sa rencontre jusqu'à Pont-Beauvoisin, et la reine jusqu'au château de Bourgoin. Six princes de la maison de Guise étaient avec le roi le duc et le cardinal de Guise, le cardinal de Lorraine, Mayenne, d'Elbeuf et l'abbé de Fécamp. Les quatre premiers furent nommés membres du conseil privé. Le cardinal Charles n'eut garde de laisser échapper une si belle occasion. de faire dominer sa politique, qui était de resserrer les liens déjà existant entre la cour de France et la cour d'Espagne, et de poursuivre la guerre contre les protestants. Pourtant l'intérêt bien entendu des choses de l'Église lui fit aussi conseiller au roi de sages réformes pour détruire ou empêcher des abus aussi préjudiciables à l'État qu'à la religion. Pendant le séjour de la cour dans cette capitale, il fut aussi question du mariage du roi. Le cardinal penchait en faveur d'une infante espagnole, tandis qu'Henri était encore sous l'impression que lui avait faite la fille du comte de Vaudemont. Mais ce ne furent là que des propos en l'air, le roi n'ayant en réalité d'autre désir que de se rapprocher de Marie de Clèves, sa cousine. La situation du Languedoc et du Dauphins devenait de plus en plus menaçante, par la position que d'Anville occupait dans la première de ces provinces et par le soulèvement de Montbrun dans la seconde. Sur les conseils du cardinal, la cour descendit le Rhône et vint s'établir à Avignon, où le cardinal de Bourbon, qui était légat de cette ville, précéda le roi pour préparer les logis. Le roi et sa cour arrivèrent dans la ville papale le 23 novembre, et, pour marquer les sentiments religieux dont il était animé, Henri III voulut assister à une de ces processions solennelles en usage dans le midi de la France, où les pompes religieuses ont un éclat plus grand encore qu'en Italie. Avignon, comme Marseille, Arles, Beaucaire et presque toutes les filles de la Provence et du Languedoc, possédait alors, et possède encore de nos jours, des confréries de pénitents, bleus, blancs et noirs. Le roi, qui avait plus de religiosité que de religion, se rit recevoir membre de la confrérie des pénitents blancs, dits les battus, et se revêtit de la longue robe, du rosaire à grosses têtes de mort, des sandales e de la cagoule, pour assister à la procession qui se fit le 8 décembre l'occasion de la Conception de la sainte Vierge. Le cardinal Charles, qui faisait partie des pénitents noirs, assista aussi à cette procession et ne voulut céder à personne l'honneur de porter la croix de son ordre. Or il est d'usage que celui qui porte la croix doit avoir les pieds nus. Malgré son âge et malgré le froid, il accomplit cette mission rigoureuse. A l'église, pendant le sermon, le prélat se sentit pris de si violentes douleurs de tête et d'une faiblesse si grande, qu'il fallut le transporter dans ses appartements. Malgré les soins dont il fut l'objet, le mal fit des progrès rapides, et le prélat comprit que sa fin était proche ; il ne pensa plus qu'à s'y préparer avec une résignation et un courage qui excitèrent l'admiration de tous ceux qui l'approchaient. Pendant les quelques jours que dura sa maladie[30], ses neveux, Henri de Guise, Mayenne, d'Elbeuf, d'Aumale et l'abbé de Fécamp, qui lui succéda à l'archevêché de Reims, ne quittèrent pas sa couche ; le roi et la reine mère lui firent de fréquentes visites. Catherine eut l'hypocrisie de pleurer plusieurs fois, feignant des regrets qu'elle n'éprouvait nullement ; car elle s'écria, le jour de sa mort, en se mettant à table : Nous aurons à cette heure la paix, puisque le cardinal de Lorraine est mort[31]. Le 12 décembre, le cardinal se confessa au révérend père jésuite Auger, et voulut qu'un autel fût dressé dans sa chambre pour qu'il pût entendre encore une fois la sainte messe et recevoir son Dieu. A la consécration, il se fit aider de deux serviteurs, et alla s'agenouiller devant l'autel pour communier. Qui suis-je, dit-il au roi, qui voulait l'empêcher de quitter son lit, pour que mon Sauveur vienne à moy ? Je ne suis nullement digne qu'il entre sous mon toit. Par ci-devant, si quelque personnage honorable fust venu vers moy, je lui allois au-devant ; maintenant, quoyque malade, ne ferarje pas le semblable à mon Seigneur Dieu ? Le prélat, s'étant donc levé et agenouillé, pria l'officiant de s'interrompre pour qu'il pût faire sa profession de foi catholique, apostolique et romaine, sa confession générale et réciter sa prière ; puis il reçut la sainte hostie en s'écriant : C'est mon Seigneur et mon Dieu ! Quand il fut recouché et la messe dite, il s'entretint paisiblement avec le roi, à qui il conseilla de veiller au maintien de la religion catholique et au salut du royaume ; il protesta ensuite, devant le Dieu qui l'appelait et qui allait être bientôt son juge, de n'avoir jamais eu le dessein contraire au bien de l'État. Désignant ensuite le duc de Guise et plus particulièrement le duc de Mayenne, il dit : Je laisse deux neveux qui n'ont et ne peuvent avoir d'autre intention que celle que mon frère leur a recommandée en mourant, et les désavoue s'ils ont une autre pensée. Je supplie Votre Majesté de les tenir pour bons serviteurs tant qu'ils aimeront votre service. Il adressa aussi de sages conseils au roi de Navarre et au duc d'Alençon, les exhortant l'un et l'autre à ne jamais abandonner la foi catholique dont ils faisaient profession. A ses neveux et à tous ses proches, il recommanda la piété envers Dieu, la fidélité à la France et au roi, qu'il embrassa et auquel il dit adieu au milieu de l'émotion générale[32]. La reine mère, qui était arrivée pendant cette scène, gagnée à son tour par l'émotion, versa des larmes abondantes, qui redoublèrent lorsque le cardinal voulut aussi prendre congé d'elle en lui donnant un saint baiser. Soit émotion réelle, soit comédie, elle jura au mourant de continuer à ses neveux l'affection qu'elle leur avait toujours témoignée, à cause des services rendus à l'État et au roi par leur famille et par eux- mêmes. Quand le prélat se fut fait relire son testament[33], il consacra les quelques jours de vie que Dieu lui accordait encore à dire les psaumes et à réciter les prières des agonisants ; puis l'agonie le prit, et il rendit le dernier soupir dans les bras de ses neveux le 26 décembre 1574 à l'âge de quarante-neuf ans et dix mois. La mort de cet homme éminent, célèbre à juste titre par sa science profonde, son éloquence facile, mille et entraînante, son esprit délié et subtil, autant que par sa naissance, jeta le deuil et la consternation dans le parti catholique, tandis que les protestants laissaient éclater une joie immodérée, qui se traduisit immédiatement par des chansons, des libelles et des satires, où le prélat et sa famille étaient vilipendés, outragés et insultés en termes ignobles. Certain de ces écrits va jusqu'à dire qu'à ses derniers moments il invoquait le diable[34]. Une tempête qui s'éleva le 26 décembre sur presque toute la France fut par tous les partis attribuée à la mort du cardinal ; seulement les catholiques y virent un signe de courroux céleste, et les protestants une réjouissance infernale. C'étoit, disaient ces derniers, le sabbat des diables qui s'assembloient pour le venir querir[35]. Le corps du prélat fut inhumé dans la cathédrale de Reims. Il est presque impossible de porter un jugement exact sur la vie du cardinal Charles de Lorraine, tant cette vie est mêlée de bien et de mal, de faiblesses indignes et de courageuse persévérance, de petitesse et de grandeur. Presque tous les auteurs contemporains s'accordent à dire qu'il était hautain dans la prospérité et humble dans l'adversité ; mais tous aussi sont obligés de reconnaître que ses projets étaient vastes, son coup d'œil hardi, son jugement sûr, et son zèle pour l'Église infatigable. Cependant le père Daniel dit dans son Histoire de France que la conservation de sa propre grandeur et les avantages de la maison de Guise servoient beaucoup à animer son zèle, et que, tout bien considéré, l'ambition étoit sa passion dominante[36]. Si les moyens qu'il employa pour arriver au pouvoir ou pour s'y maintenir ne sauraient tous être loués, si la trop grande rigueur dont il usa parfois mérite d'être blâmée, qui sait pourtant s'il ne fut pas sincère lorsqu'en mourant il déclara n'avoir jamais agi que pour le bien de l'État et de la religion ? Il était accusé d'avarice, et cependant il consacra presque tous ses revenus à fonder des hôpitaux, à créer des institutions utiles. La ville d'Amiens fut l'objet de sa sollicitude constante et éclairée distributions de blé aux pauvres, fondations ecclésiastiques ; construction de l'hôpital neuf de Joinville, du collège de Pont-à-Mousson, d'une université et d'un siège présidial, du palais archiépiscopal, etc. etc. Il aimait aussi les arts et les lettres en délicat et en érudit, et la ville lui doit autant de richesses intellectuelles que de bien-être matériel. En somme, le cardinal Charles de Lorraine fut une des plus éclatantes personnalités d'une époque où tout est contraste et opposition, où les lumières les plus éclatantes se heurtent, sans les éclairer, au ombres les plus opaques, où les idées les plus généreuses et les plus grandes sont servies par les moyens les plus barbares et les plus criminels. Devant ce chaos sinistre et imposant, l'esprit a besoin de se réfugier dans la foi et d'admirer, sans les approfondir, les décrets immuables de la Providence. |
[1] Mémoires de Bouillon.— Davila, Histoire des guerres de religion.
[2] René de Bouillé.
[3] De Thou.
[4] Mémoires de Bouillon.
[5] Mémoires de Bouillon.
[6] René de Bouillé.— De Thou.
[7] Papiers de Simancas.
[8] Cependant, le mois suivant (septembre 1573), le roi éleva le marquisat de Mayenne en duché-pairie, en reconnaissance des services rendus par le jeune prince lorrain.
[9] De Thou.
[10] Mémoires de Marguerite.
[11] Vie du duc de Guise, par Pisan.— René de Bouillé.
[12] Déposition du roi de Navarre dans le procès criminel contre la Mole et Coconas. Cette déposition se trouve à la fin des Mémoires de Marguerite de Navarre, dans les Mémoires pour servir à l'histoire de France, édition Michaud et Poujoulat.
[13] D'Aubigny, Brantôme, etc.
[14] Histoire de Charles IX, par Varillas.
[15] René de Bouillé.
[16] Manuscrits de Béthune.
[17] Papiers de Simancas, archives nationales.
[18] Histoire de Charles IX, par le sieur Varillas.
[19] Mémoire justificatif pour Henri de Bourbon.
[20] Mémoires du duc de Bouillon. — Vie de Duplessis-Mornay.
[21] Mémoires du duc de Bouillon. — Vie de Duplessis-Mornay.
[22] Mémoires de Marguerite de Valois. — Mémoires de Bouillon.
[23] Mémoires de Bouillon.
[24] Lacretelle.
[25] Lacretelle.
[26] De Thou.
[27] Il avait eu de Marie Touchet un fils, qui fut le comte d'Angoulême et mourut en 1650.
[28] De Thou.
[29] Mery de Barbezières.
[30] La cause de sa mort est restée inconnue. Certains auteurs ont prétendu qu'il avait été empoisonné avec un cierge qui brûlait devant lui et dont la fumée l'incommoda ; d'autres, qu'il mourut d'une fièvre.
[31] Journal de Henri III. — Mémoires de l'Étoile.
[32] De Bouillé.
[33] Le cardinal, par son testament, daté du 1er janvier 1572, laissait toute sa fortune son neveu Henri de Guise, et de nombreux legs à ses autres parents, ainsi qu'aux hôpitaux et à l'archevêché de Reims.
[34] Mémoires de l'Étoile.
[35] Mémoires de l'Étoile.
[36] Le P. Daniel, Histoire de France, t. IV.