HENRI DE GUISE LE BALAFRÉ

 

CHAPITRE V.

 

 

La cour prépare le massacre de la Saint-Barthélemy. — La religion n'a même pas servi de prétexte à ce massacre. — Duplicité, de Charles IX et de sa mère. — Coligny tout-puissant auprès du roi. — Synodes protestants. — Édit du roi pour maintenir la paix. — Projet de Coligny contre les Flandres. — Persécution des catholiques en Allemagne. — Le roi envoie des ambassadeurs à la Rochelle. — Le cardinal de Châtillon en Angleterre. — Les protestants de la Rochelle craignent que la cour ne médite une trahison. — Confiance de Coligny. — La reine de Navarre et les princes viennent rejoindre la cour, qui est en Touraine. — Assassinat de Lignerolles, favori du duc d'Anjou. — Faveur de Coligny. — Le mariage du Béarnais avec Marguerite de Valois est arrêté. — La cour redoute l'arrivée du duc de Guise. — Mission confiée au cardinal de Lorraine.— La cour revient à Paris. — Mort de Jeanne d'Albret, reine de Navarre (mai 1572 ). — Les Guises et Coligny à la cour. Les protestants de la Rochelle écrivent à Coligny pour qu'il se tienne sur ses gardes. — Confiance de l'amiral. Noces de Condé et de Marie de Clèves à Blandy (10 août). — nationales et mariage du roi de Navarre avec Marguerite de Valois (17 et 18 août). Sinistres rumeurs.— Conférences secrètes chez la reine mère. — Montmorency quitte la cour.— Catherine de Médicis craint que le roi ne s'allie aux protestants. — Artifices de cette princesse. — La reine mère, Tavannes, le duc d'Anjou, etc., dénoncent Coligny et tous les protestants au roi. — L'assassinat de l'amiral est résolu. — Les fêtes continuent. — Sombres présages. — Tournoi dans lequel le roi, le duc de Guise et les catholiques combattent contre les protestants. — Préméditation de la Saint-Barthélemy. — Raisons politiques de la cour. — On doit commencer par les protestants et finir par les catholiques, après avoir rejeté tout l'odieux du massacre sur les Guises.— Considérations générales. — Maurevel doit assassiner l'amiral. — L'amiral est blessé en sortant du Louvre (22 août). — Colère feinte ou réelle du roi en apprenant l'agression dont l'amiral vient d'être victime. — Guise se met sur la défensive. — Toute la cour va voir le blessé. — Diverses façons dont l'entrevue du roi avec Coligny est rapportée. — Le logis de l'amiral est gardé par Cosseins.— Les gentilshommes huguenots se logent dans les environs. — Conférence chez l'amiral. — Le vidame de Chartres est d'avis de quitter Paris. — Coligny s'y oppose. — Les ducs de Guise et d'Aumale veulent, quitter la cour. — De Retz instruit le roi sur les véritables complices de Maurevel. Catherine de Médicis, le duc d'Anjou, Tavannes, d'Angoulême, etc., arrachent au roi l'ordre de massacrer les protestants jusqu'au dernier, à l'exception du roi de Navarre, du prince de Condé et des Montmorency. — Le duc de Guise est chargé de diriger le massacre, qui est fixé au 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy. — Préparatifs du massacre. — Paris pendant la nuit du 23 au 24 août. — Ce qui se passa au coucher de la reine mère. — Marguerite de Valois pendant cette nuit terrible. — Ce qui se passa au coucher du roi. — Charles IX veut sauver la Rochefoucauld. — Catherine force le roi à devancer l'ordre du massacre. — Guise dans la cour du Louvre. — Le tocsin sonne à Saint-Germain-l'Auxerrois. — Les protestants alarmés. — Cuise, d'Aumale, d'Elbeuf, de Nemours, Nevers, le grand prieur d'Angoulême donnent au logis de l'amiral. — Mort de Coligny. — La vengeance d'un fils. — Le massacre. — Guise poursuit les huguenots qui sont logés sur la rive gauche. — Pitié de Guise, qui ouvre son hôtel aux huguenots et en sauve un grand nombre. — Assassinat des principaux chefs calvinistes. — Terreur de Marguerite de Navarre. — Cette princesse sauve quelques réformes. — Le roi fait grâce à Grammont, Duras, Boucherans, etc. — Le catholique de Vins sauve son ennemi le protestant Régnier. — La Saint-Barthélemy dans les provinces. — Belle conduite de plusieurs gouverneurs, qui s'opposent au massacre des protestants. — Le roi devant le parlement. — Charles IX est obligé d'accepter la responsabilité de la Saint-Barthélemy. — La part de responsabilité qu'il convient de faire à chacun des héros de ce drame sanglant.

 

Au mois d'août 1570 au même mois 1572, c'est-à-dire pendant ces deux ans de paix sincère et durable en apparence, où catholiques et protestants semblaient vivre en parfait accord, la cour fut continuellement en fête. Au milieu de ces réjouissances et de ces galanteries, de ces caresses et de ces serments d'amitié si souvent prodigués, comment trouver les fils de la trame sinistre qui s'ourdissait dans l'ombre ?

Les Guises, en défaveur, s'étaient volontairement exilés dans leurs domaines. Le fougueux cardinal Charles, toujours si remuant, ne faisait pas plus parler de lui que s'il était mort[1]. Toujours en correspondance avec la cour d'Espagne, instruit de tout ce qui se passait à la cour de France, le prélat se tenait tranquille, mais non indifférent. Il était comme un homme qui soupçonne qu'il aura beaucoup à apprendre en peu de temps[2].

Si le massacre de la Saint-Barthélemy a été prémédité par Charles IX et par sa mère, il est incontestable que les Guises ne furent pas dans le secret. Leur disgrâce était réelle encore plus à leurs propres yeux qu'aux yeux de tout le monde.

Enfin la Saint-Barthélemy, qu'on représente sans cesse comme un crime commis au nom de la religion, n'eut même pas la religion pour prétexte ; car enfin, ni Catherine de Médicis, ni Charles IX, ni le duc d'Anjou n'obéissaient, en combattant les huguenots, à un sentiment religieux, si faible qu'il fût, à aucun ordre venu de Rome ou des prélats français. Le triumvirat s'était formé sous les auspices de la religion. François de Guise, le connétable de Montmorency et Saint-André s'étaient unis pour défendre le catholicisme dans un moment où le pouvoir royal, livré à un enfant et à une femme sans. loyauté politique, laissait les protestants maîtres de répandre leurs doctrines dans les consciences. La haine que portaient le roi et la reine mère aux huguenots ne venait pas de la différence qui existe entre les dogmes du catholicisme et les préceptes de Calvin ; cette haine prenait sa source dans les dangers que Coligny, Condé et les seigneurs réformés avaient fait courir à la monarchie depuis la conjuration d'Amboise, jusqu'au jour où ils avaient livré le Havre aux Anglais. Cette haine depuis n'avait fait que grandir et s'envenimer à chaque nouveau soulèvement. Le traité que Charles IX fut obligé de signer à Saint-Germain mit le comble à sa fureur, habilement entretenue par sa mère, et celte fureur ne lui permit pas de mesurer toute l'étendue du crime qu'il allait commettre. li voulait en finir avec -toutes ces intrigues, tous ces complots, qui aboutissaient toujours à la guerre civile. Il ne voulait plus avoir à traiter avec une fraction de ses sujets comme un roi est obligé de traiter avec un ennemi victorieux, qui impose ses volontés et réclame des garanties. Une fois que cette idée eut pénétré dans son cerveau, qu'il vit dans son exécution le seul- moyen d'en finir avec des rebelles, il la poursuivit avec une habileté et une fermeté dignes d'un plus noble dessein.

Peu d'historiens osent franchement accuser Charles IX d'avoir médité et poursuivi le complot depuis le jour où il fit sa réconciliation avec l'amiral. Les derniers événements qui précédèrent ce drame sanglant ont été, en effet, l'œuvre de Catherine de Médicis ; mais, si sûre que fût la reine mère de l'ascendant qu'elle exerçait sur son fils, aurait-elle osé prendre sur elle une si grande responsabilité si depuis longtemps elle n'avait familiarisé le roi avec l'idée de ce massacre général ?

Il se peut qu'au dernier moment Charles IX, dont le caractère n'était ni cruel ni vindicatif, ait faibli, et qu'alors la reine ait engagé l'action elle-même, afin qu'il n'y eût plus à reculer ; mais ce qui n'est point douteux, c'est que la mort de Coligny et des principaux seigneurs huguenots a été résolue dès le jour ou fut signée la paix de Saint-Germain. Personne à la cour, si ce n'est le duc d'Anjou, ne fut mis dans le secret. de la conspiration. Tous croyaient Coligny en haute faveur ; le roi l'appelait mon père, et l'amiral obtenait, pour lui-même et pour ses amis, toutes les charges et toutes les pensions qu'il sollicitait.

Sur les conseils de Coligny, Charles avait envoyé Schomberg en Allemagne, pour proposer une ligue offensive et défensive aux princes luthériens du saint-empire, et Galéas Frégosse à Florence, pour emprunter de t'argent à Cosme, qui craignait d'être attaqué par les Espagnols à cause de Sienne qu'il détenait.

Guise marié et retiré à Joinville, le roi et la reine disposèrent de la main de Marguerite en faveur de Henri de Béarn, malgré Philippe II, qui voulait marier cette princesse au roi de Portugal. Charles et sa mère craignaient que Marguerite ne se montrât rebelle à leur projet ; mais elle se contenta de répondre qu'elle n'avait ni volonté ni choix que ceux de sa mère, et qu'elle la suppliait seulement de se souvenir qu'elle était fort catholique[3]. Le mariage projeté entre Marguerite et Henri de Navarre était le moyen que l'on jugeait le meilleur ou pour confirmer la paix, ou pour couvrir des embûches[4].

Sur ces entrefaites, des troubles ayant éclaté à Rouen entre catholiques et protestants, François de Montmorency fut envoyé dans la capitale de la Normandie pour rétablir la tranquillité ; par son ordre, quatre ou cinq catholiques furent exécutés comme ayant été les agresseurs.

Des synodes protestants étaient librement tenus à la Rochelle et à Nîmes. La reine de Navarre, les princes de Béarn et de Condé assistaient à celui de la Rochelle, où il fut délibéré au sujet de la répartition des charges qui pesaient sur les réformés à l'occasion de la dernière guerre ; et Théodore de Bèze présida celui de Nîmes, dans lequel on traita de la discipline ecclésiastique.

Le royaume jouissait de la paix la plus profonde, et la concorde qui s'était établie entre les chefs des deux partis semblait sincère, le roi ne ménageant aucune occasion de prouver qu'il n'avait aucune arrière-pensée, et, que son désir le plus cher était que chacun imitât son exemple. Telle était du. moins l'opinion générale lorsqu'il fit, le 8 mars 1571, son entrée solennelle dans Paris, escorté des princes, des frères des seigneurs qui naguère encore ne se rencontraient plus que l'épée la main sur les champs de bataille.

Le premier acte du roi, en arrivant au Louvre, fut de lancer un édit (13 mars) par lequel il était expressément défendu de porter des armes et de troubler la paix publique, sous quelque prétexte que ce fit. En même temps, le roi envoyait deux députés à la Rochelle, pour renouveler aux protestants la promesse de maintenir la paix à l'intérieur, et faire savoir à Coligny qu'il adhérait au projet dont il l'avait déjà entretenu, qui était de s'allier aux princes allemands de la confession d'Augsbourg et au prince d'Orange, de déclarer la guerre à l'Espagne et d'entreprendre la conquête des Flandres.

Le duc d'Albe, par ses terribles exécutions[5], avait bien plus servi la cause de la réforme que celle de son maître ; les luthériens des Flandres, de Hollande s'étaient soulevés, et les Gueux de mer, organisés par Guillaume, prince d'Orange, nommé le Taciturne, se rendaient déjà célèbres par des cruautés qu'il est impossible de décrire. Les tourments qu'ils firent souffrir aux religieux et aux religieuses dont ils envahirent les couvents, laissent bien loin derrière eux tous les supplices inventés par les sauvages de l'Amérique du Sud. Eh bien, ces bourreaux furent encore surpassés en atrocité par les iconoclastes. La terreur que ces sectaires répandirent en Allemagne était telle, que catholiques et protestants s'unirent pour les combattre et purger le pays de leur présence. Les haines que la différence des religions souleva en France furent terribles ; le poignard et l'arquebuse armèrent trop souvent les mains des fanatiques, et les assassinats devinrent presque chose commune ; mais les vainqueurs ne se souillèrent jamais en faisant subir aux vaincus des supplices aussi horribles.

En Allemagne, dans les Flandres et en Hollande, la Saint-Barthélemy organisée contre les catholiques ne dura pas une nuit ; elle dura  plusieurs années, toujours aussi farouche, aussi implacable et aussi barbare. Voilà par quels moyens la nouvelle religion s'implanta dans ces pays.

Coligny, s'il avait été victorieux, devait porter secours au prince d'Orange ; plusieurs même de ses anciens compagnons d'armes avaient franchi la frontière aussitôt la paix signée, et étaient allés servir dans les rangs des Gueux. Le rêve de l'amiral, depuis qu'il s'était réconcilié avec le roi, était d'engager la France dans une guerre contre l'Espagne. Il espérait avoir le commandement de l'armée et être nommé gouverneur du pays conquis. Ce rêve se réalisant, il devenait tout-puissant à la cour et dans le conseil du roi, et, grâce à son ascendant sur le monarque, il pouvait espérer qu'il imposerait bientôt la doctrine de Calvin au pays tout entier. En tout cas, avec l'appoint que lui eussent apporté les protestants des Flandres, du Brabant et de la Hollande, il se voyait en mesure de lever une nombreuse armée et de dicter ses volontés par la force des armes. Tels étaient les projets de Coligny, que certains historiens ont qualifiés de pensée patriotique.

Peu de temps après que les ambassadeurs furent arrivés pour annoncer à Coligny que le roi approuvait ses projets, de Gontaud-Biron vint également à la Rochelle demander à Jeanne d'Albret la main de son fils pour Marguerite de Valois, et en même temps engager, au nom du roi, la reine de Navarre, le prince et Coligny à venir à la cour, en leur faisant entendre qu'une plus longue persistance dans cette sorte d'exil volontaire serait considérée par Sa Majesté comme une injure. L'ambassadeur rappela que les Guises étaient en défaveur, mais qu'ils pourraient revenir à la cour, et qu'il était prudent de ne pas leur laisser reprendre leur ancienne influence ; il ajouta que le roi avait fait demander lui-même au Saint-Père, par l'intermédiaire du nonce, les dispenses nécessaires pour le mariage de la princesse avec Henri de Béarn, et que le cardinal de Châtillon, qui était en Angleterre, devait négocier le mariage d'Élisabeth avec le duc d'Anjou[6], ce qui prouvait que Sa Majesté était bien résolue à rompre ouvertement avec Philippe II, à faire alliance avec les princes allemands et avec sa future  belle-sœur. Les amis de la reine de Navarre et de Coligny ne paraissaient pas très convaincus de la sincérité du roi et de la reine mère ; dans le conseil qui fut tenu à ce sujet, ils engagèrent Jeanne d'Albret, les princes et Coligny à ne pas aller à la cour, dans la crainte qu'il ne leur fût tendu quelque piège. La reine de Navarre hésitait ; mais Coligny, malgré sa prudence ordinaire, déclara qu'il irait à la cour, et qu'il avait confiance entière dans l'amitié que le roi lui témoignait.

Vers la fin de l'été (1521), le roi étant à Blois, la reine de Navarre et les jeunes princes vinrent le rejoindre, et la cour se transporta ensuite de Bourgueil, en Touraine, où se passa un tragique événement, sur lequel la lumière ne s'est jamais faite. En plein midi, Georges de Villequier, accompagné du bâtard d'Angoulême, de Charles de Mansfeld, de Saint-Jean de Montmorency et de quelques autres gentilshommes, assassina Lignerolles, un des favoris du duc d'Anjou. On prétend que le roi lui-même ne fut pas. étranger à ce crime. D'après certaines versions, Lignerolles avait, par ses relations trop assidues, compromis une princesse ; mais il parait que ce ne fut là que le prétexte du guet-apens. Lignerolles, favori du duc d'Anjou, par surprise ou par confidence, se serait rendu maitre du secret touchant Coligny et les principaux chefs du calvinisme ; au lieu de garder pour lui cette terrible révélation, il en aurait parlé au roi pour lui mieux faire sa cour.

Charles IX, craignant qu'une indiscrétion, en donnant l'alarme aux huguenots, ne fit avorter ses projets, appela Villequier, qui haïssait mortellement Lignerolles, et l'autorisa à se défaire de son ennemi. Le duc d'Anjou ne fit rien pour défendre les jours de son favori. Cet événement ne parut pas avoir aux yeux des protestants plus d'importance que le duc d'Anjou ne semblait y en attacher.

La cour acheva de passer l'hiver et le printemps en Touraine, menant de front les intrigues et les plaisirs. La reine de Navarre et Coligny étaient surtout l'objet des égards les plus assidus de la part du roi, des princes ses frères et de la reine mère. Les articles relatifs au contrat de mariage de Marguerite de Valois[7] étaient arrêtés depuis longtemps, el l'on n'attendait plus que les dispenses de Rome pour fixer l'époque de sa célébration.

Malgré l'apparente indifférence avec laquelle ils acceptaient leur disgrâce, les Guises étaient pour la cour et pour les Châtillon un continuel sujet d'alarmes. Tous redoutaient de voir le jeune duc rentrer dans ce Paris, dont il était l'idole, et qu'un signe de sa main pouvait mettre en révolution. Des émissaires avaient été envoyés à Joinville pour engager les ducs de Guise et d'Aumale à ne rien tenter contre l'amiral, qui de son côté avoit déclaré hautement que jamais il n'avait été coupable ni approbateur de la mort du duc de Guise, et qu'il tenait pour calomniateur et scélérat quiconque dirait qu'il l'avait fait faire. Pendant que la cour était en Touraine, Guise était venu à Paris, escorté de cinq cents gentilshommes ; Coligny fit part au roi des craintes que lui inspirait l'arrivée soudaine de son ennemi, et Charles, pour calmer l'amiral, lui permit de s'entourer d'une garde aussi nombreuse qu'il le désirerait.

Il y avait un autre personnage dont l'arrivée à la cour eut peut-être encore plus gêné Charles IX et sa mère que celle du duc ; c'était le cardinal de Lorraine, dont tous deux craignaient les emportements s'ils lui faisaient froide mine, et redoutaient les arrogantes indiscrétions s'il était mis dans le secret du complot. La maladie du pape Pie V, survenue en ce moment, obligea le prélat à faire ses préparatifs pour se rendre au conclave. La cour de Rome élevant toute sorte de difficultés au sujet du mariage de Marguerite et de Henri de Béarn, la reine mère et Charles 1X pensèrent, non sans raison, que nul plus que le cardinal n'était en situation de mener cette affaire à bonne fin. Ce fut donc à lui que l'on confia la tâche d'obtenir des dispenses nécessaires[8]. Par ce moyen on se débarrassait d'un allié compromettant sans irriter son amour-propre. Le cardinal se chargea de la mission, et se mit en route pour Rome. Pendant son voyage, il apprit presque en même temps la mort de Pie V et l'élection, plus rapide qu'il ne pouvait croire, de Grégoire XIII ; mais il n'en continua pas moins son chemin. Le prélat séjourna à Rome neuf mois, et fut. pendant tout ce temps logé au Vatican, où, contrairement aux usages, le pape allait lui faire de fréquentes visites, le consultant à tous propos sur les affaires de l'Église et sur celles du temporel.

Le moment des grands événements approchait. Coligny ne laissait à Charles IX aucun repos, le poursuivant sans cesse avec son projet contre les Flandres. Pour obtenir encore un peu de temps, le roi voulut que l'amiral lui rédigeât un mémoire qu'il devait soumettre au conseil, ne voulant pas prendre sur lui seul une affaire aussi grave. Coligny écrivit tout entier de sa main cet important document ; ce fut Morvilliers, le plus âgé des conseillers, réputé pour sa sagesse et sa connaissance de choses de l'État, qui fut chargé de lui répondre par un autre mémoire, où toutes les raisons mises en avant pour engager la France dans cette guerre contre l'Espagne furent impitoyablement combattues. Pour que l'amiral n'eût pas de soupçon, le roi lui dit qu'il se passerait au besoin de l'avis de son conseil privé, et que la guerre serait bientôt déclarée.

Vers le milieu du mois de mai 1572, la cour quitta la Touraine et revint à Paris avec la reine de Navarre, les princes de Béarn et de Condé. Toutefois Jeanne d'Albret ne logea pas au Louvre ; elle descendait chez Jean Guillast, évêque de Chartres, qui, depuis longtemps déjà faisait ouvertement profession de protestantisme. Peu de temps après son arrivée à Paris, Jeanne d'Albret tomba malade, et mourut d'une fièvre continue, à l'âge de quarante-quatre ans.

La reine de Navarre avait embrassé le protestantisme de bonne heure, et l'on ne saurait douter de la sincérité de ses convictions. Ce fut une femme de vertu sévère, d'une haute intelligence, et surtout d'une grande fermeté. Elle avait laissé déjà par testament, toute sa fortune à son fils, et ses dernières paroles furent pour le recommander au roi et aux princes ses frères, et pour l'exhorter à rester fidèlement attaché à la religion dans laquelle il avait été élevé. Elle nomma Coligny et le cardinal de Bourbon ses exécuteurs testamentaires.

Le bruit se répandit aussitôt qu'elle avait été empoisonnée avec les drogues que vendait un parfumeur florentin nommé René ; mais les médecins qui firent l'autopsie ne trouvèrent aucune trace de poison. Ils crurent que la mort avait été déterminée par un abcès que la reine avait dans la tête, et qui s'était formé, dirent-ils, à la suite d'un travail d'esprit trop continu[9]. Le roi et la cour prirent le deuil, et donnèrent toutes les marques publiques d'une grande douleur, afin de détruire tout soupçon, et que les desseins projetés ne fussent pas retardés par cet accident[10].

Enfin, malgré la mort de Jeanne d'Albret, le mariage de Marguerite de Valois et du roi de Navarre est fixé au 18 août. Toute la noblesse française, protestante et catholique, doit assister à cette cérémonie et aux fêtes royales données à cette occasion.

Le duc Henri de Guise, venant de Joinville avec d'Aumale, et Coligny, venant de Châtillon, font, à peu de jours de distance, leur rentré dans Paris, escortés l'un et l'autre par tous les gentilshommes de leur maison, par leurs pages et écuyers. Une ordonnance royale (7 juillet) est publiée de nouveau pour défendre formellement la formation de toute ligue, toute évocation du passé pouvant amener la discorde, interdisant aussi dans Paris le port d'armes à feu.

Le roi, sans forcer Guise et Coligny à se faire entre eux plus d'amitiés qu'il ne leur conviendrait, les fit solennellement s'engager, chacun à part, de ne rien tenter ni rien autoriser l'un contre l'autre ; mais Charles IX aurait dit à d'Aumale d'avoir un peu patience, parce que bientôt il verroit quelque bon jeu[11].

Fidèles à leur parole, mais aussi fidèles à leur vieille haine, les deux implacables ennemis se rencontrent plusieurs fois au Louvre, sans échanger une seule parole ni même un regard.

Cependant les puritains de la Rochelle ne cessent d'écrire à Coligny pour l'engager à se méfier du roi, de la reine mère et des pièges de la cour ; l'amiral ne veut rien entendre, et se fâche même contre ces trembleurs. N'est- ce pas sur sa demande que le roi vient de renforcer sa garde de quatre cents hommes choisis ? est-ce qu'il n'a pas une escorte aussi nombreuse qu'il le peut désirer ? Est-ce que par ordre du roi les catholiques n'ont pas été obligés de céder leurs logis aux gentilshommes protestants ? Qu'a-t-il donc à redouter, lui le futur vice-roi de Flandre, plus entouré et mieux servi qu'un souverain ?

Le 10 août eurent lieu à Blandy, près de Melun, les noces du jeune prince de Condé et de Marie de Clèves, sœur de Catherine de Clèves, femme du duc de Guise. Ensuite la cour, ramenant les jeunes époux, retourna à Paris pour les fiançailles du roi de Navarre, qui eurent lieu au Louvre, le 17. Le lendemain, tout le peuple de Paris se presse sur le parcours du cortège royal ; depuis le Louvre jusqu'à Notre-Dame les rues et les quais sont trop étroits pour contenir la foule qui salue de ses acclamations son roi et ses princes. Le roi, les reines et la fiancée sont accompagnés d'un côté des ducs d'Anjou et d'Alençon, des ducs de Guise, d'Aumale, de Nemours, de Nevers, des maréchaux et de tous les seigneurs catholiques ; de l'autre côté, du roi de Navarre, du prince de Condé, de Coligny, de la Rochefoucauld, de Montgomery et des seigneurs et capitaines huguenots. Les ennemis de la veille paraissent avoir oublié leurs vieilles rancunes, et, bien que formant deux groupes distincts, l'amitié semble réunir de nouveau tous ces fils glorieux d'une même patrie.

Quand le cortège est arrivé sur la place de Notre-Dame, le roi et les princes montent sur l'échafaud le plus élevé et pénètrent dans le chœur. Le cardinal de Bourbon commence par procéder à la cérémonie nuptiale ; mais à peine a-t-il béni les époux, que le roi de Navarre sort de l'église, suivi de Coligny et de tous les huguenots. Nul n'en fut surpris, les choses ayant été ainsi convenues.

On avait oublié d'ôter de Notre-Dame les enseignes prises à Jarnac et à Moncontour sur les huguenots. La vue de ces trophées fit froncer le sourcil à l'amiral, qui dit à d'Anville que dans peu de temps on en verrait à la place de plus agréables et de plus plaisantes[12].

Le dîner des noces eut lieu dans une des salles de l'évêché, et le souper au Louvre. Après le souper, commencèrent les jeux, les danses et la représentation des ballets allégoriques mis à la mode par Catherine de Médicis. Pendant plusieurs jours les fêtes se succédèrent sans interruption, et catholiques et protestants y prirent également part, à l'exception de Coligny, que son âge et la gravité de son caractère éloignaient de tout divertissement. II était, du reste, tout entier à son plan de campagne contre les Flandres.

L'orage qui allait éclater se faisait précéder de sinistres éclairs. Plusieurs protestants furent émus de certaines rumeurs dont le véritable sens leur échappait, mais qui leur semblaient de funeste présage. De fréquents conseils étaient tenus chez le roi, chez la reine mère et chez le duc d'Anjou ; le nombre de confidents qui assistaient à ces réunions était plus grand chaque fois, et, si bien que tous gardassent le secret, les uns pour épargner un ami, les autres un parent, plusieurs d'entre eux avaient conseillé à quelques huguenots de sortir de Paris. Et puis, au milieu des plaisirs de la cour, il existait un malaise général, quelque chose de vague qui laissait les fronts soucieux ; la joie était de commande et la gaieté factice.

François de Montmorency, parent de Coligny, fortement compromis aux yeux du roi, prétexta une indisposition, et se retira à Chantilly le lendemain du mariage du roi de Navarre. Précédemment Langiron, gentilhomme huguenot, était venu demander à Coligny la permission de le quitter. Pourquoi donc ? lui demanda l'amiral. — Parce que, répondit-il, on vous fait trop de caresses, et que j'aime mieux me sauver avec des fous que de me perdre avec des sages. Coligny, en effet, traitait de fous ceux qui lui disaient de se méfier des fumées de la cour.

De Thou, le seul historien peut-être dont l'impartialité soit manifeste, et qui était par son père, président du parlement de Paris, en situation de contrôler exactement les actes et les intrigues de la cour, nous a laissé dans son Histoire universelle le récit détaillé de tous les incidents qui précédèrent le Saint-Barthélemy, et il est aisé, en lisant attentivement ces pages écrites avec tant de simplicité et de précision, de faire à chacun des auteurs de ce drame sa part de responsabilité.

C'est cet auteur que nous avons plus spécialement consulté pour éclairer notre religion, contrôler les récits des contemporains, et nous pénétrer fidèlement de cette époque, si terrible qu'on ne peut la décrire sans se sentir encore dominé par les passions qu'elle a soulevées.

Catherine de Médicis, le duc d'Anjou et le bâtard d'Angoulême semblaient craindre à chaque instant que le roi ne leur échappât ; que, prenant au sérieux les projets de Coligny, il ne se liât d'amitié sincère avec le vieil amiral, et, au lieu de jouer un rôle dans le sombre drame qu'ils méditaient, ne se tournât tout à coup du côté des réformés. Certains historiens ont même prétendu que la reine mère, éloignant un jour Charles IX d'une partie de chasse, l'attira dans un appartement séparé, et là lui fit une scène de larmes, l'accusant d'ingratitude et de s'allier à ses ennemis, qui voulaient sa perte à elle et celle de son frère ; que dès lors elle lui demandait la grâce de retourner en Italie afin de mettre ses jours hors de danger[13]. Feignant de ne pas ajouter foi aux promesses de son fils, qui reconnaissait ses torts envers elle et promettait de rompre avec les huguenots, Catherine s'enfuit et alla se réfugier dans une maison voisine, où le roi la suivit. Dans cette maison, Charles IX trouva sa mère en compagnie du duc d'Anjou, de Tavannes, de Retz et de Sauve tenant conseil. Le roi se perdait au milieu de ce labyrinthe d'intrigues, et ne savait, en vérité, s'il n'avait pas plus à se méfier de sa mère et du duc d'Anjou, qu'il voyait toujours si unis, que de Coligny et des huguenots. Avant de s'engager plus ouvertement dans l'action ou l'on voulait le conduire, il déclara qu'il désirait au moins connaître les nouveaux crimes dont les protestants s'étaient rendus coupables. Tavannes, d'Anjou et Catherine répétèrent tous les propos tenus plus ou moins hautement par une foule de réformés Téligny entre autres, propos que le brave la Noue qualifiait de bravades impolitiques et ne pouvait s'empêcher de regretter. D'après ces propos, le projet des réformés était d'abolir le culte catholique, et ils se flattaient d'y arriver avec le concours même du roi, dont Coligny, disait-on, faisait tout ce qu'il voulait. Coligny avait juré de plus de se venger bientôt de l'arrêt de proscription lancé contre lui. Ces propos, sans doute envenimés et grossis, produisirent une vive impression sur l'esprit du roi, qui jura de ne pas laisser davantage l'amiral et ses amis abuser de la bonté qu'il avait pour eux.

Ceci se passait avant le mariage de Marguerite, et c'est alors que Catherine et le duc d'Anjou écrivirent à Guise de venir à Paris avec sa suite. D'après ces mêmes historiens et commentateurs, c'est ce jour-là même aussi que fut décidé l'assassinat de l'amiral, afin de compromettre tout à fait le roi aux yeux des huguenots et de le forcer, une fois engagé, à aller jusqu'au bout.

Les fêtes royales continuaient avoir lieu à l'occasion du mariage de la sœur du roi ; mais ces joyeux divertissements étaient réglés de telle sorte que plusieurs gentilshommes protestants en tirèrent de sombres augures. Dans un tournoi qui eut lieu à l'hôtel de Bourbon près du Louvre ; le roi de Navarre et sa suite figuraient des chevaliers errants qui voulaient forcer l'entrée du paradis, défendue par le roi, les Guises et les autres seigneurs catholiques. Lès mauvais chevaliers errants furent repoussés et jetés dans le Tartare, d'où ils ne furent tirés que sur la prière des princesses. D'aucuns virent dans ce spectacle une insulte aux protestants.

Le lendemain, qui était tin jeudi, nouveau tournoi, ou le roi eu encore pour tenants Guise, d'Aumale et les catholiques habillés en amazones, et pour adversaires le roi de Navarre et les gentilshommes de sa suite vestus à la turque.

Pendant ce temps, de fréquents conseils se tenaient dans les appartements du roi et dans ceux de la reine mère, conseils intimes composés seulement de quelques familiers, et auxquels les Guises n'assistaient pas ; car il est prouvé que le complot, dont ils devaient être les instruments, était aussi bien dirigé contre eux que contre les Châtillon, les Montmorency et les huguenots.

Voici comment on présentait devant le roi les événements qui allaient s'accomplir :

D'abord on rappelait que la puissance royale était depuis longtemps tenue en échec par la faction des Guises et par celle des Montmorency, ces derniers soutenus par les Châtillon, chefs du parti protestant. Aujourd'hui les Châtillon ont formé un parti à parti qui menace la sécurité de l'État, Le roi ne pourra recouvrer son indépendance, et l'État sa sécurité, que lorsque ces tout-puissants factieux auront été anéantis et que les principales tètes auront été abattues. Les troubles religieux et les guerres qui en ont été la conséquence ont donné aux chefs de ces factions une autorité si grande dans le royaume, qu'il est impossible de les frapper tous d'un seul coup. Le seul moyen de s'en débarrasser et de les forcer à s'exterminer les uns les autres. Ces prémisses une fois acceptées, il s'agissait de savoir comment on engagerait l'action. C'est par Coligny qu'il fallait commencer, parce que Coligny était resté seul de sa famille, et que sa mort affaiblirait considérablement la faction des Montmorency, devenus odieux au peuple par leur liaison avec lui.

Votre Majesté, disait-on au roi, ne doit pas souffrir plus longtemps qu'un homme qui n'a d'autres prérogatives que sa noblesse, et qui tient des mains de son souverain tous les honneurs dont il est revêtu soit devenu à charge à tous les nobles ; qu'il aille de pair avec tous les princes et qu'il tienne tête au roi ; en un mot, qu'il pousse la hardiesse et l'extravagance jusqu'à se faire un jeu d'insulter tous les jours à sa majesté royale, et d'exciter quand il lui plaît la guerre dans le royaume. Vous êtes obligé, Sire, de réprimer son insolence avant toutes choses, afin que son exemple apprenne aux autres à ne point s'enorgueillit de leur fortune et à en user avec modestie. Sa mort n'affaiblira pas seulement les Montmorency, mais elle ruinera totalement le parti des protestants : comme il en est en quelque sorte l'âme et le cœur, ce parti, qui semble ne respirer que par lui, doit expirer avec lui. Sa mort sera utile pour affermir la tranquillité du royaume, ou plutôt elle est absolument nécessaire. Pour exécuter ce dessein sans péril, et sans se charger de la haine que cette action ne manquera pas d'attirer, l'on peut engager quelques assassins de l'entreprendre ; nous en trouverons assez qui s'en chargeront moyennant une récompense présente ou quelque espérance pour l'avenir, et il sera aisé au meurtrier de se sauver rapidement sur un cheval qu'on tiendra tout prêt. Les protestants qui sont dans la ville jetteront infailliblement leurs soupçons sur les Guises ; et, impétueux comme vous les connaissez, ils prendront les armes pour venger sur les princes de cette maison là mort de Coligny. Les Guises, ayant plus de partisans que les protestants, parce qu'ils ont le peuple de Paris pour eux, tailleront en pièces tout ce parti, et peut-être que les Montmorency, peu aimés des Parisiens, se trouveront enveloppés dans le massacre.

Mais, supposé que les choses n'aillent pas si loin, voici toujours l'avantage que vous tirerez de cette exécution la haine, au lieu de tomber sur vous, tombera sur les Guises, que l'on soupçonnera de l'avoir fait faire pour venger le meurtre de leur père, et, quand vous vous serez défait de leurs rivaux, il vous sera plus aisé de les réduire. Par là vous serez maitre du sort des autres chefs protestants que vous tenez dans vos mains ; personne ne doute qu'ils ne reviennent à la religion de leurs ancêtres, et qu'ils ne rentrent dans le devoir dès que vous leur aurez ôté les mauvais conseillers qui les en empêchent.

En l'absence du roi, le conseil se tenait chez la reine mère ; alors tous les masques tombaient, et les auteurs de cet effroyable complot enveloppaient dans leur trame aussi bien les Guises et les catholiques que les Montmorency, Coligny et les protestants Catherine de Médicis détestait peut-être plus encore les Guises que les autres seigneurs ; elle ne pouvait leur pardonner de l'avoir mailles fois humiliée sous le roi Henri II, et plus tard de l'avoir tenue à leur merci. Dans son esprit, leur massacre était aussi énergiquement arrêté que celui de Coligny.

Voici les raisonnements que tenait le conseil lorsqu'il était réuni chez la reine : Si les protestants entreprennent de venger la mort de Coligny, eux et les Montmorency, se trouvant les plus faibles, seront exterminés par la 'populace ; mais ce ne sera pas sans qu'il en coûte beaucoup à leurs ennemis. Pendant ce temps-là le roi fera venir beaucoup de troupes au Louvre, et, après avoir été spectateur du combat, lorsqu'il sera fini, il attaquera les vainqueurs, affaiblis et las de tuer ; sous prétexte qu'ils auront excité cette sédition et pris les armes sans son ordre, il les fera tous massacrer sans en laisser échapper un seul ; il fera en même temps main basse sur les seigneurs qui auront été attachés à quelqu'un des partis, parce que, tant qu'il en restera quelqu'un, il y aura toujours des plaintes et des murmures contre la reine, que les séditieux veulent à toute force éloigner du gouvernement sous prétexte qu'elle est étrangère.

La marche de l'intrigue, la façon dont elle a été menée, le nom des personnages qui l'ont conçue, et enfin les citations que nous venons de reproduire, suffisent pour établir jusqu'à l'évidence la plus absolue : 1° qu'il est faux et insensé de dire que la religion catholique est entachée du crime de la Saint-Barthélemy, les auteurs de ce crime épouvantable n'ayant d'autre but, en faisant massacrer les huguenots, que de se débarrasser de factieux dont l'audace était un péril pour la sécurité de l'État ; 2° que les Guises ne furent pour rien dans l'organisation du complot, qu'ils l'ignorèrent même jusqu'au moment où, exploitant leurs ressentiments contre Coligny, ils servirent d'instruments aux meneurs occultes de l'entreprise ; enfin 3° que le dessein de la reine mère et de ses conseillers était de pousser les partis à une extermination générale, dans laquelle, d'après leur plan infernal, devaient périr aussi bien les catholiques que les protestants, Guise que Coligny.

Si nous nous en rapportons au texte des paroles que nous venons de citer, nous pourrions dire que le massacre de la Saint-Barthélemy n'a été organisé que pour assurer le pouvoir a Catherine de Médicis. Hélas ! est-ce que l'histoire de tous les peuples anciens et modernes n'est pas remplie d'événements de ce genre ? Est-ce qu'en remontant aux sources on ne voit pas trop souvent les peuples s'entr'égorger entre eux, non pour un principe, non pour une cause juste ou libérale comme ils le croient, mais pour la gloire ou pour l'ambition d'un César ou d'un tribun ? Guerres de conquêtes et guerres civiles, où succombent tant de victimes, n'ont souvent pas d'autre raison d'être.

Il ne s'agissait plus que de prévenir Guise, de choisir l'assassin et d'agir promptement, car Coligny pouvait partir pour la Rochelle et avec lui tous les seigneurs huguenots. Guise fut, donc instruit d'une partie du projet. De quoi s'agissait-il ? De faire périr Coligny, comme Coligny avait fait périr son père. Henri n'avait jamais ajouté foi aux déclarations de l'amiral, et l'on sait que depuis que son bras avait la force de tenir une arme, il poursuivait de sa haine mortelle celui qu'il considérait comme l'instigateur du crime de Poltrot de Méré, celui à qui il n'avait jamais fait entendre une parole de pardon. Guise connut donc les sinistres projets de Catherine et du duc d'Anjou, et le désir qu'il avait de venger son père, mort sous les coups d'un assassin, étouffa la voix de sa conscience. Nous n'excusons pas, nous racontons.

L'assassin désigné fut un nommé Louvier, seigneur de Maurevert[14], en Brie, ancien page de la maison de Guise, sorte de spadassin à gages comme il y en avait tant à cette époque dans tous les camps, gens peu scrupuleux, tuant aujourd'hui pour le compte des uns et demain pour le compte des autres. Ce Maurevert avait été chargé déjà de tuer Coligny au siège de Niort ; ne trouvant pas l'occasion propice, et ne voulant pas quitter le camp huguenot sans avoir fait un coup de son métier, il fit sauter la tête de Mouy d'un coup de pistolet. Présenté par Tavannes à Catherine de Médicis et au duc d'Anjou, qui l'instruisirent de l'action qu'on attendait de lui, il fut, le jour même de son arrivée à Paris[15] et de son entrevue avec ces deux personnages, placé en embuscade dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Germain ayant appartenu à Pierre de Pilles, seigneur de Villemur, ancien précepteur du duc de Guise. Ce fut, dit-on, la duchesse de Nemours qui l'installa dans cette maison, devant laquelle devait forcément passer Coligny en sortant du Louvre pour se rendre à son hôtel, situé rue de Béthisy[16].

Le vendredi 22 août, Coligny avait, le matin, assisté au conseil du roi en compagnie de Guise et du duc d'Anjou. Après le conseil, le roi, Guise et Téligny, gendre de l'amiral, étaient allés faire une partie de paume ; l'amiral y assista quelques instants ; ensuite il prit, presque seul, la route de son logis. Arrivé près de la maison de Villemur, une requête lui fut remise ; l'amiral, pour la lire, marchait à pas lents, lorsqu'un coup de feu retentit et le blessa. C'était Maurevert qui, caché sous des haillons, avait tiré, de la fenêtre où il était blotti, un coup d'arquebuse chargée de deux balles : la première balle coupa l'index de la main droite de Coligny ; la seconde le frappa au bras gauche, près du coude. L'amiral reçut ce coup sans chanceler ; il désigna la maison d'où l'on avait fait feu, et continua sa route à pied. La maison fut aussitôt envahie et fouillée de fond en comble ; mais le meurtrier avait eu le temps de fuir, par une porte de derrière, sur un cheval tout prêt. Il sortit de Paris par la porte Saint-Antoine. Dans cette maison on ne trouva plus qu'un petit laquais ne sachant ni le nom du meurtrier ni par où il avait fui[17]. Quand le roi, qui jouait, encore à la paume avec Guise et Téligny, apprit cet attentat, il feignit d'entrer dans une grande colère, et s'écria qu'il voulait qu'on fit une sévère justice de ces perturbateurs de son repos, qui avaient eu la hardiesse de commettre une action aussi noire devant son Louvre[18].

Guise, qui connaissait ses ennemis et les savait gens à ne point se cacher ; que l'amiral fût blessé ou mort, quitta le Louvre immédiatement, et, après avoir fait prévenir ses amis, s'apprêta à la résistance dans le cas où Condé soulèverait les protestants contre lui.

Le roi donna ordre immédiatement que les portes de Paris fusse fermées, afin, disait-il, de ne pas laisser s'enfuir l'assassin, — qui était déjà loin, — mais en réalité pour que les protestants ne s'échappassent point.

Les premiers qui accoururent auprès du blessé furent le roi de Navarre, le prince de Condé, le duc de la Rochefoucauld, un ministre protestant nommé Morre, et un chirurgien, qui lui fit immédiatement l'amputation du doigt ; ce fut le vieil Ambroise Paré qui, le lendemain matin, retira la balle restée dans le bras, ce qui fit dire à Catherine de Médicis qu'on n'avait pas pu extraire celle du duc de Guise. Coligny supporta avec un grand courage toutes les souffrances que lui causaient ces opérations, et s'entretint pendant tout le temps avec ses amis sans se départir de son calme habituel.

Dans l'après-midi, les maréchaux d'Anville, de Cossé et de Villard virent également voir Coligny, et c'est à eux qu'il manifesta le désir qu'il avait de parler au roi avant de mourir, disant qu'il avait à l'entretenir de choses regardant sa personne et le salut de l'État, que nul autre que lui n'oserait lui dire.

Ce fut d'Anville qui se chargea de la commission, et, le lendemain 23, le roi alla voir Coligny à deux heures de l'après-midi. La reine et le duc d'Anjou, craignant toujours que Charles IX ne changeât de résolution, l'accompagnèrent dans cette visite ; ils furent suivis du duc d'Alençon, du cardinal de Bourbon, du duc de Montpensier, du duc de Nevers, des maréchaux de Cossé, de Tavannes et de Villars, de Méru et de Thoré, frères de d'Anville, de Nançais et du comte de Retz[19]. Tous entrèrent dans la chambre du blessé, d'où sortirent ceux qui y étaient avant l'arrivée du roi, à l'exception de Téligny son gendre, et d'un gentilhomme de sa maison.

Il y a ici un détail historique, très insignifiant par lui-même, mais très grave au point de vue de la responsabilité personnelle qui pèse sur chacun des héros de ce drame, qu'il est matériellement impossible d'éclaircir : à savoir, si Charles IX resta seul avec Coligny, et s'il sortit de l'hôtel de l'amiral convaincu que sa mère et le duc d'Anjou conspiraient contre sa couronne, ou si Catherine de Médicis et Henri d'Anjou assistèrent à l'entretien, et que tout ce que dit le roi au blessé ne fut que pure comédies.

Voici, d'après plusieurs auteurs, comment les choses se seraient passées :

Quand le roi fut dans la chambre de Coligny, malgré les efforts de Catherine de Médicis pour entendre tout ce qu'ils disaient et se mêler à leur conversation, Charles et l'amiral seraient parvenus cependant à se parler à voix basse[20]. Pendant cette conversation, la reine et le duc d'Anjou ne pouvaient se méprendre sur les sentiments que nourrissaient à leur égard les gentilshommes protestants, dont les regards se fixaient sur eux pleins de menace et de colère[21].

A peine hors du logis de l'amiral, la reine et le duc interrogèrent plusieurs fois Charles IX sur les paroles que le blessé lui avait dites ; le roi s'obstinait à ne pas répondre, et paraissait fort soucieux ; mais les questions devinrent si pressantes, qu'il jura la mort-Dieu que ce que lui avait dit l'amiral était vrai. Les rois, s'écria-t-il, ne se reconnoissent en France qu'autant qu'ils ont de puissance de bien ou mal faire à leurs sujets et Serviteurs. Cette puissance et maniement d'affaires de tout l'État s'est écoulée entre vos mains. Mais dette superintendance et autorité me peut être quelque jour grandement préjudiciable et à tout mon royaume, et je la dois tenir pour suspecte et y prendre garde. voilà ce dont il m'a bien voulu avertir, comme l'un de mes meilleurs et plus fidèles sujets et serviteurs, avant que de mourir Eh bien, mort-Dieu ! puisque vous l'avez voulu savoir ; c'est là ce que me disoit l'amiral[22].

Ces paroles, au dire de Henri III, alors duc d'Anjou, jetèrent sa mère et lui dans une telle consternation et épouvante, qu'ils ne surent plus que répondre, et se séparèrent sans rien décider.

Enfin, d'après Marguerite de Valois, la reine mère avait fait entendre au roi que le crime de Maurevert avait été suscité par Guise pour venger son père assassiné, meurtre dont Coligny ne s'était jamais lavé. Mais ces raisons n'apaisaient point le roi, qui ne pouvait modérer ni changer le passionné désir d'en faire justice, commandant toujours qu'on cherchast M. de Guise, qu'on le prist, et qu'il ne vouloit point qu'un tel acte demeurast impuni[23].

D'après le duc d'Anjou et sa sœur Marguerite, Charles IX aurait donc reculé jusqu'au dernier moment devant le crime qu'on voulait lui faire commettre, et cela, toujours d'après la reine de Navarre, à cause de l'affection qu'il portait à Coligny, à la Noue, à Téligny et à la Rochefoucauld. Mais nous n'avons pas besoin de faire ressortir la contradiction qui existe entre les paroles et les sentiments que ces deux personnages prêtent à Charles IX et la conduite qu'il tenait depuis deux ans à l'égard des huguenots. Tout ce qu'il est permis de supposer, c'est que Charles, qui avait marqué sa résolution tant que l'exécution du crime n'était qu'à l'état de projet vaguement conçu, fut pris de terreur lorsque le moment de frapper fut venu ; c'est sous l'empire de cette terreur qu'il laissa échapper des paroles de menace contre tous ceux qui l'entouraient, et principalement contre sa mère, dont il ne pouvait secouer la domination.

D'après d'autres historiens et auteurs de Mémoires contemporains[24], la reine et le duc d'Anjou auraient été mêlés tout le temps à la conversation que le roi eut avec Coligny.

L'amiral remercia d'abord le roi de la bonté qu'il lui témoignait en cette occasion. Charles répondit : La blessure est pour vous, et la douleur est pour moi. Mais je jure (il donna libre cours à ses imprécations ordinaires) que j'en tirerai une vengeance si terrible, que jamais elle ne s'effacera de la mémoire des hommes. Après quoi Coligny parla longuement au roi de son projet favori concernant la conquête des Flandres, se plaignit de ce que tant de gentilshommes huguenots français eussent été massacrés par le duc d'Albe, et revint ensuite sur l'édit de paix, qui dans beaucoup d'endroits n'était pas observé. Charles l'interrompit pour lui dire : Je m'aperçois, mon père, que vous parlez avec beaucoup d'action ; je crains que la violence que vous vous faites ne nuise à votre santé et ne retarde la guérison de votre blessure : j'aurai soin de tout. Et il répéta, jurant de nouveau : Je vengerai l'insulte que vous avez reçue comme si elle m'étoit faite à moi-même ; soyez assuré que j'en punirai sévèrement les auteurs. — Ils ne sont pas difficiles à trouver, les indices sont assez clairs, reprit le blessé.

Le roi voulut ensuite voir la balle qu'Ambroise Paré avait extraite de la plaie, et c'est alors que la reine fit la réflexion que nous avons citée.

Enfin, dernière preuve de la complicité flagrante de tous les personnages de ce drame, c'est dans cette entrevue que le roi décida que le logis de Coligny[25] serait gardé par une compagnie de ses gardes sous les ordres de Cosseins, et l'on y joignit quelques Suisses de la garde du roi de Navarre afin d'ôter tout soupçon. Enfin, les gentilshommes protestants furent invités à venir se loger le plus près possible de l'hôtel de l'amiral afin de veiller sur sa personne, et ce furent les maréchaux de logis du roi qui les installèrent dans les maisons du quartier. Défense fut faite aux catholiques de s'approcher de l'hôtel, et, le duc d'Anjou fut chargé de veiller à la sûreté de la ville.

Quand le roi et sa suite se furent retirés, les principaux seigneurs et gentilshommes protestants tinrent conseil dans la chambre de Comaton. Le vidame de Chartres était d'avis qu'il fallait sortir de Paris et emmener Coligny à Châtillon sans plus de retard, prendre les armes, et ne les déposer qu'après l'extermination complète des princes lorrains et l'exil de Catherine de Médicis. Plusieurs protestants se rangèrent à cet avis ; mais Téligny, à qui le roi témoignait une affection toute particulière, soutint qu'il n'y avait aucun danger à rester, et qu'une telle fuite serait injurieuse pour le roi. Henri de Navarre et le prince de Condé ayant soutenu le dire de Téligny, la majorité décida qu'il n'y avait pas lieu de suivre l'avis du vidame de Chartres.

Le lendemain de l'attentat contre Coligny, un serviteur de la maison de Guise fut arrêté comme étant soupçonné d'avoir commis le crime. A cette nouvelle, Guise, d'Aumale et plusieurs autres de leurs parents se présentèrent devant Charles IX pour lui demander la permission de se retirer d'une cour où l'on faisait peser sur eux le plus indigne soupçon. Le roi leur répondit froidement qu'il ne retenait personne. Cette démarche et l'accueil qui leur fut fait firent supposer aux protestants que les Guises étaient en trop grande défaveur pour rien pouvoir tenter contre eux.

Pendant que les huguenots délibéraient sans rien résoudre, la reine et le duc d'Anjou agissaient. Un mot pouvait faire crouler tous leurs projets. Charles ignorait encore les véritables noms des complices de Maurevert ; s'il apprenait ces noms inopinément, la fougue de son caractère pouvait l'entraîner à faire un éclat terrible, car alors il aurait vu qu'on se jouait de lui. Ii fallait donc le prévenir, en lui montrant qu'il était lui-même, par sa mère, plus engagé dans l'action qu'il ne croyait, et cela de façon à ce qu'il ne reculât pas et ne désavouât personne. Ce fut de Retz, favori du roi, que la reine chargea de cette délicate mission, et il n'avait pas achevé de faire au roi l'historique plus ou moins sincère de l'événement que la reine entra dans l'appartement, suivie du duc d'Anjou, du bâtard d'Angoulême, de Nevers, de Tavannes, de Montpensier et du chancelier de Birague.

La reine, voyant la conversation entamée, confirma ce que venait de dire Gondi ; elle avoua que c'était elle qui avait fait faire le coup pour venger Charry[26], dont l'assassinat était resté impuni, et pour prévenir de nouvelles guerres civiles. Ensuite elle dévoila les projets des huguenots, qui armaient partout à l'occasion de la blessure de l'amiral.

Ils ont envoyé, dit-elle, plusieurs dépêches en Allemagne et dans les cantons suisses pour lever dix mille reîtres et dix mille hommes de pied. A l'intérieur, les chefs du parti protestant ont des intelligences dans un grand nombre de villes, communautés et peuples, tous d'accord pour se soulever sous le prétexte du bien public. Les catholiques, ennuyés d'une si longue guerre et fatigués de toutes les calamités du temps, sont résolus d'en finir. Ils veulent élire un capitaine général pour prendre leur protection et faire ligue offensive et défensive contre les huguenots. Ainsi vous resterez seul sans aucune puissance ni autorité entre ces deux partis[27].

Après la reine, tous les autres conseillers parlèrent à la fois, s'exagérant, soit par plaisir, soit par crainte, les dangers que faisait courir au royaume, au roi et à sa famille la colère des protestants, qui ne pouvait plus être conjurée que par la mort de Coligny, lequel sortirait de Paris semblable à un lion échappé de sa loge, exterminant indistinctement tout ce qui se présenterait devant lui[28]. Il n'y avait donc plus, selon eux, qu'à laisser aller la populace, qui agirait d'elle-même, et ils ajoutaient : Quand la chose sera faite, on ne manquera pas de prétexte pour la colorer, en rejetant la faute sur les Guises, qui se chargeront volontiers de cette haine[29].

Ainsi, jusqu'au bout, les conseillers de Charles IX exploitaient l'amour filial de Guise, — exagéré et coupable puisqu'il devait le conduire au crime, — pour faire de cet amour l'instrument de leurs complots sanguinaires, et pour livrer ensuite le fils de François de Lorraine à la vengeance des huguenots et au mépris de l'histoire !

Le jeune Charles IX était pris, depuis qu'il était monté sur le trône, dans les mailles du filet tressé par sa mère, et il n'avait pas la force de le rompre. Supplié et assailli par ceux en qui il était tout naturel qu'il plaçât toute sa confiance, il se mit à jurer par la mort-Dieu, et dans un élan de colère, étouffant toute raison et tout sentiment humain, il s'écria : Puisque vous trouvez bon de tuer l'amiral, tuez-le, mais tous les huguenots avec lui, pour qu'il n'en reste pas un pour me le reprocher. Donnez-y ordre promptement[30].

C'était l'arrêt de mort qu'attendaient Catherine et ses complices, et dès lors ils ne pensèrent plus qu'à l'exécuter.

Gondy, comte de Retz, demanda que le roi de Navarre, le prince de Condé, Montmorency et d'Anville ne fussent point épargnés[31]. Le conseil fut unanime à reconnaître que le roi de Navarre, premier prince du sang et beau-frère du roi, ne pouvait pas être frappé dans le Louvre, sous les yeux de Marguerite de Valois ; une pareille action n'aurait jamais pu être mise sur le compte des Guises, et le roi n'aurait jamais pu s'en disculper. Quant à Condé, ce fut Nevers qui répondit de lui et le prit sous sa protection ; mais ce ne fut pas sans peine que grâce lui fut faite. Tavannes, dans ses Mémoires, s'attribue à lui seul l'honneur d'avoir sauvé Montmorency[32] et d'Anville.

Les événements que nous venons de rapporter se passaient dans la journée du samedi 23 août. Après le conseil tenu chez le roi et la décision qui le suivit, Guise fut mandé au Louvre, où, de la bouche même de Charles IX, il reçut les instructions nécessaires pour accomplir sa terrible mission. Henri de Lorraine avait, quelque temps avant, sollicité du roi la faveur de défier Coligny en combat singulier afin de vider leur querelle. Le roi n'avait pas voulu y consentir, et aujourd'hui il lui donnait l'ordre d'assassiner son ennemi. Guise accepta le triste honneur de commander les troupes et les milices chargées de cette sanglante exécution, disant que tout est légitime pour un fils qui venge son père[33].

Il fut décidé que le massacre aurait lieu la nuit m me, est- à- dire du samedi 23 au dimanche 24 août, jour de la Saint-Barthélemy, et, pour s'assurer le concours du peuple, Marcel, l'ancien prévôt des marchands, Charron, qui lui avait succédé dans cette charge, et un grand nombre d'échevins sont appelés au Louvre, et la reine les invite à réunir les milices en armes dans l'hôtel de ville afin d'être prêtes au moment voulu.

Pour éviter toute confusion, Guise ordonne chacun de porter au chapeau une croix blanche et une écharpe blanche au bras : c'est le signe qui distinguera les catholiques. Il commande de plus que des flambeaux soient posés sur toutes les fenêtres, afin d'éclairer les rues lorsque sonnera le tocsin.

Les compagnies suisses des cinq cantons catholiques, les arquebusiers du duc d'Anjou et les autres troupes sont dirigés sur chaque quartier. Guise s'est réservé d'agir dans la partie qui embrasse la rue Béthisy, le Louvre et le quartier de Saint-Germain-l'Auxerrois où sont réunis en plus grand nombre les huguenots[34].

C'était une belle nuit d'été, calme et tiède ; les étoiles brillaient au firmament, reflétant leur pure clarté dans les eaux de la Seine, dont le murmure était couvert parfois par des bruits vagues et des rumeurs confuses. Ces bruits, ces rumeurs venaient des pas alourdis et du maniement d'armes des troupes et des milices bourgeoises se rendant aux postes indiqués ; on apercevait leurs sombres silhouettes se détachant confusément le long des quais et dans les rues, faiblement éclairés. Les passants attardés, ignorant ce qui se tramait, ne pouvaient maîtriser l'inquiétude que leur causaient les patrouilles nocturnes qu'ils rencontraient en gagnant leurs logis. Parfois un huguenot soupçonneux se hasardait a demander à ces hommes mystérieux pour quel motif ils vaquaient en armes si tard dans les rues de Paris, et le centenier ou l'officier des gardes répondait d'une voix brève qu'ils avaient convoqués au point du jour pour une fête donnée en l'honneur de Madame Marguerite. Les pas s'éloignaient, et tout rentrait dans l'ombre et le silence.

Les salles des gardes et es cours du Louvre étaient remplies de soldats armés de piques et de mousquets, de gentilshommes sombres et soucieux, portant tous à leur chapeau la double croix de Lorraine et l'écharpe blanche au bras.

Guise venait d'arriver, suivi de d'Aumale, de d'Elbeuf, de Tavannes et du bâtard d'Angoulême, et faisait l'inspection de ses troupes.

Le héros de Poitiers, pour qui un jour de bataille est un jour de fête, et dont la figure, même au milieu des plus grands dangers, est toujours éclairée par un joyeux sourire, ne peut maîtriser les frissons qui courent dans tout son corps. Il a les lèvres serrées, le regard fixe et les sourcils froncés. Sa main crispée serre convulsivement son épée jusqu'alors si loyale.

Dans les appartements royaux, la même anxiété qui est répandue sur la ville prête à s'endormir pèse également sur tous les fronts. C'est l'heure du coucher de la reine mère. Catherine cause à voix basse avec quelques-unes de ses dames d'honneur. La jeune reine de Navarre, étonnée du morne silence qui se fait autour d'elle, n'ose interroger sa sœur ainée, la duchesse de Lorraine, qui est à ses côtés toute triste[35]. La reine mère aperçoit Marguerite, assise sur un coffre, et lui commande d'aller se coucher. Marguerite se lève, et, au moment où elle fait la révérence, la duchesse de Lorraine la saisit par le bras et s'écrie en pleurant :

Mon Dieu, ma sœur, n'y allez pas !...

A ces paroles, Catherine de Médicis se courrouce contre sa fille aînée et lui commande de se taire.

La duchesse réplique :

Il n'y a pas apparence, Madame, de l'envoyer ainsi se sacrifier ; car, sans doute, s'ils découvraient quelque chose ; c'est sur elle qu'ils se vengeraient.

S'il plaît à Dieu, reprend froidement l'Italienne ; elle n'aura point de mal ; mais, quoi qu'il en soit, il faut qu'elle aille se coucher, de peur de leur faire soupçonner quelque chose... Et de nouveau elle lui commande rudement de se retirer. Sa sœur  lui dit bonsoir en fondant en larmes, et la jeune reine de Navarre sort, toute transie et éperdue, sans savoir ce qu'elle avait à craindre ; car les catholiques lui disaient rien à cause de son mari, qui était protestant, et les protestants se méfiaient d'elle parce qu'elle était catholique[36].

Quand elle arriva dans sa chambre, après avoir prié dans son oratoire, elle trouva le lit du roi, qui était déjà couché, entouré de trente à quarante gentilshommes huguenots[37], qu'elle n'avait jamais vus, et qui causèrent presque toute la nuit avec son mari de l'accident survenu à Coligny.

Une scène analogue se passait dans les appartements de Charles IX[38], où il ne restait plus que la Rochefoucauld. Dans l'antichambre étaient Chamont et Mergey, gentilshommes de la suite de ce seigneur. La porte s'ouvrit. Le roi disait :

Foucauld, — il l'appelait ainsi —, ne t'en va pas il est déjà tard ; nous balivernerons le reste nuit.

Cela ne se peut, répondit le Comte ; car il faut dormir et se coucher.

Tu coucheras avec mes valets de chambre.

Ils sentent mauvais, répliqua le comte en riant ;  adieu, mon petit maître. Et il sortit, suivi de ses gentilshommes, pour aller passer quelques instants près de la princesse douairière de Condé[39], qui avait des bontés pour lui. En quittant la princesse, il fut accosté dans l'escalier par un homme vêtu de noir qui lui parla longuement à voix basse.

Après cet entretien mystérieux le comte dit à Mergey : Va trouver le roi de Navarre, et annonce-lui que Guise et Nevers sont par la ville et ne couchent point au Louvre. Quand Mergey se fut acquitté de sa commission, il rencontra de Nancey et le comte de la Rochefoucauld, qui, après avoir causé ensemble au bas de l'escalier, retournèrent chez le roi de Navarre. Les gentilshommes qui gardaient le prince béarnais étaient installés dans la garde-robe du roi et jouaient. De Nancey souleva la tapisserie et les compta de la tête ; puis il leur dit : Messieurs, quelqu'un de vous veut se retirer, on va fermer les portes. Les huguenots répondirent qu'ils avaient l'intention de passer la nuit au jeu.

Le comte de la Rochefoucauld, Mergey et Chamont sortirent du Louvre par un petit portillon que leur ouvrit le capitaine de la porte, Nicolas d'Angennes, marquis de Rambouillet.

Rambouillet avait été prisonnier en Flandre avec Mergey, et depuis cette époque les deux compagnons d'infortune s'étaient liés d'une amitié que la différence de religion n'avait point altérée. Rambouillet aurait voulu prévenir Mergey du danger qu'il allait courir ; mais il était épié, et un mot pouvait lui coûter la vie[40] ; il ne put que lui serrer la main et lui dire : Adieu, monsieur de Mergey, mon ami.

Les deux gentilshommes accompagnèrent la Rochefoucauld chez lui ; puis ils s'en retournèrent à leur logis, qui était situé près de la demeure de l'amiral.

Le signal du massacre devait être donné, une heure avant le jour, par la cloche du palais de justice.

Vers minuit, la reine, impatiente et craignant que le roi ne revint sur sa détermination, l'alla trouver dans son appartement. Avec la reine étaient le duc d'Anjou, Nevers, Tavannes, le comte de Retz et le chancelier de Birague. Charles était inquiet et irrésolu. Catherine lui dit que ses incertitudes allaient lui faire perdre l'occasion qui se présentait d'en finir avec tous ses ennemis, et termina en l'accusant de lâcheté. Sous cet affront, le roi bondit de fureur, et ordonna qu'on commençât immédiatement. L'implacable Italienne n'attendait que ce mot ; Guise est appelé auprès d'elle, et ordre lui est donné de faire sonner le tocsin à Saint-Germain-l'Auxerrois, qui est plus proche que le palais de Justice.

A cet appel sinistre, les protestants quittent leurs lits et vont au Louvre, où ils engagent des pourparlers et des injures avec les troupes qui gardent le palais ; après les injures on en vient aux mains ; un premier coup de pistolet est tiré par un Gascon, et le massacre commence.

La grande porte de la cour du Louvre est ouverte ; Guise sort pour donner au logis de l'amiral ; il a à côté de lui son oncle d'Aumale, d'Elbeuf, son frère, les ducs de Nemours et de Nevers, le grand prieur d'Angoulême. Ils sont suivis par une troupe d'environ trois cents hommes[41]. En entendant le premier coup de feu, Guise s'est écrié : Un pareil bruit est doux à l'oreille d'un fils qui a son père à venger[42]. En parlant ainsi, il cherchait à s'exciter lui-même ; mais il avait pâli à ce coup de feu, lui, le vaillant soldat, et avec lui tous ses complices, habitués à braver la mort sur les champs de bataille, mais non à faire œuvre de bourreaux.

Coligny, ne pouvant pas dormir, se faisait lire les Commentaires de Calvin sur Job[43] ; et ne s'inquiétait pas trop du bruit qui commençait à se faire dans la rue ; il supposait qu'il était occasionné par les gens des Guises, qui se retiraient en voyant les soldats du roi. Son erreur fut de courte durée. Les troupes de Cosseins se joignent aux troupes de Guise pour donner sus aux Suisses du roi de Navarre, qui, trop faibles pour résister, fuient de toutes parts. La porte de Coligny est forcée, ses domestiques éperdus entrent dans sa chambre ; l'amiral leur ordonne de fuir par les toits. Quatre hommes, l'épée à la main, pénètrent à leur tour dans la chambre : Besme, le Wurtembergeois, créature de Guise ; Cosseins, capitaine des gardes ; Sarlabous et Attigny.

Êtes-vous le seigneur Coligny ? demande Besme, qui ne le connaissait pas.

Oui, répond l'amiral. Jeune homme, tu devrais respecter mes cheveux blancs ; mais fais ce que tu voudras ; tu ne peux accourcir ma vie que de quelques jours.

Aussitôt Besme lui traverse le corps d'un coup d'épée. L'amiral est mort, et Besme[44] continue à le frapper au visage. Quand il a achevé son œuvre, il crie par la fenêtre : C'est fait. Eh bien, fais-nous-le voir, lui dit Guise ; M. d'Angoulême ne veut pas le croire. Et le corps de Coligny fut jeté par la fenêtre ; mais il était si sanglant, que le prince lorrain est obligé de lui essuyer le visage avec son mouchoir pour le reconnaître[45].

Le cadavre de l'amiral, livré à la populace, fut promené dans la boue, et puis on le décapita pour présenter sa tête au bout d'une pique au roi et à la reine ; le reste de son corps fut traîné à Montfaucon, où de Thou, l'historien, le trouva deux jours après attaché à un banc de bois avec une chaîne de fer. Il fit enlever la nuit ce malheureux cadavre d'un lieu si infâme, le fit porter à Chantilly et cacher dans un lieu secret, enfermé dans un cercueil de plomb, défendant qu'on le mît dans la chapelle, de peur qu'on ne l'en vint tirer on le porta depuis à Châtillon-sur- Loing, dans le tombeau de ses ancêtres[46].

Le fils a vengé le père ! L'œuvre infâme de Poltrot de Méré est surpassée par l'œuvre plus infâme encore de Besme ; mais Guise est sur une voie fatale et ne peut plus s'arrêter. Allons, courage, compagnons, s'écrie-t-il, allons aux autres, le roi le commande ! Et, suivi de ses complices, l'épée à la main, il traverse le lieu du carnage et se dirige vers la porte du Châtelet pour frapper Montgomery et un gros de huguenots qui logeaient du côté du faubourg Saint-Germain. Mais le portier est couché, et, avant qu'on l'ait réveillé et trouvé les clefs, Montgomery, Ferrière, le vidame de Chartres, Ségur, Rohan de Fontenay, Godefroy de Caumont et grand nombre d'autres, en voyant d'un côté à l'autre de la Seine les Suisses et les gardes mêlés à la populace, devinent la complicité de Charles IX, et fuient à toute bride sur les premiers chevaux qu'ils peuvent saisir. Guise, à la tête de quelques cavaliers, se met à leur poursuite jusqu'à Montfort-l'Amaury sans pouvoir les atteindre. En rentrant à Paris, vers le soir, sa vengeance personnelle satisfaite, son cœur, qui était généreux, lui dicta un acte d dévouement et de générosité que les ennemis du chef de la Ligue n'ont cité que pour l'exploiter contre lui. Ému au spectacle de ce carnage, il ouvrit les portes de son hôtel à tous les huguenots qu'il lui fut possible de sauver, et qui comptaient parmi eux des femmes et des enfants, que Charles IX voulait faire périr[47]. Cet acte de générosité qui fut reproché comme un acte de lâcheté par les uns, tandis que les autres ne virent là qu'un habile moyen de rejeter sur la cour seule la responsabilité du crime.

Nous n'entrerons pas dans tous les détails de cette scène de carnage, où l'appât du vol soutenait le bras fatigué des assassins.

La Rochefoucauld fut surpris dans la nuit par des hommes masqués et il croyait à une plaisanterie du roi, quand il fut frappé d'un coup de poignard. Caumont de la Force fut tué dans son lit, où il dormait avec ses deux enfants ; l'aîné périt avec lui. Clermont de Piles se jeta de lui-même sur les piques des assassins. Soubise, Pluviaut, Crussol, Mortemart, Rouvray, n'essayèrent même pas de se défendre ; Gueschy et Lavardin se débattirent longtemps, mais en vain. Le vieux Brion fut égorgé dans les bras de son élève, le prince de Conti, qui avec sa petite main essayait de détourner ou de parer les coups. Téligny fut massacré sur les toits de sa maison par les gardes du duc d'Anjou.

Comme le pillage et l'ambition étaient, bien plus que la cause religieuse, le stimulant des assassins, bien des catholiques furent massacrés parce que des misérables espéraient s'emparer de leurs biens ou de leurs charges. Dans le nombre périrent le chanoine Villemur, qui avait prêté sa maison à Maurevert, ainsi que le secrétaire d'État Loménie, le président Laplace[48] et Pierre Salcède, gouverneur de Vic[49], etc. etc.

Les gentilshommes du roi de Navarre et du prince de Condé furent presque tous tués en sortant du Louvre.

Marguerite de Valois dormait lorsqu'on frappa à sa porte avec les pieds et les mains en criant : Navarre ! Navarre ! La nourrice de la reine ouvrit, croyant que c'était le roi. C'était un gentilhomme nommé de Téjean, qui, blessé et poursuivi, chercha un refuge jusque dans le lit de la reine, Pendant la scène tragi-comique qui suivit cet incident, ils roulèrent tous deux dans la ruelle. Les quatre archers qui pourchassaient de Téjean ne respectèrent même pas la chambre de la jeune reine, qui se courrouça fort de cette indiscrétion. Le pauvre homme était tellement couvert de sang, qu'il fallut le changer de chemise. Il fut sauvé par de Nancey, qui annonça en même temps à Marguerite tout ce qui se passait, et l'assura que son mari était près du roi et ne courait aucun danger. Laissons parler Marguerite.

... Et, me faisant jeter un manteau de nuict sur moy, il m'amena dans la chambre de ma sœur, Madame de Lorraine, où j'arilvay plus morte que vive ; et entrant dans l'antichambre, de laquelle, toutes les portes étaient ouvertes, un gentilhomme nommé Bourse, se sauvant des archers qui le poursuivaient, fut percé d'un coup de hallebarde, à trois pas de moy. Je tombay presque évanouie entré les bras de M. de Nancey, et pensois que ce coup nous eust percez tous les deux. Et estant quelque peu remise, j'entray en la petite chambre où couchait ma sœur. Comme j'étais là M. de Miossans, premier gentilhomme du roy mon mari, et Armagnac ; son premier valet de chambre, m'y vinrent trouver pour me prier de leur sauver la vie. Je m'allay jeter à genoux devant le roy et la reyne ma mère, pour les leur demander, ce qu'enfin ils m'accordèrent[50].

Grammont, Duras, Gamaches et Bouchavanes furent également sauvés par le roi.

Les haines étaient si ardentes que la générosité elle-même avait un caractère farouche. Il faut pourtant citer le trait suivant, qui repose un peu le cœur et peint bien les mœurs des hommes de cette époque.

De Vesins, catholique, et Reynier, protestant, étaient proches voisins à Paris, et se haïssaient mutuellement. Le matin de la Saint-Barthélemy, Vesins arriva chez son ennemi, accompagné de plusieurs hommes armés. En le voyant, Reynier s'écria : Homme cruel, c'est vous que attendais ; profitez d'un moment si favorable pour satisfaire votre ressentiment ; ne prolongez pas mon agonie, j'ai recommandé mon âme à Dieu ; tuez-moi.

Suivez-moi, lui répondit Vesins, et montez le cheval que je vous amène.

Le huguenot obéit. Vesins avait reçu du roi la mission de se rendre à Cahors ; il désigne Reynier comme un homme de sa suite, et le fait sortir ainsi de Paris. Une fois hors de la capitale, la petite troupe parcourt encore deux cinquante lieues sans que Vesins daigne sortir de son silence farouche et mettre un terme à l'inquiétude de son ennemi, qui se voyait conduit près de son propre château. Comme ils touchaient à l'avenue, Vesins arrêta sa marche, et il dit à son ennemi : Vous m'avez offensé, je ne me venge pas en assassin, mais en homme d'honneur. Maintenant que vous êtes en sûreté et près de votre château, nous pouvons vider nos débats, je vous en laisse le maître.

Qui ! moi ? mon cher Vesins, s'écrie Reynier, que j'abuse ainsi de votre générosité ! Puis-je encore voir un ennemi dans mon libérateur ? Ô Vesins, mettez le comble à vos bienfaits en me donnant votre amitié. Et ce disant, il voulait se jeter dans les bras de son sauveur. Mais Vesins, qui, tout en se montrant généreux, voulait encore paraître insensible, lui répondit : Adieu, je vous demande seulement de reconnaître que vous m'aviez mal jugé. Et, sans plus attendre, il part au galop de son cheval[51].

Revenons à Paris. Le roi, dit-on, alla voir le cadavre de Coligny à Montfaucon, et, comme on s'étonnait qu'il pût résister à l'odeur infecte de ce charnier humain, il répliqua Le corps d'un ennemi mort sent toujours bon. Il parait enfin que la cour ne se montra pas insensible à la part de prises que daignèrent mettre de côté pour elle certains pillards. Le roi et la reine mère acceptèrent plusieurs diamants et objets de prix dont les victimes avaient été dépouillées.

Le lendemain, Charles IX écrivit à tous les gouverneurs de province pour leur annoncer l'événement et rejeter tout l'odieux du crime sur Guise ; mais en même temps des courriers porteurs d'ordres écrits ou verbaux partaient pour toutes les provinces, afin d'y organiser les mêmes massacres, qui furent terribles à Meaux, à Bourges, à Orléans, à Toulouse, à Rouen, à Angers et dans plusieurs petites villes. Hâtons-nous de dire, pour l'honneur de l'humanité, qu'un grand nombre de gouverneurs refusèrent énergiquement d'obéir à cet ordre barbare, et que, dans une foule de villes où les assassinats eurent lieu les églises et les presbytères catholiques servirent de refuge aux protestants.

Saint-Méran, gouverneur en Auvergne, écrivait au roi : Sire, j'ai reçu un ordre, sous le sceau de Votre Majesté, de faire mourir tous les protestants qui sont dans ma province. Je respecte trop Votre Majesté pour ne pas croire que ces lettres sont supposées, et si, ce qu'à Dieu ne plaise, l'ordre est véritable, je la respecte encore trop pour lui obéir. L'évêque de Lisieux, le jacobin Jean Hennuyer, se prononça courageusement contre tout massacre au nom de la religion, et sauva ainsi la vie des protestants de tout son diocèse[52]. Le comte d'Orthez, commandant à Bayonne, écrivit au roi qu'il avait rassemblé tous les bons citoyens, qu'il avait trouvé des soldats, mais pas un bourreau. Sigoynes, gouverneur de Dieppe, aussitôt l'ordre reçu, fit rassembler tous les habitants à l'hôtel de ville, sans distinction de culte, et leur dit que cet ordre ne concernait que les calvinistes rebelles et séditieux, et que, grâce à Dieu, il n'en restait plus dans Dieppe. Enfants du même Dieu, dit-il, vivons en frères, et ayons les uns pour les autres la charité du bon Samaritain. Tels sont mes sentiments ; j'espère que vous les partagerez.

Il faut encore citer le comte de Tendes en Provence, Gordes en Dauphiné, Mandelot à Lyon, de la Guiche à Mâcon, de Bouillé en Bretagne, Tannegui le Veneur, Matignon, Villeneuve, qui, même au péril de leur vie, refusèrent obéissance aux ordres de la cour.

Le lundi 25, un arrêté royal prescrivait, à chacun de déposer les armes. Le massacre cessa pendant le jour ; mais quand vint la nuit, il recommença avec le même acharnement, et dura jusqu'au 26. Le nombre des victimes fut de deux mille selon les uns, de douze cents selon les autres[53] ; en somme on n'a jamais pu le connaître exactement.

L'acte une fois accompli, Catherine et ses conseillers s'aperçurent que tout ce que le parti protestant avait perdu en force et en autorité avait été gagné par le parti des Guises. On songea un moment à suivre la tactique convenue, en rejetant sur les princes lorrains et sur leur rancune personnelle tout l'odieux de l'attentat dont Coligny et les protestants venaient d'être victimes ; mais ce désaveu, sans laver le roi du sang répandu, témoignait trop de l'impuissance du monarque, qui, sous ses yeux, dans son propre palais, n'avait pas pu faire respecter la parole jurée, et laissait Henri de Lorraine chef unique et souverain du parti catholique.

Au point de vue politique, la Saint-Barthélemy plus qu'un crime, c'était une faute[54], pour nous servir d'une parole célèbre qui devait être prononcée deux siècles et demi plus tard. Hâtons-nous d'ajouter qu'au point de vue de la morale ces paroles ne sont qu'un odieux paradoxe ; car les fautes se réparent, et Dieu seul peut absoudre les crimes, que les hommes ne peuvent jamais réparer une fois commis.

La reine n'eut pas grand'peine à faire comprendre au roi la véritable situation du moment. Les Montmorency, déjà très puissants, à qui le roi avait commandé de désarmer, ne désarmeraient plus maintenant, et à eux viendraient se joindre les protestants ; en face des Montmorency se dresseraient les Guises, remuants et audacieux, plus populaires et plus redoutables que jamais. Le royaume allait donc se diviser en deux camps, et le roi ne trouverait de serviteurs d'aucun côté. La majesté royale, dit la reine, sera méprisée et foulée aux pieds, et chacun se rendra justice soi-même. Le seul moyen pour prévenir tous ces maux est que Votre Majesté ; donne une déclaration par laquelle elle approuve tout ce qui s'est passé, comme ayant été fait par ses ordres ; par là vous vous rendrez le maître, en ôtant les armes aux Guises, et en empêchant les Montmorency de les prendre. Enfin vous viendrez à bout, par cette résolution, d'achever la ruine des protestants en séparant leur cause de celle des Montmorency.

Charles, qui craignait plus d'être méprisé que haï, se laissa donc persuader qu'il convenait à son autorité de déclarer par un acte public que tout ce qui s'était fait pendant le tumulte de Paris s'était fait par son ordre, déclaration qui lui parut nécessaire pour contenir dans le devoir les Montmorency et les Guises[55].

Le mardi 26 août, le roi, après avoir entendu une messe solennelle, se rendit au parlement avec les ducs d'Anjou et d'Alençon ses frères, le roi de Navarre et les seigneurs de la cour, pour y tenir un lit de justice devant toutes les chambres assemblées.

Le roi rappela toutes les injures qu'il avait reçues, depuis son enfance, de la part de Coligny et des scélérats qui prenaient la religion pour prétexte de leur révolte ; il dit que plusieurs fois il avait voulu oublier leurs attentats, et avait accordé aux rebelles des édits de pacification ; mais que, loin de reconnaître sa bonté, Coligny, pour mettre le comble à son crime, avait juré d'exterminer le roi, la reine sa mère, les ducs d'Anjou et d'Alençon ses frères, et aussi le roi de Navarre, bien que de la même religion, pour mettre Condé sur le trône à dessein de le tuer plus tard pour s'emparer du royaume après avoir massacré toute la famille royale. Un coup aussi affreux ne pouvait être paré que par un coup violent ; avec les maux extrêmes il faut en venir aux remèdes les plus forts. En conséquence, il vouloit que tout le monde sçût, que ce qui s'étoit fait le vingt-quatrième d'août pour punir tous les coupables avait été fait par ses ordres.

Christophe de Thou, premier président, père de l'historien, homme doux et sage, fut, obligé, dit son fils, de répondre par un discours accommodé au temps, dans lequel il loua la prudence du roi, qui avait su dissimuler tant d'injures, prévenir ainsi de bonne heure une conjuration qui mettait l'État en péril, et, en l'étouffant, d'avoir affermi la paix au royaume. Il termina par le mot de Louis XI : Qui ne sait pas dissimuler, ne sait pas régner.

Ordre fut ensuite donné à la cour de faire incessamment des informations sur la conjuration de Coligny et de ses complices, pour qu'elle fût jugée conformément aux lois et a la justice.

En vérité, il était temps qu'on songeât aux lois et à la justice ! Quelle dérision !

L'avocat général, Gui du Faur de Pibrac, demanda au roi : 1° s'il voulait que cette déclaration fût inscrite sur les registres publies du parlement pour en conserver la mémoire ; 2° s'il voulait qu'on travaillât à la réforme du clergé. et de la magistrature, comme il l'avait désiré en tenant son premier lit de justice ; et 3° si son intention n'était pas qu'on fit cesser lie meurtres et les pillages.

Le roi répondit qu'il ordonnait le premier point ; qu'il prendrait soin du second ; et sur le troisième, il commanda qu'on fit publier dans tous les carrefours de la ville que le roi voulait qu'on cessât, de tuer et de piller.

Ainsi se termina ce drame sanglant, que Philippe II et le Cardinal de Lorraine approuvèrent seuls ; le premier parce que, tant que la France était en guerre civile, l'Espagne n'avait rien à craindre, et le second parce que son orgueil et son esprit dominateur ne voyaient dans la mort de Coligny et de ses partisans que le renversement de l'obstacle qui empêchait sa famille et lui de se partager le pouvoir.

C'est mal servir la cause de la monarchie et de la foi que de chercher à pallier les crimes des rois et à excuser les attentats commis au nom de la religion.

La religion de Jésus-Christ est une religion de paix et d'amour, et l'Évangile, qui va jusqu'à ordonner de tendre la joue gauche quand on a été frappé sur la droite, ne commande ni la vengeance ni le meurtre, sous quel prétexte que ce soit. Ceux donc qui ont trempé dans ce crime épouvantable ou qui s'en sont réjouis, loin de servir la cause de Dieu et de la religion, ont manqué aux préceptes les plus sacrés du catholicisme, et, au nom de Dieu, de la religion et de l'humanité, leur conduite mérite d'être flétrie.

Plusieurs historiens, obéissant à des mobiles ou à des sentiments tout opposés cependant, ont essayé d'établir que la Saint-Barthélemy n'avait pas été préméditée par Charles IX, qui était de bonne foi dans les relations amicales avec Coligny, et que l'ordre du massacre lui avait été arraché par sa mère au dernier moment. La principale preuve de leur assertion repose sur le Discours à Cracovie, du roi Henri III, document important, nous en convenons, et que nous avons eu souvent l'occasion de citer. Malheureusement ce document, habilement rédigé, tout en paraissant innocenter Charles IX de toute préméditation, est destiné surtout à décharger le duc d'Anjou du même crime. S'il n'y a pas eu préméditation de la part du roi, il n'y en a pas eu davantage de la part de son frère et même de la part de Catherine de Médicis. Mais l'histoire est là pour nous prouver le contraire. Tous les actes politiques qui ont précédé la Saint-Barthélemy établissent une idée de suite que rien ne peut détruire.

Comment ! Catherine de Médicis et Charles IX, qui, à tous les traités de paix signés avec les protestants, avaient montré chaque fois une mauvaise humeur si évidente et avaient si longuement discuté la moindre des concessions, deviennent tout à coup, après les triomphes et les succès du duc d'Anjou, d'une docilité si grande qu'elle va jusqu'à la complicité en accordant sans hésitation, par la paix de Saint-Germain, tout ce qu'exigent les confédérés, et l'on ne voit pas dans ce fait seulement que la cour était résolue à endormir l'ennemi dans une fausse sécurité pour le frapper plus sûrement lorsque le moment serait venu !...

Et les caresses hypocrites, les protestations d'amitié prodiguées à Coligny, à Condé, à la reine de Navarre, à son fils, à tous les seigneurs protestants, non seulement par le roi, mais aussi par Catherine de Médicis et par le duc d'Anjou, pour les faire sortir de la Rochelle et les attirer dans Paris ?... Et la mort de Lignerolles, ce favori du duc d'Anjou, assassiné par Villequier sous les yeux du prieur d'Angoulême ?... Et les paroles que le roi dit à d'Aumale pour l'engager à avoir patience, l'assurant que sous peu il verrait quelque bon jeu ?... Et les indiscrétions pleines de menaces échappées à Rome au cardinal de Lorraine et au cardinal Alessandrini ?... Et la fausse lettre arrivée de Rome pour que le mariage du roi de Navarre et de la princesse Marguerite ne fût pas retardé, et que les huguenots présents à Paris ne retournassent pas à la Rochelle ?... Et les avis réitérés que Coligny recevait de ses amis, qui flairaient un piège et n'avaient pas voulu tomber dedans ?... Et le départ précipité de Langoiran, qui préfère se sauver avec des fous que de se perdre avec des sages ?...

Non, le doute : n'est malheureusement pas permis : il y eut complot et préméditation, et le' roi fut du complot. Car, malgré toute son audace, malgré toute l'influence qu'elle exerçait sur l'esprit de Charles IX, Catherine de Médicis n'aurait pas osé assumer sur elle une telle responsabilité ; elle aurait craint pour ses jours, elle aurait craint surtout pour ceux de son fils chéri, le duc d'Anjou, dont Charles IX était jaloux et qu'il eût sacrifié sans pitié dans un moment de colère.

Ceci établi, voyons la part de responsabilité qui revient à chacun des partis en présence et aux personnages qui jouèrent un rôle dans ce drame sanglant.

Historiquement parlant, il est indiscutable que, depuis Charles VIII, la France marchait, unie et forte à la conquête de ses frontières naturelles, de ses réformes intérieures, du progrès et des sages libertés. Malgré les revers qu'elle éprouva sous Louis XII et sous François Ier, son génie national s'affirmait avec éclat ; sa renaissance artistique et littéraire rivalisait de gloire avec la renaissance italienne ; son commerce, son industrie et son agriculture étaient en pleine prospérité ; ses mœurs étaient plus pures et surtout infiniment plus douces que dans n'importe quelle autre contrée de l'Europe ; enfin, sous l'influence de sages et profonds législateurs, ses lois devenaient de jour en jour plus justes et plus humaines. Les derniers vestiges des temps barbares disparaissaient devant le progrès civilisateur.

Mais voici que tout à coup Calvin parait, et fonde dans cette nation si unie une secte religieuse qui vient jeter la perturbation et la haine entre les citoyens. Nous ne ferons pas ici l'historique du calvinisme ; cela nous entraînerait trop loin et nous forcerait à sortir de notre cadre. Nous dirons seulement que les doctrines de Calvin, comme les doctrines de Luther étaient vieilles en Europe de six siècles au moins. Depuis le curé Tanchely, qui vivait à Anvers au commencement du XIe siècle, et se sépara du catholicisme pour fonder une religion où le gnosticisme a les préceptes manichéens étalent étrangement amalgamés avec les croyances évangéliques, l'Allemagne n'avait jamais cessé d'être déchirée par les guerres civiles occasionnées par les sectes que formèrent les soi-disant réformateurs du christianisme. Luther et Calvin n'ont fait en somme que continuer l'œuvre des popelicains des anabaptistes, des frères moraves ou cathares (purs), des hussites, des albigeois et des iconoclastes. Ces sectes, qui ne disparurent jamais totalement, ont fini par se fondre dans les diverses branches du protestantisme, Les mennonites hollandais et les presbytériens anglais sont d'anciens anabaptistes. Vic-Stœck, Monzer et Jean de Leyde, célèbres par leurs cruautés, sont les précurseurs directs de Luther, de Henri VIII et de Calvin.

La France avait eu le bonheur d'échapper à ces guerres intestines, d'autant plus terribles qu'elles sont allumées par le fanatisme aveugle, que rien ne peut attendrir, et qui ne connaît ni grâce ni pitié.

Il ne faut pas juger la société française au XVIe siècle en la mettant en parallèle avec la société française au XIXe. Il faut, pour juger sainement un acte politique qui s'est accompli à une époque, s'identifier avec les mœurs, les lois et les passions mêmes de cette époque. Or le XVIe siècle est un siècle de transition, où subsistaient encore les fortes croyances du moyen âge, qui avaient fait prendre les armes aux croisés et fourni l'occasion de tant de traits héroïques accomplis avec une sublime simplicité.

Les catholiques, sincères dans leur foi naïve, ne virent dans le protestantisme naissant qu'une épouvantable hérésie, une lèpre pour les âmes, et ne comprirent pas qu'on transigeât avec des hérétiques. Il y allait pour eux de leur salut éternel.

Le gouvernement apprécia la portée politique que pouvait avoir le protestantisme, et vit immédiatement le danger qu'il faisait courir à l'État. Sous prétexte de liberté de conscience, les grands seigneurs tendaient à reconquérir leurs anciens droits et privilèges. C'était la féodalité qui relevait la tête. Le pouvoir royal et les catholiques se trouvèrent donc unis tout naturellement contre l'ennemi commun. Trop faibles pour lutter ouvertement contre le pays tout entier et contre le roi[56], les protestants se firent conspirateurs, et appelèrent l'étranger à leur aide. Alors ce fut la guerre civile, excitée par les haines personnelles, les passions farouches que ces haines engendrent toujours, et par un fanatisme aussi barbare et aussi cruel d'un côté que de l'autre.

Eh bien ! qui donc a soufflé la discorde ? Qui donc a troublé la paix publique après avoir troublé les consciences ? Qui donc a levé l'étendard de la révolte, a fait le premier appel à l'étranger, et a déchaîné sur le pays la guerre civile et tous les maux qui l'accompagnent ? Le protestantisme

Le protestantisme recueillait donc à la Saint-Barthélemy le fruit de ses semences, et notre pitié. ne s'éveille pas seulement au spectacle des massacres qui se firent ce jour-là elle s'étend sur toutes les victimes, catholiques ou huguenots, qui tombèrent sur les champs de bataille de Dreux, de Saint-Denis, de Jarnac, de Roche-Abeille, de Moncontour, etc., etc... Pour la France, pour son honneur et pour sa gloire, qui n'a pas souhaité mille fois que des hommes comme Condé et Coligny, Montmorency et François de Lorraine, fussent tombés comme Turenne, la face tournée contre les ennemis de leur patrie, Anglais ou Impériaux ?

La part la plus grosse de responsabilité de cette sanglante journée revient donc à ceux qui en furent les victimes. Premiers fauteurs de guerres civiles, ayant maintes fois fait appel au crime et à l'assassinat, ils périrent sous les coups des assassins.

Voyons maintenant la part qui revient au roi, au duc d'Anjou, à la reine mère et au duc de Guise.

Le roi avait vingt-deux ans en 1572 ; il en avait vingt à la paix de Saint-Germain, et treize quand il fut déclaré majeur par le parlement de Normandie. Depuis son âge le plus tendre, il n'entendait parler que d'embûches, de complots, de guerres civiles, de trahisons et de meurtres. Il s'était vu, avec le roi son frère, assiégé dans Amboise, et avait assisté à l'exécution ordonnée contre les complices de la Renaudie par le cardinal de Lorraine et sa mère. Il avait entendu, à Orléans, la sentence de mort prononcée contre son cousin le, prince de Condé. Quand il succéda à son frère François, Il, il vit de plus près encore en quel état les factions avaient réduit s'on. royaume, et quels dangers elles feraient courir à sa couronne. Trois partis étaient, en présence, et il ne pouvait pas s'appuyer sur l'un sans voir les deux autres s'allier contre lui. Les triumvirs l'enlèvent de Fontainebleau et le tiennent presque prisonnier dans le Louvre. Condé et Coligny prennent les armes contre lui, et ses ministres les plus éclairés lui vont signer édits sur édits saris jamais arriver à une paix durable et sincère.

A peut-il se fier ? Aux Montmorency ? Ce sont des ambitieux qui s'appuient sur les Châtillon, pour faire échec aux Guises, et sur les catholiques pour faire échec aux protestants. La fortune de la France ne suffirait  pas à leurs appétits.

Aux Châtillon et à Condé ? C'est livrer la France au protestantisme, et forcer les catholiques de tout le royaume à ne plus reconnaître d'autre autorité que celle des princes lorrains. C'est la guerre civile, et sa couronne en est l'enjeu.

Aux Guises ? Ils prétendent descendre de Charlemagne, et convoitent la Provence et l'Anjou comme étant leur héritage. Protégés par Philippe II et par la cour de Rome, plus populaires que les princes du sang et que le roi lui-même, lorsqu'ils mettent la main sur le sceptre, même pour le protéger, la couronne chancelle sur le front des Valois.

Le pauvre enfant n'a donc autour de lui que sa mère, qui exploite sa jeunesse et excite ses passions. Sa mère lui a donc fait signer le traité de Saint-Germain-en-Laye en lui laissant entrevoir une prompte revanche. Elle l'a familiarisé avec l'idée de se défaire d'un seul coup des principaux chefs protestants et d'en finir, par un acte énergique, avec les guerres civiles qui déchirent son royaume. Il est las de toujours avoir à traiter avec des rebelles, inquiets, soupçonneux, et prêts sans cesse à recourir aux armes. Il a vu tomber autour de lui, frappés par le poignard ou par une balle de mousquet, tant de bons serviteurs dont il n'a pu venger la mort, qu'il n'a pas à s'inquiéter si ses ennemis tomberont de la même façon. Du reste, il n'a pas le choix des moyens : c'est sa mère qui pense et qui agit pour lui, dans l'intérêt de sa couronne et de son peuple.

Pendant deux ans il a dissimulé, et, comme le crime n'était encore qu'à l'état de projet, il s'est laissé guider sans sonder la profondeur de l'abîme que l'on creusait sous ses pas. Mais lorsque le premier coup l'arquebuse a été tiré par Maurevert, lorsqu'il a été obligé de faire visite à Coligny blessé, et que sa mère implacable lui a dit : Il faut l'achever, il faut que les autres meurent aussi, les combats les plus terribles se sont livrés dans son sine. Eh quoi ! lui, Charles, le roi de France, devait parjurer sa foi, abandonner sans jugement à une populace et à une soldatesque de bourreaux ce vieillard qu'il appelait son père, ce loyal Téligny, ce brave Foucauld, tous ces fiers gentilshommes, la fleur de sa noblesse ? Non, il ne voulait plus ! le crime se dressait devant lui dans toute son horreur ! Il recula épouvanté. Mais sa mère, qui connaissait sa faiblesse et ses emportements, était à côté de lui, suppliante ou courroucée, lui reprochant de les livrer, elle et son frère, aux protestants, qui voulaient leur mort ; invoquant, la raison d'État, qui commandait un acte énergique, et l'accusant de lâcheté.

Charles fut vaincu, et, comme dans cette âme loyale, mais faible, les résolutions étaient extrêmes, il s'écria : Faites, mais qu'il n'en reste pas un pour me le reprocher !

A ces mots pleins de colère, mais où le remords perçait déjà les yeux de l'implacable Italienne durent briller d'un éclat sinistre : elle était arrivée à ses fins, elle avait arraché au roi l'ordre du carnage[57] !

Ce que nous avons dit pour Charles IX, nous pourrions le redire pour le duc d'Anjou, qui, plus jeune encore, plus aimé de Catherine, ne pouvait voir, aimer et comprendre que par les yeux, le cœur et l'intelligence de sa mère. S'ils furent coupables, les sentiments les plus naturels furent leurs complices, et contribuèrent de moitié à leur cacher l'étendue du crime. L'atmosphère empestée dans laquelle ils vécurent fit le reste. La part de responsabilité qui leur incombe retombe en partie sur leur mère, qui les conduisit par la main dans cette ténébreuse entreprise, et sur leur époque, où l'assassinat était devenu dans tous les camps une chose vulgaire.

Quant à Catherine de Médicis, elle ne peut invoquer le bénéfice d'aucune circonstance atténuante. Dissolue, ambitieuse et froidement cruelle, tous les moyens lui étaient bons pour conserver le pouvoir. Elle était sans pudeur et sans foi. Elle ignorait si sa fille ne serait pas massacrée ; et elle ne fit rien pour la mettre à l'abri du danger. Rien ne pouvait l'émouvoir, ni les. larmes ni le sang. Comme elle fit massacrer Coligny, elle aurait fait massacrer Guise. Comme elle fit, la Saint-Barthélemy contre les protestants, elle l'aurait faite contre les catholiques. La seule différence qu'elle faisait entre les uns et les autres, c'est que les premiers chantaient les psaumes en français et les autres en latin. Son âme et sa conscience, si des monstres pareils ont une âme et une conscience, étaient inaccessibles à toute croyance et à tout remords. Catherine ayant été l'instigatrice du crime, l'intelligence qui organisa cette tuerie, il est impossible de voir dans la Saint-Barthélemy la moindre influence religieuse. Elle fit massacrer les protestants, non parce qu'ils professaient les doctrines de Calvin, non parce qu'ils étaient séparés de l'Église de Rome, mais parce qu'ils formaient un parti politique dont elle voulait se défaire. Celle-là la postérité l'a jugée, et tous les partis l'ont maudite.

Reste Henri de Guise. Si le roi lui avait permis de provoquer Coligny en loyal combat, victorieux ou vaincu, sa vengeance eût été satisfaite, et il n'est pas souillé son nom, si honoré et si illustre ; car il n'était ni cruel ni déloyal, au contraire. Mais on sait que la cour se plut à empêcher constamment que les Guises et les Châtillon vidassent leur différend, soit devant les tribunaux, soit sur le terrain. Les apparentes réconciliations imposées aux uns et aux autres ne faisaient que rendre les haines plus ardentes.

Il ne connut le complot que la veille de son exécution, et lorsque la cour lui livra Coligny. Il aurait dû refuser ; mais la vengeance parla plus haut que le devoir. Son père était mort assassins, il trouva légitime de faire périr de la même façon celui qu'il accusait d'être le complice de Poltrot de Méré. Sa vengeance assouvie, il poursuit Montgomery et les autres huguenots comme on poursuit les fuyards après la bataille, et quand il rentre dans Paris, c'est pour ouvrir les portes de son hôtel à une centaine de protestants qui sans lui eussent été massacrés.

 

 

 



[1] Papiers de Simancas.

[2] Papiers de Simancas.

[3] Mémoires de Marguerite de Valois.

[4] Thou, livre XLVII.

[5] Les comtes de Horn et d'Egmont avaient péri par la hache trois ans auparavant.

[6] Le cardinal Odet de Châtillon, qui mourut en Angleterre empoisonne par son cuisinier, devait bien, en effet, négocier ce mariage ; mais plusieurs historiens du temps assurent que Charles IX et sa mère n'avaient en vue que de rompre d'autres négociations précédemment entreprises, ayant pour but de marier le prince Henri de Béarn avec Élisabeth.

[7] Le roi faisait à sa sœur l'intérêt de trois cent nulle écus, garantis sur la ville de Paris ; sa mère lui donnait deux cent mille écus comptants, et chacun de ses deux autres frères deux mille cinq cents. La reine de Navarre faisait de son fils son légataire universel.

[8] Malgré toute son habileté et tout son crédit, le cardinal ne put obtenir cette dispense, à cause de la différence de religion. Le bref que le roi remit au cardinal de Bourbon pour l'autorisation de la célébration du mariage ne fut point trouvé assez précis, et le prélat en demanda un autre, ce qui le fit traiter de superstitieux par Charles IX. Enfin, le jour de la cérémonie, une lettre de l'ambassade du roi à Rome arriva au cardinal de Bourbon, l'autorisant à célébrer cette union. Mais cette lettre était fausse, et c'est ce qui permit plus tard à Henri IV de rompre son mariage avec Marguerite.

[9] De Thou.

[10] De Thou.

[11] Papiers de Simiancas.

[12] De Thou.

[13] Mémoires de Tavannes. — Anquetil, Histoire de France.

[14] Maurevert ou Maurevel.

[15] 18 août, jour du mariage du roi de Navarre.

[16] Discours de Henri III, tenu à Cracovie.

[17] Davila, I, liv. IX.

[18] Davila, I, liv. IX.

[19] De Retz.

[20] Discours de Henri III à Cracovie, — Relation de Miron. — Mémoires de Villeroy.

[21] Discours de Henri III à Cracovie, — Relation de Miron. — Mémoires de Villeroy.

[22] Discours du roi Henri III. — Mémoires de Villeroy. 

[23] Mémoires de Marguerite de Valois.

[24] De Thou, Davila. — Histoire de Charles IX, par le sieur Varillas, éditée à Cologne en 1686.

[25] Le roi voulait faire transporter Coligny au Louvre ; les médecins s'y opposèrent, tant qu'il était trop faible.

[26] Marguerite de Valois.

[27] Discours du roi Henri III, — Relation de Miron. — Mémoires d'État de Villeroy.

[28] De Thou.

[29] De Thou.

[30] Discours du roi Henri III.

[31] Tavannes.

[32] Montmorency était retiré à Chantilly.

[33] Lacretelle.

[34] Discours de Henri III.

[35] Mémoires de Marguerite de Valois.

[36] Mémoires de Marguerite de Valois.

[37] Charles IX avait fait prévenir son beau-frère de se faire garder par ses gentilshommes, dans la crainte d'un mauvais tour de la part de Guise.

[38] Charles IX sauva Ambroise Paré en le forçant à coucher au Louvre sous prétexte d'indisposition secrète.

[39] Françoise d'Alençon.

[40] Nous reproduisons tous ces détails d'après les Mémoires de Mergey.

[41] Davila.

[42] Lacretelle.

[43] Histoire de Charles IX, par le sieur Varillas.

[44] Ce misérable assassin fut par la suite constamment protégé par les Guises, et finit par être assassiné à son tour par les protestants de la Saintonge en 1575.

[45] Anquetil dit, que ce fut le chevalier d'Angoulême qui essuya le visage de l'amiral.

[46] Mémoires de J.-A. de Thou. De Thou ne parle pas de ce fait, qui lui est personnel, dans son Histoire universelle.

[47] Discours sur les effets de la Ligue. Dans le nombre des protestants sauvés par Guise se trouvait la fille du chancelier Michel de l'Hôpital. (Mémoires de l'État de France.)

[48] Mémoires de Sully.

[49] Le même qui ne voulut pas rendre Vic au cardinal de Lorraine.

[50] Mémoires de Marguerite de Valois.

[51] D'Aubigné, Histoire universelle. Vesins mourut quelques années après en défendant avec beaucoup de courage la ville de Cahors, assiégée par Henri de Béarn.

[52] Ce sont mes ouailles, répondit le prélat au lieutenant du roi en parlant des protestants ; quoiqu'elles soient égarées, je ne les méconnais point, et j'espère les ramener au bercail.

[53] Anquetil. — Lacretelle.

[54] Paroles de Talleyrand après l'assassinat du duc d'Enghien dans les fossés de Vincennes.

[55] De Thou.

[56] La France, à cette époque, comptait environ vingt millions d'habitants, sur lesquels il n'y eut jamais plus de quinze cent mille protestants.

[57] Brantôme, dont les récits ne sont pas toujours d'une grande exactitude, et l'historien anglais White disent que Charles IX tirait d'une fenêtre du Louvre sur les huguenots qu'on jetait à la Seine et qui étaient trop lents à se noyer. Le fait est contestable, puisque à cette époque le pavillon du Louvre qui longe la Seine n'était pas construit, et qu'aucun des écrivains protestants n'a relaté le fait dans ses mémoires. La fameuse tribune de pierre où l'on place Charles IX une arquebuse à la main est plus romanesque qu'historique.