Idée générale qui dirige le Président de la république. — Il se subordonne absolument à la volonté du pays. — Responsable, il veut être libre. — Lettre à M. Léon de Malleville. — Représentant de l'autorité il veut être conservateur. — Lettre au Prince Napoléon. — Proposition Râteau. — Dissolution de la Constituante. — Elections générales du 13 mai 1849. — Affaires d'Italie, siège et prise de Rome. — Emeute du 13 juin. — M. Ledru-Rollin et son vasistas. — Luttes de l'Assemblée contre le Président — Message et Ministère du 31 octobre. — Rapprochement temporaire. — Les Burgraves à l'Elysée. — Luttes nouvelles. — Le Président se met en rapport avec les populations. — Voyages à Lyon, à Strasbourg, à Caen, à Cherbourg. — Accroissement de la popularité du Président. — Hostilité et rivalité du général Changarnier. — Revue de Satory. — Destitution du général Changarnier. — Rupture ouverte de l'Assemblée avec le Président de la république. En commençant le récit du pouvoir exercé, pendant trois années, par le Prince Louis-Napoléon, comme Président de la République, notre devoir d'historien est de préparer l'esprit des lecteurs à l'impression générale qui résultera des événements sincèrement exposés. Les faits, les circonstances, le langage du Prince, ses actes publics et privés, tout concourra à prouver qu'il prit ce pouvoir, dans la forme qu'il avait alors, avec la loyauté la plus complète. Si la France avait voulu la constitution de 1848, et si les deux assemblées avec lesquelles il dut l'appliquer avaient secondé ce vœu, le Prince l'eût fermement maintenue. Arrivé par l'opinion publique, il lui restera toujours fidèle ; et lorsque, à bout de luttes, combattu, menacé dans son autorité légitime par une assemblée sans écho dans le pays, il sortira de la constitution, on ne le verra pas instituer à son profit, comme Louis XVIII, comme Louis-Philippe, comme les dictateurs de 1848, le gouvernement de ses intérêts, de ses passions ou de ses fantaisies. Dans son dissentiment avec l'assemblée, il prendra le peuple français pour juge ; et, au lieu de lui imposer une constitution, il recevra de ses mains celle que la France avait marquée du sceau de sa volonté souveraine. Nommé le 10 décembre 1848 Président de la République, Louis-Napoléon forma, le 20, son premier ministère. Quoique représentant d'une politique bien différente de celle que professaient les chefs des anciens partis, il voulut néanmoins utiliser leur expérience au profit de l'ordre public. N'espérant pas obtenir leurs concours dès son début, il fit appel à des hommes qui pouvaient être considérés comme leurs lieutenants. M. Léon de Malleville, nommé au ministère de l'intérieur ; M. Drouyn de Lhuys, appelé aux affaires étrangères : M. Passy, aux finances ; M. Léon Faucher, aux travaux publics ; M. de Falloux, à l'instruction publique ; M. le général Rulhière, à la guerre ; M. de Tracy, à la marine, étaient comme autant de traits d'union avec les partis monarchiques. M. Bixio, nommé au commerce et à l'agriculture, représentait les républicains modérés. Quant à M. Odilon Barrot, garde des sceaux et président du Conseil, il. était la plus haute expression des idées parlementaires. Les choix extérieurs et complémentaires représentaient le même ordre d'idées. M. le général Changarnier recevait le double commandement des gardes nationales de la Seine et des troupes formant la 1re division militaire, et M. le maréchal Bugeaud était nommé au commandement de l'armée des Alpes. M. Baroche, alors à la tête ; du barreau, devenait procureur général à la Cour de Paris. Voilà le nouveau gouvernement debout. Il ne s'agissait plus pour lui que de marcher. Dès les premiers pas, il y eut un cahot. Le ministre de l'intérieur, M. Léon de Malleville, s'imagina qu'il avait pour chef un président de carton, destiné seulement aux parades. Il fut désabusé le 27 décembre, par la lettre suivante : Monsieur le ministre, J'ai demandé, à M. le préfet de police s'il ne recevait pas quelquefois dès rapports sur la diplomatie. Il m'a répondu affirmativement, et il a ajouté qu'il vous avait remis hier les copies d'une, dépêche sur l'Italie. Ces dépêches, vous le comprendrez, doivent m'être remises directement ; et je dois vous exprimer tout, mon mécontentement du retard que vous apportez à me les communiquer. Je vous prie également de m'envoyer les seize cartons que je vous ai demandés ; je veux les avoir jeudi. Je n'entends pas non plus que le ministre de l'intérieur veuille rédiger les articles qui me sont personnels : cela ne se faisait pas sous Louis-Philippe et cela ne doit pas être. Depuis quelques jours aussi je n'ai point de dépêches télégraphiques ; en résumé, je m'aperçois que les ministres que j'ai nommés veulent me traiter comme si la fameuse constitution de Sieyès était en vigueur, mais je ne le souffrirai pas. Recevez, Monsieur le ministre, l'assurance de mes sentiments de haute distinction. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. P. S. J'oubliais de vous dire qu'il y a à Saint-Lazare quatre-vingts femmes encore arrêtées, dont une seule est traduite devant le conseil de guerre : dites-moi si j'ai le droit de les faire mettre en liberté, car, dans ce cas, j'en donnerai l'ordre à l'instant même... Arrêté par cet énergique coup de caveçon dans la voie de ses usurpations parlementaires, le ministre se retira, et il fît bien. Responsable en vertu de la constitution, le Président de la République devait être libre. Le portefeuille de l'intérieur fut donné à M. Léon Faucher. Ainsi, dès le début de son pouvoir, Louis-Napoléon montrait qu'il entendait gouverner, et non être gouverné. Le peuple lui ayant donné sa confiance, il fallait bien qu'il y répondît. Mais il ne tarda pas à montrer également, qu'engagé dans une politique d'ordre, équitable envers tous les partis honnêtes, il ne se laisserait dominer par aucun, fussent-ils patronnés par des membres de sa propre famille. Cette résolution éclata dans la lettre qu'il adressa, le 10 avril, à son cousin, le Prince Napoléon, fils du roi Jérôme, qui avait été nommé ambassadeur à Madrid : Mon cher cousin, On prétend qu'à ton passage à Bordeaux tu as tenu un langage propre à jeter la division parmi les personnes les mieux intentionnées. Tu aurais dit que, dominé par les chefs du mouvement réactionnaire, je ne suivais pas librement mes inspirations ; qu'impatient du joug, j'étais prêt à le secouer, et que, pour me venir en aide, il fallait aux élections prochaines envoyer à la Chambre des hommes hostiles à mon gouvernement, plutôt, que des hommes du parti modéré. Une semblable imputation de ta part a le droit de m'étonner. Tu me connais assez pour savoir que je ne subirai jamais l'ascendant de qui que ce soit et que je m'efforcerai sans cesse de gouverner dans l'intérêt des masses et non dans l'intérêt d'un parti. J'honore les hommes qui, par leur capacité et leur expérience, peuvent me donner de bons conseils ; je reçois journellement les avis les plus opposés, mais j'obéis aux seules impulsions de ma raison et de mon cœur. C'était à toi moins qu'à tout autre de blâmer en moi une politique modérée, toi qui désapprouvais mon manifeste, parce qu'il n'avait pas l'entière sanction des chefs du parti modéré. Or, ce manifeste, dont je ne me suis pas écarté, demeure l'expression consciencieuse de mes opinions. Le premier devoir était de rassurer le pays. Eh bien ! depuis quatre mois il continue à se rassurer de plus en plus. A chaque jour sa tâche, la sécurité d'abord, ensuite les améliorations. Les élections prochaines avanceront, je n'en doute pas, l'époque des réformes possibles, en affermissant la République par l'ordre et la modération. Rappeler tous les anciens partis, les réunir, les réconcilier, tel doit être le but de nos efforts. C'est la mission attachée au grand nom, que nous portons ; elle échouerait, s'il servait à diviser et non à rallier les soutiens du gouvernement. Par tous ces motifs, je ne saurais approuver ta candidature dans une vingtaine de départements ; car, songes-y bien, à l'abri de ton nom on veut faire arriver à l'Assemblée des candidats hostiles au pouvoir, et décourager ses partisans dévoués, en fatiguant le peuple par des élections multiples qu'il faudra recommencer. Désormais donc, je l'espère, tu mettras tous tes soins, mon cher cousin, a éclairer sur mes intentions véritables les personnes en relation avec toi, et tu te garderas d'accréditer par des paroles inconsidérées les calomnies absurdes qui vont jusqu'à prétendre que de sordides intérêts dominent ma politique. Rien, répète-le très-haut, rien ne troublera la sérénité de mon jugement et n'ébranlera mes résolutions. Libre de toute contrainte morale, je marcherai dans le sentier de l'honneur avec ma conscience pour guide : et lorsque je quitterai le pouvoir, si l'on peut me reprocher des fautes inévitables, j'aurai fait du moins ce que je crois sincèrement mon devoir. Il était important de rappeler quelles étaient les idées au nom desquelles le prince Louis-Napoléon prit possession du pouvoir ; afin qu'on puisse bien voir dans la suite qu'il ne s'en départit jamais. Toutefois, les difficultés du gouvernement vont naître, nombreuses, incessantes, de la disparate qui existait entre l'esprit régnant dans l'Assemblée et l'esprit régnant dans le pays. En nommant le prince Louis-Napoléon, et contre le général Cavaignac, et contre M. Ledru-Rollin, la France avait nettement déclaré qu'elle ne voulait pas la République ; mais cela n'empêchait pas l'Assemblée d'être en grande partie républicaine ; et, si, moralement, elle avait perdu son prestige, légalement elle conservait son pouvoir. Cependant, ce pouvoir ne tarda pas à être vigoureusement battu en brèche. Un avocat de Bordeaux, M. Râteau, député de la Charente, déposa, le 1er janvier 1849, une proposition ayant pour objet la dissolution de l'Assemblée constituante ; il demandait que l'Assemblée votât seulement la loi électorale, la loi sur le Conseil d'État, au lieu des onze lois organiques qu'elle s'était réservées, pour s'éterniser à son poste ; qu'elle se séparât le 19 avril, et que les élections générales de la nouvelle Assemblée eussent lieu le 4 mai. Renvoyée aux commissions compétentes, la proposition de M. Râteau revint devant l'Assemblée, le 9 janvier. M. Grévy, le rapporteur, concluait au rejet. Néanmoins, elle fut prise en considération, après débat public, le 12, par 400 voix contre 396. L'esprit de l'Assemblée était évidemment ébranlé. Le 6 février. M. Lanjuinais proposa, comme accommodement, de joindre aux deux lois à discuter, une troisième loi sur la responsabilité des agents de la force publique et le budget. Ainsi amendée, la proposition gagna du terrain. Déjà passée en première lecture, le 29 janvier, elle passa en seconde le 7 février, et finalement elle fut votée le 14, par 424 suffrages contre 387. La constituante était blessée à mort ; mais elle fera encore beaucoup de mal avant d'expirer. Dès ce moment, l'attention des esprits se porta sur la préparation des élections générales, la loi électorale ayant été votée le 15 février. Les chefs des diverses nuances du parti conservateur formèrent une grande association politique, connue sous le nom de réunion de la rue de Poitiers, du nom de la rue où elle siégeait, dans l'amphithéâtre de l'Académie de Médecine. Elle comprenait environ deux cents membres, représentés par un comité de soixante-douze, parmi lesquels se trouvaient des Orléanistes, comme MM. Baze, de Broglie, d'Haussonville, de Lasteyrie, de Rémusat ; des Légitimistes, comme MM. Berryer, de Kerdrel, de Larcy, Dahirel, de Vogüé ; des Bonapartistes, comme MM. Clary, Conti, Dariste, de Heckeren, de Morny, Lucien Murat, de Padoue, de Persigny. Ce comité publia son manifeste électoral le 17 février. Frappée, du mal que faisaient les publications socialistes, la réunion ouvrit une souscription pour encourager des publications contraires. Un comité de quinze membres fut nommé pour les diriger. On y voyait MM. Thiers, de Montalembert, Berryer, de Broglie, Ferdinand Barrot, de Persigny et Achille Fould. Enfin, quatorze journaux formèrent une ligue, et instituèrent un centre commun d'action, sous le titre de Comité de la Presse modérée. Que produisirent tous ces efforts ? Bien peu de chose. Le comité de la rue de Poitiers fit composer par M. Thiers et répandre à profusion une défense de la propriété, qu'aucun homme sensé ne lut, parce qu'elle était inutile, et qui n'eut d'autre résultat que d'occasionner cette spirituelle définition du livre, faite par M. Malitourne : C'est M. de la Palisse, ayant le courage de ses opinions. Et pourquoi les efforts tentés en vue d'obtenir de bonnes élections furent-ils si peu efficaces ? parce que l'influence alors la plus puissante sur l'esprit des populations, celle du prince Louis-Napoléon, si récemment élu, fut écartée. Le cabinet, présidé par M. Odilon Barrot, fit la faute de se désintéresser publiquement des élections, et d'abandonner à eux-mêmes les esprits, dont les révolutionnaires ne manquèrent pas de s'emparer, et qui amena les choix les plus bigarrés, et, en grande partie, les plus déplorables. C'est au milieu de ces préoccupations électorales qu'éclata, comme un coup de foudre, la nouvelle de la bataille de Novare, gagnée, le 23 mars 1849, par le feld-maréchal Radetzky sur Charles-Albert, roi de Sardaigne. Cette victoire mettait Turin à la merci de l'armée autrichienne, et posait impérieusement la question de l'autonomie italienne. Elle fut portée à la tribune le 30 mars. On en connaît les origines. Monté sur le trône pontifical le 16 juin 1846, Pie IX entreprit spontanément la réalisation des réformes suggérées à son prédécesseur, Grégoire XVI, par le célèbre Mémorandum des grandes puissances, rédigé en 1831. Après une large amnistie proclamée le 10 juillet, il remplit l'année 1847 par les plus sages institutions. Devenu l'idole des populations, et entraîné par son cœur, il accorda deux choses que les factions tournèrent contre lui avec ingratitude, la liberté de la presse et la garde nationale ; mais de concession en refus, et de refus en concession, il touchait déjà à l'abîme, lorsque la révolution de février 1848 entraîna Rome et l'Italie dans son orbite. Le 15 novembre suivant, Rossi, premier ministre de Pie IX, était assassiné d'un coup de stylet sur les degrés de la chambre des députés ; et menacé dans sa liberté, le pape se retirait à Gaëte, sous la protection du roi de Naples. Le 6 février 1849, une assemblée constituante, réunie à Rome, prononçait la déchéance du pape. Cependant l'Autriche, sérieusement menacée dans sa domination en Italie, à la suite de l'insurrection de Milan et de Venise, qui éclatèrent en mars 1848, venait de faire un effort énergique et décisif pour la rétablir. Le feld-maréchal Radetzky, d'abord replié dans le quadrilatère, battit les Toscans à Curtatone, les Sardes à Custozza, et, après un armistice rompu par Charles-Albert, envahit le Piémont, et ruina la cause italienne à Novare, le 23 mars 1849. Charles-Albert dut subir la paix, et abdiqua après l'avoir signée. L'Autriche était donc la maîtresse, en Piémont et dans la Lombardie : Venise, qui tenait encore, défendue par Manin, ne pouvait résister longtemps encore, et en effet, elle se rendit le 24 août. Une réaction était imminente, si l'Autriche restait chargée de réduire Rome, envahie par les débris des forces insurrectionnelles : et la question était de savoir comment on parviendrait à concilier en Italie l'ordre, l'indépendance nationale et la papauté. Le pape, retiré à Gaëte, y attendait toujours la réponse des quatre puissances catholiques, la France, l'Autriche, l'Espagne et le royaume de Naples, qu'elle avait invoquées. Qu'y avait-il à faire ? — Deux choses étaient possibles, si la France intervenait. Il fallait négocier à Vienne, pour obtenir les meilleures conditions possibles à la Sardaigne vaincue, et occuper Rome, pour ramener et rétablir le Pape, au prix de garanties administratives raisonnables et pratiques. Un ordre du jour de l'assemblée approuva ces vues, le 31 mars, et un crédit de 1.200.000 fr. fut accordé, le 16 avril, pour faire face aux premiers irais du corps expéditionnaire. Malheureusement, le ministère présidé par M. Odilon Barrot montra l'indécision qui lui était naturelle : on n'envoya que trois brigades, aux ordres du général Oudinot de Reggio, et l'on s'exposa à l'avanie du 30 avril. Le corps expéditionnaire débarqua à Civita-Vecchia le 25 avril, et y reçut un bon accueil. Le général Oudinot publia une proclamation aux habitants des Etats romains qu'il avait emportée, et dans laquelle le but raisonnable de l'expédition était exposé. Il ne venait pas s'attribuer, au nom de la France, le droit de régler des intérêts qui étaient, avant tout, celui des populations romaines, et qui, dans ce qu'ils avaient de plus général, s'étendaient à l'Europe entière et à tout l'univers chrétien. La France croyait seulement que, par sa position, elle était particulièrement appelée à intervenir, pour faciliter l'établissement d'un régime également éloigné des abus à jamais détruits par la générosité de l'illustre Pie IX, et de l'anarchie de ces derniers temps. Mais, en tenant ce langage, c'était s'illusionner étrangement de supposer que les condottieri qui tenaient Rome sous leur dictature, et qui étaient eux-mêmes encore plus dominés que secondés parles bandes insurrectionnelles, voudraient ou pourraient accepter des plans dictés par la modération ; et il était d'autant plus impossible de s'abuser à ce sujet, que la Constituante romaine avait rendu, le 26 avril, sur la proposition des triumvirs Mazzini, Armellini et Saffi, un décret portant que l'entrée des Français dans Rome serait repoussée par tous les moyens possibles. En effet, lorsque, par une imprudence inconcevable, le général Oudinot se présenta, le 30 avril, devant Rome, avec une très-faible partie de ses forces, deux cents soldats, entrés sans défiance, et sur de fausses démonstrations d'amitié, par la porte Cavallegieri, tombèrent dans un piège, et furent retenus prisonniers. L'honneur du drapeau était compromis, et l'épée se trouvait tirée. La nouvelle de cet affront, arrivée à Paris le 7 mai, y émut profondément les esprits, et imposa au gouvernement l'obligation de venger la dignité de nos armes. Mais les démagogues de l'Assemblée, redoutant les suites pourtant inévitables de la déloyauté dont nos soldats avaient été victimes, pesèrent violemment sur les esprits timorés, et enlevèrent le jour même, à la majorité de 328 voix contre 241, un ordre du jour portant que le Gouvernement prendrait, sans délai, les mesures nécessaires pour que l'expédition d'Italie ne fût pas plus longtemps détournée de son but. Dans cette phraséologie vague et banale, il n'y avait qu'une seule chose qui fût claire : c'est que l'honneur de l'armée n'était pas défendu. Louis-Napoléon, président de la République, ne pouvait pas et ne voulut pas tolérer cet abandon du drapeau. Par un mouvement personnel et spontané, il écrivit au général Oudinot, et fit rendre publique, le 8 mai, une lettre où il s'exprimait ainsi : Nos soldats ont été reçus en ennemis ; notre honneur militaire est engagé, je ne souffrirai pas qu'il reçoive une atteinte. Les renforts ne vous manqueront pas. Dites à vos soldats que j'apprécie leur bravoure, que je partage leurs peines, et qu'ils pourront toujours compter sur mon appui et sur ma reconnaissance. Sans braver expressément l'ordre du jour voté la veille par l'Assemblée, la lettre de Louis-Napoléon en contenait un désaveu implicite. Le cabinet, mis en demeure par M. Grévy d'en déterminer le sens, n'osa ni accepter franchement la lettre du Président, ni la décliner tout à fait. M. Odilon Barrot la réduisit à un épanchement privé. Il dit que le Gouvernement, en déclarant qu'il ne désavouait rien de cette lettre, ajoutait néanmoins qu'elle n'était pas un acte du cabinet ; paroles étranges, desquelles il résultait que le Président de la République ne faisait pas partie du Gouvernement. La portion de l'Assemblée qui s'était révolutionnairement affublée du titre grotesque de la Montagne voulut une nouvelle discussion. Elle commença le 10 mai et dura deux jours. M. Ledru-Rollin demanda, en sou nom, la reconnaissance du gouvernement romain, et déposa une proposition de mise en accusation du Président de la République et de ses ministres. Tout cela fut dédaigneusement repoussé par plus de cent voix de majorité. Ces scènes tumultueuses et stériles nous conduisent au 13 mai, jour où s'accomplirent les élections générales de l'Assemblée Législative. Ces élections générales de 1849, qui auraient pu rassurer la France, l'épouvantèrent. Elles furent un mélange surprenant et sans exemple de bon et de mauvais, dominés par le détestable. A l'exception de M. Ledru-Rollin, tout l'ancien gouvernement de 1848 resta sur le carreau. Les trois anciens présidents de l'Assemblée, MM. Bûchez, Marrast et Sénard n'étaient pas élus. M. Dupont de l'Eure, président du gouvernement de l'Hôtel-de-Ville : M. de Lamartine, son tribun, M. Garnier-Pagès, M. Flocon, M. Bastide, M. Marie, M. Jules Favre, ses ministres, n'étaient pas élus. Ce n'est donc pas la pensée de 1848 qui avait dirigé les esprits ; c'est l'incurie du ministère qui les avait laissés s'égarer. Au lieu de faire appel aux six millions d'électeurs qui avaient proclamé le prince Louis-Napoléon, et qui se seraient retrouvés pour lui envoyer des candidats dévoués, le cabinet, dans lequel M. Odilon Barrot et Léon Faucher représentaient l'élément dissolvant, c'est-à-dire l'élément parlementaire, ordonnèrent aux préfets de s'abstenir, et abandonnèrent ainsi à lui-même le suffrage universel, encore si novice, et qui. alors surtout, avait besoin d'être conseillé et guidé. La plus effroyable confusion présida donc aux choix ; Paris envoya les sergents Boichot et Rattier à côté du général Lamoricière : l'insurgé Lagrange à côté de M. Odilon Barrot, et le pasteur Coquerel à côté du fouriériste Considérant. Paris fut effrayé de son œuvre, et la Bourse baissa de 7 fr.[1] Le 28 mai, l'Assemblée nouvelle se constitua ; les clubistes de Paris essayèrent en vain de réchauffer l'enthousiasme éteint de 1848, et, au cri de Vive la République ! poussé par la Montagne, les conservateurs répondirent par le silence. M. Dupin aîné, député de la Nièvre, fut nommé président, et l'ordre lui dut beaucoup, pendant les trois années qu'il passa au fauteuil. Cependant, le drame de Rome continuait son cours. Après des négociations inutilement essayées par M. Ferdinand de Lesseps, et qui prirent la lin du mois de mai, les renforts annoncés par le Prince Louis-Napoléon arrivèrent devant Rome le 19 mai. Le général de division Vaillant, le colonel d'état-major du génie Niel, le général de brigade Thiry, de l'artillerie, accompagnaient les nouvelles troupes, en vue d'un siège considéré comme inévitable. Rome était bien défendue. L'armée qui l'occupait comprenait 12.000 hommes de gardes civiques, et 21.000 hommes de bonnes troupes, composées de Suisses, de Lombards, de Piémontais, de Polonais, de volontaires romains, et de la légion de Garibaldi. Cette armée disposait de 114 bouches à feu, dont 50 avaient accès sur le terrain des attaques. Elles étaient servies par des artilleurs suisses, instruits et disciplinés, ayant appartenu aux anciennes troupes papales. Malgré l'infériorité des forces assaillantes, un effort énergique, fait, le 3 juin, sur la Villa-Pamphili et le Ponte-Molle, rejeta l'ennemi dans la place ; dans la nuit du 4 au 5, la tranchée fut ouverte ; et, le 13 juin, le feu des batteries fut ouvert. Ce même jour, 13 juin, de graves événements s'accomplissaient à Paris. Une démonstration, dite pacifique, à l'image de celle du 15 mai 1848, était dispersée par le général Changarnier, sur les boulevards ; et M. Ledru-Rollin à la tète de la Montagne insurgée, résolvait un problème difficile de pénétration, en se sauvant par un vasistas de l'École des Arts et Métiers. C'est le 11 juin que M. Ledru-Rollin, au nom de la Montagne avait déclaré que l'expédition de Rome violait la constitution, et que ses amis et lui la défendraient les armes à la main. Cette parole une fois lâchée, c'était l'épée hors du fourreau. Il fallut marcher, sous l'injonction impitoyable des clubs. Deux centres insurrectionnels furent choisis, les Arts et Métiers, où M. Ledru-Rollin et les montagnards se rendirent ; le Château-d'Eau, sur le boulevard du Temple, où M. Etienne Arago, chef de bataillon de la 3me légion, réunit environ six mille émeutiers, parmi lesquels les gardes nationaux ne dépassaient pas un dixième. Le général Changarnier, ayant sous son commandement le 2e et le 3e dragons, un bataillon de gendarmerie mobile, le 6e, le 7e et le 10e bataillon de chasseurs à pied, n'eut même pas besoin de brûler une amorce. Une charge au pas de course, faite par la rue de la Paix, coupa l'émeute en deux et dispersa tous ces braillards, qui prirent la fuite de tous côtés, au milieu des huées des soldats et de la foule. Quant à la réunion des Arts et Métiers, elle fut encore plus ridicule. Les carreaux des fenêtres,-brisés avec effort, livrèrent passage aux héros qui s'y étaient réunis ; le fameux sergent Boichot y laissa son pantalon, le non moins célèbre sergent Rattier y laissa son képi, et les montagnards semèrent les parquets de leurs rosettes et de leurs écharpes. Après être passé par le vasistas resté légendaire, M. Ledru-Rollin sortit par la grille du jardin, la rue de la Croix, la rue des Fontaines et la rue Borda, où il disparut. Ainsi finit la dernière tentative armée du parti terroriste, vaincu ait scrutin du 10 décembre. Cependant, l'armée de Rome se trouva prête à donner l'assaut dans la nuit du 29 au 30 juin. Le lieutenant-colonel Espinasse, du 22e léger, tué depuis à Magenta, eut l'honneur de commander les colonnes d'attaque. A deux heures et demie du matin, le colonel Niel donna le signal ; et les premières lueurs de l'aurore éclairèrent la prise du célèbre bastion n° 8, qui entraîna la prise de la ville. Garibaldi, qui avait bravement dirigé la défense, fit connaître au triumvirat que toute défense était désormais impossible. Dans l'après-midi du 30, la place demanda à capituler ; mais le désordre était tel dans la ville, qu'après quarante- heures de pourparlers, il ne se trouva aucune autorité pour signer la capitulation. Le 3 juillet, à trois heures du soir, le général Oudinot fit son entrée par la rue du Corso, à la tête de la 2e division et de la cavalerie. Le siège de Rome avait coûté à l'armée française 1.024 tués ou blessés ; à l'armée assiégée 3.063 blessés et 1.800 morts. A l'heure même où le général Oudinot entrait dans Rome, le colonel Niel partait pour Gaëte, où il allait annoncer au Pape la délivrance de la ville éternelle. Pie IX ne rentra de sa personne à Rome que le 13 avril 1850 ; mais il reprit possession de son autorité par une commission de trois membres du Sacré-Collège, qui étaient les cardinaux Della Genga, Vannicelli et Altiéri. Cependant le temps marchait sans ramener notablement la confiance dans les esprits. Les espérances enthousiastes qu'avait fait éclater l'élection présidentielle du 10 décembre se refroidissaient. On cherchait dans la marche du gouvernement la pensée du Prince Louis-Napoléon, et l'on n'apercevait que celle de ses ministres, l'Assemblée législative, inaugurée le 1er juin, n'avait rien changé à l'état des choses, pas plus que l'entrée de M. Dufaure au ministère de l'intérieur où il fut appelé, le 2 juin, en remplacement de M. Léon Faucher ; suivi de M. de Tocqueville, qui recevait les affaires étrangères, et de M. Lanjuinais, qui prenait le commerce. Le Prince-Président, dont la longanimité n'était pas encore épuisée, avait inutilement adressé à la nouvelle Assemblée le Message du 6 juin, où il rappelait les engagements pris par lui en arrivant au pouvoir, et où il renouvelait l'appel fait au concours de tous les bons citoyens. Sa ligne de conduite, toujours droite et loyale, n'était pas changée ; car il disait : Mon élection à la première magistrature de la République avait fait naître des espérances qui n'ont point encore pu toutes se réaliser. Jusqu'au jour où vous vous êtes réunis dans cette enceinte, le Pouvoir exécutif ne jouissait pas de la plénitude de ses prérogatives constitutionnelles. Dans une telle position, il lui était difficile d'avoir une marche bien assurée. Néanmoins, je suis resté fidèle à mon manifeste. A quoi, en effet, me suis-je engagé en acceptant les suffrages de la nation ? A défendre la société audacieusement attaquée ; A affermir une République sage, grande, honnête ; A protéger la famille, la religion, la propriété ; A provoquer toutes les améliorations et toutes les économies possibles ; A protéger la presse contre l'arbitraire et la licence ; A diminuer les abus de la centralisation ; A effacer les traces de nos discordes civiles : Enfin, à adopter à l'extérieur une politique sans arrogance, comme sans faiblesse. Le temps et les circonstances ne m'ont pas encore permis d'accomplir tous ces engagements, cependant de grands pas ont été faits dans cette voie. Le premier devoir du gouvernement était de consacrer tous ses efforts au rétablissement de la confiance, qui ne pouvait être complète que sous un pouvoir définitif. Le défaut de sécurité dans le présent, de foi dans l'avenir, détruit le crédit, arrête le travail, diminue les revenus publics et privés, rend les emprunts impossibles et tarit les sources de la richesse. Avant d'avoir ramené la confiance, on aurait beau recourir à tous les systèmes de crédit, comme aux expédients les plus révolutionnaires, on ne ferait pas renaître l'abondance là où la crainte et la défiance du lendemain ont produit la stérilité. Ce n'est pas pour l'explication de théories inapplicables ou d'avantages imaginaires que la révolution s'est accomplie, mais pour avoir un gouvernement qui, résultat de la volonté de tous, soit plus intelligent des besoins du peuple et puisse conduire, sans préoccupations dynastiques, les destinées du pays. Notre devoir est donc de faire la part entre les idées fausses et les idées vraies qui jaillissent d'une révolution ; puis, cette séparation faite, il faut se mettre à la tête des unes et combattre courageusement les autres. La vérité se trouvera en faisant appel à toutes les intelligences, en ne repoussant rien avant de l'avoir approfondi, en adoptant tout ce qui aura été soumis à l'examen des hommes compétents et aura subi l'épreuve de la discussion. Deux sortes de lois seront présentées à votre approbation : les unes pour rassurer la société et réprimer les excès, les autres pour introduire partout des améliorations réelles ; parmi celles-ci j'indiquerai les suivantes : Loi sur les institutions de secours et de prévoyance, afin d'assurer aux classes laborieuses un refuge contre les conséquences de la suspension des travaux, des infirmités et de la vieillesse ; Loi sur la réforme du régime hypothécaire : il faut qu'une institution nouvelle vienne féconder l'agriculture, en lui apportant d'utiles ressources, en facilitant ses emprunts ; elle préludera à la formation d'établissements de crédit à l'instar de ceux qui existent dans les divers Etats de l'Europe ; Loi sur la subvention en faveur des associations ouvrières et des comices agricoles ; Loi sur la défense gratuite des indigents, qui n'est pas suffisamment assurée dans notre législation. Enfin, une loi est préparée ayant pour but d'améliorer la pension de retraite des sous-officiers et soldats, et d'introduire dans la loi sur le recrutement de l'armée les modifications dont l'expérience a démontré l'utilité. Vous voulez, comme moi, travailler au bien-être de ce peuple qui nous a élus, à la gloire, à la prospérité de la patrie ; comme moi, vous pensez que les meilleurs moyens d'y parvenir ne sont pas la violence et la ruse, mais la fermeté et la justice. La France se confie au patriotisme des membres de l'Assemblée ; elle espère que la vérité, dévoilée au grand jour de la tribune, confondra le mensonge et désarmera l'erreur ; De son côté, le pouvoir exécutif fera son devoir. J'appelle sous le drapeau de la République et sur le terrain de la Constitution tous les hommes dévoués au salut du pays ; je compte sur leur concours et sur leurs lumières pour m'éclairer, sur ma conscience pour me conduire, sur la protection de Dieu pour accomplir ma mission. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. On sait déjà que cet appel à la concorde et au concours des gens de bien n'avait pas été entendu. Il avait fallu, le 13 juin, combattre dans la rue le soulèvement provoqué et dirigé par la Montagne, et auquel avaient participé trente et un insurgés. D'un autre côté, les hommes associés au gouvernement par le Prince-Président ne comprenaient ni ne secondaient sa politique. C'étaient des hommes formés, sous la monarchie de 1830, au régime des Assemblées, ayant l'habitude de les manier avec des coalitions et des discours. Ils ne se rendaient pas compte du discrédit où était tombée, presque en naissant, celle dont ils faisaient partie ; et l'idée ne serait venue à aucun d'eux de prendre pour pivot du Gouvernement le Prince-Président, qui était néanmoins la plus grande force morale qu'il y eût alors, et la seule capable de s'imposer à la confiance du pays. Le Prince, éclairé par les faits et guidé par des principes, avait démêlé le point faible de son administration. Il ne dirigeait pas assez, et l'Assemblée, représentée dans les ministres, dirigeait trop ; au lieu de se subordonner à leur politique, il se résolut à les subordonner à la sienne. La discussion sur les affaires de Rome, qui eut lieu le 20 août, fit déborder le vase déjà plein. La commission des trois cardinaux qui avait pris possession du Pouvoir, au nom du Saint-Père, avait cédé à des idées de réaction indignes de Pie IX, et inconciliables avec l'intervention de la France dans les affaires du Saint-Siège et la présence, de nos troupes à Rome. Nous y étions en libérateurs conciliants et justes, non en geôliers passionnés. Le Prince avait adressé le 18 août 1849, au chef d'escadron Edgard Ney, en mission à Rome, une lettre dans laquelle étaient consignées, avec de justes plaintes contre la politique de la commission des cardinaux, les vues du Gouvernement français sur les améliorations à introduire dans l'Etat Pontifical. Voici cette lettre célèbre : Elysée National, le 18 août 1849. MON CHER NEY, La République française n'a pas envoyé une aimée à Rome pour y étouffer la liberté italienne, mais au contraire pour la régler en la préservant de ses propres excès, et pour lui donner une base solide, en remettant sur le trône pontifical le prince qui s'était placé hardiment à la tête de toutes les réformes utiles. J'apprends avec peine que les intentions bienveillantes du Saint-Père, comme notre propre action, restent stériles en présence de passions et d'influences hostiles. On voudrait donner comme base à la rentrée du Pape, la proscription et la tyrannie. Dites de ma part au général Rostolan qu'il ne doit pas permettre qu'à l'ombre du drapeau tricolore on commette aucun acte qui puisse dénaturer le caractère de notre intervention. Je résume ainsi le rétablissement du pouvoir temporel du pape : amnistie générale, sécularisation de l'administration, Code Napoléon, et gouvernement libéral ; J'ai été personnellement blessé, en lisant la proclamation des trois cardinaux, de voir qu'il n'était pas même fait mention du nom de la France, ni des souffrances de nos braves soldats. Toute insulte faite à notre drapeau ou à notre uniforme me va droit au cœur, et je vous prie de bien faire savoir que si la France ne vend pas ses services, elle exige au moins qu'on lui sache gré de ses sacrifices et de son abnégation. Lorsque nos armées firent le tour de l'Europe, elles laissèrent partout, comme trace de leur passage, la destruction des abus de la féodalité, et des germes de liberté : il ne sera pas dit qu'en 1849 une armée française ait pu agir dans un autre sens ni amener d'autres résultats. Dites au général de remercier en mon nom l'armée de sa noble conduite. J'ai appris avec peine que, physiquement même, elle n'était pas traitée comme elle devait l'être. Rien ne doit être négligé pour établir convenablement nos troupes. Recevez, mon cher Ney, l'assurance de ma sincère amitié. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. Le cœur de Pie IX ne resta pas fermé aux vues de Louis-Napoléon.
Les rigueurs de la réaction s'adoucirent, et un motu
proprio du 19 septembre promit avec une amnistie, des institutions
municipales et des réformes judiciaires qui furent réalisées plus tard. Mais
c'est dans la politique intérieure de la France que la lettre à M. Edgard Ney
eut le plus grand contre-coup, car elle amena la chute du ministère dirigé
par M. Odilon Barrot et M. Dufaure, et la substitution de la direction du Prince-Président
à celle de l'Assemblée. Une ouverture de crédits nécessités par l'occupation de Rome amena, le 20 octobre, une discussion. M. Thiers, rapporteur de la commission, affecta de ne point parler de la lettre à M. Edgard Ney, répondant ainsi à la pensée des vieux parlementaires, qui était de faire obstacle à l'action personnelle du Président, quoique la Constitution le rendît responsable. Le Cabinet, dans lequel les principaux ministres personnifiaient la politique de M. Thiers, imita servilement son exemple. Sous le prétexte que la majorité n'approuvait pas la lettre à M. Edgard Ney ; M. Odilon Barrot, qui était, lui, le ministre choisi et nommé par le Président, n'osa ni l'avouer, ni la défendre. C'était trop ; être attaqué par l'Assemblée, le Président pouvait le comprendre ; mais ne pas être soutenu par son propre cabinet, il ne devait pas le souffrir. Son parti fut immédiatement pris ; il composa un ministère, non plus avec des hommes inféodés aux idées de l'Assemblée, mais associés à ses idées, à lui. C'étaient MM. de Rayneval, aux affaires étrangères ; Ferdinand Barrot, à l'intérieur ; Rouher, à la justice ; Fould, aux finances ; de Parieu, à l'instruction publique ; Bineau, aux travaux publics ; Dumas, à l'agriculture et au commerce ; l'amiral Romain-Desfossés, à la marine ; le général d'Hautpoul, à la guerre. Le 31 octobre, ce ministère était installé, et le Président delà République adressait à l'Assemblée le Message suivant, dans lequel il exposait ses vues : Dans les circonstances graves où nous nous trouvons, l'accord qui doit régner entre les différents pouvoirs de l'Etat ne peut se maintenir que si, animés d'une confiance mutuelle, ils s'expliquent franchement l'un vis-à-vis de l'autre. Afin de donner l'exemple de cette sincérité, je viens faire connaître à l'Assemblée quelles sont les raisons qui m'ont déterminé à changer le Ministère, et à me séparer d'hommes dont je me plais à proclamer les services éminents, et auxquels j'ai voué amitié et reconnaissance. Pour raffermir la République menacée de tous côtés par l'anarchie, pour assurer l'ordre plus efficacement qu'il ne l'a été jusqu'à ce jour, pour maintenir à l'extérieur le nom de la France à sa hauteur, il faut des hommes qui, animés d'un dévouement patriotique, comprennent la nécessité d'une direction unique et ferme et d'une politique nettement formulée, qui ne compromettent le pouvoir par aucune irrésolution, qui soient aussi préoccupés de ma propre responsabilité que de la leur, et de l'action que de la parole. Depuis bientôt un an j'ai donné assez de preuves d'abnégation pour qu'on ne se méprenne pas sur mes intentions véritables. Sans rancune contre aucune individualité, contre aucun parti, j'ai laissé arriver aux affaires les hommes d'opinions les plus diverses, mais sans obtenir les heureux résultats que j'attendais de ce rapprochement. Au lieu d'opérer une fusion de nuances, je n'ai obtenu qu'une neutralisation de forces. L'unité de vues et d'intentions a été entravée, l'esprit de conciliation pris pour de la faiblesse. A peine les dangers de la rue étaient-ils passés, qu'on a vu les partis relever leur drapeau, réveiller leurs rivalités, et alarmer le pays en semant l'inquiétude. Au milieu de cette confusion, la France, inquiète parce qu'elle ne voit pas de direction, cherche la main, la volonté du 10 décembre. Or, cette volonté ne peut être sentie que s'il y a communauté entière d'idées, dé vues, de convictions entre le président et ses ministres, et si l'Assemblée elle-même s'associe à la pensée nationale dont l'élection du pouvoir exécutif a été l'expression. Tout un système a triomphé au 10 décembre. Car le nom de Napoléon est à lui seul tout un programme. Il veut dire : à l'intérieur, ordre, autorité, religion, bien-être du peuple ; à l'extérieur, dignité nationale. C'est cette politique, inaugurée par mon élection, que je veux faire triompher avec l'appui de l'Assemblée et celui du peuple. Je veux être digne de confiance de la nation en maintenant la Constitution que j'ai jurée. Je veux inspirer au pays, par ma loyauté, ma persévérance et ma fermeté, une confiance telle, que les affaires reprennent et qu'on ait foi dans l'avenir. La lettre d'une constitution a, sans doute, une grande influence sur les destinées d'un pays ; mais la manière dont elle est exécutée en exerce peut-être une plus grande encore. Le plus ou moins de durée du pouvoir contribue puissamment à la stabilité des choses, mais c'est aussi par les idées et les principes que le gouvernement sait faire prévaloir, que la société se rassure. Relevons donc l'autorité sans inquiéter la vraie liberté. Calmons les craintes en domptant hardiment les mauvaises passions et en donnant à tous les nobles instincts une direction utile. Affermissons le principe religieux sans rien abandonner des conquêtes de la révolution, et nous sauverons le pays malgré les partis, les ambitions et même les imperfections que nos institutions pourraient renfermer. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. L'explosion des colères que la publication de ce Message fit éclater au sein de l'Assemblée ne saurait être fidèlement rendue. Les influences parlementaires, qui régnaient en souveraines depuis tant d'années, se voyaient tout à coup écartées, presque bravées. L'idée qu'on pouvait gouverner, et même bien gouverner, sans orateurs en renom, sans harangues, sans apparat, en étudiant et en pratiquant simplement les affaires, n'était encore venue à aucun député ; et prétendre former un cabinet où l'on se passerait de M. Thiers, de M. Odilon Barrot, de M. Dufaure et de leurs lieutenants, paraissait une tentative peu pratique. Le nouveau ministère était composé d'hommes honorables ; mais aucun parmi eux n'avait conquis encore une situation politique importante. M. Achille Fould, nom financier, fortune considérable, habitué aux assemblées, était de tous le plus connu. M. Rouher^ destiné à un si grand rôle, n'était encore qu'un jeune avocat du barreau de Riom, âgé de 36 ans, envoyé à l'assemblée par le département du Puy-de-Dôme, et dont les éminentes facultés n'avaient pas eu le temps de s'affirmer. Affronter, avec des forces qui n'avaient pas encore été éprouvées, une lutte certaine avec ceux qui, maîtres de la parole, étaient devenus maîtres des affaires, semblait donc hasardeux à tous ceux qui ne se rendaient pas compte de la situation du prince. Le Président de la République élu d'acclamation par six millions d'hommes, représentait une force gouvernementale immense, à la condition que cette force s'affirmât. On l'avait nommé pour diriger les affaires publiques, et non pour qu'il laissât languir dans l'inertie le pouvoir qu'on lui avait livré. L'opinion publique, surtout en province, où les préjugés-parlementaires avaient peu de crédit, comptait sur un chef hardi, résolu, entreprenant. La timidité ou l'irrésolution l'auraient perdu. D'un autre côté, la constitution, et dès lors le bon sens et la justice voulaient qu'il fût libre. Contrairement à l'opinion des salons de Paris, où les chefs des partis avaient une grande autorité, la politique du Prince Louis-Napoléon devait donc devenir d'autant plus populaire qu'elle se montrerait plus personnelle, et une lutte avec l'Assemblée n'avait pour lui aucun danger, parce qu'il était certain d'être soutenu par le pays. C'est ainsi que l'attitude nouvelle prise par le Président de la République fut jugée en province, où le Message du 31 octobre reçut de la presse départementale l'appui le plus énergique. D'ailleurs, autant le Prince Louis-Napoléon était ferme, autant il se montrait modéré, ne manquant jamais de faire appel au concours de l'Assemblée, et sacrifiant toute ambition personnelle au bien général du pays. C'est ainsi que, le 10 décembre, le Préfet de la Seine ayant donné un banquet à l'Hôtel-de-Ville, pour célébrer l'anniversaire de l'élection du Prince, celui-ci, répondant au toast qui lui avait été porté, formula en ces termes ses vues générales sur la meilleure politique à suivre : Je remercie le corps municipal de m'avoir invité à l'Hôtel-de-Ville et d'avoir fait distribuer aujourd'hui même de nombreux secours aux indigents. Soulager l'infortune était à nos yeux la meilleure manière de célébrer le 10 décembre. Je ne viens pas récapituler ici ce que nous avons fait depuis un an. Mais la seule chose dont je m'enorgueillisse, c'est d'avoir, grâce aux hommes qui m'ont entouré et qui m'entourent encore, maintenu la légalité intacte et la tranquillité sans collision. L'année qui commencera bientôt sera, je l'espère, plus fertile encore en heureux résultats, surtout si, comme l'a dit M. le Préfet de la Seine, tous les grands pouvoirs restent intimement unis. J'appelle grands pouvoirs ceux élus par le peuple : l'Assemblée et le Président. Oui, j'ai foi dans leur union féconde ; nous marcherons au lieu de rester immobiles ; car ce qui donne une force irrésistible, même au mortel le plus humble, c'est d'avoir devant lui un grand but à atteindre et derrière une grande cause à défendre. Pour nous, cette cause, c'est celle de la civilisation tout entière. C'est la cause de cette sage et sainte liberté qui, tous les jours, se trouve de plus en plus menacée par les excès qui la profanent. C'est la cause des classes laborieuses, dont le bien-être est sans cesse compromis par ces théories insensées qui, soulevant les passions les plus brutales et les craintes les plus légitimes, feraient haïr jusqu'à la pensée même des améliorations. C'est la cause du gouvernement représentatif, qui perd son prestige salutaire par l'acrimonie du langage et les lenteurs apportées à l'adoption des mesures les plus utiles. C'est la cause de la grandeur et de l'indépendance de la France, car si les idées qui nous combattent pouvaient triompher, elles détruiraient nos finances, notre armée, notre crédit, notre prépondérance, tout en nous forçant à déclarer la guerre à l'Europe entière. Aussi jamais cause n'a été plus juste, plus patriotique, plus sacrée que la nôtre. Quant au but que nous avons à atteindre, il est tout, aussi noble que la cause. Ce n'est pas la copie mesquine d'un passé quelconque qu'il s'agit de refaire, mais il s'agit de convier tous les hommes de cœur et d'intelligence à consolider quelque chose de plus grand qu'une charte, de plus durable qu'une dynastie : les principes éternels de religion et de morale en même temps que les règles nouvelles d'une saine politique. La ville de Paris, si intelligente et qui ne veut se souvenir des agitations révolutionnaires que pour les conjurer, comprendra une marche qui, en suivant le sentier étroit tracé par la Constitution, permette d'envisager un vaste horizon d'espérance et de sécurité. On a dit souvent que lorsqu'on parle honneur il y avait écho en France. Espérons que lorsqu'on y parle raison on trouvera un retentissement égal dans les esprits comme dans les cœurs des hommes dévoués avant tout à leur pays. Les théories insensées et les idées ruineuses dont parlait le Président de la République, c'étaient les doctrines socialistes qui, bien qu'inaugurées en 1848, au Luxembourg, par M. Louis Blanc, ne s'associèrent étroitement au jacobinisme qu'en 1850, à l'occasion des élections partielles du 10 mars. Les insurgés du 13 juin 1849 avaient été déférés devant la haute cour, séante à Versailles, par arrêt du 13 novembre ; et, le 8 février 1850, l'Assemblée prononça la déchéance des députés qui avaient pris part à l'insurrection. Trois sièges se trouvèrent ainsi vacants à Paris, et vingt-huit en province. Les trois sièges à Paris étaient ceux des sergents Boichot et Rattieret du fouriériste Considérant. Les élections furent fixées au 10 mars. Ces élections furent l'occasion d'un étrange revirement dans l'attitude et le langage des démagogues qui, par une réminiscence des appellations de 93, s'étaient donné le nom de Montagnards. Ils quittèrent désormais ce nom et se dirent Socialistes. Le socialisme inauguré par Louis Blanc n'avait été que ridicule. Il avait, en propres termes, dit aux ouvriers réunis au Luxembourg : Tout ce qui est entre le ciel et la terre est à vous ; vous serez non-seulement puissants ; vous serez non-seulement riches ; mais vous SEREZ ROIS[2] ; et Proudhon l'avait flagellé de cette apostrophe : Rhéteur le plus vain, le plus vide, le plus impudent, le plus nauséabond qu'aient produit le plus bavard des siècles et la plus lâche des littératures[3]. Le socialisme prêché par M. Considérant n'avait été qu'obscène, et Proudhon l'avait justement qualifié en disant qu'il était : Le rêve de la crapule en délire[4]. Enfin le socialisme de Proudhon lui-même n'était qu'une sorte d'éréthisme irréligieux et une fièvre chaude d'athéisme. Il s'écriait : A moi, Lucifer, Satan, qui que-tu sois, démon que la foi de nos pères opposa à Dieu et à l'Église ! je porterai la parole et je ne te demande rien ![5] Plus tard, il parut avoir peur et honte du mal .qu'il avait fait ; il avoua que les prostituées et les forçats lui avaient adressé des félicitations dont l'ironie obscène témoignait des égarements de l'opinion[6]. Un tel réformateur appartenait moins à la politique qu'à la gendarmerie ; et, en effet, au moment où il se croyait le plus rapproché du pouvoir, une condamnation en cour d'assises de Paris lui infligea, le 28 mars 1849, trois ans de prison et trois mille francs d'amende. Réfugié en Suisse, après l'arrêt, il revint se constituer prisonnier à Sainte-Pélagie, le 4 juin, s'y maria en 1850, et fut mis en liberté, le 4 juin 1852. Il n'occupait donc plus la scène politique lors des élections du 10 mars 1850, mais les idées qu'il avait semées dans le public y jouèrent un grand rôle. Ce qui fit, à cette époque, le succès du socialisme, c'était le discrédit ou étaient tombés les Montagnards ; l'attentat du 15 mai contre l'Assemblée avait rendu les émeutiers impopulaires et la prise d'armes du 13 juin les avait rendus odieux. Par besoin d'être neufs et d'avoir un drapeau, les démagogues se firent donc socialistes, et la folie gagna tout le monde. M. Armand Marrast, qui, résumant les travaux de la constituante, le 26 mai 1849, avait raillé le socialisme, écrivait dans la République, le 16 et le 21 décembre 1850 : Je suis socialiste, parce que je suis républicain. M. Crémieux, qui, dans la séance du 15 septembre 1848, s'était déclaré contre le socialisme, disait, le 9 mars 1850, dans une réunion tenue à la Villette, rue de Flandres : Je voudrais n'avoir pas à parler à des convertis, tant il me plairait d'avoir à convertir moi-même au socialisme ceux à qui il n'a pas été donné de le comprendre jusqu'à ce jour. M. Michel de Bourges, dans la salle de la Redoute, à Montmartre, s'écriait le 2 mars 1850 : Vous portez tous sur votre front le diadème de la royauté. Le peuple examinera l'origine des fortunes et du capital, à moins que la bourgeoisie n'en fasse volontairement le sacrifice. Enfin, M. Emile de Girardin écrivait, le 3 mars, dans la Presse : A cette définition : Le socialisme, c'est la barbarie, Nous opposons celle-ci : Le socialisme, c'est la civilisation. Paris sanctionna ces doctrines, le 10 mars, en nommant M. de Flotte, insurgé de juin, condamné à la déportation, sous le général Cavaignac, amnistié par le Président de la République, et qui avait proposé de brûler le grand livre de la dette publique ; M. Vidal, le principal collaborateur de M. Louis Blanc ; enfin M. Carnot, ministre de l'instruction publique 'après le 24 février, devenu célèbre par sa circulaire aux instituteurs, du 23 avril 1848, dans laquelle il leur recommandait, comme candidats à l'Assemblée, les hommes qui n'avaient pas reçu d'éducation. La bourgeoisie parisienne, frondeuse de sa nature, avait été entraînée ; tous les grands et riches magasins des boulevards, gagnés par le journal le Siècle, qui s'était fait le patron de la liste socialiste, avaient aidé au résultat, qui semblait une victoire de l'insurrection. Néanmoins, Paris fut épouvanté de son œuvre, la bourse baissa de 2 francs 20 centimes, et les étrangers qu'avait ramenés un commencement de sécurité, partirent aussitôt. Dix élections conservatrices faites en province ne pouvaient balancer cette défaite de l'ordre. Frappés de la dissolution visible de la société, les chefs parlementaires firent demander une entrevue au Président de la République ; ils désiraient conférer avec lui sur les moyens les plus propres à conjurer des périls imminents. La réunion eut lieu à l'Elysée, le 14 mars. M. Molé, M. Thiers, M. de Montalembert, M. de Broglie, M. Berryer et M. le général de Saint-Priest y assistaient. Le Prince, avec une franchise et un abandon qui gagnèrent tous les esprits, s'exprima ainsi : Je vous ai réunis, Messieurs, pour m'aider des conseils de votre patriotisme et de vus lumières. Que pensez-vous qu'il y ait à faire, pour conjurer les dangers révélés par les progrès du socialisme ? Après un assez long silence, qui commençait à devenir embarrassant, M. de Montalembert prit la parole. Dans les anciennes assemblées du clergé, dit-il, le plus jeune donnait son avis le premier, je vais donner le mien. Je mettrai dans la réponse autant de franchise que le Prince en a mis dans la question. A mon avis, il faut, pour sortir de la situation périlleuse où nous sommes, que le Président nomme pour ministres, les chefs de la majorité. Ce sera la réponse la plus énergique et la plus significative à la provocation des ennemis de la société. Après ces paroles, le Prince répondit avec un calme parfait qu'il était prêt à suivre l'avis de M. de Montalembert. Se tournant alors vers les autres membres de la réunion, il leur dit : Qu'en pensez-vous, Messieurs ? M. Molé prit le premier la parole. Sur la proposition de M. de Montalembert, devenue le fond du débat, il ne dit précisément ni oui, ni non. Il discuta, sans les déclarer insurmontables, les difficultés naturelles que soulevait la fondation de ce qu'il appela un grand ministère, réunissant autour du Président de la République les chefs des anciens partis monarchiques, et il resta à la fois assez vague et assez clair pour persuader à tout le monde qu'il accepterait un portefeuille dans ce ministère, s'il était convenablement prié de le prendre. M. Thiers, qui parlait après M. Molé, fut vif et pittoresque dans son langage. Devenir le ministre d'un Gouvernement, dit-il, c'est, à mes yeux, contracter mariage avec lui. La République est une fille, et il m'en coûte beaucoup de l'épouser. Cependant, comme c'est peut-être le seul moyen de sauver le pays, je suis prêt à donner mon consentement. Ainsi, le grand ministère avait déjà trois de ses membres trouvés, lorsque M. de Broglie s'expliqua à son tour. M. de Broglie repoussa très nettement la proposition de M, de Montalembert. Il dit que la réunion dans le même cabinet des chefs, du parti légitimiste et des anciens ministres du roi Louis-Philippe ne lui paraissait offrir aucune condition d'accord, de force et de durée. Il trouvait dans une telle association une cause incessante de divisions et de luttes. M. de Broglie termina en donnant l'assurance de son concours personnel ; mais il déclina pour son compte toute participation personnelle à la formation d'un tel cabinet, dans le cas où ses collègues auraient la pensée de lui réserver une place au milieu d'eux. Cette opinion, fermement exprimée, était trop frappante de vérité pour permettre d'espérer un accord final. Les chefs des anciens partis monarchiques pouvaient se réunir pour résister au socialisme, qui était l'ennemi commun, mais ils étaient trop foncièrement divisés pour diriger les esprits et gouverner la France. Ce que voulait M. Thiers n'était pas ce que voulait M. Berryer ; et il arriverait toujours un moment où ils seraient séparés par leurs doctrines et par leurs destinées. Le Prince, après avoir remercié les chefs de la majorité de leur concours, exprima le regret que les divergences qui venaient de se faire jour missent obstacle aux mesures de conciliation qui avaient été proposées. Ainsi finit la conférence du 14 mars. Seulement, le Président fit au défi du socialisme une réponse directe et significative. M. Baroche, qui avait soutenu, comme procureur général, devant la Haute-Cour de Bourges, l'accusation contre les insurgés du 15 mai, fut appelé au ministère de l'intérieur, en remplacement de M. Ferdinand Barrot, nommé ministre à Turin. Toutefois les chefs de la majorité, qui n'avaient pu former un ministère, cherchèrent une autre voie pour assurer leur domination. Au lieu d'attribuer le trouble de la société au manque d'une direction générale nettement accentuée, et à l'anarchie dont leurs propres divisions donnaient l'exemple, ils en faisaient remonter la cause au suffrage universel. Ils songèrent donc à le mutiler, et ils proposèrent au Président de la République de s'associer à leur dessein. Le Prince Louis-Napoléon, dont la politique avait toujours été fondée sur le suffrage universel, et qui devait à sa libre expression le pouvoir dont il était investi, repoussa sans hésiter la proposition des chefs des anciens partis monarchiques. Loin de se défier des masses populaires, il attendait de leur bon sens et de leurs instincts conservateurs le moyen de réduire la turbulence des minorités. Cependant ces chefs insistèrent, en promettant leur concours pour constituer dans l'Assemblée une majorité compacte, constante, base nécessaire d'un gouvernement régulier. Le caractère modéré et conciliant du Prince lui fit prêter l'oreille à ces propositions ; mais, il exigea que les hommes politiques qui étaient les véritables promoteurs de la loi en prissent la responsabilité, et qu'elle fût portée à l'Assemblée par eux-mêmes, et par eux seuls. La loi électorale du 15 mars 1819 pouvait certes être améliorée, au point de vue de la moralité des votants et de la sincérité des votes. On pouvait étendre les indignités, et, en attribuant l'élection à l'arrondissement et le vote à la commune, on pouvait rapprocher l'élu des électeurs, et supprimer ou affaiblir les influences étrangères qui pervertissent le scrutin. Ce n'est pas cette voie que l'on prit. On maintint le scrutin de liste par département et le vote au canton, et l'on imposa aux électeurs un domicile de trois ans dans la même commune. Le vote universel n'était ni moralisé, ni régularisé ; il était mutilé, même fort au delà de ce qu'on s'était promis, car il résulta de l'application de la loi que trois millions d'électeurs étaient supprimés. Une vaste association se forma pour défendre le suffrage universel les armes à la main. L'insurrection devait avoir lieu le 18 mai ; une société dite de la Jeune Montagne dirigeait le mouvement ; mais la saisie des papiers de la société, pour le groupe du Sud-Est, opérée à Béziers, le 26 mai, ouvrit les yeux au gouvernement et lui permit de prendre des précautions et d'arrêter les moyens de défense. Le mouvement insurrectionnel avorta, grâce à la publicité des précautions prises ; et la nouvelle loi électorale fut votée le 31 mai, par 433 voix contre 241. Aux yeux du Président de la République, la loi du 31 mai était le prix de l'union de toutes les fractions conservatrices, et elle constituerait une entrée en campagne pour l'entier rétablissement de la sécurité et de la confiance publiques. Il n'en était pas de même pour les chefs de la majorité, et leur pensée secrète ne tarda pas à se faire jour. Les petits journaux satiriques, faisant allusion à une tragédie de M. Victor Hugo remplie de vieillards, avaient donné le nom de Burgraves aux chefs des anciens partis, tous plus ou moins murs et vénérables par l'âge. Les Burgraves, c'est-à-dire M. Molé, M. de Broglie, M. Thiers, M. Berryer, M. le général de Saint-Priest, ne pouvaient se consoler de la perte du pouvoir ou de l'influence, et il leur était insupportable de voir la confiance des masses se retirer d'eux et se porter avec passion vers le Président de la République. C'est en vue de retirer les affaires des mains de la foule qu'ils avaient fait la loi du 31 mai, grâce à laquelle ils se croyaient maîtres de l'avenir ; et ils éprouvèrent tant de confiance et d'orgueil à l'idée d'avoir fait peur à l'émeute, qu'ils résolurent de se séparer du Président de la République, ou du moins de le tenir sous leur tutelle. L'occasion se présenta le 5 juin de l'essayer. La constitution avait fixé à 600.000 fr. le traitement personnel du Président de la République, réservant les frais de représentation, qui avaient été estimés devoir se porter à un chiffre plus élevé. Le ministère proposa, le 5 juin, de porter à 2.403.030 fr. les frais de représentation. Accueillie avec tumulte dans l'Assemblée, cette demande tomba dans une commission hostile. Le rapporteur, M. de Tocqueville, proposa l'adoption, avec des considérations blessantes pour le chef de l'État. Finalement, le crédit fut voté, le 24 juin, par une majorité dérisoire de quatre voix, sous le patronage de M. le général Changarnier, qui parla pour, après avoir, disait-on, travaillé contre. L'accord était bien compromis. Il fut rompu tout à fait le 29 du même mois, par la coalition des légitimistes et des montagnards, au sujet de la lui relative à la nomination des maires. Le désordre laissé dans l'administration par le régime de février avait été immense. Il avait fallu, en 1850, révoquer 421 maires et 83 adjoints, et dissoudre la garde nationale dans 153 villes ou communes. Le gouvernement demandait le droit de nommer les maires, en les prenant dans les conseils municipaux, ce qui conciliait le suffrage universel avec l'unité politique. Dominés par certains rêves de décentralisation, inapplicables dans la France moderne, les légitimistes s'unirent aux démagogues et firent repousser la loi. L'hostilité de l'Assemblée envers le Président était donc publique ; et elle s'accusa hautement le 17 juillet. L'Assemblée s'étant prorogée ce jour-là du 11 août au 4 novembre, elle nomma une commission de permanence formée en majorité des membres les plus hostiles au Président de la République. Il était temps que l'élu du peuple avisât. L'opinion publique ne trouvait pas dans la marche des affaires la direction qu'elle avait entendu lui donner. Il prit le parti de se rapprocher de la nation, par des voyages successifs en Bourgogne, en Alsace et en Normandie, afin que les masses qui l'avaient porté au pouvoir fussent mises en demeure de manifester leurs sentiments. Ces voyages étaient une épreuve décisive. A Paris, dans ses salons, dans ses réunions politiques étaient les partisans des anciens partis et les adversaires du Président de la République. En province étaient les populations qui l'avaient élu. Il était donc important de se mettre en rapport avec elles, de les interroger, de leur parler, de leur fournir enfin une occasion de juger les hostilités de l'Assemblée. Le voyage de Lyon leva le voile qui pouvait dissimuler encore à certains yeux le fond de la pensée publique. Arrivé le 15 août, il accepta le banquet que la ville lui offrit le soir même, et répondit en ces termes au toast du maire de Lyon. Que la ville de Lyon, dont vous êtes le digne interprète, disait Louis-Napoléon au maire, reçoive l'expression sincère de ma reconnaissance pour l'accueil sympathique qu'elle m'a fait : Mais, croyez-le, je ne suis pas venu dans ces contrées, où l'Empereur, mon oncle, a laissé de si profondes traces, afin de recueillir seulement des ovations et passer des revues. Le but de mon voyage est, par ma présence, d'encourager les bons, de rassurer les esprits égarés, de juger par moi-même des sentiments et des besoins du pays. Cette tâche exige votre concours, et, pour que votre concours me soit complètement acquis, je dois vous dire avec franchise ce que je suis, ce que je veux. Je suis, non pas le représentant d'un parti, mais le représentant de deux grandes manifestations nationales, qui, en 1804, comme en J848, ont voulu sauver par l'ordre les grands principes de la révolution française. Fier donc de mon origine et de mon drapeau, je leur demeurerai fidèle : je serai tout entier au pays, quelque chose qu'il exige de moi, ABNÉGATION OU PERSÉVÉRANCE. Les bruits de coup d'Etat sont peut-être venus jusqu'à vous. Messieurs ; mais vous n'y avez pas cru, je vous en remercie. Les surprises et les usurpations peuvent être le fait de partis sans appui dans la nation ; mais l'élu de 6 millions de suffrages exécute les volontés du peuple, il ne les trahit pas. Le patriotisme, je le répète, peut consister dans l'abnégation comme dans la persévérance. Devant un danger général, toute ambition personnelle doit disparaître. Dans ce cas, le patriotisme se reconnaît comme on reconnut la maternité dans un procès célèbre. Vous vous souvenez de ces deux femmes réclamant le même enfant : à quel signe reconnut-on les entrailles de la véritable mère ? au renoncement de ses droits que lui arracha le péril d'une tête chérie. QUE LES PARTIS QUI AIMENT LA FRANCE N'OUBLIENT PAS CETTE SUBLIME LEÇON ! Moi-même, s'il le faut, je m'en souviendrai. Mais, d'un autre côté, si des prétentions coupables se ranimaient et menaçaient de compromettre le repos de la France, je saurais les réduire à l'impuissance, EN INVOQUANT ENCORE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE, car je ne reconnais à personne le droit de se dire son représentant plus que moi. Ces sentiments, vous devez les comprendre, car tout ce qui est noble, généreux, sincère, trouve de l'écho parmi les Lyonnais ; votre histoire en offre d'immortels exemples. Considérez donc mes paroles comme une preuve de ma confiance et de mon estime. Les applaudissements les plus enthousiastes avaient couvert les passages les plus significatifs de ce beau discours. Le passage où le Prince annonçait que la France pouvait attendre de lui abnégation ou persévérance ; celui où, faisant allusion aux prétentions des divers partis, il se disait prêt à invoquer encore la souveraineté du peuple, pour faire prévaloir la volonté générale, reçurent la plus énergique adhésion. Le 16 août, ces épanchements continuent. Le commerce Lyonnais se réunit au jardin d'hiver ; le Président accepte l'invitation qui lui est faite, et répond ainsi à M. Vachon, président de la commission : Vous saviez que je ne pouvais rester longtemps dans vos murs, et vous avez eu la pensée de réunir ce matin, autour de moi, le plus de représentants possible des divers éléments qui contribuent à la prospérité lyonnaise. Je vous en remercie ; car je suis heureux de toutes les occasions de me mettre en contact avec le peuple qui m'a élu. En nous rencontrant souvent, nous pourrons réciproquement connaître nos sentiments, nos idées, et apprendre ainsi à compter les uns sur les autres. Quand on se voit, en effet, bien des voiles tombent, bien des préventions se dissipent. De loin, je pouvais croire la population lyonnaise animée de cet esprit de vertige qui enfante tant de troubles, et presque en hostilité avec le pouvoir. Ici, je l'ai trouvée calme, laborieuse, sympathique à l'autorité que je représente. De votre côté, vous vous attendiez peut-être à rencontrer en moi un homme avide d'honneurs et de puissance, et vous voyez au milieu de vous un ami, un homme uniquement dévoué à son devoir et aux grands intérêts de la patrie. Le même jour eut lieu l'inauguration de la caisse de secours mutuels et de retraite pour les ouvriers en soie. Le prince y assista ; et après quelques paroles bienveillantes et élevées, dans lesquelles ses intentions à l'égard des classes laborieuses et pauvres perçaient déjà, il signa le procès-verbal de la séance et ajouta : plus de pauvreté pour l'ouvrier malade, ni pour celui que l'âge a condamné au repos. — LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. C'était une promesse. On verra plus loin qu'elle fut tenue. La chambre de commerce de Lyon ne voulut pas témoigner moins d'empressement et de respect que le commerce lui-même, réuni le matin au jardin d'hiver. A huit heures du soir, un troisième et dernier banquet eut lieu à l'Hôtel de Ville ; et le Prince répondit en ces termes au discours du président de la Chambre : Je remercie le commerce et l'industrie de Lyon des félicitations qu'ils m'expriment, et je donne mon entière sympathie aux vœux qu'ils m'adressent. Rétablir l'ordre et la confiance, maintenir la paix, terminer le plus promptement possible nos grandes lignes de chemin de fer, protéger notre industrie et développer l'échange de nos produits par un système commercial progressivement libéral : tel a été et tel sera le but des mes efforts. Si des résultats plus décisifs n'ont pas été obtenus, la faute, vous le savez, rien est pas à mon gouvernement ; mais, espérons-le, Messieurs, plus vite notre pays rentrera dans les voies régulières, plus sûrement sa prospérité renaîtra ; car, il est bonde le répéter, les intérêts matériels ne grandissent que par la bonne direction des intérêts moraux. C'est l'âme qui conduit le corps. Aussi se tromperait-il d'une étrange manière, le gouvernement qui baserait sa politique sur l'avarice, l'égoïsme et la peur ! C'est en protégeant libéralement les diverses branches de la richesse publique ; c'est à l'étranger, en défendant hardiment nos alliés ; c'est, en portant haut le drapeau de la France qu'on procurera au pays agricole, commercial, industriel, le plus de bénéfices ; car ce système aura l'honneur pour base, et l'honneur est toujours le meilleur guide. A la veille de vous faire mes adieux, laissez-moi vous rappeler des paroles célèbres. Non..., je m'arrête... ; il y aurait de ma part trop d'orgueil à vous dire, comme l'Empereur : Lyonnais, je vous aime ! Mais permettez-moi de vous dire du fond de mon cœur : Lyonnais, aimez-moi ! Pour bien comprendre l'importance capitale de cet échange de sentiments entre la ville de Lyon et le Prince Président, il faut se rappeler que les neuf députés formant la représentation de la ville et du département du Rhône appartenaient à la démocratie la plus outrée. Il en était de même de l'Alsace, où le Prince allait se rendre à son retour de Lyon ; ses treize députés étaient tous socialistes ; l'accueil fait au Prince montrait donc avec la dernière évidence que la députation, préparée et imposée par les clubs, ne représentait pas les véritables sentiments de la population lyonnaise. Consternés de l'échec que leur infligeaient les ovations prodiguées au Président, les démagogues tentèrent une revanche. Un certain nombre d'entre eux se pressaient aux abords des lieux de réunion, essayant des manifestations qui échouaient contre le dédain du vrai peuple. A Besançon, un bal populaire fut organisé en son honneur, et le Prince fut informé qu'une manifestation hostile devait s'y produire contre sa personne. Malgré les représentations qui lui furent faites, il n'hésita pas à s'y rendre, voulant voir qui serait le plus ferme, des assassins ou de lui. Les démagogues affiliés portaient pour signe de ralliement des cravates rouges. Le Prince, aussitôt qu'il fut entré dans la salle, se vit en effet entouré, enveloppé et pressé de toutes parts. Le prince tint ces misérables en respect quelques instants par la fermeté de son regard ; mais les officiers qui le suivaient mirent l'épée à la main et les gendarmes de service dégagèrent le Prince. Il connut bientôt la source et les meneurs du complot ; il voulut tout mépriser et oublier, assez vengé qu'il était par l'amour de la France. Vivement sollicité, après cet incident de Besançon, de renoncer au voyage d'Alsace, le Prince persista ; il avait une idée plus nette et plus vraie que personne de la puissance de son nom ; et il ne fut pas déçu dans l'espoir d'être bien accueilli dans cette ville de Strasbourg, où, quatorze ans auparavant, il avait arboré le drapeau de l'appel au peuple. La représentation de l'Alsace était, avons-nous dit, entièrement socialiste ; la municipalité de Strasbourg refusa de voter des fonds pour recevoir le Président de la République ; mais le commerce et l'industrie suppléèrent à ce manque d'intelligence et de convenance ; et le Prince répondit en ces termes au toast porté par M. Sengenwald, président du banquet : Messieurs, recevez mes remercîments pour la franche cordialité avec laquelle vous m'accueillez parmi vous. La meilleure manière de me fêter, c'est de me promettre, comme vous venez de le faire, votre appui dans la lutte engagée entre les utopies et les réformes utiles. Avant mon départ, on voulait me détourner d'un voyage en Alsace. On me répétait : Vous y serez mal venu. Cette contrée, pervertie par des émissaires étrangers, ne connaît plus ces nobles mots d'honneur et de patrie que votre nom rappelle, et qui ont fait vibrer le cœur de ses habitants pendant quarante années. Esclaves, sans s'en douter, d'hommes qui abusent de leur crédulité, les Alsaciens se refuseront à voir, dans l'élu de la nation, le représentant légitime de tous les droits et de tous les intérêts ! Et moi je me suis dit : Je dois aller partout où il y a des illusions dangereuses à dissiper et de bons citoyens à raffermir. On calomnie la vieille Alsace, cette terre des souvenirs glorieux et des sentiments patriotiques ; j'y trouverai, j'en suis assuré, des cœurs qui comprendront ma mission et mon dévouement au pays. Quelques mois, en effet, ne font pas d'un peuple profondément imbu des vertus solides du soldat et du laboureur un peuple ennemi de la religion, de l'ordre et de la propriété. D'ailleurs, Messieurs, pourquoi aurais-je été mal reçu ? En quoi aurais-je démérité de votre confiance ? Placé par le vote presque unanime de la France à la tête d'un pouvoir légalement restreint, mais immense par l'influence morale de son origine, ai-je été séduit par la pensée, par les conseils d'attaquer une constitution faite pourtant, personne ne l'ignore, en grande partie contre moi ? — Non, je respecte et je respecterai la souveraineté du peuple, même dans ce que son expression peut avoir de faussé ou d'hostile. Je suis donc heureux, Strasbourgeois, de penser qu'il y a communauté de sentiments entre vous et moi. Comme moi, vous voulez notre patrie grande, forte, respectée ; comme vous, je veux l'Alsace reprenant son ancien rang, redevenant ce qu'elle a été durant tant d'années, l'une des provinces les plus renommées, choisissant les citoyens les plus dignes pour la représenter, et ayant, pour l'illustrer, les guerriers les plus vaillants. En rentrant à Paris, le Prince s'arrêta un jour à Reims. Là aussi, il voulut poursuivre l'apostolat de ses doctrines et de sa parole, et il s'exprima ainsi au banquet qui lui fut offert : L'accueil que je reçois à Reims, au terme de mon voyage, vient confirmer ce que j'ai vu par moi-même dans toute la France, et ce dont je n'avais pas douté : notre pays ne veut que l'ordre, la religion et une sage liberté. Partout, j'ai pu m'en convaincre, le nombre des agitateurs est infiniment petit, et le nombre des bons citoyens infiniment grand. Dieu veuille qu'ils ne se divisent pas ! C'est pourquoi, en me retrouvant aujourd'hui dans cette antique cité de Reims, où les rois qui représentaient aussi les grands intérêts de la nation sont venus se faire sacrer, je voudrais que nous pussions y couronner non plus un homme, mais une idée : l'idée d'union et de conciliation, dont le triomphe ramènerait le repos dans notre patrie déjà si grande par ses richesses, ses vertus et sa foi. Faire des vœux pour la prospérité publique, c'est en faire pour la ville de Reims, dont la position industrielle est d'une si haute importance. On peut le dire ; le voyage du Prince à Lyon, à Strasbourg et à Reims lui avait directement dévoilé le cœur des populations de l'Est : elles étaient conquises à son nom, à ses doctrines et à sa personne. Il voulut faire la même expérience sur les populations de l'Ouest. Rentré à Paris le 29 août, le Prince repartit le 3 septembre pour se rendre à Cherbourg ; et, s'arrêtant à Caen le 4, il constata publiquement la chaleur avec laquelle l'opinion publique se manifestait à son égard : L'accueil si bienveillant, si sympathique, je dirai presque enthousiaste, que je reçois à l'est comme à l'ouest de la France, dit-il, me touche profondément, mais je ne m'enorgueillis pas. Je m'en attribue la plus faible partie. Ce qu'on acclame en moi, c'est le représentant de l'ordre et d'un meilleur avenir. Quand je traverse vos populations, entouré d'hommes qui méritent votre estime et votre confiance, je suis heureux d'entendre dire : Les mauvais jours sont passés ; nous en attendons de meilleurs. Aussi, lorsque partout la prospérité semble renaître, il serait bien coupable celui qui tenterait d'en arrêter l'essor parle changement de ce qui existe aujourd'hui, quelque imparfait que ce puisse être. De même, si des jours orageux devaient reparaître et que le peuple voulût imposer un nouveau fardeau au chef du gouvernement, ce chef, à son tour, serait bien coupable de déserter cette haute mission. Mais n'anticipons pas tant sur l'avenir. Tâchons maintenant de régler les affaires du pays, accomplissons chacun notre devoir ; Dieu fera le reste. A Cherbourg, terme de son voyage, un grand nombre de riches Anglais, arrivés sur leurs bricks de plaisance, attendaient le Président, pour le saluer. Il y arriva le 5 septembre. Le lendemain, un grand banquet, auquel assistaient ces étrangers, lui fut donné dans l'arsenal ; il y prononça le discours suivant : Plus je parcours la France, dit-il, et plus je m'aperçois qu'on attend beaucoup, du gouvernement. Je né traverse pas un département, une ville, un hameau, sans que les maires, les conseillers généraux, et même les représentants me demandent, ici, des voies de communication, telles que canaux, chemins de fer ; la, l'achèvement des travaux entrepris ; partout enfin, des mesures qui puissent remédier aux souffrances de l'agriculture, donner de la vie à l'industrie et au commerce. Rien de plus naturel que la manifestation de ces vœux ; elle ne frappe pas, croyez-le bien, une oreille inattentive ; mais, à mon tour, je dois vous dire : Ces résultats tant désirés ne s'obtiendront que si vous me donnez les moyens de l'accomplir, et ce moyen est tout entier dans votre concours à fortifier le pouvoir et à écarter les dangers de l'avenir. Pourquoi l'Empereur, malgré la guerre, a-t-il couvert la France de ces travaux impérissables qu'on retrouve à chaque pas, et nulle part plus remarquables qu'ici ? C'est qu'indépendamment de son génie, il vint à une époque où la nation, fatiguée de révolutions, lui donna le pouvoir nécessaire pour abattre l'anarchie, réprimer les factions et faire triompher à l'extérieur, par la gloire, à l'intérieur, par une impulsion vigoureuse, les intérêts généraux du pays. S'il y a donc une ville en France qui doive être napoléonienne et conservatrice, c'est Cherbourg : napoléonienne, par reconnaissance, conservatrice, par la saine appréciation de ses véritables intérêts. Qu'est-ce, en effet, qu'un port créé, comme le vôtre, par de si gigantesques efforts, sinon l'éclatant témoignage de cette unité française, poursuivie à travers tant de siècles et de révolutions, unité qui fait de nous une grande nation ? Mais une grande nation, ne l'oublions pas, ne se maintient à la hauteur de ses destinées que lorsque ses institutions elles-mêmes sont d'accord avec les exigences de la situation politique et de ses intérêts matériels. Les habitants de la Normandie savent apprécier de semblables vérités ; ils m'en ont donné la preuve, et c'est avec orgueil que je porte aujourd'hui un toast à la ville de Cherbourg. Je porte ce toast en présence de cette flotte qui a porté si noblement en Orient le pavillon français, et qui est prête à le porter avec gloire partout où l'honneur national l'exigerait ; en présence de ces étrangers, aujourd'hui nos hôtes. Ils peuvent se convaincre que si nous voulons la paix, ce n'est pas par faiblesse, mais par cette communauté d'intérêts et par ces sentiments d'estime naturelle qui lient entre elles les deux nations les plus civilisées. En l'état de désarroi où la Révolution de Février avait jeté les esprits, la difficulté à vaincre pour rétablir un gouvernement obéi et durable, c'était de lui trouver une base solide. Or, cette base ne pouvait être raisonnablement cherchée que dans la volonté générale. Ce qu'on appelait les principes, comme la légitimité ou la monarchie parlementaire, se réduisait à des utopies vaines et impuissantes, puisque l'opinion s'était retirée d'elles. Il fallait donc trouver un autre appui pour le pouvoir ; et c'était ce que faisait le Président de la République, en provoquant par ces épanchements multipliés l'expression sincère de la volonté du pays. Les voyages qu'il venait de faire l'avaient mis en contact avec les populations urbaines et rurales ; et les banquets avaient été comme des tribunes du haut desquelles il avait loyalement laissé tomber ses idées. Assurément on était en droit de penser qu'en agissant ainsi il travaillait à consolider son gouvernement ; mais au moins il déclarait bien haut qu'il ne voulait gouverner qu'avec la volonté de la nation. Cette volonté s'était manifestée en sa faveur avec une éclatante spontanéité, le 10 décembre 1848 ; et il importait d'aller s'assurer, en visitant les provinces, si rien n'avait changé le cours de leurs idées. L'expérience avait été décisive ; car l'élu du 10 décembre avait reçu partout l'accueil le plus enthousiaste. Le Prince était donc certain d'avoir le pays avec lui ; et cette constatation lui donnait la force morale nécessaire pour résister à l'hostilité déjà manifeste de l'Assemblée. Pendant que le Prince Louis-Napoléon consultait l'opinion nationale, le parti légitimiste se rendait à Wiesbaden, dans le duché de Nassau, où M. le comte de Chambord tenait sa cour. Trois membres de la commission de permanence de l'Assemblée, M. Berryer, M. de La Rochejaquelein et M. le général de Saint-Priest, se rendirent près de leur Roi ; et les mêmes hommes qui accusaient le Prince de conspirer pour usurper le trône, allaient publiquement conspirer à l'étranger, et disposer de ce même trône sans le concours de la volonté nationale. C'est de Wiesbaden que partit, le 30 août, une circulaire adressée au parti légitimiste, et dans laquelle M. le marquis de Barthélémy exposait, en ces termes, les déclarations de M. le comte de Chambord, déclarations qui excluaient d'une manière absolue le principe de la souveraineté nationale : M. le comte de Chambord a déclaré qu'il se réservait la direction de la politique générale. Dans la prévision d'éventualités soudaines, et pour assurer cette unité complète de vues et d'action qui seule peut faire notre force, il a désigné les hommes qu'il déléguait, en France, pour l'application de sa politique. Cette question de conduite devait nécessairement amener l'appréciation définitive de la question de l'appel au peuple. Je suis officiellement chargé de vous faire connaître qu'elle a été, à ce sujet, la déclaration de M. le comte de Chambord. Il a formellement condamné le système de l'appel au peuple, comme impliquant la négation du grand principe national de l'hérédité monarchique. Il repousse d'avance toute proposition qui, reproduisant cette pensée, viendrait modifier les conditions de stabilité qui sont le caractère essentiel de notre principe, et doivent le faire regarder comme l'unique moyen d'arracher enfin la France aux convulsions révolutionnaires. Le langage de M. le comte de Chambord a été formel, précis ; il ne laisse aucune place au doute, et toute interprétation qui en altérerait la portée serait entièrement inexacte. Telle était donc et telle resta la différence essentielle entre le Prince Louis-Napoléon et les prétendants monarchiques. Ces prétendants s'adressaient aux partis ; le Prince s'adressait à la France entière. Ils invoquaient de vieux préjugés ; il invoquait d'immortels principes. Les partis monarchiques, puissants dans l'Assemblée, impuissants dans le pays, avaient dû se donner un chef portant une épée. afin qu'au moment voulu cette épée pût trancher le nœud de la situation. Le général Changarnier fut ce chef accepté par les légitimistes et parles orléanistes. Comment cet officier-distingué, qui devait au Président de la République le double commandement des troupes de la 1re division militaire et des gardes nationales de la Seine, et qui avait par conséquent la confiance entière du Prince, vint-il à mériter celle de ses adversaires ? c'était encore un mystère au mois d'octobre 1850 ; mais bien que mystérieux dans sa cause, le fait était certain. Une célèbre revue passée à Satory, près de Versailles, le 10 octobre, le fit éclater aux yeux de tous. C'était le droit et le devoir du chef de l'État de se tenir en rapport constant avec l'armée, comme avec les populations ; et de nombreuses revues, passées par le Prince, avaient fait éclater les sympathies des soldats à son égard. Pendant ces revues, auxquelles assistait le général Changarnier, les troupes avaient crié : Vive Napoléon ! et le général en chef, non-seulement ne l'avait pas trouvé mauvais, mais, dans un ordre du jour du 7 juin 1850, à la suite d'une revue passée au Champ-de-Mars, il avait félicité les troupes sur le bon esprit qu'elles avaient su conserver. Il n'en fut plus de même le 10 octobre 1850. Trois régiments d'infanterie, un bataillon de chasseurs à pied et quarante-huit escadrons de cavalerie, appartenant à la 1re division, commandés par le général Neumayer, furent réunis sur le plateau de Satory. Des tribunes avaient été dressées pour les spectateurs ; beaucoup de curieux, appartenant au monde politique, s'y rendirent. La commission de permanence y assistait toute entière. On y était vaguement impressionné par l'attente d'événements qui étaient dans l'air. Après la revue, le défilé commença ; et, avec le défilé, l'intérêt le plus vif de la journée. A quelques pas en avant des tribunes, se tenaient à cheval, le Prince Président, ayant près de lui, le général d'Hautpoul, ministre delà guerre ; en face, et à cinquante mètres environ, était le général Changarnier. Au pied des tribunes bouillonnait un groupe de jeunes gens, la plupart journalistes, appartenant à l'opposition et aux partis parlementaires, et parmi lesquels les plus notables étaient Eugène Forcade, Solar et Lireux. Ils s'étaient placés directement en face du général Changarnier, l'observant avec attention. L'émotion était profonde. Quelle allait être l'attitude des soldats, habituellement si sympathiques ? Les trois régiments d'infanterie défilèrent conformément aux règlements militaires, c'est-à-dire en silence ; mais comme ces règlements n'avaient pas été observés aux revues précédentes, et que, dans des ordres du jour, le général Changarnier en avait sanctionné la violation, on resta frappé de cette tenue insolite. La pensée de tous les spectateurs soupçonna aussitôt des ordres donnés à l'infanterie. Ce soupçon se changea en certitude, au défilé de la cavalerie. Tous les escadrons, enlevés par leurs officiers, poussèrent des cris enthousiastes de Vive Napoléon. Le colonel de Montalembert, debout sur ses étriers, poussa même avec énergie le cri de Vive l'Empereur ! que ses cavaliers répétèrent. Les physionomies des spectateurs changèrent, suivant la pensée intime des groupes. Les journalistes placés devant la tribune se montrèrent déconcertés. On sut plus tard pourquoi. Ils avaient proposé au général Changarnier d'enlever le Prince Président à la fin de la revue, si le silence des troupes indiquait une désaffection de leur part. Assurément, le général Changarnier acceptait déjà le rôle de rival du Prince ; mais de cette ambition, encore à moitié dissimulée, à une trahison, il y avait un abîme que cette jeunesse conspiratrice n'avait pas mesuré. Même pendant le défilé de l'infanterie, le signal attendu ne fut pas fait ; et le défilé des .escadrons fit rentrer dans les poches les armes à moitié dégainées. Le Président de la République dut demander sur le terrain même des explications sur la différence d'attitude des troupes. Il fut constaté que le général en chef n'avait donné aucun ordre ; mais que le général Neumayer, commandant la lre division, consulté par le colonel du 15e léger, avait prescrit le silence sous les armes. De tels ordres, donnés par un subordonné, sans consulter le général en chef présent sur les lieux, constituaient un acte d'usurpation d'autorité et d'anarchie qui ne pouvait être toléré ; et, dans les circonstances politiques où l'on se trouvait, il résultait de cette insubordination un blâme public infligé au chef de l'Etat. Le commandement confié au général Neumayer dut donc lui être immédiatement retiré par le ministre de la guerre, sans la participation du général Changarnier, qui se trouva moralement frappé et par conséquent irrité par cet acte d'énergie. Dès ce moment, emporté par son ambition, enlacé par les partis monarchiques, le général Changarnier devint peu à peu l'adversaire politique du prince Louis-Napoléon. Les légitimistes de l'Opinion publique déclarèrent qu'il était pour eux une place de sûreté ; les fusionnistes de l'Assemblée nationale en firent l'arbitre de la situation ; et les orléanistes de l'Ordre affirmèrent que sa destitution serait le signal d'une lutte entre les deux pouvoirs. Allant encore plus loin que ces journaux, la commission de permanence, au nom de l'Assemblée elle-même, qu'elle représentait, fit connaître, par une délibération du 30 octobre, que la position du. général, à la tête de l'armée de Paris, était pour l'Assemblée et pour le pays une garantie d'ordre et de sécurité : et, considérant la phase importante et nouvelle du système d'agression dirigé, depuis un an, contre le pouvoir législatif, il fut proposé de déférer au général Changarnier le commandement d'un corps de troupes destinées à le protéger, en cas de besoin. Ainsi, les partis monarchiques, coalisés contre le Président de la République, prenaient bruyamment pour chef le général Changarnier. Celui-ci resta vingt jours indécis, et garda un silence plein d'orages. Les journaux disaient : le sphinx ne parle pas ! Il parla enfin, le 2 novembre, en publiant l'ordre du jour suivant, qui était, au fond, une protestation contre la destitution du général Neumayer, et un acte d'hostilité contre le Président de la République : ORDRE DU JOUR. Aux termes de la loi, l'armée ne délibère point ; aux termes des règlements militaires, elle doit s'abstenir de toute manifestation et ne proférer aucun cri sous les armes. Le général en chef rappelle ces dispositions aux troupes placées sous son commandement. Le drapeau était déployé, et l'épée était tirée ; mais le général Changarnier pouvait être destitué, comme le général Neumayer, et il va l'être en effet ; il fallait donc, pour rendre sa résistance efficace, placer sous son commandement des forces dont il pût disposer au gré de l'Assemblée ; et c'est pour amener son président, M. Dupin, à donner un blanc seing au général, qu'on imagina la basse et misérable aventure de la rue des Saussaies. Le Journal des Débats, du 8 novembre, publiait l'article suivant : La commission de l'Assemblée s'est réunie aujourd'hui. Elle a consacré presque toute sa séance à délibérer sur un incident fort singulier. L'un de ses membres a déclaré, de la manière la plus formelle, qu'il était à sa connaissance que, -dans la soirée du 29 octobre, vingt-six individus, parmi les plus exaltés de la Société du Dix-Décembre, ont tenu une séance extraordinaire où ils ont agité hautement le projet d'assassiner le président de l'Assemblée nationale, M. Dupin, et le commandant en chef de l'armée de Paris, M. le général Changarnier, comme étant tous les deux le grand obstacle à l'accomplissement des desseins de la société. Ce projet aurait été adopté à l'unanimité, et on aurait procédé au tirage au sort pour désigner ceux qui devaient mettre à exécution ce double attentat. En conséquence, on aurait mis dans un chapeau vingt-quatre bulletins blancs, et deux portant, l'un la lettre C, et l'autre la lettre D. Chacun des vingt-six membres aurait été appelé à tirer successivement un bulletin. Celui qui aurait amené le bulletin avec la lettre C aurait aussitôt déclaré, en termes énergiques, qu'il était prêt à exécuter la décision de la réunion. Celui auquel serait échu le bulletin avec la lettre D aurait gardé le silence. Le président de la réunion ayant annoncé que le jour de l'exécution serait ultérieurement fixé, les vingt-six membres se seraient alors séparés. Les délibérations subséquentes donneraient lieu de croire qu'on aurait été disposé à faire quelque tentative de ce genre, le jour de la réunion de l'Assemblée. Telles sont, d'après ce que nous croyons savoir, les étranges révélations dont s'est' occupée aujourd'hui la commission de permanence. Avant de se séparer, la commission qui, depuis un mois, avait demandé la dissolution de la Société du Dix-Décembre, qui a toujours présenté à ses yeux le caractère d'une société politique défendue par les lois, a chargé trois de ses membres, MM. Baze, Faucher et Monet, de se rendre auprès du ministre de l'intérieur, pour lui exprimer son profond étonnement de ce que l'autorité n'ait pas cru devoir prévenir le Président de l'Assemblée nationale et le général en chef de l'armée de Paris, des projets qu'on tramait contre eux, et de ce qu'aucune mesure n'ait encore été prise pour fermer cette dangereuse société. Cette révélation parut tellement extraordinaire, que l'effet en fut manqué. En général, on n'y crut pas. C'était en effet une mystification, qui fut officiellement et énergiquement démentie parle préfet de police, M. Carlier, et par M. le général Pyat, président de la Société du Dix-Décembre. C'est dans l'arrière-boutique d'un épicier de la rue des Saussaies, nommé Pichon, que ces projets d'assassinats auraient été délibérés. Ce complot était une fable, imaginée par un agent subalterne, nommé Allais, placé sous les ordres de M. Yon, commissaire de police attaché à F Assemblée. Allais, à la suite d'une instruction minutieuse, fut condamné pour fausse révélation à deux ans de prison par le tribunal correctionnel de la Seine, le 26 décembre 1850. Pendant les discussions ultérieures auxquelles cet incident donna lieu, M. de Lamartine déclara à la tribune, le. 16 janvier 1851, qu'on avait eu tort d'ajouter foi au chiffon de papier le plus sale qui pût être ramassé par le plus vil agent de la plus vile police dans le ruisseau des rues. C'était M. Dupin aîné, président de l'Assemblée, qui avait porté l'article dénonciateur au Journal des Débats. Il avait eu la faiblesse de croire au complot, et de s'en montrer très-effrayé. Dans la soirée du 7 novembre, il était allé trouver M. Rouher, ministre de la justice, pendant son dîner, et lui avait exposé ses terreurs. Le ministre ne put l'en guérir ; et il dut quitter la table et accompagner M. Dupin au ministère de l'intérieur, où M. Baroche ajouta ses protestations à celles de M. Rouher. M. Dupin se retira, mais il n'était qu'à demi rassuré. M. Dupin, très-ferme magistrat, n'était pas téméraire de sa personne. Le complot avait été imaginé pour lui faire peur, et on y avait réussi. Sous l'influence de son hallucination, il était à redouter qu'il se laissât aller à signer un blanc seing donnant au général Changarnier le commandement d'un corps de troupes. Préoccupé de cette crainte, M. Rouher se rendit à l'Elysée et informa le Président de la République des faits qui précèdent, et appela son attention sur les dangers qui pouvait offrir la situation. Le Prince écouta ces détails avec le plus grand calme, et ne parut y attacher aucune importance. Un peu impatienté de cette impassibilité, le garde des sceaux insista. Alors le Prince, frappant sur l'épaule de son ministre, lui dit avec gravité : M. Rouher, vous êtes bien jeune ! si l'on venait m'apprendre à l'instant même que le général Changarnier marche sur l'Elysée, avec les troupes qu'il commande aux Tuileries, j'irais au devant de lui avec les chasseurs à pied qui me gardent, et ses soldats se réuniraient aux miens. Ma destinée n'est pas accomplie ; je serai Empereur ! Ce n'était pas la première fois que Louis-Napoléon Bonaparte laissait percer clairement sa confiance dans l'avenir ; il s'en était souvent entretenu avec certains collaborateurs dévoués ; mais quelle que fût cette confiance, elle ne lui inspira jamais la pensée ou la tentation de s'élever au trône par d'autres moyens que la volonté du pays. Les craintes légitimes que la terreur de M. Dupin avait fait concevoir ne se réalisèrent pas. Non-seulement il ne céda pas à l'idée d'offrir au général Changarnier le commandement que l'Assemblée eût voulu lui donner ; mais il opposa un peu plus tard un refus formel à la sollicitation du général, appuyée par M. le duc de Broglie, au nom des parlementaires. L'Assemblée se montra moins modérée et moins digne. Elle adopta le commissaire de police Yon, frappé justement par le préfet, son chef hiérarchique ; et, le 11 novembre, les Questeurs déposèrent une proposition ayant pour objet de faire garder l'Assemblée par une police à ses gages, et sous ses ordres. A ces provocations mesquines, le Président répondit avec bon goût et avec modération. Il prononça la dissolution de la Société du Dix-Décembre, réunion d'hommes laborieux, désintéressés, dévoués à l'ordre, et que présidait le général Pyat ; il sacrifia le ministre de la guerre, général d'Hautpoult, qui, en signant la destitution du général Neumayer, avait frappé indirectement et irrité le général Changarnier ; et il adressa à l'Assemblée, le 12 novembre jour de sa rentrée, un message où il faisait appel à la conciliation et à l'oubli : J'ai souvent déclaré, disait-il, lorsque l'occasion s'est offerte d'expliquer publiquement ma pensée, que je considérerais comme de grands coupables ceux qui, par ambition personnelle, compromettraient le peu de stabilité que nous garantit la Constitution. C'est ma conviction profonde ; elle n'a jamais été ébranlée. Les ennemis seuls de la tranquillité publique ont pu dénaturer les plus simples démarches qui naissent de ma position. Comme premier magistrat de la République, j'étais obligé de me mettre en relation avec le clergé, la magistrature, les agriculteurs, les industriels, l'administration, l'armée, et je me suis empressé de saisir toutes les occasions de leur témoigner ma sympathie et ma reconnaissance pour le concours qu'ils me prêtent ; et surtout, si mon nom et mes efforts ont concouru à raffermir l'esprit de l'armée, de laquelle je dispose seul, d'après les termes de la Constitution, c'est un service, j'ose le dire, que je crois avoir rendu au pays, car toujours j'ai fait tourner au profit de l'ordre mon influence personnelle. La règle invariable de ma vie politique sera, dans toutes les circonstances, de faire mon devoir, rien que mon devoir. Il est aujourd'hui permis à tout le monde, excepté à moi, de vouloir hâter la révision de notre loi fondamentale. Si la Constitution renferme des vices et des dangers, vous êtes tous libres de les faire ressortir aux yeux du pays. Moi seul, lié par mon serment, je me renferme dans les strictes limites qu'elle a tracées. Les conseils généraux ont en grand nombre émis le vœu de la révision de la Constitution. Ce vœu ne s'adresse qu'au pouvoir législatif. Quant à moi, élu du peuple, ne relevant que de lui, je me conformerai toujours à ses volontés légalement exprimées. L'incertitude de l'avenir fait naître, je le sais, bien des appréhensions en réveillant bien des espérances ; sachons tous faire à la patrie le sacrifice de nos espérances, et ne nous occupons que de ses intérêts. Si dans cette session vous votez la révision de la Constitution, une Constituante viendra refaire nos lois fondamentales et régler le sort du pouvoir exécutif. Si vous ne la votez pas, le peuple, en 1852, manifestera solennellement l'expression de sa volonté nouvelle. Mais quelles que puissent être les solutions de l'avenir, entendons-nous, afin que ce ne soit jamais la passion, la surprise ou la violence qui décident du sort d'une grande nation. Inspirons au peuple l'amour du repos, en mettant du calme dans nos délibérations ; inspirons-lui la religion du droit, en ne nous en écartant jamais nous-mêmes ; et alors, croyez-le, le progrès des mœurs politiques compensera le danger d'institutions créées dans des jours de défiances et d'incertitudes. Ce qui me préoccupe surtout, soyez-en persuadés, ce n'est pas de savoir qui gouvernera la France en 1852, c'est d'employer le temps dont je dispose, de manière à ce que la transition, quelle qu'elle soit, se fasse sans agitation et sans trouble. Le but le plus digne d'une âme élevée n'est point de rechercher, quand on est au pouvoir, par quels expédients on s'y perpétuera, mais de veiller sans cesse aux moyens de consolider, à l'avantage de tous, les principes d'autorité et de morale qui défient les passions des hommes et l'instabilité de lois. Je vous ai loyalement ouvert mon cœur ; vous répondrez à ma franchise par votre confiance, à mes bonnes intentions par votre concours, et Dieu fera le reste. Ce Message, bien accueilli par une partie de l'Assemblée, eut dans le pays un immense et salutaire retentissement. Le Journal des Débats reconnut que le Président de la République avait parlé dans les termes les plus dignes de ses derniers voyages, de ses revues, objets de tant de commentaires ; de ses relations avec l'armée, dont il avait le droit de dire qu'il disposait seul. Il a fait appel à la modération, à la sagesse, à l'abnégation des partis et des hommes qui les dirigent. Ce message porte le cachet de la franchise, du désintéressement, d'un sincère et vrai patriotisme. Comment furent accueillis dans l'Assemblée ce désintéressement et ce patriotisme ? par la défiance et la provocation. Un député de la Somme, M. Creton, avait fait inscrire à l'ordre du jour delà discussion, pour le 30 novembre 1850, une proposition ayant pour objet d'abroger les lois d'exil portées, le 10 avril 1882 et le 26 mai 1848 contre la famille des Bourbons et la famille d'Orléans. Dans la pensée d'un groupe de députés, le retour des princes d'Orléans avait pour objet de provoquer des candidatures nouvelles à la présidence de la République, et de susciter des rivaux au prince Louis-Napoléon. Le journal des orléanistes, rédigé par M. Chambolle, l'Ordre du 27 novembre, le déclara formellement. Les parlementaires se montraient donc disposés à se faire républicains, si la République était dirigée par leurs princes. Les légitimistes, qui sentaient que M. le comte de Chambord ne pouvait pas rentrer en France pour s'y faire démocrate, se montrèrent résolus à combattre la proposition de M. Creton ; et, sur la demande de M. Casimir Périer, elle fut ajournée au 1er mars 1851 ; mais le terrain de conciliation du Message était déserté ; et les orléanistes ne s'arrêtèrent que devant la crainte de voir rompre leur alliance avec les légitimistes. Mais la rupture éclata le 3 janvier, à l'occasion de certaines instructions affichées depuis longtemps dans les casernes, et données aux chefs de corps de l'armée de Paris, par le commandant en chef. Elles ordonnaient aux chefs de corps de ne pas écouter les représentants, et d'écarter toute réquisition ou sommation émanant d'un fonctionnaire civil, judiciaire et politique. Ces instructions étaient anciennes et émanaient du général Changarnier lui-même. Il les avait toujours comprises dans leur sens clair et évident, qui réservait au ministre de la guerre la disposition des forces militaires. Amené à s'expliquer sur ces instructions à la tribune, le 3 janvier, le général Changarnier déclara n'avoir jamais contesté le droit constitutionnel de l'Assemblée de requérir les troupes, ni l'article du règlement qui défère à son Président l'exercice de ce droit. Là dessus, l'Assemblée, refusant d'entendre le ministre de la guerre, et acceptant l'hommage du général Changarnier, lui décerna un témoignage de confiance, et passa à l'ordre du jour. Ainsi, l'Assemblée, sans vouloir écouter les explications du gouvernement, s'attribuait le droit de disposer des troupes, et en donnait implicitement le commandement au général Changarnier. La lutte était donc ouverte. A moins de descendre au rôle des anciens princes tondus, le Président de la République devait accepter et accepta le défi. Par deux décrets du 9 janvier 1851, le commandement des gardes nationales de la Seine fut dévolu au général Perrot, et le général Baraguay-d'Hilliers reçut le commandement en chef des troupes de toutes armes de la première division militaire. Le général Changarnier se trouvait ainsi destitué, par ces deux décrets, de son double commandement. M. Baroche, ministre de l'intérieur, avait signé le premier, et M. le général Regnaud de Saint-Jean d'Angély, nommé ministre de la guerre, en remplacement du général Schram, avait signé le second. La Bourse monta, parce que l'Assemblée baissait, dit un journal. Exaspérés de leur défaite, les Parlementaires voulurent une revanche. M. de Rémusat déposa, le 10 janvier, une proposition aux termes de laquelle l'Assemblée était invitée à prendre toutes les mesures que les circonstances pouvaient commander. C'étaient de bien grands mots pour une chose relativement petite. Il ne s'agissait au fond que de la destitution du général Changarnier. Tout le monde en connaissait la cause ; et pendant la discussion, M. Thiers, placé dans un groupe au pied de la tribune, ayant commis l'imprudence de demander à M. Rouher s'il connaissait la cause de cette destitution, s'attira cette réponse : Oui, je la connais, et je suis prêt à la porter à la tribune. Le général Changarnier a été destitué, parce que, réuni à M. de Lasteyrie, à M. de Lamoricière et à vous, il a conspiré aux Tuileries contre le pouvoir et contre la personne du Président de la République. — Ah ! c'est ce p... de Molé qui vous l'a dit, — répliqua M. Thiers, ajoutant ainsi, une récrimination violente à un aveu ; mais il n'accepta pas l'offre que lui avait faite M. Rouher de communiquer l'explication à l'Assemblée. La proposition de M. de Rémusat, amoindrie dans les commissions, fut détournée de son but par les hésitations de l'Assemblée. Après quatre séances de discours et de menaces, une coalition des légitimistes, des orléanistes et des républicains aboutit, le 18 janvier, à cette déclaration : L'Assemblée déclare que le ministère n'a pas sa confiance, et passe à l'ordre du jour. Ce n'était une nouveauté pour personne ; et c'est précisément parce qu'il n'avait pas la confiance de cette Assemblée turbulente et impuissante, que le gouvernement du Président de la République avait celle du pays. |
[1] Le 5 % fermé le 19 à 83 fr. 20 c., ouvrit le 21 à 76 fr.
[2] Conférences du Luxembourg, discours de Louis Blanc, 29 avril 1848.
[3] Le Peuple, 27 décembre 1849.
[4] Le Peuple, 27 décembre 1849.
[5] Idées générales de la Révolution au XIXe siècle, étud. génér., § 2.
[6] Confessions d'un révolutionnaire, chap. XII.