Le Prince prisonnier à Ham. — Calme de son esprit. — Ses travaux. — Analyse de ses ouvrages. — Sa résignation. — Sa popularité. — Il apprend la dernière maladie du roi Louis, et demande l'autorisation de se rendre près de lui. — Refus du Roi. — Il prépare une évasion. — Concours que lui donnent le docteur Conneau et Charles Thélin. — Evasion du 26 mai 1846. — Son arrivée à Londres. — Refus du chargé d'affaires de Toscane de lui permettre de se rendre à Florence. — Révolution de 1848. — Le Prince se rend à Paris. — Il en est repoussé par le gouvernement Provisoire. — Affaiblissement de la République par ses excès. — L'attention publique se porte sur le Prince. — Il est élu député à l'Assemblée Constituante. — Incidents divers. — Il vient prendre sa place à l'Assemblée. — Elaboration de la Constitution. — Il accepte la candidature à la Présidence de la république. — Election du 10 décembre 1848. — Le Prince à l'Elysée. Voilà donc désormais le Prisonnier de Ham seul, entre ses grands murs, avec deux amis et un serviteur fidèle. Une chose le console, c'est la pensée que sa prison est sur le sol français ; une autre le soutient, c'est le travail, qui avait toujours été et qui restera l'élément dominant de sa vie. Et ce labeur patient, incessant, infatigable, ne parut jamais avoir besoin de se reposer et de reprendre baleine dans cette variété de sujets qui sont comme les délassements de l'intelligence : depuis les Rêveries politiques, qui parurent en 1832, jusqu'à la Vie de César, qui parut en 1866, Louis-Napoléon Bonaparte n'eut qu'un but, gouverner la France, et qu'une occupation pour se rendre digne du gouvernement, l'étude de l'histoire, de l'art militaire, de l'administration et de l'économie politique. Chose remarquable et qui marque d'un signe distinctif les
prédestinés, entre ces quatre murs de Ham, il gardait au fond de son âme la
certitude de régner un jour : et, qui plus est, il osait le faire entendre.
Dans la préface de sa belle étude sur la révolution d'Angleterre, écrite à
Ham, le 10 mai 1841, il disait : Soutenu par une foi
ardente et une conscience pure, je m'enveloppe dans mon malheur avec
résignation, et je me console du présent en voyant l'avenir de mes ennemis
écrit en caractères ineffaçables dans l'histoire de tous les peuples. Cinq ans plus tard, il apercevait le but avec, une demi-certitude, et il trouvait assez de fermeté dans ses espérances pour oser railler ceux qui doutaient, et donner à penser aux moins bienveillants que, dans sa lutte avec la Fortune, celle-ci pourrait bien n'avoir pas le dernier mot[1]. Parmi les lettrés de notre temps, nul n'a manié plus d'idées que Napoléon III ; et ceux qui ont étudié ses œuvres savent que nul n'a possédé à un plus haut degré que lui les qualités du grand écrivain. Il avait vingt-quatre ans lorsqu'il publia le premier de ses ouvrages, les Rêveries politiques, et il en avait cinquante-huit lorsqu'il publia le dernier, la Vie de César ; ils se rattachent l'un à l'autre, non-seulement par l'unité de sujet, qui est le développement de la démocratie sous l'égide d'un pouvoir populaire, mais encore par un perfectionnement de la même qualité du style, qui est la clarté, la force et la concision. Les ouvrages de Louis-Napoléon Bonaparte peuvent être divisés en trois groupes distincts, mais rattachés l'un à l'autre par le lien d'une pensée commune. Le premier groupe, comprend les travaux consacrés à l'étude de la politique ou aux études historiques qui s'y rapportent : il contient : 1° Rêveries politiques ; 2° Considérations politiques et militaires sur la Suisse ; 3° Des Idées napoléoniennes ; 4° Fragments historiques, ou comparaison des révolutions de 1688 et de 1830 ; 5° Réponse à M. de Lamartine. Le deuxième groupe comprend les travaux relatifs à l'administration ou à l'économie politique ; il contient : 1° Extinction du Paupérisme ; 2° Analyse de la question des Sucres ; 3° Projet de loi sur le recrutement de l'armée ; 4° Canal du Nicaragua, ou Projet de jonction de l'Atlantique et du Pacifique, à l'aide d'un canal. Le troisième groupe comprend les travaux relatifs à l'art ou à l'histoire militaires : il contient : 1° Manuel d'artillerie, à l'usage des officiers d'artillerie de la République helvétique ; 2° Etudes sur le passé et sur l'avenir de l'artillerie. Quoiqu'une partie seulement de ces ouvrages ait été composée à Ham, il nous a paru convenable et logique d'en concentrer l'examen dans la période correspondante à la captivité de l'auteur. Ham fut son principal cabinet d'études, ou, comme il le dit plus tard lui-même à des souverains surpris de son vaste savoir, Ham fut son Université. Nous réservons la Vie de César pour le groupe des travaux accomplis sous l'Empire. Les Rêveries politiques parurent en 1832. C'est un coup d'œil jeté sur la société européenne en général et sur la société française en particulier. L'ébranlement produit par la révolution y est étudié avec soin, et l'auteur n'y voit un apaisement possible que dans l'alliance de la démocratie et d'une monarchie populaire. Comme conséquence de ses principes, nettement et sobrement développés, l'auteur jette les bases d'une constitution qui les résume ; et dans cette institution se trouvent des parties communes aux institutions de l'an VIII et à celles de 1852. Cet ouvrage n'est pas, malgré son titre, une conception utopique, comme celle de Rousseau ou de Mably, mais une étude sensée et pratique des vues et des moyens de Gouvernement, applicables à la société moderne. Le style en est ferme, sobre, clair et au-dessus de ce qu'on est en droit d'attendre d'un écrivain de vingt-quatre ans ; c'est à l'occasion de ce livre que Chateaubriand adressa au Prince Louis-Napoléon la lettre dont nous avons parlé. Les Considérations politiques et militaires sur la Suisse furent publiées en 1833. Ce livre, plus spécial que le précédent par son sujet, décèle des connaissances historiques développées et témoigne d'un jugement déjà mûri et sûr de lui-même. C'est une étude très bien faite des modifications profondes que la Révolution française avait apportées dans l'organisation politique et civile de l'Helvétie et une appréciation juste et saine des effets de la médiation de l'Empereur. Les changements survenus en Suisse à la suite des événements de 1815, l'état présent de l'organisation et des forces de ce pays, le rôle que sa situation de neutralité lui donne naturellement en Europe, sont l'objet d'observations précises et exactes, et témoignent d'un esprit droit, cultivé et sagace. Le style a encore gagné en fermeté, sans rien perdre de son coloris. Les Idées napoléoniennes, publiées à Londres en 1839, sont, avec la Vie de César, en politique, et les Etudes sur le passé et l'avenir de l'artillerie, en histoire, les trois œuvres capitales de Louis Napoléon Bonaparte. Au fond, tout y est grand, presque tout y est vrai ; et, dans la forme, le style a acquis des formes magistrales. Beaucoup de lettrés vont à la postérité avec des ouvrages moins importants et moins beaux ; et l'on peut affirmer que, de notre temps, personne autre que leur auteur n'eût été en état de les concevoir et de les écrire. Le livre des Idées napoléoniennes pourrait, au point de vue de la conception, être comparé au Prince, de Machiavel, avec cette réserve nécessaire et préalable, qu'au lieu de peindre un gouvernement idéal, fondé sur l'astuce et sur l'égoïsme, comme le Prince, l'auteur des Idées a peint un gouvernement réel, fondé sur le génie et sur le patriotisme ; si bien que le livre français domine autant le livre italien, que l'Empereur Napoléon domine César Borgia. Les Idées napoléoniennes sont divisées en cinq livres. Le premier est consacré aux principes généraux de la civilisation ; le deuxième, à la mission politique et sociale de l'Empereur ; le troisième, à l'organisation administrative, civile, financière, commerciale, judiciaire, universitaire, qu'il avait établie ; le quatrième, à la politique étrangère de son gouvernement ; le cinquième, au but définitif vers lequel tendait l'Empereur et à l'examen des causes de sa chute. Le plan ne saurait être, comme on voit, ni plus grand, ni plus net, ni plus beau. Dans le premier livre, l'auteur met en lumière ces deux vérités : à savoir, d'abord que la civilisation progresse toujours, par la force intrinsèque de ses principes ; ensuite, que ses grandes étapes sont déterminées par des esprits initiateurs, qui entraînent la société avec eux, tels qu'Alexandre, César, Charlemagne et Napoléon. Dans le second livre, l'auteur caractérise le rôle de l'Empereur Napoléon d'une manière aussi exacte qu'heureuse, en disant qu'il fut l'exécuteur testamentaire de la Révolution. Il fit accepter la liberté, en faisant disparaître, par une forte discipline, les excès qui l'avaient rendue redoutable ; il fit accepter le pouvoir, en gouvernant avec les honnêtes gens de tous les partis, avec des modérés ou Feuillants, comme Rœderer et Régnier ; avec des Jacobins, comme Brune et Real ; avec .des royalistes, comme Devaisnes et Defresne ; enfin, il fit respecter et aimer la religion proscrite, en ne faisant pas du clergé un moyen de gouvernement. Honorant tous les héroïsmes, il fait placer aux Invalides, à côté des statues de Hoche, de Joubert, de Marceau, de Dugommier, de Dampierre, la statue de Condé, les cendres de Turenne et le cœur de Vauban. À Orléans, il fait revivre la mémoire de Jeanne d'Arc ; à Beauvais, celle de Jeanne Hachette. En 1807, il fait de la reddition de Lafayette, enfermé à Olmutz depuis 1792, l'objet d'un article spécial du traité de Campo-Formio ; et, toujours fidèle à ses principes de conciliation, il soulage par des pensions l'infortune de la sœur de Robespierre, de la veuve de Bailly, de la mère du duc d'Orléans, et soutient dans sa vieillesse la duchesse de Gesvres, dernière descendante du connétable Duguesclin. Le troisième livre est un magnifique exposé de l'œuvre immortelle de l'Empereur, qui est l'organisation civile de la France, Préfets, sous-préfets, maires, conseils de préfectures, conseil d'Etat, Code civil, receveurs généraux et particuliers, Banque de France, Université, cours et tribunaux, Légion d'honneur, manufactures, industrie, agriculture, commerce, dépôts de mendicité, conscription, écoles militaires ; ce sont là les organes mêmes par lesquels la France vit, respire, agit, se meut ; ce sont les assises immuables sur lesquelles reposent l'ordre, la sécurité, l'action de l'Etat, la paix des familles ; c'est le monument impérissable que Napoléon Ier a élevé, qu'aucune révolution n'a pu détruire, et dans lequel tous les gouvernements viennent l'un après l'autre s'établir, sans se souvenir, pour la plupart, du nom de l'architecte. Le quatrième chapitre explique les principes qui dirigèrent la politique étrangère de l'Empereur, raconte la série des coalitions qui lui imposèrent des guerres incessantes, aussi ruineuses que glorieuses, et trace la curieuse histoire des rénovations que ces guerres opérèrent successivement en Italie, en Suisse et en Allemagne. Le chapitre cinquième et dernier montre le but final de la politique de l'Empereur, qui était la paix, résultant d'une Europe équilibrée, et les causes de sa chute, dont la principale fut la précipitation trop grande avec laquelle il fut condamné à opérer, et la coalition de l'Europe féodale contre la France démocratique. Les Fragments historiques sont, comme nous l'avons dit, un parallèle entre la révolution de 1688, opérée par Guillaume d'Orange, et la révolution de 1830, opérée par Louis-Philippe d'Orléans ; et ils ont pour objet de montrer que ces deux révolutions n'ont pas eu les mêmes causes, et ne pouvaient avoir ni les mêmes résultats, ni la même durée. Ce beau travail, entièrement écrit dans la citadelle de Ham, et terminé le 10 mai 1841, affirme par avance la chute inévitable de la monarchie de 1830. Il contient une préface, quatre chapitres et une conclusion. Le premier chapitre expose les tendances générales de la nation anglaise, depuis le XVIe siècle, tendances qui consistèrent à poursuivre invariablement trois choses : l'affermissement de la réforme religieuse, la liberté absolue du Parlement : la prépondérance de la marine. La Politique de Guillaume d'Orange eut constamment pour but de servir ces trois tendances ; celle des Stuarts fut employée à les contrecarrer. Le chapitre second est employé à établir la différence des deux systèmes politiques, par un parallèle de Jacques II et de Guillaume III. Le chapitre quatrième est un exposé du gouvernement des Stuarts. La conclusion résume le livre. Guillaume fut l'homme de la nation, les Stuarts ne furent que les champions courageux et malheureux des vieilles prérogatives royales ; ils se montrèrent surtout préoccupés de leurs droits ; Guillaume se voua aux droits et aux intérêts de l'Angleterre. Il favorisa et développa ses tendances naturelles et légitimes, et fonda un ordre régulier de choses que rien de sérieux n'a ébranlé depuis près de deux cents ans. Il résulte manifestement de cet exposé que la révolution de 1830 n'avait, en effet, aucun rapport avec celle de 1688. Guillaume ne consentit à devenir roi qu'après avoir été choisi par une assemblée spécialement investie du droit de l'élire, tandis que Louis-Philippe accepta le trône d'une assemblée bâtarde, n'ayant reçu du pays aucune mission de changer la dynastie et de choisir un nouveau roi. Guillaume fut le représentant de la réforme contre les Stuarts catholiques, tandis que Louis-Philippe ne fut qu'un proscripteur à l'égard de sa famille et un intrus à l'égard du pays. La Réponse à M. de Lamartine est une belle page de l'histoire de la Révolution, dans laquelle sont comparés, au point de vue politique et moral, le gouvernement du Directoire et celui du Consulat. L'auteur des Méditations poétiques, dans une lettre à M. Chappuis-Montlaville, avait apprécié, ou déprécié, avec sa partialité et son hostilité bien connues, l'admirable époque du Consulat, qui vit renaître et se constituer la nation française, et lui avait préféré de beaucoup l'administration aussi féroce qu'imbécile du Directoire. Le prisonnier de Ham, ayant lu en août 1843 cette étrange diatribe, adressa à M. de Lamartine une lettre dans laquelle les hallucinations du poète sont rectifiées à l'aide d'une science historique qui met les faits dans leur jour et d'une critique éclairée qui les juge. Tels sont, à l'exception de la Vie de César, les ouvrages politiques ou historiques de Napoléon III. La plus haute raison y revêt les formes d'un style sobre, nerveux et concis. La série des travaux consacrés à l'administration ou à l'économie politique s'ouvre par un travail suri' Extinction du Paupérisme, mais ce travail, s'écartant un peu de la lettre de son titre, a réellement pour but le bien-être de la classe ouvrière. C'est par l'agriculture et par l'occupation des portions incultes du sol facilitée à la classe ouvrière, que l'auteur propose de les amener à l'aisance. On voit qu'il a conservé le souvenir du projet de Napoléon Ier de faire des landes de Gascogne le domaine et le jardin des vétérans de sa garde, et l'on a l'explication des tentatives faites plus tard, à ses frais et à grands frais, pour améliorer ces Landes et la Sologne, les deux pays les plus déshérités de la France. Le désir d'améliorer le sort de ceux qui souffrent fut sa passion constante, car son regard souffrait aussi au spectacle du dénuement et des haillons. La classe ouvrière ne possède rien, il faut la rendre propriétaire. Elle n'a de richesse que ses bras, il faut donner à ses bras un emploi utile pour tous. Tels sont les sentiments qui ont inspiré le travail sur l'Extinction du Paupérisme, œuvre généreuse, pleine d'aperçus vrais et d'utiles enseignements. L'Analyse de la question des sucres serait plus exactement intitulée : Etude sur l'agriculture, l'industrie et le commerce de la France. C'est un sérieux et beau travail, utile même aujourd'hui que la grande question des sucres a reçu du temps, de la science et de l'expérience sa véritable solution. Comment le neveu de l'Empereur fut-il amené à étudier la fabrication et le commerce du sucre ? Indépendamment de l'activité de son esprit, qui le jetait dans toutes les investigations utiles, il avait pour ainsi dire un intérêt de dynastie à pénétrer dans cette question. La production du sucre de betteraves, qui est devenue, avec la production des vins, la principale source de la richesse agricole de la France, est due au génie de Napoléon Ier. Pendant la durée du blocus continental, les denrées coloniales manquaient totalement, ne pouvant parvenir jusqu'à nous par des bâtiments français à travers les flottes anglaises, et l'Empereur ayant interdit les ports de l'Océan et de la Méditerranée à la navigation britannique. La volonté de Napoléon osa lutter contre la nature, et il résolut de donner au sol de l'Empire le sucre, le coton, l'indigo et la cochenille. Une chimiste prussien, nommé Achard, avait extrait de la betterave du sucre comestible, et fixé à cinq pour cent du poids de la racine la matière saccharine produite. Un décret du 25 mars 1811 ordonna que 32.000 hectares de bonnes terres seraient consacrés à la culture de la betterave, et mit un million de francs à la disposition du ministre de l'intérieur pour encourager cette culture. D'autres chimistes étaient également parvenus à extraire la fécule d'indigo, en tout semblable à celui de l'Inde, de la décoction du pastel ; et deux habiles industriels de Lyon, les frères Gouin, avaient réussi à produire avec la garance la couleur écarlate due jusqu'alors à la cochenille. Enfin, la culture du coton fut essayée dans la campagne de Rome et dans le royaume de Naples. Rome donnait, en 1812, cent mille livres de coton, et Naples trois millions. La fabrication du sucre de betteraves s'opérait déjà, en 1812, dans trois cent trente-quatre manufactures : et, indépendamment de la subvention du trésor, les producteurs furent stimulés par une monnaie toute française, la croix de la Légion d'honneur. M. Benjamin Delessert fut décoré pour son sucre par décret du 2 janvier 1812. Comment donc la production du sucre de betteraves arriva-telle à être une Question ? Le voici. Après la Restauration, les colonies envoyèrent leurs produits en France. Dès ce moment, deux sucres se partagèrent le marché. Plus tard, sous l'influence des idées de liberté commerciale, les sucres étrangers y pénétrèrent. Dès lors, les concurrents furent au nombre de trois. Il y en avait trop, eu égard au vide insuffisant que faisaient l'exportation, après raffinage, et la consommation intérieure. De là naquit la difficile question de savoir comment l'existence des trois sucres sur le même marché pouvait être conciliée et maintenue ; question immense, intéressant à la fois les colonies et la France, la navigation et le trésor. C'est à ce quadruple point de vue que le problème est traité dans l'ouvrage du prince Louis-Napoléon. Tout y abonde, le bon sens, la sagacité, les faits, le patriotisme ; et l'on peut affirmer que pendant les vingt-cinq années qu'a duré le débat, aucun écrivain ne l'a abordé avec une plus haute raison et une instruction plus solide. Le Projet de loi sur le recrutement de l'armée est un travail de la plus haute portée, et il eût plus tard sauvé la France, si ses principes avaient prévalu. Notre rôle politique, notre position comme peuple, dit le Prince, nous font un devoir d'organiser nos forces, non pour aller de nouveau conquérir le monde, mais pour nous mettre à jamais à l'abri de toute invasion. Il rappelle l'exemple de la Prusse qui, fière de la gloire militaire acquise sous le grand Frédéric, demeura stationnaire, mettant toute sa sécurité dans ses souvenirs, et qui, faute d'avoir progressé, fut arrêtée par Dumouriez dans l'Argonne et écrasée à Iéna par Napoléon. Alors seulement, instruite par ses désastres, et voulant empêcher qu'une nouvelle catastrophe vint anéantir en un jour la patrie, elle établit chez elle la plus belle organisation militaire qui ait jamais existé parmi les nations civilisées. Le Prince ajoute alors ces paroles profondes : Eh, bien nous aussi, nous vivons sur notre gloire
passée ; mais le terrible exemple de Waterloo ne nous a pas profité : NOUS SOMMES SANS DÉPENSE ! Cette prophétie a été écrite dans la prison de
Ham, le 29 avril 1843. Aux yeux de Louis-Napoléon, une loi sur le recrutement et sur l'organisation de l'armée est donc une question d'existence... une question beaucoup plus politique que militaire. Selon lui, le problème a résoudre se pose en ces termes : Pour résister à une coalition, il faut à la France une armée immense, composée d'hommes exercés ; de plus, il faut que cette armée puisse encore se reformer avec des hommes exercés, dans le cas d'un premier revers. Après avoir exposé l'organisation militaire de la Prusse, le Prince propose de l'appliquer à la France. L'organisation prussienne, dit-il, est la seule qui convienne à notre nature démocratique, à nos mœurs égalitaires, à notre situation politique, car elle se base sur la justice, l'égalité, l'économie, et a pour but, non la conquête, mais l'indépendance. Le système prussien, appliqué à la France, produirait une armée d'UN MILLION ET DEMI de soldats, divisés en : armée permanente, réserve du premier ban, réserve du deuxième ban. D'après les principes appliqués au chiffre des contingents annuels et à la durée du service, l'armée permanente n'aurait que 227.000 hommes : mais la réserve du premier ban en aurait 521.000 ; et la réserve du deuxième ban, 677.000. A l'étude de cette organisation est jointe une étude de la dépense, avec des détails. De cette étude il résulte que ce million et demi de soldats exercés ne coûterait à la France qu'une somme de 239 millions de francs, n'atteignant pas la somme que coûte une armée bien inférieure. Ce système d'organisation militaire se complétait par la création de grandes divisions territoriales, ayant chacune ses arsenaux, ses dépôts d'armes, ses approvisionnements ; et l'ensemble des troupes, divisé en brigades et en corps d'armées, pouvait passer rapidement et sans encombre du pied de paix au pied de guerre. Ainsi, vingt-cinq ans avant la fatale guerre de 1870, le prince Louis-Napoléon avait dénoncé l'insuffisance de notre organisation militaire, exposé le danger de vivre sur nos souvenirs, comme la Prusse l'avait fait depuis le grand Frédéric ; il avait expliqué l'admirable système de la Prusse, démontré comment il s'alliait à nos principes démocratiques, et formulé, en personnel, matériel et dépenses, la création d'une armée de QUINZE CENT MILLE HOMMES, considérée comme indispensable pour garantir à tout jamais l'indépendance du pays. L'histoire s'est chargée de démontrer s'il avait raison ; et, tout en regrettant que lorsque, devenu empereur, il soumit de nouveau ses idées au Conseil d'Etat, aux maréchaux et au Corps législatif, en 1868, il n'ait pas assez énergiquement pesé sur l'opinion publique pour entraîner son adhésion, on est bien forcé d'exonérer sa mémoire de la responsabilité qui revient aussi à tant d'autres de l'échec de son patriotique dessein. Le projet du canal de Nicaragua, qui aurait mis en communication l'Océan atlantique et l'Océan pacifique, était le fruit des méditations du Prince, pendant sa navigation dans les mers du Sud et son séjour à New-York. L'idée de couper l'isthme étroit qui sépare les deux mers, entre l'Etat de Nicaragua et celui de Bogota, était si pratique, qu'elle fit éclore deux projets parallèles. Le premier, celui du Prince, consistait à remonter le rio San Juan, jusqu'au lac de Nicaragua, et à percer ensuite le contrefort qui sépare le lac du Pacifique. Le second consistait à remonter le Chagres jusqu'à son point le plus élevé, à Cruces, et à établir là le bief de partage. Ce dernier projet semblait en lui-même si praticable, que le gouvernement français le fit étudier, en 1843, par l'ingénieur Garella. Mais cet ingénieur étant resté malade à Panama, ce fut M. Courtines, placé sous ses ordres, qui fit le nivellement, à travers les forêts vierges de l'isthme. Ce travail de neuf mois démontra l'impraticabilité réelle du canal, faute d'eau d'alimentation au point de partage, et établit la nécessité de lui substituer le chemin de fer actuel, de Chagres à Panama, qui a été exécuté par une compagnie américaine, mais dont l'initiative est due à un ingénieur français. En ce qui touche le canal de Nicaragua, par le rio San Juan et le lac, M. Casteillon et M. Marcoletta, chargés des intérêts de l'Etat de Nicaragua, entrèrent en pourparlers avec le Prince, au château de Ham, en 18-15 et en 1846, pour l'exécution de sou projet, dont les événements ultérieurs amenèrent l'abandon. Le troisième et dernier groupe des travaux du prince Louis-Napoléon comprend, avons-nous dit, ses études militaires-. Elles produisirent deux ouvrages diversement remarquables : le Manuel d'artillerie, à l'usage des officiers d'artillerie de l'armée helvétique ; et le traité sur le Passé et l'Avenir de l'artillerie. Le Manuel est ce que sont d'ordinaire les compositions de ce genre, c'est-à-dire un traité succinct, technique, comprenant la théorie et la pratique du maniement du canon. Les journaux du temps accueillirent très-favorablement cet ouvrage, qui annonçait des grandes connaissances déjà acquises par un officier de vingt-cinq ans. Le traité sur le Passé et l'Avenir de l'artillerie est, à propos des armes à feu, un travail historique du premier ordre, fondé sur une idée entièrement neuve, mettant en lumière des faits aussi curieux que généralement ignorés, et constituant l'œuvre de ce genre la plus intéressante qui ait été écrite en notre langue. L'idée neuve mise en lumière, c'est que les transformations de la société ont été la conséquence de la transformation des armes. Au XIVe siècle, tout cède devant l'homme d'armes achevai, et tout change pour lui résister. Au XVe siècle, tout se transforme pour résistera l'archer ; au XVIe siècle, tout se modifie pour résister au gros bataillons de piquiers : puis, enfin, vient la règne du canon, qui domine tous les ordres de bataille, et force infanterie et cavalerie à obéir à ses lois. L'artillerie à feu, en prenant la place de l'artillerie à machines, et en faisant renaître la tactique et la stratégie, a fait prévaloir l'autorité royale, réduit les grands vassaux et créé l'unité française. C'est à partir de Charles VII qu'elle joue son grand rôle politique, car il fut le premier roi qui n'eut pas besoin d'emprunter des canons à ses bonnes villes. Les aperçus les plus ingénieux et à la fois les plus vrais, une multitude de faits inconnus et mis en lumière, une foule d'erreurs accréditées, détruites à l'aide d'une critique habile et savante, font du traité sur le Passé et l'Avenir de l'artillerie un livre du plus haut intérêt. Quoique resté inachevé, l'ouvrage traite néanmoins à fond la série des progrès dus à l'emploi de la poudre, et l'influence que ces progrès ont exercée sur l'art de la guerre et sur la société. Des dessins habilement exécutés placent sous les yeux du lecteur les machines de guerre les plus importantes ; et quelques lignes, dictées par une équité affectueuse, font connaître que les copies de ces dessins, dus à une bienveillante communication de M. de Saulcy, alors directeur du musée d'artillerie, sont l'œuvre du fidèle docteur Conneau, compagnon de captivité du Prince. Si l'on considère les sujets divers, élevés, difficiles, traités dans ces ouvrages, on reconnaîtra que jamais ni la France, ni aucun autre pays ne possédèrent un souverain aussi instruit. Surtout, on n'en citerait pas un seul qui se fût préparé au gouvernement d'un pays par d'aussi fortes éludes sur la politique, l'administration, l'agriculture, le commerce, l'industrie, les finances, les voies de communications, les améliorations matérielles et morales de toute sorte. Aussi a-t-on, sous son règne, beaucoup plus agi que parlé, et construit plus de kilomètres de chemins de fer que de phrases. Ce n'est pas d'ailleurs que la parole lui manquât. Ecrivain d'un grand style, il avait l'art du discours qui émeut et qui frappe ; et nous le verrons bientôt, lorsque la roue de la fortune aura tourné, passionner la Bourgogne, l'Alsace, la Normandie, la Bretagne, Paris même, par une éloquence qu'aucun orateur politique n'a surpassée. Cinq années se passèrent ainsi dans cette prison, avec le travail et les deux amis volontairement voués à la captivité. Le voyage du roi Louis-Philippe en Angleterre avait amené une amnistie, dont profitèrent quelques-uns des compagnons du Prince, MM. Bouffet Montauban, Orsi, Bataille, Ornano et Forestier. Le docteur Conneau fut ajouté à l'ordonnance, au mois d'octobre 1844, mais il demanda et obtint de rester à Ham. Quatre vieux et braves officiers de l'Empire n'avaient pu toucher la clémence royale ; Montholon, Voisin, Mésonan et Parquin. Quant au Prince, il aimait mieux la captivité en France que la liberté dans l'exil. Les consolations extérieures n'avaient pas manqué au
prisonnier. Quelques amis avaient obtenu la permission de le visiter ; et un
jour il répondait aux consolations du fidèle Belmontet : Ne me plaignez pas tant ; on ne s'intéresse en France qu'à
ceux qui souffrent. C'est au même qu'il avait dit, à la Conciergerie,
dans la cellule de Fieschi : Ici, je suis encore
plus près des Tuileries qu'en Angleterre. L'arrivée en France des cendres de l'Empereur avait exalté les sentiments de l'armée : et telle était l'affection des soldats pour le noble captif, qu'on était obligé de changer souvent la garnison. Un jour de l'année 1845, le général Changarnier se rendit à la forteresse de Ham, pour inspecter la garnison. Il n'alla pas faire visite au prisonnier, mais il fit sortir la petite garnison du château, où il ne laissa qu'un sous-officier, avec environ trente hommes. Le sous-, officier cherche un prétexte pour s'approcher de la prison du Prince, et, passant près de lui, il lui dit : Nous ne sommes ici que quelques hommes, et nous n'avons tous qu'une même pensée : si le prisonnier veut s'échapper, nous serons tous aveugles et muets. Le Prince, touché de cette ouverture, répond : Merci au brave qui me parle ; mais je ne veux faire courir de danger à personne. Le sous-officier insista vivement ; le prince resta inébranlable. Ce sous-officier se nommait Trillard. Il était de l'Ariège ; il est mort, en 1859, commandant de place à Péronne. Un autre jour, on voulut caserner momentanément au fort de Ham un régiment destiné aune autre garnison. Réflexion faite, on fit sortir la troupe, qui bivouaqua au dehors ; mais avant la sortie, un sous-officier était entré pour affaire de service et avait laissé tomber une pierre enveloppée d'un papier. Le billet contenait ces mots : Le régiment désire être passé en revue par vous demain matin. En effet, le lendemain, le Prince se rendit au heu de sa promenade habituelle, et il put voir défiler le régiment. Il était donc, non-seulement résigné, mais résolu à sa prison : et il écrivait à un ami : Je ne partirai d'ici que pour me rendre au cimetière ou aux Tuileries. Cependant, une lettre qu'il reçut au mois de décembre 1845 changea le cours de ses sentiments. Le roi Louis, son père, était malade à Florence, et voulait le voir avant de mourir. Il écrivit au gouvernement français en vue d'obtenir cette autorisation pour son fils ; la lettre du roi resta sans résultat. Informé du refus, le Prince adressa la lettre suivant à M. Duchâtel, ministre l'intérieur : Monsieur, mon père, dont l'âge et les infirmités réclament mes soins, a demandé au Gouvernement de m'autoriser à aller les lui rendre. Sa démarche n'a pas été suivie de résultat : d'après ce que j'entends dire, on exige de moi des garanties formelles. En pareille circonstance, ma détermination ne saurait être douteuse, et je suis prêt à faire tout ce qui sera compatible avec mon honneur pour parvenir à offrir à mon père les consolations auxquelles il a droit de ma part. Je vous déclare donc, Monsieur, que, si le Gouvernement français consent à me permettre le voyage de Florence pour y remplir ce devoir sacré, je promets, sur l'honneur, de revenir et de me remettre à sa disposition aussitôt qu'il m'en exprimera le désir. Le ministère s'étant déclaré incompétent et ayant renvoyé la demande du Prince au Roi, le prisonnier lui écrivit, le 14 janvier 1846, la lettre suivante, qui lui fut remise par le prince de la Moskowa : SIRE, Ce n'est pas sans une vive émotion que je viens m'adresser à Votre Majesté pour lui demander la permission de quitter la France pour un temps très-court. Depuis cinq ans le bonheur de respirer l'air de ma patrie a compensé pour moi les tourments de la captivité. Mais l'âge et les infirmités de mon père réclament impérieusement mes soins. Il a fait appel au concours de personnes bien connues par leur attachement à Votre Majesté, et il est de mon devoir de joindre mes efforts aux siens. Le conseil des ministres n'a pas pensé que la question fût de sa compétence. Je m'adresse donc à vous, plein de confiance dans l'humanité de vos sentiments, et je soumets ma requête à votre haute appréciation. Votre Majesté, j'en suis convaincu, comprendra une démarche qui, d'avance, engage ma gratitude, et, touchée de l'isolement d'un proscrit qui a su gagner sur le trône l'estime de toute l'Europe, elle exaucera les vœux de mon père et les miens. Je vous prie, etc., etc. L.-N. BONAPARTE. Le Roi hésita comme ses ministres, n'osant lâcher son prisonnier malgré les garanties qu'il offrait, et auxquelles il ne se serait certainement pas soustrait. On voulait qu'il demandât sa grâce, en termes exprès et formels. Le prince refusa d'abaisser la dignité de son caractère et de son nom ; il avait offert tout ce qu'un homme comme lui pouvait donner, sa parole ! plutôt mourir mille fois en prison, s'écria-t-il, que d'avilir mon caractère. Mon père me pardonnera, et il comprendra les motifs qui m'empêchent d'aller lui fermer les yeux. Le refus cruel du gouvernement leva ses scrupules ; et ne pouvant sortir momentanément d'une prison où il s'engageait à rentrer, il résolut d'en sortir définitivement,' libre de sa parole comme de sa personne. Dès la fin de janvier 184G, ses pensées se portèrent sur les moyens d'opérer une évasion. Vers le 15 mai, le projet était mûri et arrêté d'une manière générale. ; et deux anglais étant venus, le .23, lui faire visite, ils lui laissèrent, sur sa demande, leurs passeports ; dès lors, l'exécution fut fixée au 20 mai. Deux confidents avaient arrêté les détails du projet avec le Prince, s'y réservant chacun une part différente. Le premier était le docteur Conneau, noble et affectueuse nature, qui trouve dans la douceur l'énergie que d'autres puisent dans la violence. Né en Lombardie de parents français, il embrassa la carrière médicale, et devint, pendant quelque temps, secrétaire du roi Louis. Ayant, pendant l'insurrection italienne de 1831, donné ses soins à un blessée patriote, crime puni alors des galères, il se réfugia à Arenenberg, auprès de la Reine Hortense, à laquelle il resta attaché, et qui, dans son testament, recommanda au Prince de le garder près de lui. Le second était Charles Thélin, le dévouement même, appartenant à cet ordre de serviteurs qui s'élèvent par leurs sentiments à la dignité d'amis. Donc, l'évasion avait été fixée au 26 mai, à sept heures du matin. La veille au- soir, Charles Thélin, qui sortait régulièrement pour les commissions du Prince, avait retenu un cabriolet pour le lendemain, sous prétexte d'un voyage à faire à Saint-Quentin. La nature et la disposition des lieux ne permettaient d'autre évasion, qu'une échappée furtive, consistant à franchir les guichets sous un déguisement. Par un hasard heureux, de nombreux ouvriers travaillaient au logement des prisonniers, pour des réparations. Le Prince coupa ses moustaches, se couvrit d'une blouse commune, se coiffa d'une casquette, chaussa de gros sabots, chargea de champ sur son épaule une planche arrachée de sa bibliothèque, et s'en couvrit le visage. Ainsi préparé, il descendit l'escalier de sa prison. Charles Thélin, qui avait, comme d'ordinaire, obtenu l'autorisation d'aller en ville, le précédait de quelques pas, conduisant son chien en laisse, ce qui détournait toujours un peu l'attention. Abrité par sa planche, le faux menuisier traversa les deux cours sans être reconnu. Cependant, en arrivant au deuxième guichet, le Prince et Thélin rencontrèrent un groupe d'ouvriers qui entraient au château. L'un d'eux, considérant l'homme à la planche, dit tout haut à l'un de ses camarades : Quel est donc celui-là ! Je ne le connais pas. — Ne vois-tu pas, répondent les camarades, que c'est Badinguet ? Satisfait de cette réponse, l'ouvrier curieux suivit son groupe, et le Prince, pris pour Badinguet, continua sa route. Un peu plus loin, il passe près d'un officier qui lisait une lettre, et traverse un groupe d'environ trente soldats. Il arrive ainsi au point le plus critique ; il se trouve devant le portier-consigne, l'homme en possession de la clef des champs. Thélin engage avec lui un échange de civilités, le planton ouvre la grille à l'homme à la planche ; et, après six années de prison, commence enfin la première heure de la liberté ! Cependant, tout n'était pas fini encore. Pendant que le Prince, en sabots, portant toujours sa planche, marchait aussi vite que possible sur la route de Saint-Quentin, Charles Thélin entrait dans la ville de Ham, et allait chercher le cabriolet. Le prince arriva assez rapidement, malgré son fardeau et sa chaussure, en face du cimetière de Saint-Sulpice, au milieu duquel s'élève une grande croix. Il était à un kilomètre de la ville. Il se mit à genoux, et remercia Dieu d'une délivrance qui lui permettait d'aller fermer les yeux de son père. L'âme pleine, ainsi qu'elle le fut toute sa vie, d'idées religieuses, il avait emporté sur lui, comme talisman, malgré le danger d'un tel témoignage, deux lettres, une de la reine Hortense, sa mère, l'autre de l'Empereur. Dans celle-ci, l'Empereur disait : J'espère que Louis-Napoléon grandira pour se rendre digne des destinées qui l'attendent. Enfin, Charles Thélin arriva avec sa voiture : mais une autre la suivait de près ; la planche fit encore son office, et le fugitif ne la quitta qu'après que la seconde voiture eut dépassé la sienne. Alors, jetant ses sabots, il s'élança dans le cabriolet, prit les rênes, et se dirigea rapidement vers Saint-Quentin, En ce moment, deux gendarmes à cheval sortaient du village ; mais heureusement, ils prirent la direction de Péronne. Un peu avant l'entrée de Saint-Quentin, le Prince descendit de voiture, contourna la ville, et alla attendre Thélin, chargé de prendre une voiture nouvelle, sur la route de Cambrai. IL marcha longtemps et attendit encore davantage. Son compagnon n'arrivait pas. Il s'assit, un peu inquiet. Il était là, rêvant sur son existence si remplie de luttes, lorsqu'une forte secousse vint l'ébranler. C'était son chien fidèle, qui avait pris les devants, et qui annonçait l'arrivée de Charles Thélin. Celui-ci arrivait avec la voiture du maître de poste, attelée de deux chevaux vigoureux, qui le portèrent rapidement à Valenciennes. Une heure après, il passait la frontière à Quiévrain. De là, il se rendit à Bruxelles, et puis en Angleterre, par Ostende. Arrivé à Londres le 28 mai, il adressa, le jour même, à M. de Saint-Aulaire, ambassadeur de France, la lettre suivante : MONSIEUR LE COMTE, Je viens déclarer avec franchise à l'homme qui a été l'ami de ma mère, qu'en m'échappant de ma prison je n'ai eu nullement le projet de recommencer contre le Gouvernement français des tentatives qui m'ont été si désastreuses ; mon seul but a été d'aller voir mon vieux père. Avant de prendre cette détermination, j'ai épuisé tous les moyens de sollicitation, pour obtenir la permission d'aller en France, et j'ai offert toutes les garanties compatibles avec mon honneur. Mais mes démarches ayant été repoussées, j'ai fait ce que firent sous le règne de Henri IV, dans des circonstances semblables, les ducs de Guise et de Nemours. Je vous prie d'informer le Gouvernement français de mes intentions pacifiques, et j'espère que cette déclaration toute spontanée de ma part hâtera la délivrance des amis que j'ai laissés en prison. L.-N. BONAPARTE. Londres, ce 28 mai 1846. Si sa première pensée avait été pour rassurer le gouvernement français, dans l'intérêt de ses amis restés en prison, la seconde fut pour se rendre auprès de son père mourant. Le représentant de la cour de Toscane à Londres refusa tout d'abord de donner les passeports nécessaires. Prié de consentir au moins au voyage du prince en Italie, il demanda des instructions à sa cour, laquelle consulta le cabinet des Tuileries. Pressé enfin de faire une réponse catégorique, le chargé d'affaires de Toscane répondit que l'influence française ne lui permettait pas d'autoriser, même pendant vingt-quatre heures, la présence du Prince à Florence. Ces négociations avaient pris un mois et demi ; et le Prince apprenait que le roi Louis, son père, venait de mourir le 25 juillet. Son fils n'avait pu lui fermer les yeux, et il ne put pas davantage assister aux funérailles qui lui furent faites, le 29 septembre 1847, à Saint-Leu, où, conformément au vœu exprimé dans son testament, son corps et celui de ses deux fils morts, l'aîné en Hollande, en 1807, l'autre en Italie, en 1831, furent réunis aux cendres de son père, Charles Bonaparte. Un grand nombre de vieux militaires, débris des armées impériales, se réunirent au capitaine Lecomte, pour rendre les derniers devoirs au frère de leur Empereur ; et le prince Louis-Napoléon adressa au capitaine Lecomte la lettre suivante : Londres, 4 octobre 1847. Monsieur, les témoignages de respect offerts à la mémoire de mon père, le 29 septembre dernier, m'ont vivement ému, et j'ai surtout été touché d'apprendre qu'un grand nombre d'anciens militaires de l'Empire assistaient à cette pieuse cérémonie. Je viens aujourd'hui remercier ces glorieux vétérans de nos années, par l'entremise de leur digne chef, du tribut d'hommage rendu par eux à un ancien compagnon d'armes. Le prince rentra donc dans la retraite, reprit le travail et attendit. Cependant, son évasion n'avait pu être longtemps cachée aux geôliers de Ham. Pendant la première moitié du jour du départ le docteur Conneau annonça que le Prince était malade. Il avait placé dans son lit, à l'aide de linges divers, une façon d'homme couché. À six heures du soir, le commandant du château vint demander des nouvelles, se disant porteur d'une dépêche qui lui ordonnait d'avoir une conversation avec le prisonnier. Le docteur répondit que le malade venait de s'assoupir, et s'opposa à ce qu'on le réveillât. Quelques instants après, le commandant revient. Même réponse du docteur, qui s'approche du malade avec précaution, tâte doucement son pouls, écoute sa respiration, et déclare que le sommeil est profond et nécessaire. Cette comédie se renouvela trois fois. A la fin, le commandant, exaspéré, prend une chaise, s'assied à l'entrée de la chambre et attend. Bientôt, n'y tenant plus, il va lui aussi écouter la respiration, n'entend rien, découvre doucement la tète du dormeur et reconnaît la supercherie. Le commandant était très violent. Le docteur Conneau, redoutant une explosion, se tenait hors de la porte, résolu à enfermer le commandant, si la prudence rendait cette précaution nécessaire. Le malheureux fut atterré, et ne trouva que ces mots : Vous ne me direz pas depuis quand il est parti ? — Si, répond le docteur, il est parti depuis ce matin, à sept heures. Le geôlier de service pour le soir, fut appelé et reçut ordre de garder le docteur Conneau à vue. L'infortuné n'avait qu'un cri : Ma place est perdue ! Le geôlier du matin, appelé à son tour, fut chargé de garder son camarade et le docteur. Ne comprenant rien à la fureur du commandant, il demanda des explications. Dès qu'il les eut reçues, il s'écria en éclatant de rire : Il est parti ? oh ! la bonne farce ! ma place est perdue aussi, c'est vrai ; mais c'est égal, c'est une bien bonne farce ! L'administration usa envers le docteur Conneau des procédés les plus odieusement inutiles ; on Je traîna prisonnier à Péronne, avec les menottes. Des chaînes pour l'homme qui est la douceur et l'aménité mêmes ! L'affront public à l'affection et au dévouement sans bornes, c'était un acte de lèse-bon sens et de lèse-dignité ! la justice en fut honteuse, et le docteur reçut à Péronne les témoignages de la sympathie et de l'estime universelles. Le tribunal le condamna à trois mois de prison. Charles Thélin, contumace, eut six mois de la même peine. Me Nogent Saint-Laurent les avait défendus avec talent. Le prince passa à Londres, dans la retraite, les deux années qui suivirent. Il n'en sortit que dans une occasion qu'il n'est pas inutile d'expliquer. La révolution de Février eut à Londres un retentissement violent, et l'on crut à une prise d'armes du parti socialiste, connu en Angleterre sous le nom de chartistes. Dans un péril de ce genre, c'est l'usage en Angleterre d'inviter les citoyens les plus honorables à se faire inscrire dans leurs quartiers comme constables spéciaux et volontaires, pour maintenir, le cas échéant, l'ordre public. Le Prince se fit inscrire. En déférant ainsi aux usages anglais, le Prince reconnaissait autant qu'il était en lui ce qu'il devait à l'hospitalité de la Grande-Bretagne ; et comme à ce moment, la république était proclamée à Paris, offrir de combattre les chartistes à Londres n'était pas un acte de nature à lui concilier la démagogie. Nous touchons donc à la Révolution de 1848 ; nous n'avons pas à la raconter en détail ; mais nous sommes obligés de mettre en lumière les points par lesquels elle justifia la politique Napoléonienne et en rendit le retour nécessaire. La Révolution de 1848 est dominée toute entière par cette considération importante, que la monarchie parlementaire s'écroula subitement, au moment où elle semblait avoir plus de vitalité que jamais. Les élections générales du 1er août 1846 avaient donné au ministère conservateur, présidé par M. Guizot, une majorité d'environ cent voix. Le roi était encore plein de verdeur, l'armée était disciplinée, les parties battus au scrutin ; AL le duc de Nemours se préparait activement à l'exercice de la Régence. Tout semblait donc aplani et consolidé, juste quelques mois avant la catastrophe. Eh bien, cet édifice politique va périr tout à coup par les éléments même qui le constituaient ; et les deux hommes qui avaient, le plus efficacement contribué à l'élever, M. Thiers et M. Odilon Barrot, vont être les principaux instruments de sa chute. Ne pouvant vaincre dans le parlement un gouvernement appuyé par une majorité de cent voix, l'opposition parlementaire imagina de transporter le champ de bataille dans toutes les villes. Un homme au corps maladif, à l'esprit inquiet, au caractère violent et mobile, M. Duvergier de Hauranne imagina d'agiter la France par des banquets tumultueux. M. Odilon Barrot accepta un rôle actif dans ce plan ; M. Thiers s'y rallia, sans s'y mêler d'une manière ostensible ; et ces trois chefs de ce qu'on appelait alors l'opposition dynastique, formèrent un pacte avec M. Ledru-Rollin et les autres meneurs de la démagogie. Le premier banquet eut lieu, après la clôture de la cession de 1847, dans un lieu consacré à des bals grivois, qu'on appelle le Château-Rouge. En ce moment, il n'était encore question que de renverser le ministère et de prendre sa place ; mais peu à peu, l'horizon s'étendit et se rembrunit. Le 15 octobre, le mouvement tumultueux avait gagné la province ; il y avait déjà eu quinze banquets, et les journaux en annonçaient encore dix-neuf. On entrait en pleine l'évolution ; à Orléans, on étala le programme de la république ; à Limoges, on démasqua le socialisme ; à Autun, on prêcha le communisme ; à Dijon, on déploya le drapeau rouge. Le gouvernement, qui ne savait faire que des discours, n'osait agir et livrait la société. Pendant six mois, le désordre fut ainsi publiquement prêché. Lorsque la session législative fut ouverte, le 28 décembre 1817, la garde nationale de Paris, soutien de la monarchie de juillet, était gagnée ; et, le 28 février, la 4e légion, après avoir rédigé une déclaration de blâme contre le ministère, l'envoya par un peloton à la chambre, où M. Crémieux en fit le dépôt sur la tribune. M. Dupin, autre coryphée du régime parlementaire, déclara que la garde nationale n'avait jamais manqué à son devoir. La défense matérielle de ce régime, tentée à la dernière heure, se trouva donc impossible, la garde nationale s'étant partout érigée en protectrice des factieux ; et M. Thiers et M. Barrot, les deux derniers ministres de cette monarchie, ne purent garder leurs portefeuilles qu'une demi-journée, tous deux emportés par la tempête qu'ils avaient soulevée. Ainsi périt, en pleine paix, en pleine sécurité, en pleine majorité, le régime parlementaire de Juillet, n'ayant en face de lui d'autres adversaires que les forces même sur lesquelles son existence était fondée. Le roi vit derrière les barricades les idées et les hommes qui l'avaient porté au trône ; et ce fils de l'émeute recula épouvanté, n'ayant pas osé frapper sa mère. Un pareil régime, expérimenté deux fois, sous deux dynasties différentes, était donc jugé par ses fruits ; et il ne pouvait désormais conserver de crédit que dans l'esprit des ambitieux et des intrigants qui l'exploitent. Deux heures après l'abdication et la fuite du roi, les poursuivants de pouvoir et de ministères, auxquels on avait cédé la place, eurent à fonder un gouvernement nouveau. La Chambre des députés avait été envahie ; les légitimistes jubilaient de voir chasser ceux qui les avaient chassés. Le seul républicain de l'Assemblée, M. Ledru-Rollin, gardait le silence, n'osant pas proposer la république. Enfin, après beaucoup de temps perdu, un ambitieux se décida. C'était Lamartine, grand talent, plus grande vanité, stérilité et impuissance absolues. Il monta à la tribune et commença de proclamer lui-même un gouvernement. Voici pour que l'opinion publique le juge dans sa loyauté, ce gouvernement du 24 février 1848 ; nous tirons du Moniteur, journal alors officiel, les détails qui suivent : M. DE LAMARTINE. Je demande un gouvernement provisoire, qui ne préjuge rien sur celui qu'il plaira, au pays de se donner quand il aura été consulté. — Attendant une éclaircie, au milieu du tapage, il continue ainsi : Je vais lire les noms : MM. Arago, Carnot..... Un bruit effroyable couvre sa voix. M. Dupont de l'Eure, président, continue et dit : Voici les noms : Arago, M Lamartine, Dupont de l'Eure, Crémieux... Nouveau tumulte. Reprenant, après le rétablissement
d'un peu de calme, M. Dupont, un papier à la main, lit une troisième
combinaison : Lamartine, (Oui, oui !) Ledru-Rollin, (Oui, oui !) Arago, (Oui, oui !) Dupont de l'Eure, (Oui, oui !) Marie, (Oui, oui ! Non !) Voilà le gouvernement nommé ! Lamartine déclare lui-même que, resté à la tribune, il souffla aux scrutateurs les noms qui se présentèrent le plus naturellement à son esprit. Après quoi, il partit pour l'Hôtel-de-Ville, avec Bocage, acteur de la Porte-Saint-Martin. Cependant, M. Ledru-Rollin, réveillé de sa stupeur, trouve que ce gouvernement, soufflé par Lamartine, n'était pas le bon ; il monte à. la tribune pour en fabriquer un autre, et s'exprime ainsi : Citoyens, vous faites ici un acte grave, en nommant un gouvernement provisoire. Il y a eu des réclamations tout à l'heure. Un gouvernement ne peut pas se nommer d'une façon légère. Permettez-moi de vous dire les noms qui semblent proclamés par la majorité. A mesure que je lirai, suivant qu'ils vous conviendront ou qu'ils ne vous conviendront pas, vous crierez oui, ou non. (Très bien. Écoutons !) Dupont de l'Eure, (Oui, oui !) Arago, (Oui, oui !) Lamartine, (Oui, oui !) Ledru-Rollin, (Oui, oui !) Garnier-Pagès, (Oui, oui ! Non !) Marie, (Oui, oui ! Non !) Crémieux, (Oui, oui ! Non !) Une voix dans la foule : Crémieux, mais pas Garnier-Pagès. — Si ! si ! Non ! — Il est mort, le bon. M. Ledru-Rollin continue : Messieurs, le gouvernement provisoire qui vient d'être nommé a de grands devoirs à remplir. On va être obligé de lever la séance, pour se rendre au sein du gouvernement. — Là dessus, le gouvernement de M. Ledru-Rollin alla rejoindre le gouvernement de M. de Lamartine à l'Hôtel-de-Ville, où il s'en trouvait déjà deux autres, celui qu'avaient nommé les rédacteurs du National et celui qui sortait des bureaux de la Tribune. Le journal le National assit fourni M. Armand Marrast, et le journal la Tribune, MM. Louis Blanc, Flocon et Albert, ouvrier en boutons. L'instant où ces quatre gouvernements, arrivés de quatre côtés différents, se rencontrèrent à l'Hôtel-de-Ville, fut à la fois comique et lugubre. M. Crémieux, devant lu Commission d'enquête, le décrivit ainsi : Lorsque nous nous rendîmes à l'Hôtel-de-Ville pour notre installation, nous trouvâmes MM. Marrast, Flocon, Louis Blanc et Albert. Nous demandâmes : Qui êtes-vous ? ils répondirent : Nous avons été nommés membres du gouvernement provisoire. — Par qui ? — Je crois qu'ils ont répondu : Par la Société démocratique. Si l'on nous avait demandé à nous-mêmes par qui nous avions été nommés, nous aurions bien pu dire : A la Chambre ; mais non point : Par la Chambre. Ainsi s'établit la république, le 21 février 1818. Les ambitieux y étaient ; mais la France n'y était pas. Ce gouvernement, qu'on déclarait provisoire vers quatre heures, devint définitif à huit. Lamartine, en rédigeant la première proclamation officielle, avait dit : Le gouvernement provisoire déclare que le gouvernement provisoire de la France est le gouvernement républicain. Les démagogues de la Réforme, exigèrent que le mot provisoire fût biffé, et remplacé par le mot actuel. Lamartine se soumit, et c'est ainsi que nous eûmes la République. Les ambitieux qui s'emparaient du pouvoir eurent l'impudence de dire à la France et à l'Europe, dans leur première proclamation : Un gouvernement provisoire, sorti d'acclamation de la voix du peuple et des députés des départements, est chargé d'organiser la victoire. On voit qu'il n'y avait pas eu d'acclamation, puisque les membres du gouvernement s'étaient nommés eux-mêmes. Quant à la victoire, sur qui donc aurait-elle été remportée, puisqu'on n'avait pas combattu l A l'exception du poste du Château-d'Eau, en face du Palais-Royal, où une bande de forcenés eut l'infamie de brûler vivants une vingtaine de gardes municipaux, la garde nationale intervint partout, et empêcha tout conflit armé entre l'émeute et la troupe. Néanmoins, le langage du gouvernement eut pour premier effet de tromper la France et l'Europe, en donnant à croire qu'un peuple immense, vainqueur dans une lutte acharnée, l'avait chargé d'inaugurer un régime nouveau. La nouvelle de la révolution retentit à Londres le 25 février. Le Prince Louis-Napoléon, estimant que les trois lois d'exil édictées contre sa famille, le 12 janvier 1816, le 21 août 1830 et le 10 avril 1832, étaient abrogées par l'établissement de la république, se hâta d'arriver à Paris. Il y était le 28 février, et il adressa au gouvernement provisoire la lettre suivante : Paris, ce 28 février 1848. Messieurs, Le peuple de Paris avant détruit, par son héroïsme, les derniers vestiges de l'invasion étrangère, j'accours de l'exil pour me ranger sous le drapeau de la République qu'on vient de proclamer. Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annoncer mon arrivée aux membres du Gouvernement provisoire, et les assurer de mon dévouement à la cause qu'ils représentent, comme de ma sympathie pour leurs personnes. Agréez, Messieurs, l'assurance de ces sentiments. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. Pour toute réponse, le Prince fui immédiatement invité à sortir de France, ce qu'il fit le lendemain, en écrivant au Gouvernement que ne voulant pas être un sujet d'embarras, il s'éloignait provisoirement ; montrant ainsi la pureté de ses intentions et de son patriotisme. Il était d'ailleurs sage d'attendre l'effet produit par la proclamation de la République. A Paris, ville de bourgeoisie, fière de ses richesses et de ses fêtes, l'effet fut désastreux. Le crédit fut anéanti, l'industrie et le commerce ruinés, la fortune publique et privée diminuée de moitié. Les ateliers se fermèrent, et cent mille ouvriers, successivement, jetés sur le pavé, durent être nourris par le trésor. La garde nationale composée de bourgeois, de marchands, de chefs de maison, ci pour laquelle un service de parade était un prétexte à décorations et à faveurs, comprit immédiatement qu'en renversant un roi qui ne régnait, que par elle, c'était sa propre influence qu'elle venait de détruire à jamais, puisque le suffrage universel prenait sa place. Saisie de remords, stimulée par l'évidence.de sa folie, elle voulu ! reprendre le pouvoir ; et, le 17 mars, les compagnies d'élite, dites des Bonnets à poil, se rendirent à l'Hôtel-de-Ville, avec le dessein bien arrêté de renverser le gouvernement provisoire. Celui-ci, prévenu et sur ses gardes, avait convoqué et réuni autour de lui, avec tous les repris de justice de Paris, les cent mille ouvriers qu'il nourrissait ; et les Bonnets à poil reçurent un énergique accueil de coups de bâton et de coups de pied, digne récompense de leur extravagante conduite. En province, la bourgeoisie fut également atterrée, puisqu'elle perdait l'influence politique dont elle était en possession depuis 1830 ; mais la petite propriété, la petite industrie, les populations rurales et urbaines furent ravies. Elles allaient désormais être comptées pour quelque chose, et, après n'avoir eu longtemps que des devoirs, elles allaient enfin avoir des droits. Les campagnes étaient couvertes de mats aux banderoles tricolores, et la démocratie, trente ans étouffée, se sentait renaître. Si la république avait été capable de gouverner, elle était fondée ! Trois actes généraux la tuèrent en province ; l'envoi des commissaires, l'établissement des clubs et la création des ateliers nationaux. Lorsque les départements virent arriver dans les préfectures et les sous-préfectures des individus inconnus ou trop connus, beaucoup perdus de dettes, dépenaillés, poursuivis par leurs bottiers ou leurs tailleurs, leur dignité se trouva blessée du contact de pareils administrateurs, dont les salons devinrent immédiatement des buvettes et des tabagies. Lorsque les villages, livrés à la démagogie locale, excitée par des agents extérieurs, eurent presque tous leur club, ces déclamations, ce tapage, ces prédications insensées, où réapparaissaient Robespierre, Saint-Just et Danton, ne tardèrent pas à fatiguer et à inquiéter les populations paisibles, habituées à donner le jour au travail, la nuit au repos, et qui ne comprenaient pas comment, après qu'ils avaient accepté le régime nouveau sans répugnance, on venait ainsi troubler leur, sécurité. Mais lorsque les populations rurales eurent appris la formation des ateliers nationaux, lorsqu'on se dit parmi les travailleurs des champs que le gouvernement entretenait à Paris, aux frais du trésor, cent mille fainéants qui recevaient deux francs par jour pour jouer au bouchon, alors la république fut jugée et condamnée dans les provinces, comme un régime de rêveurs, d'ambitieux et d'incapables, qui avaient détruit un gouvernement, sans être en état de le remplacer. Elle était ainsi perdue dans l'opinion générale, lorsque les 45 centimes par franc ajoutés à l'impôt direct par décret du 16 mars, l'achevèrent sans retour. A Paris, la république fut tuée par deux soulèvements socialistes et communistes qui mirent la société elle-même en péril ; le soulèvement du 16 avril et celui du 15 mai. La tentative avortée du 16 avril avait un double but : remplacer les éléments modérés du gouvernement provisoire par des communistes et des terroristes, et faire ajourner les élections indiquées pour le 22. M. Ledru-Rollin avait accepté de faire partie du gouvernement nouveau, et c'est au ministère de l'intérieur que la liste de ses membres fut discutée ; mais lorsqu'il lui fut clairement démontré qu'il serait lui-même débordé et entraîné, il se résolut, dans la matinée du 16, à tout avouera M. de Lamartine. Il fallait ou se défendre par la force ou périr. On fit battre le rappel pour réunir la garde nationale, on appela les bataillons des gardes mobiles, et l'on concentra à l'Hôtel-de-Ville toutes les troupes présentes à Paris, environ quinze cents hommes, dont le général Changarnier prit le commandement. Par un concours de circonstances heureuses, les défenseurs arrivèrent devant l'Hôtel-de-Ville un quart d'heure avant les assaillants, et Paris fut sauvé du communisme. Les élections générales eurent lieu le 22 avril, et l'ouverture de la session eut lieu le 4 mai. Trois chefs de clubs importants, Cabet, Raspail et Blanqui n'avaient pas réussi à se faire élire. Le parti de la guerre générale, grossi par la niasse des réfugiés italiens, allemands, polonais, et pour lequel une conflagration générale était une chance de reconquérir une patrie perdue, se réunit aux clubistes. Tous ensemble ; résolurent d'attaquer et de disperser, si c'était possible, une assemblée qui représentait un pouvoir régulier, normal et. le besoin que la France avait de l'ordre. L'attentat fut fixé au 15 mai. On prit pour prétexte une pétition à l'omettre à l'assemblée en faveur de la Pologne. Le gouvernement, quoique informé de la manifestation et de ses desseins, eut l'imprévoyance de ne pas faire garder l'enceinte législative. Elle fut envahie, et les chefs de la manifestation, perdus et noyés dans le tumulte, ne purent plus la diriger. Dès ce moment, le hasard fit tout. Barbes, quoique député, fut emporté par ses instincts et son tempérament de conspirateur ; il envahit la tribune et demanda qu'on votât la guerre immédiate et un impôt d'un milliard sur les riches. Le désordre était horrible, lorsque, vers trois heures et demie, un clubiste de second ordre, Huber, prononça la dissolution de l'Assemblée. Le Président fut enlevé et chassé de son siège ; l'émeute resta la maîtresse, et l'on commença à fabriquer des gouvernements provisoires. Vers quatre heures, on en avait déjà proclamé deux, lorsque le son du tambour se fit entendre ; le 2e bataillon des gardes mobiles, commandé par M. Justinien Clary, fit son apparition ; et soudain, saisis de terreur, les envahisseurs s'enfuient pêle-mêle par toutes les issues. La journée du 15 mai fit éclater l'incurie du gouvernement, et retomba sur l'Assemblée qui avait donné la confiance à des hommes comme M. Ledru-Rollin et Caussidière. Dès ce jour, l'opinion publique, ne se sentant pas rassurée par ceux qui étaient à la tête de la France, chercha vaguement un sauveur. La nomination faite par trois collèges de trois membres de la famille impériale, Napoléon Bonaparte, fils de Jérôme, Pierre Bonaparte, fils de Lucien, et Lucien Murât, fut une première révélation. L'attaque dirigée, au sein de l'Assemblée, le 26 mai, par le citoyen Vignerte, contre l'élection des Princes, et si énergiquement repoussée par Napoléon Bonaparte, montra quelles étaient déjà les préoccupations des républicains ; mais les élections complémentaires du 6 juin élevèrent sur la situation un phare que les yeux de la France ne quitteront plus : quatre départements, dans le nombre desquels était celui de la Seine, envoyèrent spontanément à l'Assemblée Louis-Napoléon Bonaparte, l'héritier légitime de Napoléon Ier. Dès le lendemain de cette mémorable élection, des rassemblements considérables se formèrent tous les soirs sur les boulevards, entre les portes Saint-Denis et Saint-Martin ; et, à la suite de colloques animés qui s'engageaient dans les groupes, on entendait éclater sur divers points des cris de Vive Napoléon ! mêlés de Vive Blanqui ! Vive Barbès ! Absolument étrangers à ces manifestations, qui n'étaient que l'expression des préoccupations publiques, les amis du Prince eurent hâte de décliner l'attache compromettante des clubistes ; et, dès le 11 juin, le général Piat faisait couvrir les murs de Paris d'une déclaration dans laquelle était les lignes suivantes : Des meneurs perfides sèment l'agitation autour de nous ; ils couvrent leurs projets du nom de notre concitoyen Napoléon-Louis Bonaparte, de ce nom qui repousse le désordre et l'anarchie. Evitez les pièges qu'on voudrait vous tendre ; attendez avec calme la décision souveraine de l'Assemblée nationale : des ennemis peuvent seuls vous pousser à de blâmables démonstrations ; elles seraient, croyez-moi, énergiquement désapprouvées par notre nouveau représentant, auquel la République vient de rendre une patrie, et qui m'écrivait de l'exil, le 16 mars dernier : — Je n'ai pas d'autre ambition que d'être utile à mon pays, et je crois en avoir donné une grande preuve en m'éloignant ; car je préférerai toujours sacrifier même le bonheur d'être en France, a l'idée de nuire en quoi que ce soit à raffermissement d'un gouvernement qui doit tirer sa force de la libre élection de toute la nation. Le gouvernement provisoire de l'Hôtel -de-Ville avait été renversé par l'Assemblée Nationale qui lui avait substitué une commission exécutive de cinq membres. Cette commission, siégeant au Luxembourg, était composée de MM. de Lamartine, Arago, Alarie, Garnier-Pagès et Ledru-Rollin. Tous ces hommes politiques avaient le sentiment secret de leur faiblesse et de leur insuffisance, et le souffle populaire qui leur apportait le nom de Louis-Napoléon Bonaparte, le téméraire de Strasbourg et de Boulogne, les inquiétait sérieusement. Parmi eux. M. de Lamartine se distinguait par un préjugé aussi invétéré que haineux et absurde contre les Bonaparte, et le lecteur connaît déjà le singulier jugement que ce lettré rêveur avait porté tant sur le Directoire que sur le premier Consul. Pour lui, la faveur de l'opinion pour le Prince Louis-Napoléon lui faisait pressentir un rival de popularité, rival d'autant plus désagréable, qu'il arrivait sur la scène juste au moment où lui-même allait en sortir. Objet d'une faveur publique jusqu'alors sans exemples, il avait été envoyé à l'Assemblée constituante par dix départements, si bien qu'en apprenant ce triomphe, la tête lui tourna, et que, debout, les yeux au ciel, les bras étendus, il s'écria, en présence de M. Marrast, qui lui apportait la nouvelle du triomphe : — Me voilà donc plus grand de la tête qu'Alexandre et César ![2] Trois mois après, le 12 juin, la décadence de ce vainqueur des vainqueurs avait déjà commencé ; et, après avoir été élu par dix départements, en 1848, il ne fut élu par aucun en 1819. Donc, l'hostilité de M. de Lamartine contre le prince Louis-Napoléon alla, comme on va voir, jusqu'à la déloyauté et au mensonge. Le 12 juin, de grands attroupements se foraient sur la place de la Concorde et aux abords du palais législatif ; des cris de VIVE LOUIS-NAPOLÉON ! éclatent avec énergie, comme une protestation contre les projets de proscription attribués à la commission exécutive. Le rappel avait été battu pour prévenir des troubles menaçants : l'assemblée tumultueuse et inquiète s'enquérait avec animation des événements, lorsque M. de Lamartine, déjà, à la tribune, s'exprime ainsi : Citoyens, s'écrie-t-il, une circonstance fatale vient, d'intervenir dans cette discussion ; pendant que je parlais, un coup de feu a été tiré sur un garde national, un autre sur M. Clément Thomas, commandant de la garde nationale, un autre sur un officier de l'armée, et ces coups de fusil ont été tirés aux cris de Vive l'Empereur Napoléon ! — Ces malheurs, il n'a pas dépendu du Gouvernement de les prévenir. Ce matin nous avons tous signé d'une main unanime le présent décret, que les circonstances m'obligent à vous communiquer à l'instant, même : Vu l'article 4 de la loi du 12 janvier 1816, et les articles 12 et 6 de la loi du 16 avril 1832 ; Considérant que Charles-Louis-Napoléon Bonaparte est compris dans 3a loi du 16 avril 1832, qui exile du territoire français les membres de la famille Bonaparte ; Considérant que, s'il a été dérogé de fait à cette loi par un vote de l'Assemblée nationale, qui a admis trois membres de la famille Napoléon à faire partie de l'Assemblée, cette dérogation tout individuelle ne s'étend ni de droit ni de fait aux autres membres de la famille ; Considérant que la France veut fonder en paix et avec ordre. le gouvernement républicain et populaire, sans être traversée dans cette œuvre par des prétentions dynastiques de nature à susciter des factions et à fomenter, même involontairement, la guerre civile ; Considérant que Charles-Louis-Napoléon a fait deux fois acte de prétendant, en rêvant une République avec un Empereur, c'est-à-dire une République dérisoire, dans les termes du sénatus-consulte de l'an XIII ; Considérant que des agitations attentatoires à la République populaire que nous voulons fonder, compromettantes pour la sûreté des institutions et pour la paix publique, se sont déjà révélées au nom de Charles-Louis-Napoléon Bonaparte ; Considérant que ces agitations, symptôme de menées coupables, pourraient acquérir de la gravité si, par négligence, imprudence ou faiblesse, le Gouvernement abandonnait ses droits ; Considérant que le Gouvernement ne peut accepter la responsabilité des dangers que courraient la tranquillité publique et la forme républicaine de nos institutions s'il manquait au premier de ses devoirs et n'exécutait pas une loi existante, justifiée plus que jamais pendant un temps indéterminé parla raison d'Etat et par le salut public ; La Commission du Pouvoir exécutif déclare qu'elle fera exécuter, en ce qui concerne Charles-Louis-Napoléon, la loi de 1832, jusqu'au jour où l'Assemblée nationale aura prononcé l'abrogation de cette loi. Eh bien, les motifs invoqués par M. de Lamartine, au nom du salut public, pour proscrire le Prince ; ces coups de feu tirés sur M. Clément Thomas, sur des gardes nationaux, sur des officiers de l'armée, aux cris de Vive l'Empereur Napoléon ! tout cela était une fantasmagorie mensongère. Le lendemain, 13 juin, M. Clément Thomas monta à la tribune, et affirma, toutes informations prises, qu'il n'y avait eu de tiré la veille qu'un coup de pistolet, parti peut-être par accident. Nul, dans le parti républicain, ne se dissimulait le danger que la popularité du Prince et le crédit des idées impérialistes faisaient courir à la République déjà très-mal famée, quoique encore au berceau ; et M. Bûchez avoua franchement ses craintes, en disant à la tribune : Louis-Napoléon ne s'est-il pas posé en prétendant par deux fois à Boulogne, et à Strasbourg ? Eli bien ! si vous l'admettez, il entrera ici accompagné de l'acclamation populaire qui le grandira tous les jours. Cependant, l'admission du Prince, combattue par les républicains, ces hypocrites partisans de la souveraineté populaire, fut soutenue par M. Vieillard et par M. Bonjean. Ce dernier lut à l'Assemblée nationale une lettre du Prince, reçue le matin même, et qui détermina l'assentiment de la majorité. Citoyens Représentants, J'apprends par les journaux, qu'on a proposé dans les bureaux de l'Assemblée de maintenir contre moi seul la loi d'exil qui frappe ma famille depuis 1816 : je viens demander aux Représentants du peuple pourquoi je mériterais une semblable peine : Serait-ce pour avoir toujours publiquement déclaré que, dans mes opinions, la France n'était l'apanage ni d'un homme, ni d'une famille, ni d'un parti ? Serait-ce parce que, désirant faire triompher sans anarchie ni licence le principe de la souveraineté nationale, qui seul pouvait mettre un terme à nos dissensions, j'ai deux fois été victime de mon hostilité contre le Gouvernement que vous avez renversé l Serait-ce pour avoir consenti, par déférence pour le Gouvernement provisoire, à retourner à l'étranger après être accouru à Paris au premier bruit de la révolution ? Serait-ce pour avoir refusé, par désintéressement, les candidatures à l'Assemblée qui m'étaient proposées, résolu de ne retourner en France que lorsque la nouvelle Constitution serait établie et la République affermie ? Les mêmes raisons qui m'ont fait prendre les armes contre le Gouvernement de Louis-Philippe, me porteraient, si on réclamait mes services, à me dévouer à l'Assemblée, résultat du suffrage universel. En présence d'un roi élu par deux cents députés, je pouvais me souvenir que j'étais l'héritier d'un empire fondé par quatre millions de Français. En présence de la souveraineté nationale, je ne peux et ne veux revendiquer que mes droits de citoyen français ; mais ceux-là, je les réclamerai sans cesse, avec l'énergie que donne à un cœur honnête le sentiment de n'avoir jamais démérité de la patrie. Recevez, messieurs, l'assurance de mes sentiments de haute estime. Votre concitoyen, L.-N. BONAPARTE. Voilà le Prince admis comme député à l'Assemblée nationale, le 13 juin ; mais tout n'était pas fini, comme on va voir. Le lendemain, le Président de l'Assemblée, M. Marrast, recevait encore la lettre suivante : MONSIEUR LE PRÉSIDENT, Je partais pour me rendre à mon poste, quand j'apprends que mon élection sert de prétexte à des troubles déplorables et à des erreurs funestes. Je n'ai pas cherché l'honneur d'être Représentant du peuple, parce que je savais les soupçons injurieux dont j'étais l'objet ; je rechercherais encore moins le pouvoir. Si le peuple m'imposait des devoirs, je saurais les remplir. Mais je désavoue tous ceux qui me prêtent des intentions ambitieuses que je n'ai pas. Mon nom est un symbole d'ordre, de nationalité, de gloire, et ce serait avec la plus vive douleur que je le verrais servir à augmenter les troubles et les déchirements de la patrie. Pour éviter un tel malheur, je resterais plutôt en exil. Je suis prêt à tous les sacrifices pour le bonheur de la France. Ayez la bonté, Monsieur le Président, de donner communication de ma lettre à l'Assemblée. Je vous envoie une copie de mes remerciements aux électeurs. Recevez, etc. L.-N. BONAPARTE. Cette lettre souleva le plus violent orage au sein de l'Assemblée, le 15 juin. M. le général Cavaignac ouvrit la voie aux récriminations ; et MM. Baune, Antony Thouret, Jules Favre s'y précipitèrent à l'envi. On proposait de revenir, séance tenante, sur la décision du 13, et de rétablir les lois de proscription. Le citoyen Clément Thomas, alors ardent néophyte des idées révolutionnaires qui l'ont dévoré plus tard, renouvelant la manœuvre de M. de Lamartine, annonça une prise d'armes pour le lendemain, si l'admission n'était pas rapportée. Néanmoins, la décision de l'Assemblée fui, ajournée au lendemain 16. Qu'aurait décidé l'Assemblée ? elle aurait probablement maintenu sa résolution précédente ; mais le Prince, opposant le calme à l'emportement, résolut lui-même la question débattue en donnant sa démission par la lettre suivante, remise par M. Briffaut au Président de l'Assemblée : Londres, le 15 juin 1848. MONSIEUR LE PRÉSIDENT, J'étais fier d'avoir été élu Représentant à Paris et dans trois autres départements : c'était, à mes yeux, une ample réparation pour trente années d'exil, et six ans de captivité ; mais les soupçons injurieux qu'a fait naître mon élection, mais les troubles dont elle a été le prétexte, mais l'hostilité du pouvoir exécutif m'imposent le devoir de refuser un honneur qu'on croit avoir été obtenu par l'intrigue. Je désire l'ordre et le maintien d'une République sage, grande, intelligente ; et, puisque involontairement je favorise le désordre, je dépose, non sans de vifs regrets, ma démission entre vos mains. Bientôt, je l'espère, le calme renaîtra et me permettra de rentrer en France, comme le plus simple des citoyens, et aussi comme un des plus dévoués au repos et à la prospérité de son pays. Recevez, etc. L.-N. BONAPARTE. C'est avec cette habileté et avec ce patriotisme que le Prince commençait sa lutte avec les vieux partis. Le sentiment public l'approuvait ; et si, par sa démission, il perdait le fruit des quatre élections du 6 juin, il s'assurait les six élections du 20 septembre. On touchait alors à la plus redoutable crise de la République, c'est-à-dire aux terribles journées de juin. En fomentant l'émeute-, on avait appelé les ouvriers dans la rue ; en créant l'instabilité et l'épouvante, on avait arrêté le travail et supprimé les salaires. Les chefs de la révolution s'étaient jetés sur les places ; les instruments employés à l'accomplir étaient restés sans pain. Ils étaient cent mille hommes, complètement inoccupés ; il fallait les nourrir : et ils coûtaient au budget de la France cinq millions par mois. Une pareille question n'avait qu'une solution possible ; les ateliers nationaux, ne pouvant pas être organisés, ne pouvaient être que dissous ; mais comme à l'imprudence de les créer on avait ajouté l'imprudence de les armer, c'était une bataille acharnée qui s'imposait au gouvernement. Le socialisme et -les clubs ne voulurent pas perdre une telle armée sans combattre, et ils préparèrent l'insurrection. Elle commença le 23 juin. Pour aborder une pareille lutte, il fallait de l'unité de vues dans le pouvoir. On remplaça la commission exécutive par la dictature du général Cavaignac, proposée à l'Assemblée le 24 juin et régularisée le 28, après la victoire. La lutte, commencée le 23 au' soir, éclata le 24 ; et dura jusqu'au 27. Le général avait 40.000 hommes sous la main ; et l'on calcula qu'en ouvriers égarés, en clubistes, en repris de justice, l'émeute disposait de 26.000 hommes. Trois mille morts, quinze mille prisonniers, onze journaux suspendus, M. Emile de Girardin tenu neuf jours au secret, tels furent le résultat de la lutte, et le réveil des illusions de février. Ceux qui versèrent Ie sang des émeutiers étaient les mêmes qui avaient fomenté l'émeute. Le 25 juin, le général Cavaignac avait établi comme une trêve, offrant aux insurgés de recevoir à bras ouverts tous ceux d'entre eux qui se soumettraient. Les femmes d'ouvriers de la rue Saint-Antoine, en vue de détourner, leurs maris ou leurs enfants de cette lutte horrible, s'étaient hâtées de répondre aux vœux du général, en démolissant les barricades. Dans la journée du 26, un groupe de ces femmes vit arriver par la barrière et descendre le faubourg un homme paraissant fort calme et s'appuyant au bras d'un ami. Il marchait lentement à cause des obstacles accumulés sur la voie, et qui n'avaient encore qu'à moitié disparu. Choquées de cette sérénité et de cette tenue régulière et aristocratique, l'une des commères l'apostropha ainsi : Dis donc, mirliflore, au lieu de te promener avec cette nonchalance, tu ferais bien mieux d'ôter tes gants beurre frais et de nous aider à remettre les pavés en place. — Vous avez raison, la petite mère, reprit le promeneur, et comme je viens précisément pour essayer de rétablir l'ordre, il est juste que je commence aujourd'hui. — Là-dessus, le passant ôta ses gants, remit sa canne à son ami ; et ayant soulevé un pavé, le plaça dans son alvéole, en ayant soin de le niveler et de le consolider avec plusieurs poignées de sable. Puis, remettant ses gants et reprenant sa canne, il continua son chemin, en saluant les femmes, qui l'applaudirent en riant aux éclats. Ce promeneur était le prince Louis-Napoléon, venu secrètement à Paris pendant la bataille de juin pour examiner l'état des choses et des esprits. Sa démission de député lui ôtait l'inviolabilité ; les sentiments du général Cavaignac, appuyés par sa dictature, lui conseillait une grande prudence ; et d'ailleurs les lois de proscription contre sa famille ne furent abrogées que le 10 octobre suivant. Il était descendu du chemin de fer à la dernière station, et avait pris, pour arriver à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, une voiture que l'impraticabilité de la voie l'avait contraint de quitter à. la barrière. Il retourna à Londres, après un très-court séjour ; laissant les événements suivre leur cours naturel ; et c'est lui-même qui, plus tard, racontait à ses amis cette anecdote. L'ordre matériel une fois assuré par la victoire de juin, on s'occupa de la constitution. M. Armand Marrast, rapporteur de la commission chargée de l'élaborer, avait lu son travail le 13 juin. Elle fut votée le 23 octobre ; mais elle n'était pas encore finie, que la confiance publique s'était retirée d'elle. Un vice immense dominait cette constitution ; elle organisait un pouvoir impuissant, au lieu du pouvoir énergique nécessaire à la société. A côté d'une assemblée unique, maîtresse de tout, était placé un pouvoir exécutif subordonné, humilié, représenté par un président qui ne pouvait ni la proroger, ni la dissoudre en cas de conflit ; nulle solution légale possible ; l'Assemblée ne pouvait pas révoquer le président, celui-ci ne pouvait pas en appeler au peuple des résistances de l'Assemblée. Heureusement la question de l'élection du Président offrit à l'opinion publique le moyen d'intervenir et de faire connaître ses tendances. Le 10 octobre, un vote de l'Assemblée, pris à la majorité de 627 voix contre 130, décida que le Président de la république serait nommé directement parle suffrage universel. Dès ce moment, un pas immense était fait ; le peuple pouvait avoir son candidat, et il l'eut ! Pendant la discussion de la constitution, des élections partielles de représentants furent fixées au 17 septembre. Dans le nombre était une élection de Paris. Le prince Louis-Napoléon se porta candidat. Il eut six nominations. Lorsque le dépouillement de l'élection de Paris fut proclamé, le 21 septembre, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, le choix des électeurs fut salué par les cris cent fois répétés de Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! Le prince, instruit de sa nomination, quitta Londres le 24 septembre, arriva à Paris le 25, et se présenta à l'assemblée le 26. Son élection ayant été validée sans opposition, il monta à la tribune, et s'exprima ainsi, au milieu d'un silence profond et d'une curiosité générale : Citoyens Représentants, Il ne m'est pas permis de garder le silence après les calomnies dont j'ai été l'objet. J'ai besoin d'exprimer hautement, et dès le premier jour où il m'est permis de siéger dans cette enceinte, les vrais sentiments qui m'animent, qui m'ont toujours animé. Après trente-trois ans de proscription et d'exil, je retrouve enfin ma patrie et mes droits de citoyen. La République m'a fait ce bonheur ; qu'elle reçoive mon serment de reconnaissance et de dévouement, et que les généreux compatriotes qui m'ont porté dans cette enceinte soient bien certains qu'ils me verront toujours dévoué à cette noble tâche, qui est la nôtre à tous : assurer l'ordre et la tranquillité, premier besoin du pays, développer les institutions démocratiques que le peuple a le droit de réclamer. Longtemps, Messieurs, je n'ai pu consacrer à mon pays que les méditations de l'exil et de la captivité. Aujourd'hui la carrière où vous marchez m'est ouverte. Recevez-moi dans vos rangs, chers collègues, avec le sentiment d'affectueuse sympathie qui m'anime moi-même. Ma conduite, vous ne devez pas en douter, sera toujours inspirée par un dévouement respectueux à la loi, elle prouvera à tous ceux qui ont tenté de me noircir que nul plus que moi n'est dévoué à la défense de l'ordre et à l'affermissement de la République. Il semble que ces six élections, ajoutées aux quatre précédentes, auraient dû sanctionner la situation du Prince. Il n'en fut rien ; ou du moins, plus son autorité croissait dans l'opinion, plus elle était attaquée dans l'Assemblée, jalouse de ce pouvoir nouveau et menaçant. Le jour même où le principe de la nomination du Président de la République fut voté, un député, M. Antonin Thouret proposa la résolution suivante : Aucun membre des familles qui ont régné sur la France ne pourra être élu Président ou Vice-Président de la République. L'attaque était directe, car les familles de Bourbon et d'Orléans étant maintenues en exil, l'exclusion proposée par M. Antony Thouret ne pouvait s'appliquer qu'à la famille des Bonaparte. Mis ainsi directement en cause, le prince Louis-Napoléon monta à la tribune, et se défendit avec convenance et avec succès contre les accusations dont il était l'objet. L'amendement de M. Thouret et plusieurs autres tendant au même but furent repoussés. Néanmoins, plus le Prince se défendait d'être un prétendant, plus l'opinion publique, n'espérant rien de l'Assemblée, voulait qu'il le fût. Chaque jour il se produisait des incidents, au sujet des groupes nombreux qui, dans les rues, appelaient de leurs cris le rétablissement de l'Empire. Il y en eut un grave, à l'Assemblée, le 25 octobre, au sujet d'une émeute dénoncée d'avance comme devant proclamer le Prince. Celui-ci n'assistait pas à la séance. Le Prince Jérôme-Napoléon protesta avec énergie contre toute connivence entre la famille Bonaparte et les émeutiers. Alors, ce pauvre et malheureux révolutionnaire, qui avait nom Clément Thomas, s'empara de la tribune, accumulant contre le Prince les accusations les plus grossières et les plus insensées, parmi lesquelles le reproche de n'assister point à toutes les séances et de n'y point prononcer de longs discours, tenait le plus de place ; car du silence et de l'absence du Prince il concluait à une conspiration de sa part, en vue de s'élever à la présidence de la République. Ce discours absurde eut l'effet qu'assurément son auteur n'en avait pas attendu : il décida le Prince à s'expliquer ; et, le lendemain 26, il porta à la tribune la déclaration suivante, qui posait résolument sa candidature, attendue de toute la France, et à laquelle les esprits se rallièrent immédiatement : Citoyens Représentants, L'incident regrettable qui s'est élevé hier à mon sujet ne me permet pas de me taire. Je déplore profondément l'obligation où je suis de parler encore de moi, car il me répugne de vous entretenir sans cesse de questions personnelles, alors que nous n'avons pas un moment à perdre pour nous occuper des graves intérêts de la patrie. Je ne parle pas ici de mes sentiments et de mes opinions ; je les ai déjà manifestés, et jamais personne n'a pu encore douter de ma parole. Quant à ma conduite parlementaire, de même que je ne me permettrai jamais de demander compte à aucun de mes collègues de celle qu'il aura choisie, de même je ne reconnais à personne le droit de m'interpeller sur la mienne. Ce compte, je ne le dois qu'à mes commettants. De quoi m'accuse-t-on ? d'accepter du sentiment populaire une candidature que-je n'ai pas recherchée. Eh bien ! oui, je l'accepte, cette candidature qui m'honore. Je l'accepte, parce que des élections successives et le décret unanime de l'Assemblée contre la proscription de ma famille, m'autorisent à croire que la France regarde mon nom comme pouvant servir à la consolidation de la société. (Nombreuses exclamations. Interruption bruyante et prolongée.) Ceux qui m'accusent d'ambition connaissent peu mon cœur. Si un devoir impérieux ne me retenait pas ici, si les sympathies de mes concitoyens ne me consolaient de l'animosité de quelques attaques et de l'impétuosité même de quelques défenses, il y a longtemps que j'aurais regretté l'exil. (Interruption.) On voudrait que j'eusse montré de grands talents, et occupé brillamment cette tribune. Mais il n'est donné qu'à peu de personnes d'apporter une parole éloquente au service d'idées justes et saines. N'y a-t-il qu'un seul moyen de servir le pays ? Ce qu'il lui faut surtout, c'est un gouvernement stable, intelligent, ferme, sage, qui pense plus à guérir les maux de la société qu'à les venger. Quelquefois on triomphe mieux par une conduite habile et prudente que par les baïonnettes de théories non fondées sur l'expérience et sur la raison. Citoyens représentants, on veut, je le sais, semer mon chemin d'écueils et d'embûches. Je n'y tomberai pas ; je suivrai la voie que me je suis tracée, sans m'inquiéter, sans m'irriter. Je saurai montrer toujours le calme d'un homme résolu à faire son devoir. Je veux mériter l'estime de l'Assemblée nationale et de tous les hommes de bien, et la confiance de ce peuple magnanime, qu'on a si légèrement traité hier[3]. (Mouvements divers.) Je déclare donc à ceux qui voudraient organiser contre moi un système de provocation que, dorénavant, je ne répondrai à aucune interpellation, à aucune espèce d'attaque, je ne répondrai pas à ceux qui voudraient me faire parler, alors que je veux me taire. Je resterai inébranlable contre toutes les attaques, contre toutes les calomnies. Dès ce jour, le Prince Louis-Napoléon était candidat déclaré à la présidence de la République ; on peut ajouter que, dès ce jour, il était élu. Les avocats qui venaient d'élaborer péniblement la constitution et qui se proposaient de l'exploiter au profit de leur ambition, ne savaient pas que dans l'esprit de la France, la République était condamnée ; et l'opinion publique n'était en quête que d'un homme pour L'exécuter. Pour tout le monde, le Prince Louis-Napoléon était cet homme, et c'était ce qui faisait sa popularité. Il s'appelait Napoléon, nom qui rappelait la plus grande gloire : et il était l'héritier de l'Empire, régime qui représentait la plus grande somme d'autorité. Or, à cette époque de débauche démagogique, d'effarement de doctrines et d'abaissement de caractères, l'autorité était la chose dont la société avait le plus besoin. En outre, il avait donné deux fois, à Strasbourg et à Boulogne, la mesure de sa résolution et de sou esprit d'entreprise ; et, avant d'avoir appris à connaître sa sagesse, les populations rurales l'estimaient pour sa témérité. En outre, et à l'insu de ceux qui l'attaquaient et qui le raillaient, il était, le temps l'a bien prouvé depuis, l'homme politique le plus capable de l'Assemblée. Parmi tous ces avocats, si tiers de leurs bruyants discours, il n'en était pas un seul qui eut étudié les questions de son temps avec autant de soin et de maturité. Le plus éminent des membres de l'Assemblée, M. Thiers, a eu depuis la France et une Chambre toute-puissante dans ses mains ; il est tombé tristement du pouvoir, après neuf mois d'agitation stérile : tandis que Louis-Napoléon a reçu, même après sa mort, de l'affection et de la reconnaissance publiques le sceau qui marque les grands règnes et les nobles souverains. Tous les partis, on le sait, se préparèrent à la lutte. La bourgeoisie, qui aime les pouvoirs à sa taille, se groupa autour du général Cavaignac, militaire médiocre, homme honnête, sectaire violent, sans vues politiques, ne voyant dans toute la France que ses coreligionnaires politiques. Les clubistes adoptèrent M. Ledru-Rollin ; les socialistes, M. Raspail. Ceux qui voulaient l'autorité, l'ordre, la force des lois, rabaissement des factions, choisirent l'héritier de l'Empereur. Dix jours avant l'élection, le Prince exposa ses sentiments à la France dans le manifeste suivant, sur lequel il avait consulté deux coryphées de l'époque, M. Odilon Barrot et M. Thiers ; mais ces deux hommes politiques, placés au point de vue des partis, ne comprenaient pas le langage qui devait être adressé à la France. Pour me rappeler de l'exil, vous m'avez nommé représentant, du peuple. A la veille d'élire le premier magistrat de la République, mon nom se présente à vous comme symbole d'ordre et de sécurité. Ces témoignages d'une confiance si honorable s'adressent, je le sais, bien plus à mon nom qu'à moi-même, qui n'ai rien fait encore pour mon pays ; mais plus la mémoire de l'Empereur me protège et inspire vos suffrages, plus je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes principes. Il ne faut pas qu'il y ait d'équivoque entre vous et moi. Je ne suis pas un ambitieux qui rêve tantôt l'Empire et la guerre, tantôt l'application de théories subversives. Elevé dans les pays libres, à l'école du malheur, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m'imposeront vos suffrages et les volontés de l'Assemblée. Si j'étais nommé président, je ne reculerais devant aucun danger, devant aucun sacrifice pour défendre la société si audacieusement attaquée ; je me dévouerais tout entier, sans arrière-pensée, à l'affermissement d'une République sage par ses lois, honnête par ses intentions, grande et forte par ses actes. Je mettrais mon honneur à laisser, au bout de quatre ans, à mon successeur, le pouvoir affermi, la liberté intacte, un progrès réel accompli. Quel que soit le résultat de l'élection, je m'inclinerai devant la volonté du peuple, et mon concours est acquis d'avance à tout gouvernement juste et ferme qui rétablisse l'ordre dans les esprits comme dans les choses ; qui protège efficacement la religion, la famille, la propriété, bases éternelles de tout état social ; qui provoque les réformes possibles, calme les haines, réconcilie les partis, et permette ainsi à la patrie inquiète de compter sur un lendemain. Rétablir l'ordre, c'est ramener la confiance ; pourvoir par le crédit à l'insuffisance passagère des ressources, c'est restaurer les finances. Protéger la religion et la famille, c'est assurer la liberté des cultes et la liberté de l'enseignement. Protéger la propriété, c'est maintenir l'inviolabilité des produits de tous les travaux, c'est garantir l'indépendance et la sécurité de la possession, fondements indispensables de la liberté civile. Quant aux réformes possibles, voici celles qui me paraissent les plus urgentes : Admettre toutes les économies qui, sans désorganiser les services publics, permettent la diminution des impôts les plus onéreux au peuple ; encourager des entreprises qui, en développant les richesses de l'agriculture, peuvent en France et en Algérie donner du travail aux bras inoccupés ; pourvoir à la vieillesse des travailleurs par des institutions de prévoyance ; introduire dans nos lois industrielles les améliorations qui tendent non à ruiner le riche au profit du pauvre, mais à fonder le bien-être de chacun sur la prospérité de tous. Restreindre dans de justes limites le nombre des emplois qui dépendent du pouvoir et qui souvent font d'un peuple libre un peuple de solliciteurs. Éviter cette tendance funeste qui entraîne l'Etat à exécuter lui-même ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui ; la centralisation des intérêts et des entreprises est dans la nature du despotisme. La nature de la République repoussé le monopole. Enfin, préserver la liberté de la presse des deux excès qui la compromettent toujours : l'arbitraire et sa propre licence. Avec la guerre, point de soulagement à nos maux. La paix serait donc le plus cher de mes désirs. La France, lors de sa première révolution, a été guerrière, parce qu'on l'avait forcée de l'être. A l'invasion elle répondit par la conquête. Aujourd'hui qu'elle n'est pas provoquée, elle peut consacrer ses ressources aux améliorations pacifiques, sans renoncer à une politique loyale et résolue. Une grande nation doit se taire, ou ne jamais parler en vain. Songer à la dignité nationale, c'est songer à l'armée, dont le patriotisme si noble et si désintéressé a été souvent méconnu. Il faut, tout en maintenant les lois fondamentales qui font la force de notre organisation militaire, alléger et non aggraver le fardeau de la conscription. Il faut veiller au présent et à l'avenir non-seulement des officiers, mais aussi des sous-officiers et des soldats, et préparer aux hommes qui ont servi longtemps sous les drapeaux une existence assurée. La République doit être généreuse et avoir foi dans son avenir : aussi, moi qui ai connu l'exil et la captivité, j'appelle de tous mes vœux le jour où la patrie pourra, sans danger, faire cesser toutes les proscriptions et effacer les dernières traces de nos discordes civiles. Telles sont, mes chers concitoyens, les idées que j'apporterais dans l'exercice du pouvoir, si vous m'appeliez à la Présidence de la République. La tâche est difficile, la mission immense, je le sais ; mais, je ne désespérerais pas de l'accomplir en conviant à l'œuvre, sans distinction de parti, les hommes que recommandent à l'opinion publique leur haute intelligence et leur probité. D'ailleurs, quand on a l'honneur d'être à la tête du peuple français, il y a un moyen infaillible de faire le bien ; c'est de le vouloir. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. Nous l'avons déjà dit ; dans l'élection pour la présidence de la République, la lutte était établie entre ceux qui voulaient perpétuer le désordre en maintenant les intrigues et les rivalités politiques, et ceux qui voulaient rentrer en possession de leur pleine sécurité, en faisant disparaître un régime qui la mettait perpétuellement en question. Par conséquent, dans cette lutte, tous ceux qui se présentaient comme franchement républicains, étaient battus par avance. Sans doute, dans le manifeste qu'on vient de lire, le Prince s'engageait à pratiquer loyalement les institutions républicaines, nouvellement établies, et il l'eût fait comme il le disait, si elles avaient été compatibles avec l'ordre et si elles ne s'étaient pas détruites elles-mêmes par leurs œuvres ; mais l'opinion publique, ennemie prononcée de ces institutions, pardonnait au Prince son langage à leur égard, en considération des circonstances qui lui avaient imposé l'obligation de le tenir. Dans le candidat à la présidence de la République, les populations choisissaient surtout le Prince du sang impérial, dont le nom et le courage faisaient espérer le rétablissement prochain de la monarchie propre aux temps modernes, qui tempère la mobilité de la démocratie par la stabilité inhérente au principe de l'hérédité. La génération actuellement vivante est encore pleine de témoins qui assistèrent à la lutte du 10 décembre 1848. Le gouvernement du général Cavaignac y apporta une violence qui ne recula ni devant la calomnie, ni devant la déloyauté. Dire la masse de pamphlets odieux répandus contre le Prince serait impossible ; peindre la pression exercée par le gouvernement sur les fonctionnaires serait difficile. Un seul trait en donnera une idée. Trois jours avant l'élection, le départ de tous les courriers fut retardé de plusieurs heures, pour leur donner le temps d'emporter un discours du général Cavaignac, prononcé dans une séance de l'Assemblée qui avait duré plus qu'à l'ordinaire. Lorsque ces moyens de favoriser la candidature du chef de l'Etat se pratiquaient, M. Dufaure était ministre de l'intérieur. La journée du 10 décembre fut splendide dans toute la France. On dit partout du soleil qui l'éclaira que c'était le soleil d'Austerlitz. On votait alors au canton. Toutes les communes se vidèrent. Les habitants, réunis en longues files, leurs curés et leurs maires en tête, se rendirent joyeux au scrutin. Le plus grand ordre y régna. Jamais une manifestation aussi importante ne s'était vue ; les suffrages se partagèrent ainsi : Pour le prince Louis-Napoléon : 5.56.2.834 voix. Pour le général Cavaignac : 1.469.166 voix. Pour M. Ledru-Rollin : 377.236 voix. Pour M. Raspail : 37.106 voix. Le régime établi le 24 février était vaincu dans tous ses représentants de toutes nuances, et ses auteurs étaient réprouvés et condamnés. En écartant le général Cavaignac, la France disait qu'elle ne voulait pas de la république modérée : en repoussant M. Ledru-Rollin, elle déclarait son aversion pour la république violente : en accordant seulement 37.000 voix à M. Raspail, elle faisait connaître en quel mépris étaient tombés le socialisme et les clubs. Il fallut dix jours pour centraliser les suffrages et les dépouiller. Le résultat du vote ne fut proclamé que le 20 décembre. Pendant ces dix jours, les départements étaient calmes ; Paris bouillait. La presse parisienne, fort ignorante de l'état moral des provinces, avait cru au succès du Général. Le résultat l'atterra. Pendant les deux premiers jours du dépouillement, un groupe important de meneurs républicains, comptant que le Prince ne l'emporterait sur le Général que de quelques centaines de milliers de voix, avait projeté de contester la validité de l'élection, sous le prétexte que le Prince, ayant autrefois accepté, sans autorisation, le grade de capitaine d'artillerie dans l'Etat de Berne, avait perdu sa qualité de Français ; mais, quand la majorité s'accusa par millions répétés, la chicane parut ridicule à ses propres auteurs, et ils y renoncèrent. Le 20 décembre, le résultat du scrutin du 10 fut solennellement annoncé, et le prince Louis-Napoléon fut proclamé, en pleine Assemblée nationale, comme Président de la République, et dans les termes suivants : Attendu que le citoyen Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, né à Paris, remplit toutes les conditions d'éligibilité fixées par l'art. 44 de la Constitution ; Attendu que, par suite du scrutin ouvert dans toute l'étendue de la République, le citoyen Charles-Louis-Napoléon Bonaparte a réuni la majorité des suffrages ; Vu les art. 47 et 48 de la Constitution : L'Assemblée le proclame président de la République française, depuis le présent jour jusqu'au deuxième dimanche de mai 1852. Sur l'invitation du Président, M. Marrast, le Prince prêta serment de fidélité à la République ; et, après avoir monté avec une dignité calme les degrés de la tribune, il lut d'une voix ferme le programme suivant, qui devait présider aux actes de son gouvernement : Citoyens Représentants, Les suffrages de la nation et le serment que je viens de prêter commandent ma conduite future : mon devoir est tracé, je le remplirai en homme d'honneur. Je verrai des ennemis de la patrie dans tous ceux qui tenteraient de changer, par des voies illégales, ce que la France entière a établi. Entre vous et moi, citoyens Représentants, il ne saurait y avoir de véritables dissentiments. Nos volontés, nos désirs sont les mêmes. Je veux, comme vous, rasseoir la société sur ses bases, affermir les institutions démocratiques, et rechercher tous les moyens propres à soulager les maux de ce peuple généreux et intelligent qui vient de me donner un témoignage si éclatant de sa confiance. La majorité que j'ai obtenue non-seulement me pénètre de reconnaissance, mais elle donnera au gouvernement nouveau la force morale sans laquelle il n'y a pas d'autorité. Avec la paix et l'ordre, notre pays peut se relever, guérir ses plaies, ramener les hommes égarés et calmer les passions. Animé de cet esprit de conciliation, j'ai appelé près de moi des hommes honnêtes, capables et dévoués au pays, assuré que, malgré les diversités d'origine politique, ils sont d'accord pour concourir avec vous à l'application de la Constitution, au perfectionnement des lois, à la gloire de la République. La nouvelle administration, en entrant aux affaires doit remercier celle qui la précède des efforts qu'elle a faits pour transmettre le pouvoir intact, pour maintenir la tranquillité publique. La conduite de l'honorable général Cavaignac a été digne de la loyauté de son caractère et de ce sentiment du devoir qui est la première qualité du chef d'un Etat. Nous avons, citoyens représentants, une grande mission à remplir : c'est de fonder une République dans l'intérêt de tous, et un gouvernement juste, ferme, qui soit animé d'un sincère amour du progrès, sans être réactionnaire ou utopiste. Soyons les hommes du pays, non les hommes d'un parti, et, Dieu aidant, nous ferons du moins le bien, si nous ne pouvons faire de grandes choses. En descendant de la tribune, le prince Louis-Napoléon se rendit au banc du général Cavaignac, auquel il serra cordialement la main ; puis, accompagné de trois questeurs, MM. le général Lebreton, Degousée et Bureaux de Puzy, il se rendit à l'Elysée. Le soir de cette mémorable journée, dans les salons de la Présidence de la chambre, les familiers de M. Armand Marrast raillaient les talents politiques du nouveau chef de l'Etat, et disaient : Eh bien ! va-t-il nous donner l'Empire ? Ne riez pas, messieurs, répondit M. Marrast. J'ai causé aujourd'hui une heure avec lui, nous sommes perdus[4] ! Il connaît toute la puissance de son nom ; il sait ce qu'il peut, et, tout ce qu'il peut, il le fera ! |
[1] Louis-Napoléon Bonaparte, Œuvres, t. III, p. 290.
[2] Cette anecdote est racontée par M. Elias Regnault, secrétaire du ministre de l'intérieur en 1818. Il la tenait de M. A. Marrast (Histoire du Gouvernement provisoire, ch. XIV).
[3] On avait traité les habitants des campagnes d'imbéciles.
[4] L'histoire, plus sévère dans son langage que M. Marrast, le journaliste, n'a pas le droit de répéter le mot plus énergique qu'il employa.