Au milieu des péripéties de la guerre, de ses hasards, de ses soucis et de ses revers, une des grandes préoccupations de madame de Pompadour, c'était de distraire le Roi, de l'enlever au poids même de ses propres pensées, à la monotonie de son esprit ennuyé. Le Roi n'avait plus qu'une passion, la chasse, ou pour parler plus exactement, la nécessité de voyages et de déplacements qu'elle entraînait. Ses rendez-vous de chasse étaient devenus des palais, et dans le dernier temps de la marquise, le Roi paraissait spécialement affectionner le pavillon de Saint-Hubert[1] qu'il avait fait construire au centre même de la forêt de Rambouillet. La marquise à son tour visitait ses diverses maisons de
plaisance, Bellevue, les Réservoirs, le château de Bel-Air, le marquisat de
Ménars, la terre de Crécy-en-Brie[2]. Ce fut l'époque
de sa plus grande élégance ; son âge lui demandait des coquetteries étudiées
: des jours faits exprès, des salons ornés d'une certaine manière, du rouge,
du blanc, beaucoup d'éclat autour d'elle, et des couleurs saillantes afin de
mieux encadrer ses traits. Cette élégance était portée à ce point que dans
l'état de ses dépenses ses seuls colifichets sont évalués à Au reste, Quesnay était un honnête homme, très-savant, un analyste distingué, et madame de Pompadour avait dessiné ses armoiries comme elle l'avait fait pour le comte de Buffon[8] ; mais ainsi qu'il arrive toujours dans la vie, les honnêtes hommes de parti servent de couverture à une multitude d'actifs intrigants qui les entourent et les saisissent par les flatteries adressées à leur orgueil : Quesnay servait de patron à une foule de discoureurs sur la valeur relative de l'or et de l'argent, sur le libre échange, sur l'égalité des conditions, gens de bruit qui cherchent un point d'appui et une situation ; Quesnay servait encore de lien entre le Roi et le parti philosophique et dans cette voie il aidait madame de Pompadour : Diderot, Dalembert étaient parvenus à se faire recevoir à Choisy[9] malgré les répugnances personnelles du Roi. Ennuyeux et pédants, ces philosophes étaient déplacés au milieu de cette exquise compagnie. C'est par son Devin de village que Rousseau était parvenu jusqu'au Roi. Ce charmant opéra avait été représenté à Fontainebleau, et Louis XV avec la voix la plus fausse du monde chantait les jolis airs, Non Colette n'est point trompeuse et le final, C'est un enfant, J.-J. Rousseau fort abaissé devant madame de Pompadour, ne refusa pas ses bienfaits avec fierté comme on l'a dit. Il existe même de lui une lettre curieuse adressée à la marquise de Pompadour, qui lui avait envoyé 50 louis. Paris, 7 mars 1763. Madame, en acceptant le présent qui m'a été remis de votre part, je crois avoir témoigné mon respect pour la main dont il me vient, et j'ose ajouter pour l'honneur que vous avez fait à mon ouvrage, que des deux épreuves où vous mettez ma modestie, l'intérêt n'est pas la plus dangereuse. Je suis avec respect votre humble serviteur, J.-J. Rousseau[10]. Ainsi toutes les légendes écrites sur le dédain de J.-J. Rousseau pour les bienfaits de madame de Pompadour tombent et s'effacent devant les réalités des autographes. Rousseau n'avait rien perdu de cet esprit de domesticité qui avait dominé son existence à Venise, lorsqu'il était à la suite de l'ambassade avec un titre équivoque. Bientôt madame de Pompadour eut à lui rendre un plus grand service. Les corps politiques ne savent pas toujours la mesure
exacte de leurs actes, et c'est par là qu'ils compromettent le pouvoir et la
société qui leur est confiée. Ainsi les parlements en concourant d'une
manière si active, si passionnée à la destruction des jésuites, n'avaient pas
aperçu le vide que leur absence allait produire dans le système de
l'éducation publique : le champ libre restait aux théories au-dessus
desquelles triomphait le système de l'enseignement laïque, dernier coup porté
à la religion. L'avocat général A la lecture de l'Émile les parlements justement s'indignèrent : sans reconnaître la faute immense qu'ils avaient commise, ils se hâtèrent de donner des témoignages de leur foi religieuse et de leur respect envers les traditions, témoignages venus trop tard. Un arrêt du parlement de Paris condamna l'Émile à être flétri par la main du bourreau, et un décret de prise de corps fut lancé[12] contre Jean-Jacques Rousseau ; prévenu par la marquise de Pompadour, l'auteur fut protégé contre la poursuite de la justice ; elle-même lui ménagea une retraite sûre[13]. La marquise dit au Roi, avec sa grâce accoutumée, qu'il était impossible de ne pas sauver de la prison l'auteur du Devin de village qui avait charmé si souvent les loisirs du prince : madame de Pompadour n'avait-elle pas été la pauvre Colette ? qui avait perdu son serviteur. Madame de Pompadour fut moins heureuse dans ses démarches
pour Voltaire, bien que le duc de Choiseul se fût joint à elle dans les mêmes
sollicitations. Il s'agissait de faire cesser l'espèce d'exil qui causait
tant d'ennui au philosophe de Ferney, et surtout à cette grosse et vulgaire
madame Denis, fort peu éprise des montagnes et de Le Roi aimait surtout les sociétés intimes ; Choisy ne voyait qu'un petit nombre d'amis de madame la marquise et de Louis XV : le prince de Soubise, le marquis de Chauvelin, le duc de Richelieu, d'Ayen et les dames titrées dont j'ai parlé[15], quelques étrangers conteurs et amusants, et la marquise avait spécialement remarqué l'un d'entre eux, le fameux comte de Saint-Germain. Ce n'était pas ce ministre fantasque et novateur, qui sous Louis XVI bouleversa la discipline et les habitudes de l'armée française[16], mais ce mystique profondément érudit, qui, l'esprit rempli du passé, des générations mortes, et les résumant en lui seul, prétendait avoir vécu dans tous les siècles et avec tous les personnages célèbres. A toutes les époques de fatigue et de scepticisme, une crédulité particulière se rattache à la parole et aux actions de certains personnages hardis qui prophétisent sur les événements et tirent les horoscopes. Il n'y a jamais dans la société une absence absolue du super-naturalisme ; on croit malgré soi au monde des esprits, aux anges ou démons, puissances intermédiaires entre l'homme et Dieu. L'origine du comte de Saint-Germain était un mystère, il le fallait bien pour donner plus de grandeur, plus de poids à ses paroles. On le disait fils d'un juif Portugais, qui au service d'une grande puissance avait parcouru les deux Indes, le Mogol[17]. Quelques-uns entrevoyaient en lui l'agent des sociétés secrètes et mystiques de l'Allemagne. Les plus exaltés disaient encore que le comte de Saint-Germain avait trouvé la pierre philosophale du moyen-âge, le secret de faire de l'or, des diamants, des rubis, des topazes, des émeraudes avec de la cendre et de la poussière. Quoi qu'il en soit, nul ne pouvait nier l'étincelante causerie du comte de Saint-Germain, le prestige qu'il exerçait sur toutes les imaginations et les étonnantes richesses qu'il étalait[18] aux yeux éblouis dans de ravissants coffrets et de petites boîtes en agate, en écaille ; le comte de Saint-Germain avait la plus belle collection de pierres gravées et de tableaux de l'école Flamande, ce qui le rendait très-intéressant pour la marquise de Pompadour, l'artiste éminente à laquelle il avait été présenté par le maréchal de Belle-Isle, issu de cette race des Fouquet, elle-même si hardie, si aventureuse ; un esprit mystique plaît toujours aux femmes parce qu'elles ont de plus vives impressions au récit des légendes et qu'elles espèrent ou craignent davantage : telle était la marquise de Pompadour toujours inquiète sur les sentiments du Roi, sur la somme de tendresse qu'il lui accordait. Elle consultait le comte de Saint-Germain, sinon comme un magicien à la baguette enchantée, au moins comme une de ces intelligences supérieures qui par l'étude des hommes et des situations pressentent l'avenir des âmes. La marquise présenta le comte de Saint-Germain au Roi avec sa grâce accoutumée[19]. Louis XV était trop profondément religieux pour jamais
accepter ces fantaisies de croyance en dehors du catéchisme. S'il admit le
comte de Saint-Germain dans les grandes intimités de la marquise à Choisy,
c'est que la causerie étincelante de l'aventurier lui plaisait, le
distrayait. Le Roi écoutait avec un visible intérêt les voyages à travers
l'Asie et l'Afrique, les anecdotes pleines de charmes sur les cours de
Russie, d'Autriche, les sultans, que M. de Saint-Germain racontait avec
esprit. Le comte paraissait mieux informé sur les intimités de chaque cour
que les ambassadeurs et les chargés d'affaires du Roi. Habile explorateur à
l'étranger, il s'exprimait d'une façon pittoresque, libre et imposante à la
fois. Pour avoir quelque estime des hommes, Sire,
disait-il un jour, il faut n'être ni confesseur, ni
ministre, ni lieutenant de police... — Comte,
reprit Louis XV en l'interrompant, dites encore, ni Roi[20]..... — Savez-vous pourquoi. Sire ? Votre Majesté a-t-elle vu
l'épais brouillard qui régnait hier sur Paris ? Eh bien ! le
brouillard que les faux amis, les ministres jettent autour du Roi est encore
plus épais. A cette époque le comte de Saint-Germain réunit la plus belle collection de tableaux de l'école Espagnole ; le premier il en fit connaître la beauté et la valeur. Il donna au cabinet du Roi des toiles de Vélasquez et de Murillo d'une admirable couleur. A Choisy, souvent il apportait chez la marquise des boîtes toutes remplies de pierres brillantes et de mille couleurs artistement travaillées. Madame d'Hausset rapporte qu'il les distribuait avec une libéralité fort large, et qu'elle-même reçut une boîte de grand prix des mains du comte. La marquise de Pompadour et le Roi s'amusaient au souper
en écoutant les récits merveilleux du comte de Saint-Germain, qu'accompagnait
souvent M. de Silhouette, qui n'était pas seulement un financier hardi, mais
encore un esprit voué au merveilleux. Au XVIIIe siècle tous les repas de la
journée étaient sacrifiés au souper, charmante réunion aux bougies ; la
grossièreté des menus conservés dans les archives royales, nous montre que
ces menus n'étaient destinés qu'aux offices et non au Roi et à ses amis[21]. D'après les
comptes de la marquise de Pompadour elle dépensait Ces hommes savaient servir la patrie, mourir pour elle, l'agrandir par la conquête de provinces nouvelles, la féconder par l'invention, la placer toujours au cœur de leur pensée ; polis, galants pour les femmes, ils ne formaient pas comme au temps moderne cette collection à agioteurs, débarbouillés dans la fortune, montrant leurs breloques d'or, leur montre d'or, leur hôtel d'or, sans repos ni trêve ; Juifs errant à travers les hommes d'affaires ou d'entreprises, toujours aux inquiétudes, au travail, aux soucis de leur coffre-fort, esclaves affaissés sous le poids de leur richesse. |
[1]
Le mobilier en était fort riche, et avait coûté
[2]
L'ameublement en était admirable, le seul linge de table coûtait
[3] État des dépenses de la marquise de Pompadour.
[4] Son père était Benjamin Leclerc, conseiller au parlement de Dijon.
[5] La publication de l'Histoire naturelle s'accomplit sous la puissance da madame de Pompadour, 1749 à 1764.
[6] Quesnay, né en 1694, avait suivi le Roi dans toutes ses campagnes, spécialement dans celle de 1745.
[7] Turgot était alors intendant du Limousin, de 1760 à 1764.
[8] Les armoiries consistaient en trois fleurs de pensée avec cette devise : Propter cogitationem mentis.
[9]
Helvétius y venait comme fils du médecin da Roi, bien que son livre De l'Esprit
eût été flétri par un arrêt solennel du parlement : La
cour, vu le livre De l'Esprit de
[10] Autographe.
[11] La première édition de l'Émile ou de l'Éducation, est en 4 volumes in-8°.
[12] Arrêt du 11 Juin 1762.
[13] Rousseau se cacha à l'hôtel de la maréchale de Luxembourg, fort liée avec la marquise de Pompadour.
[14] Tel fut le but de l'épître qui finit ainsi : Rendez Ovide à sa patrie. (Ovide, c'était lui Voltaire.)
[15] C'étaient la marquise du Roure, les duchesses de Mirepoix, de Grammont, de Luxembourg.
[16] Voir mon Louis XVI.
[17] Voir le London Chronicle du 3 juin 1760 ; on le faisait naître en 1710.
[18] Le comte de Gleichen raconte dans ses Mémoires qu'il rencontra plusieurs fois le comte de Saint-Germain chez le duc de Choiseul.
[19] Voltaire le présente comme un agent de MM. de Kaunitz et de Choiseul. (Lettre au roi de Prusse, 15 avril 1758.)
[20] Cette conversation est rapportée par madame d'Hausset. Manuscrit sur autographe publié par Crawfurd.
[21] C'est donc à tort qu'on a publié dans les pièces justificatives du Journal de Barbier un menu de la table de Louis XV. Cette pièce est simplement un mémoire de cuisine pour les fournisseurs.
[22]
Ce que madame de Pompadour dépensa pour ce qu'on appelait la bouche est porté
dans la dépense générale de Bon règne à
[23]
Le linge seul de la maison de Crécy est porté pour