Les propositions de paix faites par le cabinet de
Versailles, quelque modérées et larges qu'elles pussent être, avaient été
rejetées par M. Pitt, l'implacable ennemi du système de grandeur et de
prépondérance française, conçu par Louis XIV. J'ai dit la triste part
qu'avaient prise les réfugiés huguenots à ce refus. Il donna lieu à un bel
élan de patriotisme au sein de la nation : le Roi, le conseil, madame de
Pompadour firent des sacrifices de toute espèce ; les corporations
marchandes, les villes, les magistrats, tous votèrent des fonds pour
l'armement des navires, pour l'équipement de troupes nouvelles. Il s'agissait
de défendre l'honneur du drapeau[1].
La force du conseil résultait de l'union intime de M. de
Choiseul et de madame de Pompadour, et cette identité de vues et de
sentiments permettait le développement simple et naturel d'un grand système :
un des résultats qui fixa alors l'attention de toute l'Europe comme complément
de l'alliance de 1756 avec l'Autriche, ce fut le traité capital connu sous la
dénomination de pacte de famille,
signé entre tous les membres de la maison de Bourbon[2]. Louis XV
devenait ainsi la tête et le centre d'une intime alliance à l'extérieur qui
comprenait la France,
l'Espagne, Naples et Parme ; nul traité ne produisit une impression plus
profonde en Europe, et spécialement en Angleterre, qui en avait compris toute
la portée ; les deux grandes marines de France et d'Espagne pouvaient s'unir
pour la réalisation d'un plan sur les Indes et l'Amérique : depuis Dunkerque
jusqu'à Naples, il y avait sept cents lieues de côtes. Il paraissait à peu
près certain que de grandes cessions matérielles seraient imposées par
l'Angleterre à la France,
dans l'Inde, dans l'Amérique ; mais dans la pensée de M. de Choiseul, ces
concessions ne seraient rien, si l'on menait à bonne fin un projet
très-élaboré par un jeune homme, originaire de Provence, fort aventureux et
très-protégé par madame de Pompadour. Il se nommait Dumouriez, déjà chevalier
de Saint-Louis à 20 ans[3] ; admis auprès du
maréchal de Belle-Isle, il avait hautement déclaré qu'il se faisait fort de
soulever l'Inde contre les Anglais au moyen de la race musulmane, la seule un
peu énergique ; et que pour les colonies du nord de l'Amérique, elles
tendraient elles-mêmes à leur émancipation. Le projet des jésuites dans le
Paraguay, qui voulaient organiser une république séparée de la mère-patrie,
devait être réalisé pour l'ensemble des colonies anglaises, si vastes et si
productives.
Avec ce projet sur l'Amérique et sur l'Inde, il en était
un autre qui devait assurer la prépondérance du pavillon français sur la Méditerranée. Il
paraissait impossible que dans un traité de paix définitif la France gardât dans ses
mains l'île Minorque ; elle devait essentiellement la restituer à l'Espagne :
le cabinet de Versailles avait donc jeté les yeux sur l'île de Corse, que la
république de Gênes lui avait cédée en compensation des secours que la France lui avait prêtés.
L'île de Corse, agitée par les factions, était en partie occupée par les
troupes royales d'abord aux ordres de M. de Chauvelin, puis de M. de Marbeuf,
jeune officier d'une famille de finance fort liée à madame de Pompadour. La
mère de M. de Marbeuf[4] possédait tous
les vastes jardins du Roule dans le voisinage des beaux hôtels de M. de
Beaujon, jardins qui s'étendaient jusqu'au carré Marigny[5]. M. de Marbeuf,
comme toute l'école de madame de Pompadour, possédait une grande élégance de
formes qui devait achever la conquête morale de la Corse, par le concours de
toutes les familles italiennes, florentines et génoises établies à Ajaccio.
M. de Marbeuf dit dans sa correspondance avec madame de Pompadour, toute
l'amitié qui le liait à un brave et jeune gentilhomme, Charles de Buonaparte,
qu'il recommande spécialement au roi de France. La Corse qui avait essayé de
l'absurde constitution préparé par le philosophe Jean-Jacques Rousseau[6], serait trop
heureuse de se confier au sceptre de Louis XV et d'assurer ainsi la
prépondérance du pavillon Français dans la Méditerranée.
Sur l'Océan et la Manche on avait depuis longtemps remarqué le
préjudice causé à la marine par l'absence d'une rade abritée qui fût à la
fois point de départ et port de refuge. La bataille de La Hogue sous Louis XIV avait
été perdue par cette cause ; et les immenses préparatifs d'une flottille de
débarquement préparée par le maréchal de Belle-Isle avaient été rendus
inutiles parce qu'on n'avait ni abri contre la tempête ni port fortifié pour
repousser les escadres ennemies. Ce fut le conseil de Louis XV qui délibéra
l'établissement du port de Cherbourg, et le jeune officier protégé de madame
de Pompadour, Dumouriez, dut en dresser les plans et les soumettre à lu
marquise, dont le général Dumouriez gardait un grand souvenir. Tous les
hommes d'intelligence qui eurent des rapports d'affaires ou de salons avec
madame de Pompadour rendent d'elle le même témoignage, je dirais presque d'admiration
pour sa sagacité et le patriotisme de ses projets.
Les causes qui préparèrent la guerre de sept ans, pas plus
que les nécessités de la paix de 1763 ne furent l'ouvrage de la marquise de
Pompadour. Les hostilités commencèrent sans cause ni prétexte par les Anglais
sur mer, et par le roi Frédéric en Allemagne ; la France devait se défendre
; elle le fit par des armements et des alliances. La guerre se fit bien, et
comme toutes les guerres, avec des chances de succès et des revers ; les alliances
furent belles, bien concertées, parfaitement entendues avec l'Autriche, la Russie, la Suède et les cercles
allemands. La guerre de sept ans fut couronnée par le pacte de famille, une
des grandes idées du XVIIIe siècle contre la prépondérance anglaise, et que
celle-ci attaqua sous toutes les formes.
La paix de 1763 résulta des causes générales que j'ai indiquées
: 1° la prodigalité des subsides anglais détachant successivement de la France, la Russie, les cercles
allemands et presque la Suède[7] ; 2° l'opposition
des parlements de France, qui ne permirent jamais de votes d'argent assez
considérables pour développer la guerre au milieu des finances épuisées ; 3°
les calomnies de l'esprit philosophique tout dévoué à Frédéric de Prusse ; le
cabinet de Berlin avait un grand parti dans l'armée, les parlements, les
philosophes ; on attaqua l'alliance de 1756 qui seule permettait de contenir
l'Angleterre ; on jeta les plus odieuses calomnies contre le roi Louis XV ;
les réfugiés publièrent des pamphlets ; on accusait madame de Pompadour
d'enlever les petits enfants, de préparer la famine du peuple par
l'accaparement des farines et de s'être vendue à l'Impératrice pour quelques
flatteries jetées dans ses lettres[8].
Après l'Angleterre, le plus grand ennemi de la marquise de
Pompadour, ce fut Frédéric, roi de Prusse. Cela s'explique d'abord par une
cause générale, la haine instinctive que le Roi portait aux femmes ; je ne
descends pas à d'ignobles suppositions ; mais ces souverains si durs sur les
champs de bataille, ces vautours de conquêtes qui ne voient que les résultats
sans examiner les moyens, prêtent peu d'attention aux femmes, si ce n'est
pour assouvir quelques caprices à la façon des Barbares. Il n'est pas
étonnant que le roi de Prusse n'ait pas compris les élégances de formes, ces
grâces parfaites de la marquise. Ensuite c'était sous l'influence de madame
de Pompadour que la France
avait modifié le système de ses alliances.
Et ici c'était le grand reproche qu'on faisait à la guerre
de sept ans. Dans quel but, disait-on, était elle entreprise ? Pour détruire
l'œuvre de Richelieu[9] qui avait tendu
la main à la Prusse
dans le but d'abaisser la maison d'Autriche. Le traité de 1756 changeait tout
à fait la situation ; car désormais la France s'appuyait sur le cabinet de Vienne
contre la Prusse
elle-même. Ceux qui adressaient ces reproches ne connaissaient pas cet axiome
de diplomatie : qu'il n'y a pas d'alliances permanentes, et que le temps qui
modifie toutes les situations[10], change les
alliances elles-mêmes. A la rivalité des deux maisons d'Autriche et de
Bourbon avait succédé l'union la plus grande, parce que la véritable
puissance absorbante, la plus redoutable pour la France en ce moment,
c'était l'Angleterre qui s'était elle-même rapprochée de la Prusse. On complétait
ce système par des alliances avec la Russie et la Suède ; on prenait pied en Allemagne.
D'ailleurs, si madame de Pompadour avait soutenu le système, M. de Choiseul
l'avait posé lui-même dans le conseil. D'où vient que les reproches
s'adressent à madame de Pompadour et non pas au chef du cabinet, le véritable
auteur de l'alliance de 1756[11] ? C'est que M.
de Choiseul s'était fait l'instrument du parti philosophique, et qu'en cette
qualité on le respectait, où l'adulait. Le ministre qui faisait mettre au
fort l'Évêque Fréron pour quelques articles de critique sur l'Encyclopédie,
méritait bien d'être ménagé lui-même par le chef du parti philosophique.
Le traité de 1763 signé entre la France et l'Angleterre
par les ducs de Nivernais et de Bedford[12], ne fut dans
tous les sens qu'une trêve qui devait aboutir à une prompte prise d'armes ;
dans ce traité était le germe de l'émancipation des colonies anglaises et de
la guerre de 1778. Le duc de Choiseul ne s'occupa plus désormais que
d'agrandir les armements de la marine française, d'organiser la Corse, de fonder la Guyane française ; il
fallait donc une énergie nouvelle à notre système colonial : de là ces procès
intentés aux fonctionnaires du Canada, qui s'étaient laissé corrompre, et
avaient odieusement spéculé sur la France. Ce procès aboutit à des restitutions
considérables qui s'élevèrent à plus de 47 millions. De là ce procès criminel
intenté contre le comte de Lally. Il y eut cette circonstance remarquable
dans cette période, que madame de Pompadour insista fortement pour que le
comte de Lally ne fût pas livré au parlement, surtout à la suite d'une
procédure capitale : la marquise n'était pas pour les mesures violentes. Tant
qu'elle vécut, elle eut cette ferme résolution : elle craignait que les
parlements ne prissent trop d'autorité à la suite de ces sortes de procès
criminels qui toujours grandissent les corps politiques. Les parlements de
France à l'imitation du parlement d'Angleterre qui avait fait poursuivre
l'amiral Byng, voulaient constituer leur autorité sur une procédure capitale
; madame de Pompadour s'opposa constamment à tout procès politique[13].
L'opinion publique ne fut pas plus satisfaite en
Angleterre qu'en France à la suite du traité de 1763. Le comte de Bute fut
attaqué dans le parlement, et l'opposition considéra les clauses de ce traité
comme une trahison ; en France, malgré la fatigue des esprits et le besoin
qu'on avait de la paix, on fut un peu blessé de quelques clauses offensantes
que l'orgueil de l'Angleterre s'était ménagées[14]. Les pamphlets
en accusèrent madame de Pompadour, tout en ménageant M. le duc de Nivernais
et le duc de Choiseul, tous deux chers aux philosophes. Les envoyés de France
à Londres, à La Haye,
à Berlin eurent mission d'acheter ou de faire détruire ces pamphlets. Il se
fit alors un grand commerce de calomnies : quand un réfugié était sans
ressources, il n'avait qu'à préparer un livre scandaleux, une brochure pleine
de fiel et de mensonges. En même temps ; il faisait proposer de la vendre aux
ambassades moyennant une somme d'argent, une pension ; le marché conclu, le
livre était supprimé. Et c'est pourtant sur ces sortes de livres qu'on a jugé
la plupart des événements et des hommes du XVIIIe siècle ! Ainsi a été
écrite l'histoire qu'on enseigne aux générations nouvelles.
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