Le désir, le besoin de la popularité est une des causes les plus vives de la chute des pouvoirs, et souvent le mobile des plus déplorables injustices ; on était en pleine guerre, au milieu des sacrifices de toute espèce ; le conseil du Roi dirigé par la marquise de Pompadour s'était déjà sur plusieurs points rapproché du parti encyclopédique. Alors, une nouvelle et immense concession fut faite cette fois, non-seulement au parti encyclopédique, mais encore aux parlementaires, aux jansénistes si parfaitement unis entre eux ; je veux parler de l'abolition de Tordre des jésuites à laquelle contribua la marquise de Pompadour. On était à cette époque de pénurie et d'embarras
financiers qui faisait songer à tous les expédients, et il y avait longues
années que cette question était examinée dans les livres : l'État n'a-t-il
pas le droit de supprimer les ordres monastiques, et par suite de s'emparer
de leurs biens pour s'en faire une ressource ? Ces idées subversives avaient été
favorisées par le ministère de M. d'Argenson, fort en avant dans le parti
philosophique ; elles venaient des gouvernements luthériens et calvinistes,
de l'Angleterre et de Ce projet de détruire les ordres monastiques apparaissait tout à fait dans les idées du roi de Prusse, comme un des grands mobiles du progrès philosophique : J'ai remarqué, et d'autres comme moi, que là où il y a plus de couvents de moines, sont ceux où le peuple est le plus aveuglément attaché à la superstition. Il n'est pas douteux que si l'on parvient à détruire ces asiles du fanatisme, les peuples s'éclaireront. Il s'agirait de détruire les cloîtres ou au moins d'en diminuer le nombre. Ce moment est venu parce que les gouvernements de France et d'Autriche sont accablés de dettes, qu'ils ont épuisé les ressources de l'industrie sans pouvoir parvenir à les éteindre ; l'appât des riches abbayes et des couvents très-rentés est tentant. En ce cas que fera-t-on des évêques ? je réponds qu'il n'est pas encore temps d'y toucher. Il faut commencer par détruire ceux qui soufflent l'embrasement du fanatisme au cœur du peuple. Dès que les peuples seront refroidis, les évêques deviendront de petits garçons, dont les souverains disposeront par la suite des tems comme ils voudront[2]. Les ordres religieux, voilà ce que Frédéric espère briser
: Si l'on veut détruire le fanatisme, il ne faut pas
d'abord toucher aux évêques ; si l'on parvient à diminuer les moines de tous
les ordres, le peuple se refroidira, il permettra aux souverains de dominer
les évêques, sitôt qu'il conviendra au bien de leur État ; c'est la seule
marche à suivre : miner sourdement l'édifice de la folie, c'est l'obliger à
s'écrouler de lui-même[3]. Il est triste de
voir le souverain d'un grand État s'exprimer de la sorte, contre
l'institution religieuse, qui seule légitime la puissance. Mais ce que l'on
doit remarquer surtout, c'est le sentiment intime qui fait considérer les
ordres religieux comme l'obstacle populaire au développement des doctrines
philosophiques : les moines étaient la démocratie dans l'Église. Mêlés au
peuple, les capucins surtout formaient la milice aimée ; les ordres mendiants
de Saint-Antoine, de Saint-François, étaient à la tête de tous les secours ;
ou s'affiliait à leurs œuvres, et Voltaire n'avait pas dédaigné d'accepter le
titre de Père temporel des capucins de Gex. On lisait chez le duc de Choiseul
et la marquise de Pompadour ces vers railleurs : Il est vrai, je suis capucin, C'est sur quoi mon salut se fonde ; Je ne veux point dans mon déclin Finir comme les gens du monde. Mon malheur est de n'avoir plus Dans mes nuits ces bonnes fortunes, Ces nobles grâces des élus, Chez mes confrères, si communes[4]. Le danger le plus grand pour les ordres religieux et pour le clergé en général, c'est qu'ils étaient riches, et les économistes de la nouvelle école établissaient en droit que dans les besoins de la patrie, l'Etat avait la faculté légitime de s'emparer des biens du clergé. A cette époque de la guerre les besoins étaient considérables, et M. de Machault proposait de vendre une certaine masse de ces propriétés les mieux cultivées du royaume, ou de faire un emprunt hypothéqué sur les revenus. Madame de Pompadour n'était pas éloignée de cette mesure qui mettait tant de ressources aux mains de l'Etat. Il fallait commencer par une large brèche, et ce fut alors
que devant madame la marquise il fut parlé des jésuites, question fort
complexe et déjà fort avancée. Le parti janséniste n'était pas sans doute la
majorité, mais il formait une de ces minorités actives, puissantes, qui tôt
ou tard arrivent à leur but, sinon par la force, au moins par l'intrigue ; le
parlement était janséniste de formes et de principes, et dans la question du refus
des sacrements il s'était vivement prononcé pour les opinions sévères et
opiniâtres de Les jésuites avaient d'éminentes facultés qui tenaient à
leur institution : mais ils avaient aussi les défauts et les faiblesses de
leurs qualités ; leur condition supérieure, c'était l'esprit de gouvernement
et de hiérarchie ; leurs défauts, une extrême hardiesse de vues et de
projets, un avancement dans les conceptions qui leur faisaient dépasser le
siècle. Ainsi dans les colonies, en Espagne, en Portugal et même en France,
les jésuites étaient à la tête de toutes les grandes entreprises
d'intelligence, d'industrie, de commerce et d'éducation publique. Dans les
Indes et les deux Amériques, leur vaste et actif génie s'était déployé d'une
façon brillante et quelquefois aventureuse. Il en était résulté des fautes,
des échecs comme des succès ; et l'affaire du père Les ennemis des jésuites s'en saisirent avec une joie
indicible. Les parlements et l'Université déclamèrent à la fois : à Paris, en
Bretagne, en Provence, une condition de la popularité ce fut d'attaquer les
jésuites. On fit des réquisitoires qui eurent le retentissement des œuvres
philosophiques. L'abbé de Chauvelin fut le rapporteur au parlement de Paris, En présence de cette résolution prise par la magistrature, il était fort difficile à la marquise de Pompadour et au duc de Choiseul de conseiller au Roi une résistance, qui d'ailleurs n'était pas dans leur conviction. Le duc et la marquise liés au parti philosophique avaient un secret penchant pour la destruction ou la réforme des ordres religieux ; on les poussait à mettre la main sur les riches possessions des monastères ; et d'après les opinions des contrôleurs-généraux Silhouette, Berlin, Laverdy, on pourrait trouver dans la vente ou l'hypothèque de ces biens, toutes les ressources nécessaires pour la guerre. Dans la situation où se trouvaient les affaires, une lutte avec le parlement eût été une imprudence. Le parti janséniste promettait un concours sérieux, efficace, dans les votes d'argent, si on lui accordait en échange l'expulsion des jésuites et la direction de l'Université. Cette transaction acceptée par la marquise de Pompadour et le duc de Choiseul, il intervint l'édit fameux qui expulsait les jésuites de France[9], en les expropriant de leur collège, de leurs églises : édit rendu malgré l'opinion des évêques et leur avis favorable à la société de Jésus. Le parlement désormais se montrait facile pour l'enregistrement des édits : concédez beaucoup aux opinions, elles font bon marché de l'argent. Dès ce moment la marquise de Pompadour devint
très-populaire : il n'est pas de meilleur moyen pour se grandir que de faire
ce que les partis imposent^, serait-ce le mal ; on oublie la condition plus
ou moins morale de la main qui s'ouvre aux révolutions ; les partis font des
héros de ceux qui les servent. Si la marquise dé Pompadour avait donné une
province à Au livre des destins, chapitre des grands Rois, On lit ces paroles écrites : De France Agnès chassera les Anglais, Et Pompadour chassera les jésuites[10]. Ainsi madame de Pompadour était comparée à Agnès Sorel, parce qu'elle servait le ressentiment d'un parti, et le duc de Choiseul partageait cette indigne popularité. On avait fait sur l'air du menuet d'Exaudet, alors à la mode, des couplets en l'honneur du premier ministre, l'homme universel depuis qu'il avait expulsé les jésuites. Quand Choiseul D'un coup d'œil Considère Le plan entier de l'État, Et seul comme un sénat Agit et délibère ; Quand je Vois Qu'à la fois Il arrange Le dedans et le dehors, Je soupçonne en son corps Un ange. A l'amour Tour à tour, A la table[11], Quand il trouve des loisirs Et qu'il se livre aux plaisirs, Il est inconcevable. Du travail Au sérail Vif, aimable, A tout il est toujours prêt. Pour moi, je crois que c'est Un diable. De cette assez plate manière, les poètes et les philosophes réunis dans les salons du duc de Choiseul le louaient pour toutes ses actions ; il y avait entre lui et la marquise de Pompadour, une grande similitude d'idées, une conformité de desseins. Le travail du duc de Choiseul était facile, gracieux, aimable ; il plaisantait de tout, des choses les plus graves ; il avait beaucoup applaudi aux vers que madame de Pompadour avait improvisés à la suite de la réforme de l'armée, qu'elle avait comparée à celle des jésuites. Brave officier, bon militaire, La réforme te désespère ; Que cela ne t'attriste pas, Je veux que tu t'en glorifie : Jésus est dans le même cas, On réforme sa compagnie. Ces gracieuses impiétés étaient du goût de l'époque, et madame de Pompadour enivrée d'éloges, ne voyait pas le vide immense qu'allait laisser dans l'éducation publique, la destruction des jésuites. Cette éducation passait aux mains des oratoriens, savants austères sans doute, esprits instruits, mais tout nourris des anciens, plus Spartiates, Lacédémoniens et Romains que Français et monarchiques. Madame de Pompadour ne soupçonnait pas que dans ces écoles d'oratoriens, allait se former cette génération énergique, toute pleine des forces de la démocratie, les reines gonflées de république, qui allait en finir avec la monarchie des Bourbons. |
[1] Correspondance générale de Voltaire, 8 octobre 1743.
[2] Correspondance du roi de Prusse, 1763.
[3] Correspondance du roi de Prusse, 1760.
[4] Voltaire, poésies diverses et correspondance, 1760.
[5] Henri-Philippe Chauvelin, abbé de Montier Reincy, chanoine de Notre-Dame, conseiller au parlement de Paris, frère du gracieux marquis de Chauvelin, si aimé de Louis XV.
[6] Voir pour les détails mon Louis XV.
[7] Cabinet des estampes. (Bibliothèque Impériale.)
[8] Que fragile est ton sort, société perverse !
Un boiteux (*) t'a fondée, un bossu (**) te renverse.
(*) Saint Ignace, (**) L'abbé de Chauvelin.
[9] 6 août 1762.
[10] Centurie sur madame de Pompadour.
[11] Recueil Maurepas.