La guerre s'était poursuivie avec vigueur et succès
jusqu'à la convention de Closter-Seven,
si odieusement violée par les Anglais. Ce manquement à la parole donnée avait
changé les combinaisons de la campagne : l'hésitation des cercles allemands,
la défection de l'armée saxonne, avaient amené la triste bataille de Rosbach,
où le prince de Soubise trahi par les Allemands s'était couvert de gloire :
néanmoins la bataille était perdue ; il y avait eu un mouvement de
concentration exagéré par les journalistes de Paris parlementaires et
jansénistes[1].
Le conseil rappelait le maréchal de Richelieu, autant pour avoir signé la
convention de Closter-Seven, que parce
que l'Allemagne se plaignait de la manière dont le maréchal faisait vivre ses
troupes sur le sol conquis, presque à discrétion. On avait alors besoin de
ménager l'Allemagne travaillée par les subsides de l'Angleterre. Comme dans
toutes les guerres avec A Paris, l'opposition des parlements et des jansénistes servait admirablement les ennemis du pays ; on chansonnait les généraux, spécialement ceux que protégeait la marquise de Pompadour. Le prince de Soubise surtout, qui s'était si vaillamment relevé de Rosbach par deux faits d'armes victorieux (la bataille de Lutzelberg), on le raillait par de vives moqueries : A Rosbach, le Prussien si fier Pouvait-il jamais espérer Me vaincre en bataille rangée. Moi qui me m'y rangeai jamais ! Je m'en épargne tous les frais, L'éclair dissipa mon armée, Battez chaud, j'ai bon dos. Poisson soutient Soubise Ainsi Poisson, c'est-à-dire madame de Pompadour, était signalée comme la cause des défaites publiques. On l'accusait aussi de la disgrâce du maréchal de Broglie, brave sans doute, mais d'un caractère maussade, entier, insubordonné ; Victor de Broglie, coryphée du parti janséniste, était l'espérance de tous les parlementaires. Lors de sa disgrâce, on le salua de mille applaudissements sur les théâtres, et Mlle Clairon, dans Tancrède, dit avec un ton pénétré : On exile Tancrède, on l'insulte, on l'outrage. et tous les yeux se tournèrent vers le maréchal. Lors de la glorieuse victoire de Lutzelberg, gagnée par le prince de Soubise, il fut encore fait des couplets sur le prince, élevé par le Roi à la dignité de maréchal. Je finis an pauvre maréchal Et je redeviens général Depuis que Broglie en son village Est renvoyé par Pompadour[3]. Ces excitations de l'opinion publique énervaient
singulièrement les opérations du conseil. Tandis que les armées se couvraient
de gloire, les mécontentements de la bourgeoisie, avocats, marchands,
éclataient en murmures. On appelait la paix de toutes les forces, et madame
de Pompadour elle-même fut d'avis de sonder le terrain, pour obtenir une
pacification de l'Europe. M. de Bussy, fort habile négociateur, fut envoyé à
Londres. Le duc de Choiseul fit pressentir par les états-généraux de Le roi Louis XV, à cette époque, grandit en énergie, en
activité ; il passait les revues des gardes suisses et de sa maison
militaire, qui partit pour la campagne avec un zèle et une ardeur
incomparables. Les gravures contemporaines, si parfaitement réussies, ont
gardé le souvenir et retracé les moindres détails de ces revues au Trou
d'Enfer, près de Marly, ou bien à la plaine des Sablons, passées par le Roi
en personne[5]
avec toute sa famille. Quelle belle armée ! que de grâces sous ces uniformes
tout brillants, et si glorieusement portés : mousquetaires, gendarmes,
chevau-légers, grenadiers à cheval ! Après ces revues royales, les
troupes partaient pleines d'ardeur pour Brayes garçons que l'Amour mène, Prenez parti dans Orléans. Notre coronel, grand capitaine, Est le patron des bons enfants. Dam ! il fallait le voir en plaine Où le danger est le plus grand, Et le r'li, et r'lan. Lui seul en vaut une douzaine, Relan tan plan, tambour battant. Un officier dans la bataille Est pêle-mêle avec nous tous. Il n'en est point qui ne nous vaille Et les premiers ils sont aux coups. Un général fût-il un prince, Des grenadiers se met au rang, Et r'li, et r'lan, Fond sur les ennemis et vous les rince, Relan tan plan, tambour battant. Quand le Roi n'était pas occupé à ses devoirs de guerre et de conseil, sa plus grande distraction, c'était la chasse. Cette agitation qu'elle imprime au corps et les loisirs qu'elle laisse à l'esprit convenaient parfaitement au caractère du Roi, profondément affecté de l'état du royaume. La chasse lui donnait le temps de réfléchir, de comprimer les élans impétueux de certains conseils, d'attendre les nouvelles, de distraire ses tristesses et de consulter ses amis dans la plus haute intimité. Il passait rapidement de Compiègne à Fontainebleau, puis de la forêt de Sénart à Rambouillet. Presque partout, au milieu de ces vastes forêts, il faisait élever ou embellir des rendez-vous de chasse, vastes pavillons où il soupait et couchait souvent[6]. Dans ces pavillons, au milieu des grands bois, se tenait le conseil. La solitude inspirait les esprits, comme dans l'antiquité les forêts peuplées de Nymphes murmuraient les oracles ; autour d'un feu pétillant, sous les sifflements des vents d'automne, le Roi aimait à écouter les avis, les histoires belliqueuses de la campagne, comme au moyen-âge le seigneur oyait les grands dires des batailles et les faits et gestes de chasse. Ce fut une époque très-difficile pour le crédit de madame
de Pompadour. Elle déploya une capacité infinie. Le Roi ne s'était pas mis à
la tête de ses armées comme en 1745. Il fallait incessamment le distraire et
secouer cette tristesse maladive qui dévorait sa joie, ses plaisirs. La
marquise comprit la nécessité de créer des occupations attrayantes. Le Roi
aimait à bâtir, à féconder par ses encouragements les voyages, les
découvertes des sciences. La marquise y joignit l'amour infini des arts.
Madame de Pompadour, dans cette voie, fut parfaitement, secondée par son
frère, le jeune marquis de Marigny, intendant des bâtiments de Les plans de la marquises de Pompadour et de son frère le
marquis de Marigny pour les embellissements de Paris subsistent encore ; il
en reste même encore un témoignage dans les splendides bâtiments du
garde-meuble, la place Louis XV, le pont, les dessins du palais Bourbon et de
De grandes voies ornées d'hôtels avec jardins, comme les
rues de Bourbon, de l'Université et Grenelle, devaient couper Paris dépouillé
de ses remparts qu'on transformait en boulevards : Le Palais-Royal devait ainsi s'unir au Luxembourg par
cette galerie d'hiver, où les passants seraient abrités contre le vent, le
soleil et la pluie. Au centre de Paris, les boulevards se développeraient
successivement jusqu'à la porte Saint-Honoré par d'élégants hôtels, dont le
pavillon de Hanovre était comme le modèle. Les financiers quittaient un peu
la place Vendôme, la place des Victoires, pour les belles et nouvelles
constructions de C'est à madame de Pompadour et au marquis de Marigny, son petit frère, que Ton doit le développement de récole de Rome et l'institution des grands prix de peinture et d'architecture. Le cardinal de Bernis obtint les privilèges de l'école et les immunités dont les élèves jouissaient comme s'ils avaient été sur la terre de France même. On dut aussi à la marquise la première exposition des tableaux dans le Louvre, afin de créer l'émulation parmi les artistes ainsi royalement abrités. La première exposition publique ou premier salon de peinture au Louvre se reporte à l'année 1758, époque de la toute-puissance de madame de Pompadour : ce fut une grande fête artistique, où brillèrent les œuvres de Vanloo, Boucher, Greuze, Vernet et Vien[12]. Le compte-rendu de ce salon fut fait par tous les critiques, spécialement par Diderot lui-même[13]. Brillante lignée d'artistes que les Vanloo, qui unissaient à une origine flamande une éducation méridionale ; ils avaient vécu à Nice, à Aix en Provence où leur famille s'était établie. Jean-Baptiste Vanloo s'était fait remarquer par une succession de portraits : Louis XV enfant, Marie Leczinska, celui de madame de Sabran (Provençale comme lui) et de madame de Prie. Le frère de Jean-Baptiste, l'ami du duc de Bourbon, Charles-André Vanloo s'était aussi fait connaître par une remarquable peinture, Apollon qui écorche le satyre Marsyas, œuvre de maître qui révèle l'étude des camées antiques, si protégée par la marquise. Ses deux charmants tableaux d'Un concert d'instruments et de La conversation espagnole, œuvre moitié flamande et moitié castillane, l'avaient vivement recommandé à la marquise de Pompadour qui le chargea du portrait de Louis XV (depuis exposé au salon de 1763). Vanloo, logé au Louvre avec une pension de François Boucher, l'artiste de prédilection de madame de Pompadour, méritait cette faveur par la grâce facile de ses dessins et de ses chairs un peu trop nourries de roses. Expression de cette société du XVIIIe siècle, toute riante et sensualisme, Boucher fut le vrai peintre de cette manière charmante, digne de reproduire les marquises, race perdue et remplacée par ces figures de bourgeoisie emblasonnée, avec cette spécialité de nez épatés et rougis de races sémitiques. Boucher travailla beaucoup et conquit une grande fortune, ne dédaignant ni la peinture des enseignes, ni les estampes des rues ou les enluminures d'éventails, le plus gracieux ornement des femmes, et alors d'un prix inestimable ; les paravents, les chaises à porteurs, les porcelaines de voitures, tout était enluminé de belles peintures de la main du grand maître. Les plus gracieuses productions de Boucher furent peintes pour l'ornement des châteaux de Crécy et de Bellevue, résidences privilégiées de madame de Pompadour. Les salons de 1758 à 1763, je le répète, furent décrits
par Diderot, ce matérialiste ordurier, porc d'Épicure dans la coterie des
encyclopédistes Le premier salon de 1758 fit événement parce que l'époque était
aux arts, à la vie facile ; l'artiste du XVIIIe siècle était honoré, reçu,
fêté partout. Madame de Pompadour n'était-elle pas une artiste elle-même ?
Ses plus doux moments n*étaient-ils pas consacrés à l'art. Le marquis de
Marigny n'était pas seulement le protecteur des choses de l'esprit, il était
artiste travailleur : ses traits ont été reproduits à la fois par Greuze,
Vernet et Vien ; il n'avait rien d'élégant et de svelte comme sa sœur la
marquise, mais ses yeux étaient spirituels et vifs, son front était haut ; il
corrigeait la lourdeur d'un ventre un peu proéminent (origine financière), par une certaine légèreté de pose, et
son justaucorps de velours noir amincissait sa taille : on peut le voir en
pied dans la gravure qui le représente assistant à la reprise des travaux du
Louvre. Le marquis de Marigny porte le cordon bleu sur la poitrine. Le Roi
avait ainsi voulu honorer le protecteur des artistes : ceux-ci ont gardé un
long souvenir du marquis de Marigny. Les marines de Vernet lui furent dédiées
; un des ronds-points de la vaste promenade du vieux Cours-la-Reine, ces Champs-Élysées,
œuvre de madame de Pompadour, a pris le nom de carré de Marigny, en mémoire
de celui qui avait si bien exécuté les vues de sa sœur. Hélas ! il n'existe
pas un seul monument dans ce Paris ingrat pour la marquise de Pompadour. A
Bellevue, à Versailles, à Meudon, à Étioles, nous foulons les gazons qu'elle
dessina, nous parcourons les allées qu'elle fit planter, nous admirons ses
jaspes, ses porcelaines, ses meubles, ses salons, les belles soies de ses
robes de damas ; ensuite quelques grossiers historiens de nos annales
rappellent |
[1] Voir mon Louis XV et le Maréchal de Richelieu.
Barbier prend plaisir à exagérer les défaites et les
pertes des divers corps de l'armée française, années 1760-
Cumberland sur son belvéder
Nous voyant passer le Weser,
Se fit apporter sa cuirasse,
Son grand sabre et son catogan ;
Et puis il dit, d'un ton d'audace :
Courage, amis, fichons le camp.
[2] Recueil Maurepas. Manuscrits Bibliothèque Impériale.
[3] Recueil Maurepas. Fort curieux depuis l'année 1761 à 1763 sur madame de Pompadour.
[4] Voir mon Louis XV.
[5] Bibliothèque Impériale. Collection des estampes, 1760.
[6]
Comme le Saint-Hubert de Compiègne, et le pavillon de
[7] Cette promotion d'un roturier au cordon bleu souleva de grandes oppositions, et l'on fit des épigrammes sur le Poisson, nom du marquis de Marigny, qu'on passait au bleu.
[8] Bibliothèque Impériale (Collection des estampes).
[9] La plupart de ces hôtels ont été gâtés par des constructions modernes.
[10]
[11] Le révolutionnaire Soulavie donne quelques-uns des plans de madame de Pompadour.
[12] On trouve le salon en miniature dans les collections de gravures. Bibliothèque Impériale.
[13] Un recueil a publié ce compte-rendu (1857).
[14] Cela des Grâces ! L'artiste en conçut un profond chagrin.