Il fallait que la marquise de Pompadour eût conquis une grande puissance sur le Roi pour atténuer chez ce prince sa profonde répugnance à l'égard de tous ces philosophes, de ces déclamateurs encyclopédistes. La marquise, en effet, était alors arrivée à l'apogée de son crédit : tout le travail politique se faisait dans son cabinet : les secrétaires d'État venaient lui soumettre les affaires, le conseil même s'y tenait quelquefois. Madame de Pompadour recevait assise dans sa chaise longue et ne se levait pour personne, pas même pour les princes du sang, sous prétexte souvent qu'elle était souffrante ; elle ne rendait aucune visite, même aux duchesses titrées, et dans un noël de cour on fit allusion à ces prérogatives de madame de Pompadour. De Jésus la naissance Fit grand bruit à la cour ; Louis en diligence Fut trouver Pompadour. Allons voir cet enfant, lui dit-il, ma mignonne. Non, dit la marquise au Roi, Qu'on rapporte chez moi, Je ne vais voir personne[1]. Cette puissance, madame de Pompadour l'avait acquise par ce tact infini qui lui faisait abréger les questions, pour les soumettre au Roi d'une façon attrayante sans fatiguer l'esprit. Louis XV, éminemment spirituel, se décidait souvent par ses sympathies et ses antipathies. Madame de Pompadour savait les saisir, et sa puissance venait surtout de ce qu'elle intervenait pour atténuer ce que ses sentiments personnels avaient de trop vif, de trop tranché. La vie intime du roi Louis IV chez la marquise de Pompadour nous a été révélée par le témoignage le plus simple, le plus discret, par le récit naïf et presque incorrect de madame d'Hausset, la première femme de chambre de madame la marquise. Il ne faut pas prendre ce titre de femme de chambre dans sa signification purement domestique. Le crédit auquel s'était élevée madame de Pompadour, les honneurs de cour justifiaient le service des familles titrées auprès de la marquise. Ainsi le prince d'Hénin, de la race des Çroï d'Havre était son chevalier d'honneur, comme auprès d'une princesse du sang royal, et portait son éventail, son livre d'heures auprès de sa chaise à l'église[2]. Madame d'Hausset, de famille noble, put donc accepter le titre et la fonction de première femme de la marquise. Toujours honorée de la confiance la plus intime de la marquise, elle a écrit ses sensations jour par jour. Le Roi et Madame parlaient haut devant elle ; ils ne se gênaient pas plus, selon ses expressions, que si elle avait été un chien ou un chat couché sur les chenets. Quelquefois seulement, quand il s'agissait de secret d'État, le Roi, la marquise et les ministres passaient dans un cabinet particulier dont les portes étaient fermées à clef. Louis XV, selon madame d'Hausset, était d'une
incontestable beauté que relevait un sourire charmant. Il parlait avec une
extrême politesse à tous, et généralement d'une façon triste et ennuyée :
madame de Pompadour ne respirait que pour le distraire, l'amuser, et le Roi
lui disait sans cesse (il faut s'en rapporter
aux femmes dans ces sortes d'appréciations) : Que
vous êtes bonne, excellente ! et à ces paroles répétées, la marquise
répondait en portant sa main sur le cœur du prince : C'est
à cela que je veux parler. Il n'était sorte de commissions dont elle
ne se chargeât volontiers, avec une grâce parfaite, et l'histoire
scandaleuse, celle qui s'écrivait avec la haine et les passions des réfugiés,
raconte une chose honteuse[3] que les écrivains
sérieux ont ensuite répétée, c'est que la faveur de la marquise de Pompadour
tenait surtout aux complaisances extrêmes qu'elle avait pour les amours
sensuelles du Roi, et pour nous servir de l'ignoble expression même des
historiens qui se disent graves, elle fut la pourvoyeuse du Parc aux Cerfs, quand la satiété vint énerver
le cœur de Louis XV. Les aventures du Parc aux
Cerfs se sont multipliées et agrandies sous la plume des
romanciers, des pamphlétaires anglais, hollandais, aidés par les révélations
haineuses des réfugiés protestants. Cette légende a été depuis acceptée, je
le répète, par les historiens du XVIIIe siècle, à peu près comme celle du
balcon du Louvre, d'où Charles IX tirait des arquebusades après la journée de
L'auteur du présent livre a dû rechercher avec sa patience d'érudition ordinaire, ce qu'il pouvait y avoir de vrai et de faux dans cette tradition scandaleuse. Il va donner le résultat de cette enquête : Existait-il d'abord, un Parc aux Cerfs, avec la honteuse destination qu'on lui donne ? Le nom de Parc aux Cerfs n'était pas spécial au XVIIIe siècle et créé tout exprès pour Versailles ; dans chaque forêt royale il y avait un parc aux cerfs, comme il y avait la garenne, le chenil, la faisanderie ; à Versailles, le Parc aux Cerfs était situé du côté de Satory, au delà de l'Orangerie, ainsi qu'il est tracé sur un plan authentique de Versailles au XVIIe siècle[5]. Les Mémoires qui le placent du côté du Petit Trianon se trompent sur la topographie du jardin. Madame de Pompadour avait, en effet, une élégante habitation dans cette partie du parc de Versailles, qu'elle vendit au Roi ; elle avait en outre son hôtel, des réservoirs ; mais il n'y eut jamais d'autre Parc aux Cerfs à Versailles que cette belle et vaste plaine qui s'étendait de l'Orangerie jusqu'au pied du bois de Satory, sur la route de Versailles à Sceaux. Or, il résulte des archives de la ville de Versailles, que le terrain appelé le Parc aux Cerfs, fut détaché du parc général de Versailles, et vendu pour bâtir, par des actes de 1725 à 1735, c'est-à-dire, bien antérieurement aux scandaleuses aventures qui, dit-on, se passèrent dans le Parc aux Cerfs. Les terrains ont depuis formé les rues Saint-Antoine, Saint-Médéric, d'Anjou-Royale, Saint-Louis, le Marché-Neuf, à Versailles. J'ai parcouru ces rues vastes et solitaires, pour rechercher les traces du Parc aux Cerfs, il n'en n'existe plus aucune : de vieux hôtels, de grands jardins forment tout un quartier qui fait partie de la cité depuis le milieu du XVIIIe siècle. Que devient la légende des scandales royaux du Parc aux Cerfs depuis 1749 jusqu'en 1770 ? A cette époque il n'existait plus de Parc aux Cerfs, et les terrains avaient été vendus et dépecés pour former un quartier nouveau. Aussi l'érudit bibliothécaire de Versailles, qui ne s'est
pas épargné les jugements étroits et passionnés sur Louis XV, est-il obligé
d'avouer qu'il n'en existe ni preuves, ni traces. Il pense avoir trouvé
pourtant datas une petite maison de la rue Saint-Médéric, le fameux Parc aux
Cerfs des chroniques scandaleuses[6]. J'ai visité les
vestiges, les jardins ; nulle trace, nul souvenir. J'ai consulté cette
génération de vieillards aux nobles têtes qui, la croix de Saint-Louis sur la
poitrine, ont écouté les légendes de leurs pères, génération belle encore à
Versailles, et qui disparaît chaque jour sous la faux du temps ; nul
renseignement. Les histoires, les Guides ont quelques phrases stéréotypées
sur les scandales du Parc aux Cerfs : cette maison
de la rue Saint-Médéric, dit le bibliothécaire, fut vendue par le roi Louis XV quarante mille livres au
sieur Sevin, premier commis de la guerre, et le Roi en toucha le prix en or
dans son cabinet. Voilà une preuve ! D'abord cette maison
s'appelait-elle le Parc aux Cerfs ? l'acte ne le dit pas ! Est-ce parce
que le Roi en reçut le prix en or et en particulier ? mais l'érudit
bibliothécaire a trop bien étudié Louis XV, pour ignorer que telle était
l'habitude du Roi, de traiter, de vendre par lui-même comme l'aurait fait un
simple bourgeois de Paris. Il existe plus de vingt actes de ventes et
d'achats, faits au nom personnel de Louis XV, et l'on ne peut rien en conclure
de particulier pour l'existence d'un Parc aux Cerfs, destiné à d'ignobles
plaisirs. Qu'on ne s'imagine pas que l'histoire complaisante doive cacher les
passions secrètes et les vices élégants de Louis XV ; le Roi eut des
maîtresses publiques, selon les mœurs de ce hardi XVIIIe siècle, qui fut
justement châtié par Louis XV, le premier des Rois de France, dans la seconde période de sa vie, dédaigna les maîtresses de grande maison, et c'est ce que sa cour si facile de mœurs lui pardonna le moins. Le Roi, je l'ai dit, avait vu les dangers de cette longue lignée des bâtards de Henri IV et de Louis XIV, depuis le duc de Beaufort (le roi des halles), jusqu'au duc du Maine (le prince des intrigues) ; il avait connu, compté les immenses dépenses en apanages, en domaines, en argent, que les bâtards avaient coûtées au trésor royal[8]. Son cœur ne pouvant donc s'affranchir des passions ardentes de la race des Bourbons pour les femmes, le Roi préféra des amours naïves, inconnues, en dehors des intrigues, couvertes d'un secret qui le mettait à l'abri des demandes répétées de places, de cordons et d'honneurs en faveur des parents et des amis de la favorite ; il n'aurait pas tout à donner aux Mortemart, à cause de madame de Montespan ou aux Noailles, à la sollicitation de madame de Maintenon, le Roi accordait une pension à la jeune fille si elle devenait mère, un bénéfice ecclésiastique, le petit collet a un fils reçu dans la famille, car plus d'un de ces enfants marqués à l'effigie du Roi étaient adorés par Mesdames, si bonnes, si indulgentes parce qu'elles étaient pures et saintes. Quelle fut la part que madame de Pompadour prit à ces
passagères intrigues du Roi ? J'ai honte de poser cette question ! Est-il
vrai qu'elle en fut la complaisante intermédiaire ? Je le répète, c'est
odieux à le supposer. Depuis les pâques solennelles de 1755, préparées par le
père Sacy, il n'existait plus entre le Roi et la marquise qu'une vive et
profonde amitié ; je n'ai jamais cru à des sacrilèges, à des communions
hypocrites. Le Roi était pieux à travers les faiblesses de son cœur ; la
marquise était aux mains d'un directeur indulgent, mais incapable de se jouer
avec les saints sacrements de l'autel[9]. L'influence que
continuait d'exercer la marquise tenait à son esprit supérieur et lucide qui
évitait au Roi tout travail pénible et fastidieux. Il faut peu connaître le
temps, les mœurs, les documents même de cette époque pour supposer que la
marquise avait besoin de recourir à un rôle indigne d'elle pour conserver son
crédit. De toutes parts on offrait au valet de chambre de quartier, à
Bontems, à Lebel, les plus ravissantes créatures. La preuve honteuse en
existe écrite en triste témoignage[10] ! qu'avait
besoin d'intervenir en tout ceci la marquise de Pompadour ? C'était un rôle
de valet de chambre, et voilà tout ; le Roi même y mettait un certain mystère
auprès de la marquise, et la preuve se trouva encore dans les Mémoires de
madame d'Hausset. Le Roi s'ouvrit un jour à madame de Pompadour avec un
certain embarras sur une jeune fille prête à devenir mère, et auprès de
laquelle il voulait que l'on veillât avec une grande sollicitude. La marquise
en chargea madame d'Hausset elle-même : on lui remit Le rôle, la mission des partis hostiles, est de rendre odieux les pouvoirs qu'ils veulent renverser : c'est leur droit de guerre et leur élément de triomphe. Une fois le pouvoir à terre, tout est justifié, et l'on considère comme une vérité historique ce qui a été inventé pour les besoins d'une cause. On a parlé aussi des orgies royales chez la marquise de Pompadour ; on a transformé en fêtes de Néron, en banquets de la décadence, ces charmants soupers où régnaient les grâces de l'artiste, l'esprit d'une compagnie excellente, ces figurines en poudre, en diamants, en belles robes à ramage. Les fils des Percherons qui souvent ont écrit les chroniques du XVIIIe siècle ont confondu l'antichambre avec le salon. D'ailleurs, madame d'Hausset, qui, je le répète, ne quitta pas un seul jour la marquise, rapporte qu'elle ne vit qu'une seule fois le Roi un peu pris de vin, et jetant quelques mots hardis à travers la conversation animée. Une autre fois pendant la nuit à Choisy, madame d'Hausset fut subitement réveillée par une indisposition grave du Roi évanoui dans son lit. Le médecin Quesnay jugea qu'il ne s'agissait que d'une indigestion provenant du souper. Madame de Pompadour, toujours maîtresse d'elle-même, montra une immense sollicitude pour le Roi qui en garda souvenir. Je me suis arrêté avec le plus grand détail sur trois points historiques, importants à constater : 1° qu'il n'exista jamais un Parc aux Cerfs, destiné aux plaisirs secrets du Roi, une espèce de sérail ottoman : ce fut là une calomnie inventée par les partis qui en voulaient à la couronne ; 2° que jamais le crédit de la marquise de Pompadour ne se fonda sur de honteuses complaisances, car pour ce honteux trafic, Louis XV avait ses valets de chambre, ses officiers particuliers ; et dans nos temps plus hypocrites que sérieux, ces coutumes n'ont pas changé. Jamais il n'y eut par les ordres de la marquise, ni enlèvement de jeunes filles, ni odieuses manœuvres : ainsi, malheureusement, étaient faites les mœurs, qu'il y avait bien plus d'offres que de places vacantes, et que les valets avaient une faculté de choix dans les pétitions ignobles qui se multipliaient de tous les points du royaume ; 3° enfin qu'il n'y eut dans les soupers de la marquise, ni orgies, ni grossières débauches. L'esprit, les grâces présidaient à ces charmants tête-à-tête ; on médisait, on raillait, on chantait un petit air, les noëls, les satires à la mode : on y jouait sous les mille bougies ; on y représentait la comédie, les petits opéras, souvent on parlait des affaires du temps, des questions fort sérieuses. C'est aux soupers de Louis XV que fut prise plus d'une résolution digne des gentilshommes. On y parlait des hauts faits de guerre avec une grande liberté ; quelques tableaux restent encore, qui nous reproduisent ces beaux soupers de Choisy où président les femmes gracieuses, comme perdues sous les dentelles, les diamants, les éventails, au milieu de ces salons tout éblouissants de cristaux, de lustres, tout bordés de paravents, de belles tapisseries, de meubles inimitables, de jaspe, de porcelaines, de tableaux et de dessus de portes de Watteau, de Boucher et du premier des Vernet. |
[1] Recueil Maurepas, année 1761.
[2] Journal d'une femme de chambre de la marquise de Pompadour, publié pour la première fois par M. Crawfort. Le manuscrit venait de M. Senac de Meilhan, ami du marquis de Marigny.
[3]
Il est curieux et triste de voir dans quelle source impure ont puisé les
biographes de la marquise de Pompadour ; la première source est un pamphlet
intitulé : Vie de la marquise de Pompadour, écrite en français en
Angleterre, par une religieuse qui avait épousé un officier prussien,
mademoiselle Fauque (comme le dit l'impartial et savant Barbier). Cette
histoire fut traduite en anglais. La seconde est l'histoire de la marquise de
Pompadour, imprimée aux dépens du réfugié le sieur Hoper,
[4]
Voyez mon Histoire de
[5] Collection des gravures (Bibliothèque Impériale).
[6] Cette citation a été répétée dans tout les Guides de Versailles, avec les plus odieuses épithètes contre Louis XV et madame de Pompadour.
[7]
On a justement placé dans la réserve défendue au public, à
[8] L'aventure de mademoiselle de Romans prouve combien le Roi tenait à ne point avoir de fils légitimés. Le Roi aimait passionnément cette jeune personne ; mais dès qu'elle fit traiter le fils né du Roi en prince, en lui cédant même le pas, Louis XV ordonna que l'enfant serait élevé à part dans l'ignorance de son origine, et néanmoins avec toute la fortune et l'aisance nécessaires. Madame de Pompadour dirigea toujours le Roi dans cette idée.
[9] La marquise ne met point de rouge comme à l'ordinaire, ce qui annonce la réforme. (Journal de Barbier, année 1756.)
[10] Les lettres autographes existent aux archives.
[11] Mémoires de madame d'Hausset, page 175.
[12] Mémoires, t. VII.