La situation délicate, difficile, dans laquelle une guerre longue, sanglante, toute pleine de sacrifices plaçait la marquise de Pompadour, ne lui laissait pas toute liberté de sympathie et d'affection. Et par la force des choses, elle devait chercher la popularité à tout prix pour se créer une certaine force d'opinion. Toute jeune fille déjà, dans les salons financiers de M. Lenormand d'Étioles, elle s'était fort liée avec le parti philosophique. Il n'y avait pas souci parmi les gens de finance sur les graves questions de la vie et de la conscience religieuse ; Helvétius en était l'exemple et le modèle ; cette génération de finance passait de la spéculation et des emprunts aux plaisirs faciles, à la petite maison, à l'Opéra. On vivait et on mourait entre les billets de caisse et la couronne de roses d'une danseuse. Madame de Pompadour, depuis rattachée à l'Église par le père de Sacy, n'avait pourtant point oublie cette éducation première, et elle fut donc naturellement entraînée vers la protection de ces doctrines philosophiques qui devaient perdre la monarchie et compromettre même la société. Dans le beau pastel de la marquise de Pompadour par Latour, encore aujourd'hui au Louvre[1], on remarque sur la console (joli meuble qui sert d'ornement au salon), un gros volume avec ce titre l'Encyclopédie, Latour qui appartenait au parti philosophique plaçait parmi les titres de gloire de la marquise, la protection qu'elle avait accordée à l'Encyclopédie[2], fastidieux et médiocre recueil prôné, loué par tout un siècle qui comme toutes les époques matérialistes prétendait à l'universalité et à la perfectibilité absolue. Ce fut une des grandes fautes de madame de Pompadour que cet encouragement donné à toute une coterie qui ébranlait si profondément le principe d'autorité. A ce point de vue, le duc de Choiseul et la marquise de Pompadour méritèrent de justes reproches ; le besoin de popularité, leur éducation première, les oublis de la morale et des lois éternelles de Dieu les entraînèrent vers le parti philosophique. Trois hommes s'étaient rencontrés, mus par la même idée,
entraînés par le même sentiment : la haine de la révélation chrétienne :
Voltaire, Diderot, Dalembert. Voltaire, éminemment spirituel et railleur ;
Dalembert, froid, haineux, réservé à cause de ses positions et de ses places
; Diderot, esprit dépravé, aux ignobles pensées. Au-dessus d'eux tous,
Frédéric, roi de Prusse, cherchant la force et l'excuse de son despotisme et
de son ambition militaire dans les applaudissements des écrivains
philosophiques. Dalembert et Diderot surtout conçurent le projet d'un
dictionnaire qui devait être le trésor le plus
complet de toutes les connaissances humaines : religion, philosophie,
histoire, géographie, commerce, objets d'art et de science, poésie,
éloquence, grammaire ; on appellerait dans ce but tous les hommes choisis
parmi ceux dont Tel était le but avoué de l'Encyclopédie ; l'objet
secret était de grouper autour de cette idée une coterie habile, serrée dans
ses rangs, qui dut s'emparer de tous les organes de la publicité et cacher
sous de souples précautions, un projet de renversement de toute religion
révélée, de toute autorité reconnue : Qui ne sait
que dans ce maudit pays où nous écrivons, ces sortes de phrases sont du style
de notaire et ne servent que de passeport aux vérités qu'on veut établir ;
personne au moins n'y est trompé... Le genre
humain n'est au fond si éclairé que parce qu'on a eu la précaution de ne l'éclairer
que peu à peu[4]. Ainsi s'exprimait Dalembert, dans sa correspondance avec Voltaire, qui lui répond : Soyez en paix pendant la guerre des parlements et des évêques, les philosophes auront beau jeu. Vous aurez le loisir de farcir l'Encyclopédie de toutes les vérités qu'on n'aurait pas pu dire il y a vingt ans ; je voudrais un bon livre qui écrasât l'Infâme à tout jamais[5]. Tel fut l'esprit de ce nouveau dictionnaire, qui porta le nom ambitieux d'Encyclopédie ; il ne pouvait être publié, selon la législation d'alors, qu'avec un privilège, et la marquise de Pompadour malheureusement contribua plus que toute autre à le faire obtenir du Roi. Il transpirait chez la marquise un tel amour des arts, des lettres, qu'elle oubliait le but et le dessein des encyclopédistes, pour ne plus penser qu'à la gloire attachée à une grande œuvre. Engagez tous les frères à poursuivre l'Infâme de vive voix et partout, sans lui donner un moment de relâche... (écrivait Voltaire). Ce qu'on appelle esprit ou âme, ajoute Helvétius, n'a pas plus de réalité que les fantômes, les chimères, les sphinx. On a tort de faire de l'âme un être spirituel. Rien ne serait plus absurde qu'une telle âme ; elle n'est pas distincte du corps[6]. Ainsi parlait Helvétius, fermier-général, fort lié avec la
marquise, dans son livre de l'Esprit. Le manuscrit remis par la
marquise au duc de Choiseul fut confié à un censeur, M. Tercier, premier
commis des affaires étrangères, facile dans la vie et dans les opinions ;
Tercier lut le manuscrit comme censeur, et avec beaucoup de légèreté l'approuva.
Quand le livre parut, il produisit une impression vive et profonde, car on y
trouvait des phrases étranges : L'immortalité de l'âme
n'est qu'un dogme barbare, funeste, contraire à toute législation... La vertu, la probité par rapport au particulier, n'est que
l'habitude des actions personnellement utiles. Les remords ne sont que la
prévoyance des peines physiques auxquelles le crime nous expose. Si bien
qu'un homme au-dessus des lois commettrait sans repentir l'action malhonnête
qui lui serait utile. — La pudeur n'est
qu'une invention de la volupté raffinée. La crainte de Dieu, loin d'être le
commencement de la sagesse est plutôt le commencement de la folie[7]. Voilà ce que la facile indulgence de la marquise de Pompadour laissait imprimer, et ce que le censeur M. Tercier autorisait avec privilège, et cela sans s'en douter, par un mouvement simple et naturel de son esprit. Il est des temps si assouplis, tellement façonnés aux idées, que les doctrines les plus étranges ne produisent aucune répugnance, aucune surprise ; elles sont accueillies comme une chose simple, connue, ordinaire, qui ne peut ni arrêter, ni troubler les contemporains. Le parlement néanmoins se montra inquiet, alarmé ; il y
avait ce beau côté de la magistrature, que si elle était maussade, résistante
à l'autorité royale, elle restait toujours fort dessinée contre les mauvais
écrits qui ébranlaient la religion et la société. Il y eut donc un bel et
noble arrêt du parlement de Paris, conçu en ces termes : La cour, vu le livre de l'Esprit, Cet arrêt d'une admirable fermeté proscrivait justement les livres subversifs de tout état politique, de toute autorité morale, de toute religion établie. Le parlement confiait au bourreau le châtiment et les flétrissures ; jurisprudence équitable, car il y avait une immense complicité entre les mauvais écrits et les mauvaises actions : les livres ont fait plus de mal à la société que les hommes ; le grand crime des écrivains du XVIIIe siècle, ce fut d'enlever la croyance au cœur de l'homme, de semer l'esprit de doute, d'arracher à la foi, la génération nouvelle, de la priver de cette religion qui donne une solution élevée au grand problème de la vie future. Malédictions pour ceux qui ont jeté l'humanité dans ces doutes et ces épuisements ! Le parlement agissait avec cette juste sévérité en dehors de madame de Pompadour et du duc de Choiseul, et peut-être un peu contre l'indulgente protection que tous deux accordaient au parti encyclopédique. Dans cette grande mesure, il n'osa point également proscrire l'Esprit des lois, que le peintre Latour avait placé à côté de l'Encyclopédie dans le portrait de madame de Pompadour fort liée avec le président de Montesquieu. Montesquieu, l'homme le moins grave du monde, s'était introduit dans le salon de madame d'Étioles par la popularité de ses Lettres persanes et son petit poème érotique du Temple de Guide. Il plaçait sons la protection de la marquise l'Esprit des lois, spirituellement raillé par les journalistes de Trévoux, qui avaient constaté 167 citations fausses ou tronquées[9]. C'étaient des critiques très-érudits que ces journalistes de Trévoux, et Montesquieu fort au désespoir s'adressa au duc de Choiseul et à madame de Pompadour pour leur demander leur protection contre cette polémique de savants qui démolissait son œuvre. Le duc de Choiseul et madame de Pompadour répondirent aux vœux du président de Montesquieu : ils firent défense de continuer la critique contre l'Esprit des lois, tant était grande la protection accordée au parti encyclopédique ! Il était triste de voir un président de chambre au parlement de Bordeaux, quand le parlement de Paris proscrivait l'Encyclopédie, écrire à Dalembert une lettre pleine de plats éloges : Quant à mon introduction dans l'Encyclopédie, c'est un beau palais dans lequel je serais fort glorieux de mettre le pied, mais pour les deux articles Démocratie et Despotisme je ne voudrais pas prendre ceux-ci ; j'ai tiré de mon cerveau tout ce que je pouvais. L'esprit que j'ai est un moule, on n'en tire jamais que le même portrait. Ainsi je ne vous dirais que ce que j'ai dit, et peut-être plus mal que je ne l'ai dit. Ainsi, si vous voulez de moi, laissez à mon esprit le choix de quelques articles, et si vous le voulez ce choix sera fait chez madame du Deffant avec du marasquin[10]. Le président de Montesquieu glorifiait cette œuvre de l'Encyclopédie que le parlement venait de condamner et de flétrir, tandis que la marquise de Pompadour elle-même et le duc de Choiseul s'honoraient de prêter un appui secret au parti philosophique. Le côté le plus odieux de cet appui, c'était d'empêcher toute critique indépendante, tout examen sérieux ou railleur des œuvres philosophiques. Aucun esprit plus absolu, plus exclusif que Voltaire et Dalembert, Helvétius, Diderot, d'Holbach ; ils ne souffraient pas la critique. Partant de cette idée qu'ils appartenaient à une nature supérieure, ils traitaient de Welches, d'ignares, de coquins, tous ceux qui n'étaient pas agenouillés devant leurs opinions subversives : de là toutes ces fureurs contre les journalistes de Trévoux, contre Fréron et Dom Calmet. Cette épilepsie n'éclatait pas seulement dans leurs œuvres, dans leurs épigrammes et leurs grossièretés, mais ils avaient recours encore à madame de Pompadour, au duc de Choiseul pour obtenir des lettres de cachet contre les critiques, ou bien encore pour faire interdire leur feuille. On vit cette étrange chose qui se produit souvent : un pouvoir assez peu soigneux de sa propre existence pour protéger ses ennemis et proscrire ses amis. Les écrivains qui défendaient la religion, le trône, le principe d'autorité, étaient mis au fort l'Évêque, interdits dans leurs œuvres, tandis que la marquise de Pompadour et le duc de Choiseul ne juraient que par Voltaire, Dalembert et Diderot. Aussi la bande encyclopédique comptait-elle la marquise de Pompadour et le premier ministre parmi leurs adeptes : Ne craignez pas que le duc de Choiseul vous barre ; il se fera un mérite de vous servir[11]... Nous avions été trop alarmés de certaines terreurs, puisque jamais crainte ne fut plus mal fondée. Monsieur le duc de Choiseul et la marquise de Pompadour nous connaissent ; on peut tout essayer sans risques[12]. Voltaire faisait ici allusion à la correspondance des encyclopédistes qui était envoyée sous le couvert du département des affaires étrangères par la protection de la marquise de Pompadour. Voltaire s'écriait dans son enthousiasme : Vive le ministère de monsieur le duc de Choiseul ! |
[1] Il est beaucoup préférable au portrait peint par Boucher, qui est à Versailles.
[2] Le projet de l'Encyclopédie remonte à 1758.
[3] Préface de l'Encyclopédie.
[4] Lettre de Dalembert (15 novembre 1756).
[5] On sait que par ce mot d'argot philosophique on désignait la religion chrétienne parmi les adeptes. (Lettre de Voltaire, 1759.)
[6] De l'esprit de l'homme, n° 4 et 5.
[7] Helvétius, De l'esprit de l'homme, n° 2 à 5.
[8] Novembre 1761.
[9] Années 1761 à 1763.
[10] Collection des lettres du président de Montesquieu, 1757.
[11] Lettre 68, 1760.
[12] 18 août 1760.