MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

XV. — La diplomatie et la guerre de 1756.

 

 

Il n'y avait plus à hésiter dans la question de paix et de guerre. Les Anglais, au mépris du droit des gens, avaient commencé les hostilités au Canada et sur mer contre le pavillon de France, tandis que le roi de Prusse se jetait en Allemagne avec cette audace de conceptions et d'entreprises qui tenait au génie de Frédéric II. Il fallait donc arriver à l'exécution des traités d'alliance et aux préparatifs de la guerre. Le conseil se réunit et examina avec une grande attention les plans de campagne qui lui furent soumis.

La tête de guerre la plus importante, la plus considérable de ce conseil, c'était le maréchal de Belle-Isle, le chef de la famille financière des Fouquet[1], vieux soldat, à l'esprit jeune et hardi, l'ami de madame de Pompadour ; il avait fait toutes les campagnes de 1743 à 1747 ; la marquise lui destinait le département de la guerre. On devait au maréchal de Belle-Isle la plupart des institutions militaires de cette époque, l'introduction de nouveaux corps dans l'armée : les pandours, les houlans, les hussards, troupes irrégulières, mais intrépides, qui donnaient de la vigueur, de la vie à la grosse et vieille cavalerie. L'armée française comptait au moins un tiers de troupes étrangères dans ses rangs : Suisses, Irlandais, Écossais, Allemands, Corses, Italiens ; bonne coutume qui épargnait l'impôt du sang aux familles de cultivateurs vouées à la terre. Ces troupes de condottieri, à l'étrange costume, rappelaient les grandes journées des guerres d'Italie au moyen-âge : reîtres et lansquenets avaient fait si bien les campagnes du XVIe siècle !

La guerre qui allait s'ouvrir devait être à la fois défensive et offensive. Appelé à combattre les Anglais, le maréchal de Belle-Isle proposa la formation d'une armée de Normandie dont il prendrait lui-même le commandement, et composée de soixante-dix bataillons, quarante escadrons, avec une artillerie formidable. Sa destination définitive était l'Angleterre qui serait hardiment envahie. Comme les Anglais à leur tour menaçaient la Bretagne dans la vue de profiter de l'esprit de mécontentement et de sédition, le conseil, sous l'influence de madame de Pompadour, destina le duc d'Aiguillon, cousin du maréchal de Richelieu, pour commander la fière province, toujours un peu rebelle[2], avec plein pouvoir de lever les milices, de convoquer le ban et l'arrière-ban de la noblesse en cas d'invasion de la part des Anglais. Le duc d'Aiguillon, officier de haute distinction, d'une aimable courtoisie et d'une grande fermeté, devait être admirablement propre à réprimer les mouvements séditieux, en même temps que par son courage il pouvait réveiller la noblesse bretonne, brave et ardente, mais malheureusement sous l'action parlementaire de quelques beaux esprits des enquêtes et des requêtes du parlement de Rennes, spécialement d'un avocat général, élégant parleur, du nom de La Chalotais[3]. Quand la noblesse bretonne allait loyalement combattre l'ennemi, La Chalotais faisait des jeux de mots, des épigrammes, ou préparait des réquisitoires sur la question oiseuse des sacrements et des prérogatives de sa cour.

Convaincu de la nécessité du plus grand secret dans la guerre, le conseil résolut une expédition hardie et considérable avec destination pour la Méditerranée ; il s'agissait de s'emparer de l'île de Minorque, et le commandement de cette expédition fut donné au duc de Richelieu. On a écrit dans les Mémoires du temps que ce fut malgré la marquise de Pompadour, et en opposition avec sa volonté, que le duc de Richelieu eut ce commandement : erreur historique démentie par toute la correspondance intime du maréchal et de la marquise, fière et heureuse de tous les succès des armées de France. Jamais le duc de Richelieu ne fut en dissidence avec la marquise, jusqu'aux pillages de la campagne de Hanovre et à la convention de Closter-Seven, blâmée par madame de Pompadour. Richelieu était trop habile courtisan pour s'éloigner jamais delà marquise, dont la faveur était toujours croissante auprès du Roi ; nul n'appréciait mieux que lui les qualités supérieures et l'esprit de madame de Pompadour[4].

Au Roi personnellement et à l'amitié de la marquise il faut encore attribuer le choix du prince de Soubise pour commander eu chef le corps auxiliaire de Français destiné à soutenir l'armée des cercles allemands. Charmant esprit, vaillant soldat, compagnon d'armes du maréchal de Saxe et de Lowendahl, M. de Soubise soulevait quelque jalousie à cause même de l'amitié que lui témoignaient le Roi et madame de Pompadour[5]. A ses côtés et avec le titre de maréchal commandant en chef de l'armée d'Allemagne, était Claude-Louis-César d'Estrées, aussi gracieux que Soubise, celui-là même qui commandait la maison du Roi à Fontenoy. Louis XV venait de l'élever à la dignité de maréchal.

Les colonies d'Amérique qui pouvaient être menacées par les Anglais, et les établissements de l'Inde furent confiés à deux officiers d'un mérite remarquable : le marquis de Montcalm pour gouverner le Canada et le comte de Lally pour l'Inde. On lui adjoignit un esprit d'activité féconde, du nom de Dupleix. Ces choix de mérite et de distinction annonçaient assez combien furent absurdes les calomnies jetées contre la marquise de Pompadour qui, disait-on, avait capricieusement donné des places à la faveur plus qu'au mérite. Il n'était pas un seul de ces officiers-généraux qui ne fût très-distingué : les écrivains parlementaires n'ont loué que le maréchal de Broglie, parce que l'opposition le destinait à un rôle politique, à tenir l'épée du parlement en cas de révolte ; ils n'eurent que railleries et mépris pour les autres généraux distingués par madame de Pompadour.

Cependant les débuts de la campagne furent magnifiques : le maréchal de Richelieu s'empara de Mahon ; les armées d'Allemagne, sous le maréchal d'Estrées, remportèrent de belles victoires, secondées par les Russes et les Autrichiens. Quand le maréchal de Richelieu remplaça le maréchal d*Estrées dans le Hanovre, les Anglais refoulés jusqu'à Closter-Seven mirent bas les armes. La marquise de Pompadour était fière de ces choix, de ces succès, car toute la campagne était heureuse : on avait d'excellentes nouvelles du Canada. Le comte de Lally et Dupleix faisaient merveilles dans l'Inde contre les établissements anglais, et la chevaleresque marquise rêvait une descente en Angleterre et un soulèvement des Écossais en faveur du prince Édouard[6]. Le roi Louis XV d'après ses conseils devait se placer lui-même à la tête de ses armées, comme il avait fait en 1745 à Fontenoy. Cette fois le conseil y mit obstacle par les raisons que voici : il fut remarqué que la guerre n'avait pas un caractère tout à fait extérieur : le territoire français pouvait être attaqué par tous les points, spécialement sur les côtes ; il fallait donc que le Roi restât dans un centre d'armée pour se porter du côté du péril, en Normandie, en Bretagne où paraissaient des flottes anglaises. Puis il ne fallait pas oublier la situation très-agitée des esprits, une révolte qui pouvait éclater. Le conseil fut d'avis que le Roi demeurerait au centre même du mouvement de guerre, à Versailles, à Marly ou à Choisy pour le diriger et le dominer.

Durant cette période, rien de plus animé, de plus coloré que la correspondance de la marquise avec le maréchal de Richelieu, Soubise, Broglie d'Estrées : on la voit glorieuse de tous les succès que remporte l'armée : elle voudrait conserver l'intelligence, l'harmonie entre les chefs. Les premiers différends avec le maréchal de Richelieu viennent de la convention de Closter-Seven : elle ne l'accuse pas d'avoir traité pour de l'argent, ce qui n'eût été ni dans le devoir, ni dans les loyales habitudes du maréchal ; mais celui-ci avait trop compté sur la parole de l'ennemi, le duc de Cumberland, en temps de guerre, et cette loyauté avait compromis l'armée du prince de Soubise. Il résulte de la correspondance particulière du maréchal de Richelieu avec Pâris-Duverney[7], que le maréchal se trouvait mêlé à des traités lucratifs de fournitures, à des opérations financières désavouées par la cour et qui expliquent l'espèce de disgrâce qui força le maréchal de Richelieu à chercher retraite dans son gouvernement de Guienne. En cette résidence de Bordeaux, la correspondance avec la marquise s'attiédit. Le roi Louis XV ne mit jamais un Richelieu en disgrâce : il savait trop ce que sa royale famille devait au grand cardinal ; il était persuadé surtout que jamais un Richelieu n'abandonnerait le principe conservateur de l'autorité absolue, cet axiome emprunté au droit romain : Le Roi est le maître dans son royaume.

Ces désordres, ces disgrâces jetaient un peu de confusion dans la marche des affaires, et une certaine absence d'unité se faisait sentir. Cependant, il faut reconnaître que les préparatifs de cette guerre de 1756 qu'on attribue à l'influence de la marquise de Pompadour furent faits avec une grande prévoyance et une immense activité : les forces de terre et de mer furent mises dès l'origine sur un pied formidable : soixante-sept vaisseaux de ligne, quarante-quatre frégates et quatre-vingt mille hommes de mer ; les armées de terre eurent présents aux drapeaux plus de deux cent mille soldats sans compter les milices provinciales. On pourvut à tout par les moyens ordinaires, et malgré l'opposition anti-nationale des parlements. Les rapports de la marquise de Pompadour avec les financiers aidèrent singulièrement le trésor dans ses dépenses. Parmi tous les vieux amis de la marquise il faut distinguer le financier Pâris-Duverney qui fut placé à la tête des fournitures des troupes de la marine et de terre, avec un talent et une supériorité remarquables.

C'était un vieillard déjà, le troisième des quatre frères Paris qui avaient rendu tant de services lors de la campagne du maréchal de Villars à la fin du règne de Louis XIV[8]. Sous le ministère du duc de Bourbon, ami de la marquise de Prie, Pâris-Duverney avait présidé à la marche et au développement de la liquidation du système de Law, opération si difficile. Préoccupée déjà des fournitures de l'armée, après la campagne de 1745, madame de Pompadour le fit appeler au conseil d'État. Esprit d'excellente initiative, une longue expérience des troupes l'avait conduit à la science de stratégie, et sa correspondance avec le maréchal de Richelieu constate une connaissance considérable des détails d'une grande campagne. Le fournisseur Pâris-Duverney pourvut à toutes les ressources de la guerre de 1756, de concert avec les fermiers-généraux[9], au moyen des anticipations, des avances rendues nécessaires par le refus du concours du parlement. Pâris-Duverney soutint au conseil du Roi que l'impôt était dû dès que les édits étaient promulgués, sans le concours du parlement. Pâris-Duverney devint le financier de la marquise de Pompadour, si capable, si séduisante dans ses idées de gouvernement et d'administration : la marquise était devenue l'intermédiaire, le charmant homme d'affaires du Roi pour toutes les transactions qu'imposait la guerre. Les financiers étaient les amis de sa famille : la lignée nombreuse des Lenormand s'était placée à la tête des opérations du trésor. Les fermiers-généraux prenant les emprunts à leur compte, faisaient toutes les anticipations nécessaires à 4 ou 5 % d'intérêts avec la certitude d'une perception d'impôt qui les couvrirait de leurs avances.

 

 

 



[1] Louis-Charles-Auguste Fouquet, comte de Belle-Isle, né en 1681, fort ami du Régent.

[2] Voir mon livre sur le Maréchal de Richelieu.

[3] Louis-Réné de Caradeuc de La Chalotais.

[4] Voyez mon livre sur le Maréchal de Richelieu.

[5] Charles de Rohan, prince de Soubise ; il avait épousé mademoiselle de Carignan, de naissance souveraine.

[6] Voir mon travail sur Louis XV.

[7] Cette correspondance a été publiée en 1757.

[8] Voir mon Louis XIV.

[9] La liste des principaux financiers était considérable à cette époque, et voici le tableau dressé par le contrôleur : BERGEREY, gendre d'un des frères Pâris ; BRISSARD, frère de l'intendant du cardinal de Fleury ; BOURRET, d'abord fournisseur de blé ; BRAGOUSSE, enrichi au système de Law ; CAMUSET, protégé des d'Argenson ; CAZE, du Languedoc ; CHEVALIER de Montigny, protégé de Colbert ; GAILLARD de la Rouexerie ; DELAHAYE, fermier-général depuis 1718, propriétaire de l'hôtel Lambert ; DELAPORTE, chargé du syndicat des fermes ; DUPIN, il avait épousé une fille de Samuel Bernard ; D'ARNONCOURT, le très-riche ; DE VILLEMUR, protégé de M. de Noailles ; GRIMOD (les deux frères) de la Reynière et Dufort ; HELVÉTIUS, le philosophe ; L'ALLEMENT de Nantouillé ; le riche la POPELINIÈRE ; LENORMAND de Turneheim et d'Étioles (oncle et neveu) ; ROLLAND de Souffetière ; SAVALETTE, garde du trésor royal ; THIROU, fermier des postes.