Le traité de paix d'Aix-la-Chapelle, quelles que fussent
la solennité de ses formules et la gravité de ses causes, n'avait été
considéré que comme une trêve dans l'esprit de certaines puissances qui ne
signaient la paix qu'avec la pensée de la rompre au plus tôt ; l'Angleterre,
par exemple, en bons rapports officiels avec Le roi Frédéric de Prusse à son tour n'était pas
complètement satisfait du traité d'Aix-la-Chapelle qui n'avait réalisé ses
projets que d'une manière imparfaite : Frédéric avec son génie ardent, les
économies de son trésor, son puissant état militaire, se trouvait à l'étroit
dans les limites que le traité avait fixées ; il n'aspirait qu'au jour où il
lui serait permis d'agiter l'Allemagne pour s'en assurer encore quelques
lambeaux[2]. Déjà
d'intelligence avec les Anglais, Frédéric s'assurait une autre force bien
puissante alors, l'appui du parti philosophique qui préparait la popularité à
toutes ses entreprises, même les plus étranges, les plus injustes. Les
calvinistes, les jansénistes pamphlétaires réfugiés à Londres, Amsterdam,
Berlin avaient voué a, L'Amour entouré des Ris, Jouait avec la pomme accordée à sa mère Par le berger Pâris. La main folâtre et légère La jetait, l'attrapait, la rejetait en l'air ; Quand tout à coup l'oiseau qui porte le tonnerre S'élance, la saisit et fuit comme un éclair ; L'Amour désespéré parcourt toute la terre : Vénus ne le verra jamais Qu'il n'ait trouvé le prix qu'obtinrent ses attraits. L'aigle planant sur nos rivages L'avait laissé tomber dans ces riants bocages Où nos Rois ont fixé leur cour. Un héros parcourant cet auguste séjour La voit, la prend, il lit ces mots : A la plus belle. Cette pomme, dit-il, regarde Pompadour, Il la lui porte devant elle. A l'instant se montra l'Amour ; A peine il aperçoit cet objet qui l'enchante, Que transporté de joie, il se jette a son cou : Maman, maman, s'écrie-t-il, vous êtes bien méchante De m'avoir fait chercher si longtemps ce bijou ![4] Depuis, ce poétique enthousiasme s'était calmé. Il y en avait plusieurs causes : Voltaire n'avait pu supporter la rivalité de Crébillon, ni les faveurs dont le vieux poète avait été l'objet ; il s'en était blessé profondément. Ensuite Voltaire espérait un rôle politique dans le département des affaires étrangères ; sous l'aile de M. d'Argenson et de la marquise de Pompadour il avait été attaché à ce département comme écrivain rédacteur, et on lui attribuait quelques pièces importantes et confidentielles, par exemple le manifeste du prince Édouard lors de son expédition en Angleterre[5], rédigé sous les yeux de madame de Pompadour. Voltaire ensuite ne put obtenir tout ce qu'il demandait, et de dépit il se retira à Cirey chez madame du Châtelet (la sèche et ennuyeuse Émilie), où il subit la nouvelle disgrâce de se voir délaissé pour un bel officier de dragons, Saint-Lambert, poète philosophe comme lui[6]. Madame du Châtelet résidait une partie de l'année à la
cour du roi Stanislas, prince pieux, mais d'une faiblesse extrême, et dont la
cour était un peu le refuge de tous les philosophes. Le défaut des élèves des
jésuites, des princes placés sous leur influence, avait toujours été cette
faiblesse, cette tolérance extrême qui ouvraient les plus larges voies à
toutes les opinions ; et la plus grave erreur historique a été de leur
attribuer cette dureté inflexible des idées et des jugements, ce qui était
dans le caractère des jansénistes. A la cour de Stanislas il régnait donc une
grâce facile, une faiblesse extrême pour tous les beaux esprits, une
galanterie qui faisait la fortune et la renommée aussi bien de madame de
Boufflers[7] que de madame du
Châtelet. Ce fut à cette cour, après la mort de l'infidèle Émilie, que
Voltaire passa décidément au service du roi de Prusse aux conditions que
voici : il recevait la grand'croix de l'ordre du Mérite, la clef de chambellan,
la promesse d'une baronnie avec vingt mille livres, pension attachée à son
titre. Voltaire ainsi naguère gentilhomme de la chambre du roi Louis XV
devenait chambellan du roi de Prusse ; il prit dès lors toutes les petites
passions, toutes les haines implacables des réfugiés contre Voltaire accueilli, fêté à Berlin par Frédéric qui voulait
avoir cette grande popularité à son service, y acheva le poème immonde,
anti-français de Telle plutôt cette heureuse grisette Que la nature ou l'art forma Pour le sérail, ou bien pour l'Opéra ! Qu'une maman avisée et discrète, Au noble lit d'un fermier éleva, Et que l'amour d'une main plus adroite Pour un monarque entre deux draps plaça. Sa vive allure est un vrai port de Reine, Ses yeux fripons s'arment de majesté, Sa voix a pris le ton de souveraine Et sur son rang son esprit est monté[9]. Ces vers spirituels et charmants au reste, étaient dictés
par la plus noire ingratitude : cette grisette dont parlait Voltaire, était
la femme jeune et spirituelle, qui lui avait tendu la main dans la disgrâce ;
la maman avisée et discrète avait été la protectrice du poète dans les salons
de M. Lenormand d'Étioles, qui avait fait la fortune financière de Voltaire
de concert avec les frères Paris. M. Lenormand lui-même n'échappait pas aux
sarcasmes de l'auteur de Telle n'était pas la sérieuse réalité des affaires ;
l'alliance entre l'Autriche et 1° Le 1er mai 1756, il fut conclu un simple traité de
neutralité en ces termes : La tranquillité de
l'Europe étant troublée par les différends qui divisent 2° Le même jour (1er mai
1756), il fut signé une convention secrète en ces termes : Cependant, si à l'occasion de ladite guerre, d'autres
puissances que l'Angleterre viennent à attaquer, même sous prétexte
d'auxiliaires, aucune des provinces que Sa Majesté très-chrétienne possède en
Europe, Sa Majesté Impératrice et Reine s'engage à les garantir et à les
défendre, et réciproquement, si les États de Sa Majesté Impératrice et Reine
étaient attaqués sur le continent, Sa Majesté très-chrétienne s'oblige aussi
à les défendre et à les protéger[12]. C'était donc sur le pied d'une parfaite égalité que Par la connaissance de ces documents diplomatiques, tout
change de face dans l'histoire sérieuse sur l'origine de la guerre de sept
ans. L'initiative n'était point prise par On vit bientôt celte alliance s'étendre et se développer
avec une incontestable habileté. Dès que Frédéric pour remplir les
engagements du traité de subsides signé avec l'Angleterre, eut envahi Ce traité, les philosophes et les écrivains vendus au roi
de Prusse, l'ont dénoncé comme inique et injuste ; et plusieurs fois
néanmoins il s'était produit dans l'histoire, et devait se produire encore,
comme un acte de haute police européenne contre les princes qui tentaient de
briser le vieil échiquier des souverainetés. En même temps La connaissance de ces traités donnait ainsi un but
très-sérieux, très-élevé à cette alliance de 1786, qui fut négociée par les
hommes d'État de la plus haute intelligence. Ces traités à l'honneur éternel
de madame de Pompadour, si, comme on le dit, elle les avait inspirés,
assuraient : 1° le concours de l'Autriche quand Ce n'était donc pas sans but utile, et sans stipuler des
avantages matériels, que le cabinet,de Versailles prenait à sa solde les
contingents des cercles, de Pourtant cette grande politique du traité de Le roi de Prusse uni à l'Angleterre avait commencé les
hostilités et porté le désordre en Allemagne. Eh bien ! cet agresseur
couronné, les philosophes vendus à son cabinet eurent l'art de le présenter
comme une victime de l'ambition et de l'injustice de |
[1] Dépêches du marquis de Mirepoix, ambassadeur de France en Angleterre.
[2] Voir mon Louis XV.
[3]
Je prépare un travail sur le mal que les réfugiés huguenots en Angleterre et en
Hollande firent à
[4]
Ce sujet a été gravé en
[5] Il a été inséré dans les Mémoires de Voltaire.
[6] Le marquis de Saint-Lambert était né en 1717, lorrain d'origine. C'est en faisant allusion à sa triste mésaventure que Voltaire écrivait :
Les fleurs dont Horace autrefois
Faisait des bouquets à Glycère,
Saint-Lambert, ce n'est que pour toi
Que ces belles fleurs sont écloses :
Et les épines sont pour moi.
[7] Madame de Boufflers était née de Beauveau Craon. Son mari, le marquis de Boufflers, était capitaine des gardes de Stanislas. Voltaire faisait allusion encore à cette situation lorsqu'il écrivait à madame de Boufflers :
Vos yeux sont beaux, votre âme encor plus belle,
Et sans prétendre à rien, vous triomphez de tous ;
Si vous eussiez vécu du temps de Gabrielle,
Je ne sais pas ce qu'on eût dit de vous,
Mais on n'aurait point parlé d'elle.
[8]
Cependant Voltaire faisait toutes sortes de démarches pour rentrer dans les bonnes
grâces de madame de Pompadour : il écrivait au maréchal de Richelieu : Ne pourriez-vous pas avoir la bonté de persuader à madame de
Pompadour que j'ai précisément les mêmes ennemis qu'elle ; si elle souhaite que
je revienne, ne pouvez-vous donc pas lui dire que vous connaissez mon
attachement pour elle ; qu'elle seule pourrait me faire quitter le roi de
Prusse, et que je n'ai quitté
[9]
Ces vers ne sont que dans quelques éditions de
[10] Le prince de Kaunitz fut ambassadeur à Paris, de 1750 à 1756.
[11] Le traité est signé par le comte Starhenberg, M. le comte de Rouillé et l'abbé de Bernis. Il est de inséré dans Wenck, C. Jur. Gent. Amster., tome III, page 139.
[12] De Kock et le comte de Garden, t. IV, p. 19.
[13]
Frédéric avait envahi le 29 avril
[14] De Kock, Notes et documents V, et le comte de Garden, t. IV, p. 90.
[15] Les Pays-Bas étaient alors une possession autrichienne.
[16] Le texte se trouve dans les pièces et documents publiés par M. de Garden, t. IV.
[17] Cette politique fut suivie par l'empereur Napoléon. C'est celle qu'adopta M. de Talleyrand pour organiser la confédération du Rhin. Les gentilshommes qui plaisantaient beaucoup sur cette armée des cercles, appelaient du nom de tonnelier le corps français du prince de Soubise, destiné à les soutenir.
[18] De Kock et les Traités de paix du comte de Garden, tome IV.