Ces distractions du soir, si brillantes, si animées dans
le château de Choisy, n'arrêtaient pas un moment la marche des affaires. La
marquise de Pompadour possédait un sens droit, une aptitude merveilleuse
non-seulement pour les questions de finance, ce qui pouvait s'expliquer par
son éducation première dans les salons d'Étioles, mais encore pour toutes les
affaires d'administration publique, de prérogative royale, et même de
politique extérieure. Sur ces dernières questions, la marquise avait un
sentiment de fierté et de dignité nationale qui correspondait à l'esprit gentilhomme
: ainsi elle n'avait pas approuvé en son entier les négociations
d'Aix-la-Chapelle, et bien que le traité, en définitive, eût été fort
glorieux pour De là ses premières antipathies pour le marquis d'Argenson
fort aimé du Roi, et très-dévoué à la sévère exécution du traité
d'Aix-la-Chapelle ; la marquise ne trouvait pas chez M. d'Argenson le
sentiment exalté des questions chevaleresques, et à ses yeux le traité
d'Aix-la-Chapelle était plus prussien que français. Les idées matérialistes
des wighs anglais y avaient trop prévalu, et M. d'Argenson avait exécuté sans
ménagement et sans délicatesse cette clause rigoureuse qui imposait
l'expulsion du prince Édouard ; madame de Pompadour avait rougi pour le roi
de France, de la triste scène de l'Opéra : Un prince que Louis XV avait
appelé mon frère, arrêté, menotte
comme un criminel, et cela pour remplir les conditions secrètes d'Aix-la-Chapelle.
Dans la pensée de madame de Pompadour, mieux valait s'exposer à la guerre,
que d'employer de telles violences. L'esprit positif prévalait chez M.
d'Argenson ; il n'avait pas osé dire à l'ambassadeur d'Angleterre : Jamais mon maître n'emploiera la violence pour contraindre
le prince Édouard à quitter un royaume hospitalier : plutôt la guerre, et La marquise de Pompadour s'aperçut bien qu'en changeant de politique, il fallait préparer l'avènement d'un nouveau conseil ; elle jeta les yeux sur l'abbé de Bernis et sur le comte de Stainville. L'abbé de Bernis n'était pas seulement ce charmant abbé spirituel, joufflu, auquel Voltaire adressait ces vers : Votre muse vive et coquette, Cher abbé, me parait plus faite Pour un souper avec l'amour Que pour un souper de poète. Venez demain chez Luxembourg, Venez la tête couronnée De laurier, de myrte et de fleurs ; Et que ma muse un peu fanée Se ranime par la couleur Dont votre jeunesse est parée. C'était aussi un esprit studieux, capable, nourri de
fortes études, avec un sens très-droit ; l'abbé de Bernis tout en conservant
un charme inexprimable de conversation et d'à-propos, savait le droit public
de l'Europe, avec cette perspicacité qui saisit le sens de chaque chose ; et
plusieurs fois consulté par le Roi, sur la direction du cabinet, il avait
répondu avec une force de logique, une finesse d'aperçus et une connaissance
des faits et des hommes, qui avaient frappé Sa Majesté. Madame de Pompadour
le désigna au Roi pour l'ambassade de Venise[5], la ville des
informations où venaient aboutir la plupart des secrets de l'Europe. Le choix
fut fait sans M. d'Argenson. L'abbé partit au mois d'octobre avec les
instructions particulières du Roi qui toujours avait beaucoup tenu à sa
correspondance personnelle avec les ambassadeurs. L'abbé de Bernis comprit le
caractère de sa mission : plus d'informations que de
négociations, et sa correspondance spirituelle et piquante est un
recueil d'anecdotes d'une grande curiosité. A travers les petites
coquetteries de langage on aperçoit des informations très-graves, et par
exemple la première nouvelle du rapprochement de Frédéric II avec
l'Angleterre et la signature des préliminaires d'un traité de subsides signé
par A Venise l'abbé de Bernis conquît une haute importance
auprès du corps diplomatique ; chargé de décider comme arbitre par les deux
parties en cause, sur les différends qui s'étaient élevés entre Dans ces mêmes idées d'une alliance avec l'Autriche se
dessinait le jeune ambassadeur de France à Rome, le comte de Stainville[7], depuis duc de
ChoiseUl. Par son origine il appartenait à La mission actuelle du comte de Stainville avait pour but principal de faire résoudre par le Saint-Siège les difficultés sérieuses que soulevait la bulle Unigenitus parmi le clergé français. Il se produisait spécialement à Paris[8] une étrange lutte : aujourd'hui que les esprits sont calmes, un peu indifférents, qui voudrait disputer à l'évêque, au métropolitain le droit de fixer les conditions des sacrements ? N'est-ce pas une question tout entière de juridiction et de dogme ? Tout ce qui tient à la confession, à l'absolution, à l'eucharistie, est une difficulté purement religieuse qui ne peut toucher le pouvoir laïque ; et néanmoins à cette époque, les parlements prétendaient se mêler à cette question des sacrements et enjoignaient aux curés et aux prêtres : d'avoir à les donner sans condition, car la première de ces conditions, il faut le dire, était la signature d'un formulaire rédigé par monseigneur de Beaumont, archevêque de Paris, la vertu personnifiée, profondément soumis à Rome, comme doit l'être tout évêque qui ne veut pas se jeter dans le schisme. Le parlement, dans cette circonstance, n'eut ni tenue, ni convenance religieuse ; il enjoignit à l'archevêque de révoquer le formulaire, sous peine de voir saisir son temporel, et sur son refus légitime, le parlement exécuta l'arrêt de saisie, de prise de corps aux applaudissements de tout le parti janséniste. Cet acte odieux et bizarre du parlement ne reçut pas la sanction royale ; Louis XV brisa les puériles résistances des jansénistes ; et comme le parlement protestait, il y eut des mesures de rigueur, des lettres de cachet méritées. Ces parlementaires la plupart, au reste, fort honorables dans leur vie privée, étaient insupportables quant aux opinions et aux résistances politiques, énervantes, insultantes pour l'autorité du Roi et pour la marche générale des affaires. |
[1] Article 17. Convention secrète.
[2]
Je trouve pourtant une note secrète de police, qui pourra un peu excuser le
cabinet de Louis XV, de cette violence contre le prince Édouard. Il paraît que
les wighs avaient résolu de se débarrasser du prince Édouard à tout prix, et
que s'il n'avait pas quitté
[3] Voir mon Louis XIV.
[4] Dès l'année 1751.
[5] C'était la troisième en rang, après les ambassades de famille.
[6] Correspondance de Bernis, 1752.
[7] Il était né en 1716. Le jeune comte était laid, d'une figure un peu repoussante, et pourtant pleine de dignité. Son portrait est aux galeries de Versailles
[8] Voir le fastidieux journal de Barbier. C'est moins qu'un recueil fait par un avocat.