En entourant le roi Louis XV de nobles distractions : les beaux-arts et les lettres, la marquise de Pompadour avait un but utile pour son pouvoir ; elle accoutumait le Roi à travailler avec ses ministres secrétaires d'État dans son salon, à écouter quelquefois ses conseils, comme Louis XIV avait souvent écouté les avis de madame de Maintenon. Au reste, la marquise avait l'esprit éminemment juste et surtout très-éclairé, avec trop de tendance pour la philosophie et le scepticisme. On ne s'explique même pas très-bien comment le roi Louis XV, d'une éducation si croyante et fidèle à ses devoirs au moins extérieurs de religion, put vivre en bonne harmonie avec un esprit d'une indifférence si marquée pour les idées et les croyances catholiques[1]. Il est incontestable néanmoins que la marquise de
Pompadour eut une influence sur les affaires de son temps, et les
pamphlétaires raccusèrent surtout de multiplier les lettres de cachet, souvent
dans un égoïste intérêt. Une réflexion m'e§t souvent venue en étudiant l'histoire
: comment arrive-t-il que les écrivains qui ont loué, exalté les femmes de Madame de Pompadour d'ailleurs n'eut jamais le département des lettres de cachet confiées au secrétaire d'État de la maison du Roi. Ces lettres de cachet étaient délibérées en conseil et peu furent motivées par caprice ou par des intérêts frivoles : les pères demandaient des lettres de cachet pour leurs fils débauchés ou compromis ; on châtiait aussi le rapt, les duels, les complots, les vices honteux des grands, la désobéissance, les écrivains qui attaquaient la société, le pouvoir établi. Il n'y a plus d'autorité en ce monde si la puissance publique n'a pas le droit de châtier ceux qui conspirent contre elle. Le 15 mai 1750 madame de Pompadour recul un paquet de poudre blanche que la lettre disait être un poison violent qui donnait une mort rapide. On y dénonçait en même temps dans des termes très-exprès un complot contre le Roi avec une liste de complices désignés parmi-les plus hauts personnages de la cour[2]. On était à une époque grave : on ne parlait que de conjurations et même d'assassinats. La marquise demanda qu'on fît une enquête sur les faits dénoncés. Le lieutenant-général de police fut chargé de rechercher l'auteur de la lettre et de fixer les détails de la dénonciation qui avait accompagné l'envoi de la poudre blanche. S'agissait-il d'un complot ? Était-ce de ces fausses dénonciations, habiles calomnies qui font perdre la trace des véritables complots ? Nicolas-Réné Berryer, issu de haute magistrature, fils de
procureur-général, conseiller au parlement lui-même, puis intendant de
Poitou, esprit ferme et sûr, avait épousé mademoiselle de Fribois, d'une
famille de finance fort liée aux d'Étioles, aux Turneheim, et par cette cause
très-avant dans la confiance de madame de Pompadour. Le lieutenant de police
Berryer fit donc procéder à une information sérieuse. La parfaite innocence
de tous les noms dénoncés dans la lettre fut prouvée jusqu'à l'évidence ; il
ne restait plus de coupable que l'auteur de la calomnie : on dut le
rechercher. N'était-ce pas la marche d'une procédure régulière ? Et de cette
enquête il résulta que la lettre était l'œuvre d'un petit gentilhomme gascon
déjà connu par ses hâbleries, du nom de Henri Mazers de Latude[3], né à Montagnac
dans le Languedoc. Destiné par sa famille au génie militaire, Mazers de
Latude avait fait de fortes études en Hollande[4] auprès des
réfugiés protestants, les ennemis de la patrie. Rentré en France et pour
vivre il s'était adonné aux jeux et aux tripots : c'est dans cette situation
désespérée et pour se créer une ressource qu'il essaya la dénonciation et la
calomnie. Un moment arrêté en vertu des lois qui punissaient les calomniateurs,
il fut interrogé par le lieutenant-général de police, et répondit avec une
certaine habileté en invoquant le besoin qu'il avait de mériter les grâces de
la cour par des services même imaginaires : comme officier on le punit
disciplinairement par la réclusion au fort de Vincennes. Latude s'évada le
second mois : nul ne peut lui faire reproche d'avoir secoué ce vêtement de
pierre et de fer : quel est l'homme qui n'aspire pas à la liberté ? Le
lieutenant-général de police ne le fit pas même poursuivre. Latude eût été
oublié s'il ne s'était pas mis encore à écrire, à dénoncer les hommes les plus
fidèles, les plus innocents. La police dut le faire de nouveau arrêter dans
l'hôtel garni où il demeurait paisiblement depuis six mois. Renfermé cette
fois à Il faut suivre cette vie jusqu'au bout, et devancer les temps pour en juger le caractère : si la captivité de Latude avait été une vengeance personnelle de madame de Pompadour, d'où vient que sa captivité se prolongea après la mort de la marquise ? Échappé de prison à la faveur d'un brouillard[7], en 1765, comment se fit-il que M. de Sartine, ce ministre si hostile à madame de Pompadour, le fit arrêter de nouveau ? d'où vient que le libéral duc de Choiseul le fit enfermer à Bicêtre, et que M. de Malesherbes, visitant cet hôpital en 1775 (règne de Louis XVI), ne fit aucun droit à ses réclamations ? L'ordre de sa liberté ne fut signé qu'en 1777[8], et encore en
exigeant de lui la même parole d'honneur que M. Berryer avait imposée, l'obligation
d'une résidence à Montagnac ; Mazers de Latude rompit de nouveau son ban,
vint à Paris, intrigua toujours, et M. de Malesherbes lui-même donna l'ordre
de le réintégrer à Bicêtre ; il n'en sortit, quelque temps[9] après, que pour
prendre[10]
part à toutes les intrigues, à l'affaire du collier de Il faut aller jusqu'au bout de ce mélodrame, célèbre au
théâtre du boulevard : le 10 août 1793, en pleine terreur, une instance fut
introduite par le citoyen Mazers de Latude contre les héritiers de la
citoyenne Pompadour, courtisane de Capet XVe du nom : pour frapper plus
vivement l'opinion publique, Latude avait fait précéder sa demande d'une
exhibition de son échelle à la porte du Louvre, et de la corde qui lui avait
servi à se sauver ; lui-même se tenait à côté, décoré d'une barbe touffue et
secouant des chaînes. Latude porta l'affaire devant le juge de paix du 6e
arrondissement de Paris, concluant à 60 mille livres de dommages-intérêts
contre les héritiers de la courtisane Pompadour ; il lui fut accordé une
indemnité de Depuis le Consulat, Latude fut complètement oublié. Un gouvernement fort et répressif laissa naturellement dans l'oubli ces parleurs intrigants qui trouvent l'ordre. Latude s'éteignit donc en 1805, sans faire le plus petit bruit, après avoir un moment occupé l'attention publique par la publication de ses Mémoires fabriqués, qui intéressèrent la foule comme ceux de l'abbé Bucquoy ou du baron de Trenck ; car ou aime à suivre tous les efforts surhumains de l'infortune hardie aux prises avec la chemise de force, et parvenant enfin à s'en délivrer. On voudrait voir tous les hommes heureux. Hélas ! n'est-il pas de ces organisations impétueuses et turbulentes qui provoquent le châtiment ou commandent à la société des précautions particulières ! Assez sur Latude et ses prétentions au bruit. Est-ce madame de Pompadour qui l'avait persécuté ? Cet esprit ardent, inquiet, n'avait-il pas dénoncé des complots imaginaires, flétri plus de vingt personnes ? Or, les codes des nations civilisées ne prononcent-il pas des peines contre les calomniateurs ? Est-il une police au monde qui ne doive prendre des précautions particulières contre un prisonnier assez adroit ou assez hardi pour se sauver quatre fois ? Et même cette fuite extraordinaire ne signale-t-elle pas des précautions bien douces et une surveillance bien négligée[12] ? Quel motif aurait eu madame de Pompadour, pour persécuter Mazers de Latude, pauvre inconnu, sans aboutissant ? Était-il un obstacle à son pouvoir ? Sa liberté grandissait-elle ses inquiétudes sur l'amitié du Roi ? Madame de Pompadour était trop artiste, trop occupée des choses douces et belles de la vie : la peinture, la sculpture, la musique, pour être vindicative et méchante ; Latude était un trop pauvre diable pour qu'elle pût le redouter ; elle en abandonna la surveillance à la police du lieutenant-général. Cette affaire n'occupa pas plus d*un mois l'esprit mobile et léger de la marquise. Elle s'inquiéta des jours du Roi menacés par la dénonciation, et n'alla pas au delà. S'il y eut des lettres de cachet considérables sous le
règne de madame de Pompadour, c'est qu'une lutte politique s'engagea entre
l'autorité royale et le parlement sur les questions financières ou
religieuses ; il fallut sévir, et ce fut l'ordre du conseil et non pas de la
marquise. Ce conseil se composait d'hommes graves, pénétrés des nécessités du
gouvernement. Il faut laisser au roman ou au théâtre les façons légères, quand
ils parlent de |
[1] Quelquefois madame de Pompadour se laissait aller aux idées ascétiques : elle s'était affiliée un tiers ordre de Saint-François. Durant le jubilé de 1750, elle se fit donner une chambre au couvent de l'Assomption où était sa fille.
[2] Cette lettre était venue par la poste.
[3] Henri Mazers de Latude, né le 23 mai 1725.
[4] A Bergopzoom.
[5] Sur la recommandation de madame de Pompadour elle-même. (Papiers de Berryer.)
[6] Latude l'avoue dans ses Mémoires.
[7] Au mois de novembre.
[8] 7 juin 1777.
[9] En février 1784.
[10] Ici commence le rôle d'une madame Legros, marchande à la halle, qui obtint le prix de vertu, décerné par l'Académie française (1784).
[11] 11 juin 1793. Tout ce qu'on a écrit sur Latude a été pris dans les Mémoires qu'a publiés l'avocat Thierry, sous ce titre : Le Despotisme dévoilé ou Mémoires de Latude, 1792-1793.
[12] On dit que l'échelle de corde n'était pas son ouvrage, mais celui de l'abbé Bucquoy.