MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

V. — Le château d'Étioles et le château de Choisy-le-Roi.

 

 

Il faudrait profondément creuser les mystères du cœur de Louis XV, pour rechercher la cause première de ces attachements publics et adultères de la dernière partie de son règne. Comment se fait-il qu'un Roi si sage d'abord, si attaché à la reine Marie Leczinska, à ce point de ne pas trouver de femme plus belle, plus désirée, se jeta tout d'un coup dans les bras de maîtresses publiques ? Comment cette innocence se transforma-t-elle eu un libertinage ennuyé ? Est-ce parce que la société si corrompue de la Régence agit sur lui d'une façon désordonnée et provocante ? Ou bien, la reine Marie Leczinska avec ses froideurs, ses scrupules[1], ses clôtures, ses verrous, fut-elle un peu la cause innocente de cet abandon d'un Roi ardent comme le petit-fils de Henri IV pour la galanterie et l'amour ?

La conduite de la reine Marie Leczinska à l'égard de Louis XV fut plutôt l'expression d'un devoir accompli, que d'un amour tendre et passionné. La Reine était comme une statue de la Junon du Nord, taillée dans les marbres de la Baltique, sorte de Vénus froide comme la Freya des Scandinaves : son portrait que l'on voit encore à Versailles et qui la reproduit à tous les âges de la vie, nous représente des traits d'origine slave sans animation[2], même sans jeunesse, sans passion et marqués d'une résignation trop pieuse aux décrets de la Providence, ce qui énerve tous les actes de la vie et ne laisse plus de libre et vif arbitre. Il n'y avait pas dans la reine Marie Leczinska les conditions d'amour, les passions même suffisantes pour retenir un Roi, jeune, gracieux, entouré de séductions et de pièges, entraîné par la main de son siècle, royal vainqueur enivré sous les guirlandes de lauriers et de roses.

Une remarque historique à faire est encore celle-ci : tant que le Roi s'adressa aux dames de nobles maisons, pour y chercher des distractions adultères, la cour ne s'en plaignit ni ne s'en étonna autour de lui. S'il fut en effet une suite de liaisons scandaleuses et immorales, c'est l'amour étrange du Roi pour les quatre filles de l'illustre maison de Nesle ; et pourtant nul ne s'en étonne. On loue même la douceur pieuse de madame de Mailly, la grâce élégante et un peu hardie de madame de Flavencourt, et surtout le courage et l'orgueil tout français de la duchesse de Châteauroux au milieu des guerres. Grandeur d'âme, héroïsme, désintéressement, on lui accorde tout : nouvelle Agnès Sorel, on dirait qu'elle conduit le Roi à la victoire. Mais tout change dès que Louis XV ne choisit plus ses amours dans la haute noblesse, parmi les dames titrées ; alors on l'accuse de mœurs dissolues, de passions vulgaires ;

C'est une petite bourgeoise

Élevée à la grivoise[3]

qui préoccupe l'attention du Roi, et la haute noblesse, ni ne le comprend, ni ne le pardonne. Presque toutes les passions du Roi pour mesdames de Nesle se rattachaient à une intrigue, à un système, à des ambitions politiques, et Louis XV ne voulait plus qu'une coterie de cour dominât par son cœur. Ces sortes de liaisons élevées avaient des conséquences fort sérieuses au point de vue de la famille. Quand le Roi avait des enfants de ses maîtresses de grande naissance, il était pressé, entouré pour les reconnaître, pour les légitimer et alors il fallait des apanages, des dotations considérables, des propriétés de la couronne. Combien n'avaient pas coûtés à Henri IV les ducs de Vendôme et même Beaufort ? Et à Louis XIV cette longue suite de légitimés qui avait abouti aux intrigues du duc de Maine sous la Régence ? Les bâtards, reconnus, légitimés, apanages, étaient un embarras quand ils ne devenaient pas un danger pour la monarchie. Le Roi avait conservé du Régent cette antipathie pour les légitimés, et bien que le duc de Penthièvre fût l'expression de la plus sainte vertu, Louis XV n'avait aucun entraînement pour lui.

Louis XV eut des enfants naturels, ressemblant à sa belle figure, traits pour traits. Ne serait-ce que ce joli abbé de Luc, qu'on appelait le demi Louis, à cause de la similitude[4] ; le Roi fit un sort à chacun de ses enfants, des dots aux filles, modestes et honorables, qu'il maria à des gentilshommes ; il n'éleva jamais ses bâtards jusqu'à l'égalité de ses parents et des princes de sa lignée, et en cela le Roi rendit hommage à l'esprit de famille. Il ne voulut jamais avoir que des charges personnelles sur sa cassette pour des pensions et ne plus grever l'État de lourds apanages. A travers ses faiblesses que je ne justifie pas, le Roi prenait un soin particulier de sa dignité de famille, sentiment que ne gardait pas toujours Louis XIV.

le roi habita Choisy durant les quartiers d'hiver de 174, toujours préoccupé de sa jolie Diane de l'Hôtel-de-Ville. Je me hâte de passer à travers les détails d'une intrigue de bal. Car bientôt il fut question d'un attachement sérieux. Au château d'Étiolés, indépendamment des convives ordinaires, Voltaire, Helvétius, Montesquieu, Bernis[5], Fontenelle (qui avaient vu l'enfance de madame d'Étioles), venaient habituellement, le duc de Richelieu, le prince de Soubise, le comte de Chauvelin, les amis de Louis XV. L'objet constant de la causerie était toujours le Roi ; ses chasses hardies, la beauté de ses traits, les grâces parfaites de ses manières. Tant que la duchesse de Châteauroux avait vécu, madame d'Étiolés n'espérait pas la remplacer, et trop habile pour accepter un rôle secondaire et de passage, elle attendait avec coquetterie que le temps vînt. Toujours très-empressée aux chasses du Roi dans la forêt de Sénart, son apparition au bal de l'Hôtel-de-Ville, avait été comme le couronnement de sa pensée ambitieuse. Madame de Châteauroux n'existait plus, le poste était vacant à Versailles.

La jeune d'Étiolés suivait, disait-on, les conseils du duc de Richelieu très-fidèle jusqu'à sa mort à la duchesse de Châteauroux. Une justice à rendre aux Richelieu, c'est que jamais aucune femme dans leur famille n'avait aspiré au titre toujours avili de maîtresse du Roi, différant ainsi des Noailles, des Mortemart, qui devaient une partie de leur éclat, de leur richesse et de leur grandeur aux favorites[6]. Le duc de Richelieu était l'ami, le conseiller des maîtresses de Louis XV, mais il n'aurait jamais souffert que sa femme (une Guise) ou sa sœur, ou sa fille, depuis comtesse d'Egmont, devînt la favorite même du Roi de France. Les Richelieu à travers la légèreté apparente de leur caractère, gardaient quelque chose de l'empreinte superbe du grand Cardinal en tout ce qui touchait la pureté de leur blason.

Le triomphe de madame d'Étiolés fut une négociation plus sérieuse qu'on ne l'a écrit. Louis XV déjà fortement ébranlé durant sa maladie à Metz par les pensées de concessions, pouvait accepter les conditions du parti du Dauphin et faire un ministre de son choix. Après la mort de la duchesse de Châteauroux — triste épisode qui avait profondément secoué le cœur et l'âme du Roi — il fallait lui donner une amie qui se prononçât contre le système trop sentimental de Monseigneur.

C'est dans ce but que le duc de Richelieu et les amis du Roi, Soubise, Chauvelin, d'Ayen, portèrent les yeux sur madame d'Étiolés. Par ses liaisons elle appartenait à l'école philosophique. Elle était ferme, dessinée dans l'esprit du XVIIIe siècle. Madame d'Étiolés devenue favorite sans avoir, par sa famille, l'importance nobiliaire de madame de Châteauroux, maintiendrait le parti fier et glorieux de l'honneur national, en secouant la sensibilité extrême et la tendance pacifique du Dauphin. Liée avec les financiers comme la marquise de Prie, elle pourrait facilement trouver des emprunts, des liquidations, des ressources pour répondre à la situation difficile des finances au milieu des sacrifices de la guerre. Enfin, elle ferait goûter au Roi des distractions que jusqu'ici il avait un peu trop dédaignées : les jouissances de l'esprit, des beaux-arts et de la littérature. Madame d'Étioles, peintre, graveur, musicienne, donnerait au Roi les plaisirs, toute la gaieté d'un salon ; douée des charmes infinis d'une causerie brillante et ornée, elle entraînerait Louis XV par un mot, par une juste considération, car elle était à la fois femme d'esprit et d'affaires.

D'après la chronique scandaleuse, la première entrevue fut préparée[7] dans l'hôtel de M. Lenormand de Turneheim, rue des Petits-Champs, hôtel qui s'étendait avec les jardins, rue du Bouloi près de l'hôtel des fermiers-généraux dont H. de Turneheim était syndic. Ces petits détails de boudoir ont peu d'importance : le Roi s'y rendit plusieurs fois dans le plus grand incognito et trouva un charme particulier à la causerie de madame d'Étiolés. Il n'existe, je le répète, aucun portrait qui se rattache à cette première période de jeunesse et de grâce de madame d'Étioles. Le pastel de Latour, le portrait, œuvre si finie de Boucher[8], se reportent à des périodes de la vie plus avancée ; dans tous ses portraits, la marquise a de beaux yeux, le front haut, le nez un peu fort, la bouche grande, mais ce que le pastel et la peinture ne pouvaient rendre, c'est l'extrême vivacité du regard, le jeu charmant de sa physionomie, l'esprit infini d'une causerie inépuisable ; puis une raison pénétrante qui allait à ta solution immédiate des affaires. Enfin mille talents réunis de l'artiste qui peignait et gravait à ravir et par-dessus tout, une sensibilité extrême qui s'associait à toutes les gloires, à toutes les joies, à toutes les inquiétudes du Roi pour les apaiser et les distraire.

Madame d'Étiolés multipliait les ressources de son esprit ingénieux pour captiver Louis XV. Une toilette toujours choisie et pleine d'invention, des fantaisies de meubles, des objets d'art et des tapisseries se succédant avec rapidité dans les mille riens d'une vie élégante ; la passion des bâtiments, des jardins, des points de vue, ces féeries que la puissance du goût et delà fortune peuvent créer ; une variété incessante de distractions, voyage, chasse, comédie, beaux-arts : c'était toujours Armide et ses enchantements consacrés au plaisir du Roi. Tout se passait jusque-là dans le plus grand mystère. Madame d'Étiolés suivit secrètement le Roi dans cette campagne de 1745, couronnée par Fontenoy : il n'y eut ni publicité, ni scandale au milieu de l'armée. Le maréchal de Saxe se faisait suivre par le théâtre de madame Favart ; les dames de la cour s'attachaient aussi à quelques gentilshommes. Madame d'Étiolés voulut avec hardiesse suivre le camp et partager les fatigues du Roi ; elle y montra de la fermeté, du dévouement, du courage, elle y parut vêtue en jeune mousquetaire, et le duc de Richelieu la prit sous son aile, dans ce qu'il appelait son bagage élégant ; il n'était pas rare alors de voir des dames sous les tentes des chevaliers : beau souvenir du moyen-âge.

 

 

 



[1] Le Roi s'en plaignait publiquement et en particulier au duc de Richelieu. Voyez mon travail sur le Maréchal de Richelieu.

[2] Galerie des portraits. Il existe six portraits de la Reine. Boucher même ne l'a pu animer.

[3] Noël de cour, avril 1751.

[4] Le petit abbé de Luc était adoré par ses sœurs, Mesdames filles de Louis XV, si gracieuses et si bonnes pour les enfants de leur père.

[5] L'abbé de Bernis avait son logement au château. Les poètes y habitaient constamment.

[6] Mesdames de Montespan et de Maintenon.

[7] Janvier 1745.

[8] Madame de Pompadour servit aussi de modèle à Boucher pour son tableau de Vénus enchaînée par l'Amour.