XXIX. — LE CURÉ DE MEUDON. - MONTAIGNE. - BRANTÔME. - NOSTRADAMUS.
1559-1560.
Le duel sanglant entre La Châtaigneraie et
Jarnac fut le dernier combat judiciaire autorisé comme il l'était au
moyen-âge chevaleresque, véritable appel au jugement de Dieu. Cet esprit
s'affaiblissait chaque jour : l'honneur et la chevalerie étaient raillés
hautement comme une folie des temps écoulés. Alors mourait dans la petite
maison, rue du Jardin et Saint-Paul[1] cet esprit
méchant et tout matérialiste dont j'ai parlé, Rabelais, que l'indulgence de
François Ier avait trop ménagé comme un pédant, échiqueté d'universitaire et
de fou royal : La vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel,
jadis composée par l'abstracteur et quintessence, livre plein de
Pantagrualisme avait paru à Lyon sous le règne encore de François Ier[2], et la protection
du Roi avait couvert ce fatras d'histoires drolatiques écrites dans une
langue inintelligible ; mais le recueil contenait de grossières déclamations
contre le pape, les moines, les papelards, et même contre les dogmes
chrétiens et à cette époque, où les calvinistes et les luthériens attaquaient
l'Église, les livres de Rabelais obtinrent une grande renommée : on entrait
dans l'époque matérialiste. Ce qu'on exaltait, c'était la chair, le ventre,
le sensualisme aux dépens des idées de chevalerie et de dévouement. Le
parlement avait été d'une indulgence extrême pour ce curé qui mourait dans
l'opulence en profitant des bénéfices de cette Église qu'il maudissait : et
c'était une grande faute du concordat signé par François Ier et Léon X, que
l'autorité laissée au Roi de disposer des bénéfices ecclésiastiques qu'il
distribuait libéralement entre les artistes, les courtisans et quelquefois
parmi les universitaires ennemis de l'Église ; le Primatice, Benvenuto Cellini
eurent des abbayes comme s'ils avaient appartenu aux ordres sacrés. François
Rabelais fut sans doute un grand railleur de chose ? saintes, mais on lui
prêta plus encore qu'il n'avait dit et fait ; les faiseurs d'historiettes lui
ont attribué mille bouffonneries impies et des paroles plus que déplorables
au moment si grave de son agonie ; quand le cardinal du Bellay fit demander
des nouvelles de sa santé par un page, Rabelais répondit de sa voix mourante
: Dis à monseigneur l'état où tu me vois, je m'en
vais chercher un grand peut-être ; il est au nid de la pie, dis-lui qu'il s'y
tienne, et pour toi tu ne seras jamais qu'un fou ; tire le rideau, la farce
est jouée. Toutes ces inventions furent faites après coup par de mauvais
esprits qui voulurent trouver dans Rabelais un précurseur des idées du XVIIIe
siècle, tandis qu'il ne fut que le successeur de ces médisants de l'Église,
les Albigeois et Vaudois qui troublèrent l'ordre religieux du XIIIe siècle.
Ses livres sont écrits presque en patois mêlé de grécisisme, tous ses
personnages sont des paysans, des moines, mais il n'y a dans Rabelais ni
système, ni pensée arrêtée, ni intention saisissante : on lui ferait trop
d'honneur de trouver en lui autre chose qu'un bouffon[3].
Si Rabelais avait été le protégé de la duchesse d'Étampes,
Michel Montaigne fut celui de Diane de Poitiers ; et cependant son esprit
dissertateur, les livres qu'il avait publiés entraînaient avec eux-mêmes la
destruction de l'esprit chevaleresque, objet d'un culte profondément ébranlé
par la réformation. Michel Montaigne enfant fut envoyé auprès de François Ier[4], et plus tard
Diane de Poitiers l'attacha au service de Henri II, non pas comme un de ses
braves chevaliers qui allaient avec lui aux batailles, mais comme un jeune
page qui pouvait le distraire et l'enseigner. Ainsi se formait le scepticisme
en face de cet édifice de croyance qui composait le moyen-âge. Peu de chose
appartenait à l'esprit de Montaigne dans ses œuvres ; il empruntait tout à
Cicéron, à Sénèque et même à Lucrèce. L'antiquité réagit sur toute cette
littérature comme le latin et le grec sur la langue française ; Montaigne
enfant eut toute la faveur de Diane de Poitiers, parce que tout en
philosophant et méditant, il ne fut jamais soupçonné de huguenoterie ; il
restait dans la région élevée de la pensée sans ébranler publiquement le
dogme[5].
A tous ces écrivains d'une littérature empruntée aux
anciens, combien Brantôme était préférable, non point qu'on doive croire tout
ce qu'il rapporte : J'ai ouï dire, j'ai entendu
conter n'est-ce pas sa formule ? Brantôme a écouté partout les mille
chroniques de guerre et de galanterie ; quand il vint à la cour, Diane de
Poitiers était vieille déjà[6] ; pourtant il fut
frappé de cette éclatante beauté qui se conservait à travers les années ;
Périgourdin un peu vantard, il se disait issu par son père de la très-noble
et antique race de Bourdeilles, déjà renommée sous l'empereur Charlemagne : Comme les histoires anciennes et vieux romans français,
italiens, espagnols le témoignent de père en fils, et du côté de sa mère,
issue de l'illustre race des Vivonne[7]. Brantôme
recueillait jour par jour les anecdotes dans un grand volume couvert de
velours vert pour les dames et de velours noir pour les rodomontades. Brantôme
fut par la naïveté de son langage, la tradition de la chronique du moyen-âge,
en y ajoutant cette petite médisance de récit qui était l'apanage du Valois.
Chez Brantôme, seigneur de Bourdeilles, le sentiment de la morale n'a pas un
rigide écho ; expression de la cour de Charles IX et de Catherine de Médicis,
il conte avec une grande crudité les actions que d'autres siècles et d'autres
mœurs ont flétries ; chaque époque a sa morale particulière trop souvent,
hélas ! en dehors des lois suprêmes et éternelles.
Bien plus puissant sur les imaginations et les esprits,
avait paru à cette époque un écrivain étrange, tireur d'horoscope, dont les Centuries
faisaient grand bruit à la cour ; c'était Michel Nostradame ou Nostradamus,
natif de Salon en Provence. Jamais les superstitions et les fables
n'abandonnent le cœur de l'homme ; elles se transforment et ne disparaissent
sous un type que pour se produire sous un autre ; l'horoscope fut une
dégénération de cette magie, des épopées du moyen-âge, dans les romans de Lancelot
du Lac, de Roland et des quatre fils d'Aymon où la magie se montre sous des
couleurs brillantes comme le ressort divin d'un poème. L'horoscope plus
sombre s'attachait à la vie de l'homme, à deviner son histoire individuelle,
sa destinée, tel était le but des centuries que maître Nostradamus
publiait à Lyon. Quelle était l'origine de ce triste prophète ? Il se disait
d'une famille de juifs convertie. A Rome, Juvénal avait déjà flétri les juifs
vendeurs et interprètes des songes ; médecin d'abord, il aval t publié un almanach pronosticant toutes les saisons[8], puis un traité des
fardements[9],
l'art de se farder que l'Italie avait donné à la France ; les singulières
recettes pour entretenir le corps (et Diane de
Poitiers n'était-elle pas une merveille entre toutes). Mais lés livres
qui firent sa renommée, ce furent les centuries[10] qui prédisaient
en termes fort obscurs les horoscopes de chacun et que toute la génération
lisait avec avidité ; qui ne désire pénétrer le secret de sa destinée ? Les
centuries écrites en vers étaient feuilletées par Catherine de Médicis, Diane
de Poitiers, la duchesse d'Étampes, et on citait avec effroi la prédiction
suivante qu'on appliqua plus tard au malheureux tournoi où périt Henri II :
Le lion jeune, le vieux
surmontera
Au champ bellique par singulier
duel.
Dans cage d'or les yeux lui
crèvera,
Deux plaies ont fait mourir,
mort cruelle !
Cette prédiction semblait annoncer qu'un grand péril
menaçait le Roi (le lion), qu'un vieux (Montgomery) le blesserait en duel au champ
belliqueux ; la cage d'or, c'était le casque ; le Roi serait frappé entre les
deux yeux, et de quelle blessure, juste ciel ? une blessure à mort. Ces
prédictions obscures étaient d'un grand effet sur les imaginations ; on ne se
dirigeait que par son astrologue. Au milieu des fêtes, des plaisirs, des
distractions, la prédiction apparaissait comme une fatale menace !
XXX. — LES ARTS SOUS HENRI II. - LES DEMEURES ROYALES. - CHAMBORD. -
CHENONCEAUX. - ANET. - LES ARTISTES.
1545-1557.
Si l'on veut exactement parler, la belle Renaissance
n'appartient pas à François Ier, mais à Henri II ; c'est sous ce règne que se
développe l'art dans sa perfection, ces bâtiments sveltes à colonnes cannelées
qui se couronnant par des ornements de fantaisie d'une belle ordonnance, et ces
mille statues parsemées dans les niches et qui diffèrent si essentiellement
des œuvres du moyen-âge : meubles, armures, coffrets, boiseries, orfèvrerie,
tout est marqué d'un splendide cachet ; le marbre est ciselé avec un fini
dont on trouve des modèles dans les deux tombeaux de Louis XII et de François
Ier à Saint-Denis.
Quels maîtres accomplirent ces œuvres ? la plupart sont
inconnus ; ils venaient presque tous d'Italie, et Catherine de Médicis les
avait entraînés à sa suite. Quand aujourd'hui on parcourt même les provinces,
on trouve dans certaines églises des boiseries, des sculptures, des oeuvres
d'art d'une grande perfection évidemment de l'école italienne, et en
feuilletant les registres on voit que des artistes, sorte de pèlerins de la Renaissance,
allaient de villes en villes offrir leurs ciseaux, leurs pinceaux aux
églises, aux monastères ; Catherine de Médicis n'était-elle pas la reine des
artistes ? elle leur donnait l'impulsion, et l'art français se ressentit de
cette protection, comme l'école italienne.
On en trouve un exemple considérable dans l'ineffable
amitié qu'elle porta à maître Bernard Palissy, ce merveilleux potier de terre
dont les œuvres devinrent pour Diane de Poitiers et Catherine de Médicis ce
que la manufacture de Sèvres fut plus tard sous la marquise de Pompadour. La
seconde manière de maître Bernard Palissy est la plus perfectionnée ; celle-là
seule est splendide et incontestablement les modèles étaient fournis par
l'école de Florence et de Rome ; la reine Catherine de Médicis faisait
exécuter sur les grands dessins ses plats, ses assiettes dont le prix est
aujourd'hui illimité[11].
La demeure habituelle de Henri II ce fut le château de
Saint-Germain. Presque tous ses actes d'autorité royale sont sortis de cette
résidence élevée au temps de Charles VII ; la vaste forêt qui s'étendait d'un
côté jusqu'à Pontoise, de l'autre jusqu'à Écouen, était aussi sombre et
séculaire que celle de Fontainebleau ; la chasse y était belle et
plantureuse, et le point de vue unique. Un certain nombre de châteaux commencés
par François Prêtaient en construction, aucun n'était achevé, le bizarre Chenonceaux
avec ses ponts, ses canaux, ses formes irrégulières ; Chambord, construit sur
les dessins du Primatice étaient loin d'être à leur fin. Philibert Delorme,
par les ordres de Diane de Poitiers, semait de riches ornements la résidence
d'Anet. Les galeries du Louvre, celles qui donnaient sur la rivière, ne s'élevaient
qu'au premier étage[12]. Presque dans
tous ces bâtiments, à côté de la Salamandre de François Ier, on voyait
s'incruster le chiffre entrelacé de Diane de Poitiers et de Henri II, et la plus
singulière des remarques c'est que ce témoignage public d'un amour un peu
étrange était donné en présence de Catherine de Médicis, la femme légitime de
Henri II. La reine féconde[13] et heureuse de
ses artistes paraissait très-peu s'occuper de ces manifestations publiques ;
elle préparait sa domination politique au milieu des plaisirs et des fêtes.
Sous l'emblème de ces chiffres amoureux, on ne vit partout que l'histoire de
Diane dans l'Olympe restauré de tant de dieux, par la Renaissance ; Vénus
n'a qu'une très-petite place dans ces créations d'artiste ; Hébé, symbole
delà jeunesse et de la grâce, avait été plusieurs fois sculptée durant la
puissance de la duchesse d'Étampes, et Benvenuto avait conçu et exécuté dans
une pensée flatteuse son Hébé, chef-d'œuvre d'orfèvrerie. Sous Henri II,
Vénus, Hébé cessent de régner, les artistes y substituent des scènes de
chasse où Diane apparaît dans tous ses attributs ; autour d'elle sont
groupées ses nymphes qui reflètent souvent le portrait des dames qui
accompagnaient Diane de Poitiers : parmi elles on trouve une autre Diane,
moins célèbre et néanmoins aussi belle, aussi spirituelle.
C'était une fille d'amour de Henri II qu'il avait eue
dauphin dans son expédition des Alpes, d'une dame piémontaise nommée Philippe
Duc[14]. La petite
princesse prit le nom de Diane de France, et fut élevée avec un soin extrême
sur les genoux pour ainsi dire de la duchesse de Valentinois. Je pense, dit Brantôme, que
jamais dame eût été mieux à cheval, et elle était très-belle de visage et de
taille : elle parlait l'italien, l'espagnol, et à treize ans elle avait
épousé Horace de Farnèse, duc de Castro, deuxième fils de Louis, duc de Parme
et de Plaisance, tué tout jeune devant Hesdin[15]. Diane de
France, restée veuve sous la garde de Diane de Poitiers, fut destinée à
François de Montmorency, fils du connétable, le protégé particulier de Diane
de Poitiers, alors en toute sa faveur : on dit même qu'elle était la mère de
cette jeune Diane que les lettres de légitimation supposaient fille d'une
dame piémontaise.
L'amour de Henri II pour Diane de Poitiers (duchesse de Valentinois) ne faisait que
s'accroître ; le roi portait publiquement ses couleurs, la devise de donec totum implicit orbem[16] sous un
croissant placé sur les monnaies s'appliquait à Diane de Poitiers, qui elle-même
avait pris pour devise le chiffre de Henri ; dans quelques médailles on voit
Diane foulant au pied un amour avec cette légende : omnium victorem vinci (j'ai vaincu le vainqueur de tous). A la fin de l'année 1556,
le château d'Anet fut achevé par Philibert Delorme, charmante demeure entre
les deux forêts d'Yves et de Dreux. Diane devait aimer les bois ; son parc
s'étendait sur l'Eure jusqu'au village d'Yvry, célèbre depuis par la victoire
de Henri IV. Anet devint désormais la demeure de prédilection de Diane de
Poitiers : elle-même l'avait meublé de belles tapisseries qui racontaient ses
amours avec le R<n de France qu'elle aimait de toute sa passion ; le
premier acte de la prise de possession du château d'Anet fut la fondation
d'un hospice ou maladrerie pour les pauvres[17].
Le château d'Anet se distinguait surtout par la richesse
de son ameublement, cet art porté à son point extrême de sévère élégance sous
les Valois : les meubles étaient d'ébène et d'ivoire, les tentures en cuir
damasquiné jaune, les buffets et coffrets en bois sculpté reproduisaient les
scènes de chasse relevées en or ; les tapis de l'Orient, les glaces de Venise
sans reflet, ornaient les salles ; dans quelques galeries, des peintures, des
poteries jaune glauque ou bien sur émail ; les cheminées avaient cette
perfection de grandeur qui en faisait des monuments : n'était-ce pas autour
de la cheminée qu'après la chasse on se réunissait pour deviser sur les faits
et gestes de la journée ? Diane de Poitiers connaissait peu la vie sédentaire
: le son du cor la réveillait le matin, et véritable déesse, elle courait
dans la forêt le pieu en main, suivie de sa meute. La forêt d'Évreux a
conservé plusieurs rendez-vous de chasse de la dame suzeraine d'Anet.
XXXI. — ALLIANCE DE DIANE DE POITIERS AVEC LES GUISE. - MARIE SUART. - LA VIE DE CHÂTEAU.
1558.
Le roi Henri II, à son avènement à la couronne, avait
trouvé une politique toute faite, des traités existants qu'il fallait
exécuter ; François de Guise, qui avait expulsé les Anglais de Boulogne et de
Calais, était envoyé en Italie, dans un commandement militaire, sorte d'exil,
tandis que les gentilshommes huguenots, ou tiers-parti, sous l'amiral Coligny,
marchaient contre les Espagnols en Flandre. A Saint-Quentin, le corps de
chevalerie de Coligny éprouva une telle défaite, que Charles-Quint, du fond
de son monastère, demanda à son fils Philippe II si les Espagnols étaient
entrés à Paris, et le roi catholique, dans l'exaltation de sa victoire, fit
vœu d'élever, à Saint-Laurent, ce fantastique monastère de l'Escurial qui
fait encore l'admiration du monde[18]. Il fallut
rappeler en toute hâte le duc de Guise de son commandement d'Italie et lui
confier la défense publique avec le titre de lieutenant-général : le peuple
avait une telle confiance en lui, qu'il réunit toutes les forces de la
monarchie, comme si elles n'attendaient que lui pour marcher. Les Espagnols
furent contraints à la retraite ; le duc de Guise s'empara de la place de
Guine. La conséquence fut la signature du traité de Cateau-Cambrésis[19] et la paix
générale avec l'Angleterre et l'Espagne.
La puissance de la maison de Guise s'accrut encore par les
fiançailles de François, dauphin de France, avec Marie Stuart, fille de
Jacques V, roi d'Écosse[20], et de Marie de
Lorraine, duchesse de Longueville : son enfance avait commencé triste et
solitaire, au milieu des lacs. Entourée de quatre jeunes filles de son âge (7 ans), des premières familles d'Écosse,
Marie arrivait en France[21] pour
s'accoutumer aux mœurs, aux habitudes de la cour si polie des Valois ; elle
fut comblée de caresses par Henri II, et placée avec ses jeunes compagnes
dans un couvent à Saint-Germain ; Marie s'y fit admirer par ses progrès dans
les langues, la poésie et les lettres. A onze ans, elle parlait si bien le
latin, qu'elle soutint une thèse devant les plus grands érudits pour prouver
: que les femmes doivent s'occuper de littérature
aussi bien que les hommes, et que le savoir leur sied à merveille[22]. Ce n'était pas
seulement à Brantôme que Marie Stuart inspirait de l'admiration, mais encore
au grave chancelier l'Hospital, à Du Bellay, à tout ce qui s'occupait alors
de science et des lettres à la cour de Henri II.
Quelle charmante réunion d'esprit et de grâce que la cour
des Valois ! des femmes poètes, artistes, pratiquant tous les travaux de
l'esprit ; Diane de Poitiers appelant Ronsard à Anet, que le poète célébrait
sous le nom de Dianet ; Marie Stuart
cultivant la poésie depuis son enfance, et Diane de France, duchesse de
Montmorency, érudite à vingt ans comme le Parnasse tout entier. La mythologie
semblait insuffisante à Ronsard pour célébrer tant de beauté et de grâces, et
Marie Stuart appelait Ronsard l'Apollon de la source
des Muses.
Puis enfin Catherine de Médicis, l'artiste par excellence,
l'amie du Primatice, de Benvenuto Cellini, dessinant elle-même les châteaux,
le jardin des Tuileries et partageant sa vie entre les fêtes, les joyeuses
mascarades et la patiente étude des partis ; elle savait qu'il y avait plus
de charme spirituel que de réalités sensuelles dans l'amour de Henri II pour
Diane de Poitiers et le roi semblaient le prouver, puisque dix enfants
étaient nés de son union avec Catherine dans les dix années, garçons et
filles, charmante famille élevée dans les arts, la poésie, les plaisirs et
les fêtes ; l'aîné des fils, je l'ai dit, épousait Marie Stuart ; l'aînée des
filles, l'Infant d'Espagne, fils de Philippe II. Si la réformation n'était
pas venue jeter son érudition disputeuse et la guerre civile à travers la
renaissance et les progrès de la
France, la patrie serait passé à un degré de splendeur
merveilleux.
Et toute cette cour si brillante, si courtoise, vivait
dans les plus belles résidences du monde. François Ier et Henri II, dans leur
amour des arts, avaient mis la main à toutes les œuvres : tel est le
caractère indélébile de cette architecture ; on la reconnaît à la simple vue
dans cette admirable galerie de vieux manoirs qui s'étend de Blois à Amboise
: vus de loin, ils ressemblent à des châteaux fantastiques. Amboise fut un
peu la transition de l'architecture du moyen-âge à celle de la Renaissance ; Chenonceaux
fut bâti comme par un enchantement capricieux sur pilotis, avec ses ponts,
ses vives eaux ; il semble voir encore sur des élégantes barques, comme à
Venise, toute cette cour de Henri II naviguant au milieu des cygnes au cou
élancé et des carpes au collier d'or. On trouve encore à Chenonceaux une
salle tout entière conservée avec ces belles cheminées soutenues par des
cariatides ; et comme toujours, dominé par la pensée de Diane de Poitiers,
l'artiste a reproduit Diane entièrement nue (et
pourtant chaste), tenant dans ses bras un cerf qu'elle semble caresser[23].
Chambord, entouré d'un parc de sept lieues, était à lui
seul une création splendide ; on voyait bien que le crayon du Primatice avait
dirigé ces dessins ; tout se ressentait de l'Italie, de Florence, même ces
lanternes de pierre qu'on dirait des campaniles, comme à Pise, et cet
ajustement des tuyaux de cheminées, ces escaliers en spirales d'un effet
audacieux et charmant, ces pavillons carrés que Catherine de Médicis mit
partout à la mode, témoins les Tuileries, avant qu'elles n'eussent été
alourdies par les grosses galeries et les pavillons de Henri IV et de Louis
XIV[24].
Déjà dans les bâtiments de Chambord on employait le
moellon rouge ; ce mélange de pierre et de marbre de toute couleur enlevait
aux monuments la monotonie de la pierre toujours blanche ou grise. Ces
bâtiments étaient immenses, et néanmoins, vus à certaine distance, ils
paraissaient légers, fluets, comme si le vent qui se jouait dans les campaniles
allait les emporter par ses caprices. A Chambord, la salamandre de François
Ier brille partout ; on ne trouve pas les chiffres amoureux de Diane de
Poitiers et de Henri II, comme si l'on avait voulu conserver entière
l'empreinte de son créateur.
Mais la grande merveille fut achevée aux dernières années
de Henri II, ce fut le château dont j'ai parlé, la demeure chérie de Diane de
Poitiers. Tel qu'il sortit des mains de Philibert Delorme, Anet consistait en
un portique de la plus belle époque de la Renaissance,
surmonté de la figure d'un beau cerf six cors, que deux lévriers au repos
regardent avec une sorte de respect. Sur l'autre face du portique est encore
Diane nue qui tient un cerf dans les bras et le caresse de ses yeux ; après
le portique, vient une cour entourée de galeries à colonnes sveltes ; une
élégante fontaine, œuvre de Jean Goujon, avec les attributs de Diane,
s'élevait au milieu[25] ; un second
portique conduisait à une nouvelle cour également ornée de bâtiments, et au
fond la chapelle. Diane de Poitiers n'avait pas oublié la mort, et son
tombeau l'attendait pieusement sous les armoiries de la duchesse de
Valentinois : Benvenuto Cellini avait ciselé les galeries et les rampes en
fer ; Jean Goujon avait orné les chambranles, les cheminées, les portes, les
fenêtres, avec un soin qui respirait l'amour, l'admiration envers la grande
protectrice des arts.
C'est dans ces vastes demeures aux champs que vivaient les
cours de François Ier et de Henri II ; les séjours des rois, des
gentilshommes dans les villes étaient alors une exception, les capitales
n'absorbaient pas toutes les grandeurs ; le château, le monastère
recueillaient le cultivateur enfant et le nourrissaient vieillard. Dans
quelques miniatures du moyen-âge, celles surtout qui ornent les manuscrits de
Froissard, on peut voir quels étaient les travaux des champs : le paysan à la
figure riante, porte des vêtements commodes, même élégants ; il foule le
raisin dans la cuve, il s'abrite sous les pommiers chargés de fruits, il dort
sous la treille ; le soir venu, autour du feu de l'âtre il écoute les contes,
les légendes, et des brocs circulent autour des tables chargées de fruits ; la
vieille est au rouet, la jeune fille à la toile de lin, et le jeune homme
boit le vin qui fait attendre l'amour et les fiançailles.
XXXII. — LE DERNIER TOURNOI[26]. - MORT DE
HENRI II. - DESTINÉES DE DIANE DE POITIERS ET DE LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.
1557-1578.
C'était un des nobles penchants de la chevalerie que la
passion des tournois et des passes d'armes. Oui, il devait y avoir dans ce
bruit de fer et d'acier, dans ce caracollement des chevaux, dans ce
croisement des lances un charme indicible ; chacun portait son armure
brillante, son casque aux plumes de mille couleurs ; on se disputait comme un
prix, un regard, un gage d'honneur et d'amour. Au son des trompettes la lice
était ouverte ; il fallait une adresse infinie pour conduire ces chevaux
caparaçonnés, braves compagnons de batailles ; il fallait esquiver les coups,
en porter de puissants et de redoutables aux applaudissements d'une foule
avide de ces jeux. À toutes les époques les luttes, les jeux d'armes furent
une vive passion ; Rome antique avait ses gladiateurs, Byzance ses courses
dans les hippodromes. Au moyen-âge chevaleresque, on se passionnait pour les
tournois, dont la renommée retentissait dans le plus lointain pays.
Les mariages d'Elisabeth de France et de Philippe II, roi
d'Espagne, et de Marguerite, sœur de Henri II, avec le duc de Savoie,
venaient de s'accomplir[27]. A l'occasion de
ces mariages, un tournois avait été annoncé par des messagers, selon
l'antique usage, dans toutes les cours d'Espagne, d'Angleterre, d'Écosse,
d'Italie.
Le lieu fixé pour la lice fut encore la rue Saint-Antoine,
entre les Tournelles et la
Bastille. Il y eut multitude de dames et de preux
chevaliers. Après cent lances brisées, le roi voulut lui-même courir contre
un capitaine de la garde écossaise du nom de Montgomery. Brantôme rapporte
qu'avant le tournoi Henri II s'était fait tirer son horoscope en présence du
connétable Anne de Montmorency, et qu'on lui avait annoncé qu'il serait tué
en duel ; alors le roi se tournant vers le connétable lui dit : Voyez, mon compère, quelle mort m'est présagée. — Comment, sire, lui répondit le fier connétable, vous, vous pouvez croire à ces marauds qui sont menteurs
et bavards ; faites-moi jeter cela au feu. — Il
n'importe, compère, je la garde, mais j'aime autant mourir de cette manière-là,
pourvu que ce soit de la main d'un chevalier brave et noble[28]. Paroles loyales
dignes d'un Valois.
L'horoscope n'avait donc point arrêté ce roi qui entra
fièrement dans la lice ; Henri mit donc la lance hautement en arrêt contre
Montgomery qui, fort colère de voir sa propre lance brisée dans le choc,
atteignit durement le roi du tronçon à la visière au-dessous de l'œil, et lui
fit une plaie profonde. On crut d'abord la blessure peu dangereuse ; bientôt
elle s'empira et le roi fut en danger de mort : Ce fut un grand deuil autour
de ce lit de douleur : déjà les ambitions s'agitèrent. Avec la vie et le
pouvoir de Henri II devait s'effacer et disparaître l'influence de Diane de
Poitiers, et Catherine de Médicis, si longtemps reléguée dans les plaisirs et
les arts, devenait reine et régente[29].
Aussi fit-elle donner avis à la duchesse de Valentinois
qu'elle eût à se retirer de la cour ; Diane, avec beaucoup de dignité,
demanda si le roi était mort : Non, madame, mais il
ne passera pas la journée. — Je n'ai donc
point encore de maître ; que mes ennemis sachent que je ne les crains point ;
quand le roi ne sera plus, je serai trop occupée de la douleur de sa perte
pour que je puisse être sensible aux chagrins qu'on voudra me donner.
Diane avait toujours eu un langage plein de dignité et de fierté, même envers
Henri II. Quand le roi voulut légitimer sa fille, Diane lui dit : J'étais née pour avoir des enfants légitimes de vous ; je
vous ai appartenue parce que je vous aimais, je ne souffrirai pas qu'un arrêt
du parlement me déclare votre concubine.
Après la mort de Henri II, Diane de Poitiers se retira au
château d'Anet, où elle vécut dans le deuil et la solitude la plus absolue,
conservant auprès d'elle ses amis les plus intimes, les Montmorency et les
Guise, ces grandes races. Le gouvernement était passé aux mains et aux idées
de Catherine de Médicis, esprit de tempérance et de modération qui espérait
tenir le milieu entre les catholiques et les huguenots. Vaine tentative ;
quand les partis sont en armes, rien ne peut les empêcher d'arriver à leur
fin[30]. On le vit
bientôt dans la conjuration d'Amboise, un des plus audacieux projets du parti
protestant qui ne tendait à rien moins qu'à créer une république huguenote
sous le protectorat du prince de Condé. Catherine de Médicis fut obligée
d'appeler les Guise en aide à la royauté et avec eux Diane de Poitiers reprit
quelque pouvoir jusqu'à sa mort, arrivée le 22 avril 1665, à l'âge de 66 ans
; c'était six ans auparavant que Brantôme, seigneur de Bourdeille, l'avait vue
encore si belle qu'il en fut ébloui.
Avant sa mort, Diane de Poitiers avait fondé un Hôtel-Dieu
à Anet pour nourrir et recueillir six pauvres veuves ; sa rivale, Anne de
Pisseleu duchesse d'Étampes, la protectrice du parti huguenot, se jeta
ouvertement dans la réformation ; elle embrassa le protestantisme à Genève,
devint l'amie de Bèze et de Calvin ; elle mourut dans une telle obscurité,
dit son biographe, qu'on ne peut dire l'époque de sa mort[31].
Le château d'Anet passa dans les mains des légitimés de Henri
IV (les Vendôme), qui l'embellirent
encore en respectant tous les symboles, tous les souvenirs de Diane de
Poitiers et son tombeau surtout, l'œuvre réunie de Jean Goujon et de
Philibert Delorme. Anet fut ravagé par la révolution française : toutes ces belles
œuvres eussent péri s'il ne se fût trouvé un savant collecteur. M. Lenoir, le
fondateur du musée des Augustins, qui l'an VIII de la république proposa au
ministre de l'Intérieur[32] de recueillir
tous les débris du château d'Anet pour en orner l'École des Beaux-Arts. On y
voit encore quelques portiques, des cariatides, et ces inimitables ornements
que Philibert Delorme et Jean Goujon jetaient partout avec une abondance de
détails qu'on ne connaît plus aujourd'hui.
J'ai visité naguère les ruines abandonnées du château
d'Anet ; je m'arrêtai d'abord à Ivry, l'ermitage de Diane de Poitiers, près
d'un moulin à eau dont le bruit monotone prêtait à la méditation et à la
solitude. A Anet, le pont élégant qui précédait le pavillon du centre était
frangé par le temps, comme le beau corps de Diane est dévoré par les vers du
sépulcre ; le pavillon que surmontaient la Diane, les chiens, le cerf, était en ruine ; la
chambre que Henri II aimait de prédilection était alors transformée en une
espèce de buanderie remplie de cornues et de baquets : une bonne et vieille
femme agitait son rouet devant une belle cheminée de la Renaissance dont
l'âtre était démoli. Ainsi est la destinée des choses du passé ; notre
orgueil se propose toujours des œuvres impérissables, et quelques années
suffisent pour faire disparaître et nos œuvres et notre souvenir !
FIN DE L'OUVRAGE
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