XXV. — LA FRANCE
ENVAHIE UNE SECONDE FOIS PAR CHARLES-QUINT. - LA TRÊVE DE DIX
ANS.
1533-1538.
L'irritation profonde que l'empereur Charles-Quint
manifestait dans toutes les occasions contre la déloyauté du Roi de France,
devait à la fin éclater par la guerre sérieuse sur une grande échelle ; le
territoire de la monarchie fut bientôt envahi par ses extrémités : la Provence et la Picardie, car l'immense
empire de Charles-Quint, enlaçait toutes les terres de France, comme dans de
fortes tenailles, par l'Espagne, les Flandres et la Franche-Comté,
tandis que la défection du duc de Savoie lui livrait les Alpes. Charles-Quint
paraissait si sûr de la victoire et de la conquête, qu'il avait dit à son
historien Paul Jove[1], de le suivre sous sa tente, et de tailler sa plume parce
qu'il aurait bientôt de la grande besogne. Étrange historien que Paul
Jove, faisant et défaisant les renommées au milieu de sa villa splendide du
lac de Como, bâtie sur les ruines du palais de Pline, entouré de portraits des
hommes illustres dont il écrivait la vie avec l'histoire de son temps ; on
l'accusait de corruption, il acceptait des présents de toutes mains, il
vivait grandement, dans les banquets parmi les courtisanes, recevant des
chaînes d'or, des sacs de ducats de tous ceux dont il faisait l'éloge. Triste
coutume alors admise que cette corruption ! témoin l'Arétin, le cynique
entre tous, qui fit même sur Paul Jove plus d'une épigramme[2].
Ce fut un triste temps pour la Provence, que celui de
l'invasion des Allemands et des Espagnols sous Charles-Quint ; toutes ces
terres aimées du soleil, depuis Nice jusqu'à Toulon furent couvertes de
reîtres, de lansquenets, de bandes italiennes et savoyardes, qui dévastèrent
les grandes cités : Aix, la capitale du roi René, Arles et Tarascon.
Marseille résista une fois encore ; le capitaine de ses galères du nom de
Paulin ou Paul, arma tous ses habitants, plaça ses canons sur les murailles
et refusa de capituler. Cette résistance donna le temps à l'armée de François
Ier de s'avancer jusqu'à Avignon. Le Roi avait vu que le péril était en
Provence ; il avait appelé à son aide les forces turques, et déjà les galères
au pavillon ottoman arrivaient dans le port de Marseille. La défense de la Picardie fut confiée au
duc de Guise ; le danger s'accroissait, car des corps de cavalerie flamande
s'étaient avancés jusqu'à Compiègne. Le duc de Guise, si grand capitaine, préserva
Paris d'une invasion[3].
L'armée que conduisait le Roi depuis Lyon jusqu'à Avignon[4], était bien
l'image de la vive cour de François Ier ; pleine d'ardeur et de courage, elle
gardait néanmoins cette légèreté de caractère, cet esprit de folle galanterie
qui ne l'abandonna jamais, et dont le Roi donnait l'exemple : c'est ce qui
faisait dire au maréchal de Tavannes : Charles-Quint
voit les femmes quand il n'a plus d'affaires, le Roi voit les affaires quand
il n'a plus de femmes. François Ier, en effet, conduisait avec lui la
duchesse d'Étampes ; le dauphin jouait à la paume avec sa belle maîtresse, la
marquise de l'Estrange, et le duc d'Orléans, le second fils du Roi, avait
sous sa tente Diane de Poitiers : il résultait de cette vie licencieuse, un
certain désordre dans la marche des troupes ; nul ne pouvait contester le
courage de cette chevalerie, mais l'indiscipline était partout. En pleine
route, on jouait, on ballait, on donnait des tournois, des passes d'armes
avec la joie la plus franche, la plus folle ; on répétait les grandes actions
des héros de chevalerie, si bien que Lanoue dit : Si
quelqu'un eut voulu blâmer les Amadis, je crois qu'on lui aurait craché au
visage.
Tout à coup une triste nouvelle se répandit dans le camp I
le dauphin tomba malade avec la rapidité de la foudre, il mourut le jour même
dans les bras de son père. Quelle fut la cause de cette mort subite, de ce
trépassement d'un tout jeune homme T II fut dit bien des suppositions : on
parla d'un empoisonnement, par quelle main ? Il fut fait un procès criminel ;
Montecucculi condamné à mort pour cet affreux événement, était-il coupable ?
le dauphin trempé de sueur avait pris un verre d'eau glacée, puisé au
ruisseau de la fontaine de Vaucluse, il s'était alité pour ne plus se
relever ! La crudité de cette eau des Alpes n'avait-elle pas produit
l'effet d'un poison ? était-il besoin des trames de l'Espagne[5] pour amener les
tristes effets d'une pleurésie ? Le dauphin était fort aimé : le maréchal de
Montmorency écrivait de lui ne vistes oncque, homme
à qui le harnais fut plus séant que à lui. Il fut pleuré longtemps
après sa mort, et Malherbe, dans une triste élégie, rappelle le souvenir de
cette mort[6].
François, quand la Castille, inégale à ses
armes,
Lui vola son dauphin.
Semblait d'un si grand coup
devoir jeter des larmes
Qui n'eussent jamais fin ;
Il les sécha pourtant, et comme
un autre Alcide,
Contre fortune instruit.
Fit qu'à ses ennemis, d'un acte
si perfide
La honte fut le fruit.
Leur camp que la Durance avait presque
tarie
De bataillons épais.
Entendant sa constance, eut peur
de sa furie
Et demanda la paix.
Le poète Malherbe ne parlait que par la tradition, il n'avait
vu ni les hommes ni les événements du règne de François Ier : le procès
poursuivi contre Montecucculi, jugé et condamné pour l'empoisonnement du
dauphin[7], comme agent de
l'Empereur, ne constatait qu'un résultat, la volonté de jeter un grand odieux
sur la personne de Charles-Quint, et de l'accuser d'un crime, au milieu de
ses conquêtes.
A ce moment la politique de François Ier, soulevait une
irritation profonde dans toute la chrétienté menacée par les sultans ;
non-seulement le Roi avait fait une alliance secrète avec le Turc, mais
encore il avait attiré, secondé ses entreprises, en Italie, en Allemagne,
afin d'amener un contrepoids à la domination universelle de Charles-Quint.
Dans le droit public de l'école moderne, une telle politique eut été habile,
justifiée ; mais au sortir du moyen-âge, elle était comme un sacrilège :
ainsi il était avéré que dans l'expédition de Provence, c'était moins le camp
d'Avignon, la marche des Français sur le bord du Rhône, qui avaient déterminé
la retraite des flottes et des troupes de Charles- Quint que la nouvelle
reçue par l'Empereur, que les Turcs et les Arabes d'Afrique se préparaient à
débarquer sur les côtes de Gibraltar et à soulever les maures si nombreux
encore en Espagne : Charles-Quint, à l'exemple de Ferdinand et d'Isabelle,
avait été d'une indulgence extrême pour les Maures qui restaient maîtres, par
le commerce et leurs richesses, des grandes cités de l'Andalousie : Cordoue,
Séville, Grenade, et des magnifiques huertas du royaume de Valence. Pour
contenir les Maures et sauver l'Espagne d'un soulèvement, il fallut plus tard
la politique sévère de Philippe II et l'inflexible justice de l'inquisition.
François Ier, en s'alliant avec le sultan, mettait en péril la sûreté de
l'Espagne et de l'Italie[8].
Dans ces circonstances difficiles le pape Paul III voulut
préserver la chrétienté, en apaisant la haine profonde qui séparait
Charles-Quint de François Ier. La situation s'était un peu modifiée depuis la
mort du dauphin ; le second fils du roi, Henri, sous l'influence de Diane de
Poitiers, était plus favorable à l'unité catholique, et dauphin de France à
son tour, il devait exercer une plus forte action sur la politique du roi. Si
le pape n'espérait pas une paix définitive, il pouvait obtenir une trêve
suffisante pour repousser l'invasion des sultans. Paul III proposait donc les
conditions suivantes[9] : 1° mariage du
troisième fils du roi (devenu duc d'Orléans,
depuis que le duc d'Orléans était dauphin) avec Marguerite, nièce de
Charles-Quint, fille du roi des Romains (elle
apporterait en dot le Milanais sous l'hommage à l'empire) ; 2°
confirmation du traité de Madrid et de Cambrai ; 3° engagement souscrit par
François Ier, sur sa parole de chevalier, de réunir toutes ses forces pour une
croisade contre le Turc ; 4° renonciation loyale du roi de France à toutes
les brigues et ligues conclues et suivies avec les princes luthériens de
l'Allemagne. Moyennant ces conditions acceptées, on signait, non pas une paix
définitive, mais une trêve de dix ans[10].
Parce traité ou trêve, le troisième fils du roi, duc
d'Orléans, devenait duc de Milan. Pour s'expliquer cette faveur subite qui
entourait le duc d'Orléans, on doit dire qu'un parti dirigé par la duchesse
d'Étampes, entourait ce jeune prince pour l'opposer au dauphin, lié à la politique
des Guises et de Diane de Poitiers : le duc d'Orléans devenait ainsi neveu de
l'empereur, vassal du saint-empire, et avec cette protection, il pouvait
lutter contre la domination du dauphin et la prépondérance de Diane. On
laissait dans l'indécision les droits de Catherine de Médicis ; et c'était
une singulière position qu'on avait faite à cette jeune femme, qui devait
exercer plus tard une si grande action sur les affaires. En ce moment, elle
s'annulait comme influence politique : Devenue dauphine de France, héritière
de la couronne, elle laissait toute sa puissance à Diane de Poitiers ; il
semblait qu'avec sa prescience italienne, elle devinait que le temps n'était
pas arrivé pour elle, et qu'il fallait cacher sous l'amour des plaisirs et
des distractions, des projets de domination dans l'avenir. Ces sortes de
caractères se rencontrent dans l'histoire ; il ne faut pas toujours croire
que la légèreté des formes soit une abdication absolue de l'ambition
individuelle ; dans les mascarades chacun avait son déguisement, et Catherine
cachait le sceptre sous les grelots de la folie[11].
Le pape Paul III qui mettait un si haut intérêt à régler
les conditions de la trêve, se rendit de Rome à Nice pour se placer dans une
sorte de pays neutre, d'où il pourrait négocier librement. Comme il craignait
que l'entrevue personnelle entre deux princes, si profondément irrités, ne
leur fît encore porter une fois la main sur la garde de leur épée et
n'aboutît qu'à un nouveau cartel, le pape exigea que François Ier se tint du
côté de la France
dans le petit village de Villananova à une lieue de Nice, tandis que
Charles-Quint résiderait du côté du Piémont, à Villa-Franca : le souverain
pontife, quoique accablé par les années, se rendait d'un village à l'autre,
portant des paroles de conciliation aux deux princes, afin d'aboutir à
l'apaisement de leurs griefs, œuvre difficile. Ce fut ainsi que par sa
douceur et sa patience, le pape Paul III amena la trêve de dix ans, si
désirée : il fit taire les irritations violentes dans le cœur de deux princes
qui avaient juré de se venger ; il leur révéla les puissants intérêts de la
chrétienté menacés par les invasions des Turcs et par les prédications du
luthéranisme, les deux faits subversifs qui ébranlaient tout le droit public
du moyen-âge[12].
XXVI. — CHARLES-QUINT À PARIS. - LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.
- LES FOUS TRIBOULET ET BRUSQUET.
1538-1540.
La trêve à peine signée, François Ier vint résider au
château de Compiègne, demeure royale située au nord de ses domaines, vieille
forêt des rois francs Mérovingiens. Durant sa dernière campagne, le Roi
souffrant et maladif avait été obligé de s'aliter : Quelques récits de
Brantôme ont donné lieu à d'autres légendes, elles disent : que le roi fut atteint du mal de Naples, et qu'un mari trompé
se vengea cruellement[13] ; on a même supposé
dans cette légende scandaleuse, que ce mari était celui de la belle
Ferronnière. J'ai prouvé que cet amour du Roi pour la Ferronnière,
se rattachait à la première période du règne, à l'époque artistique de
Léonard de Vinci. Ainsi, la légende scandaleuse se modifierait singulièrement
: pourquoi supposer une cause libertine à une maladie qui put être le résultat
des fatigues, des tristesses et des déceptions : faut-il croire toujours
Brantôme, vieux conteur de scandales ?
Dans le château de Compiègne, à peine relevé de ses
souffrances, François Ier reçut la nouvelle d'une demande inattendue qui vint
surprendre et embarrasser son conseil ; l'empereur Charles-Quint annonçait
que les Gantois, ces hardis flamands venaient de se révolter, qu'il était à
craindre que la plupart des villes de Flandres ne suivissent cet exemple :
l'Empereur demandait donc à son frère un sauf-conduit pour traverser la France, afin de plus
facilement réprimer la révolte des cités. François Ier était informé de cette
révolte, car les Gantois s'étaient adressés à lui pour demander concours et
appui, comme ils avaient fait autrefois sous Louis XI — le vieux rusé s'était
bien donné garde de refuser, quand il s'agissait d'abaisser l'orgueil de son
puissant vassal le duc de Bourgogne —, François Ier, qui venait designer la
trêve de dix ans, ne voulait pas suivre l'exemple de cette politique ;
toutefois la lettre de Charles-Quint embarrassa singulièrement le conseil. Ce
sauf-conduit, il fallait l'accorder sans condition, n'était-il pas à craindre
que Charles-Quint n'en abusât pour renouveler quelques intrigues avec les
mécontents, alors que les divisions étaient profondes entre le Dauphin et le
duc d'Orléans, entre Diane de Poitiers et la duchesse d'Étampes[14] ?
Le parti le plus généreux l'emporta ; le sauf-conduit fut
accordé, les deux fils du roi, le Dauphin et le duc d'Orléans, furent envoyés
au-devant de l'Empereur comme compagnons de route jusqu'aux Pyrénées, où
Charles-Quint fut accueilli avec tous les honneurs souverains ; le connétable
de France portait devant lui l'épée nue et droite comme devant le Roi ; dans
chaque ville de son itinéraire il délivrait les prisonniers, prérogative qui
n'appartenait qu'aux souverains du pays (droit
régalien) ; on lâchait des oiseaux, image de son pouvoir de grâce.
François Ier vint lui-même recevoir l'Empereur à Chateleroux, des fêtes
somptueuses, des tournois, des assauts d'armes, des festins magnifiques
marquèrent son séjour aux châteaux d'Amboise, de Blois et d'Orléans[15]. A Paris, le
corps des bourgeois, le Parlement vinrent au-devant de l'Empereur à deux
lieues des portes de la ville ; l'Université lui fit une belle harangue, et
le connétable marchait toujours devant lui l'épée nue, honneur grand et
souverain.
Charles-Quint visita les royales abbayes, Saint-Denis en
France, la dernière demeure des rois, et son œil mélancolique, sous ces
voûtes antiques, suivait les traces de la puissance tombée. Ces spectacles de
la mort dans les débris de ce qui fut grand et superbe, plaisaient à
Charles-Quint ; naguère il s'était arrêté plus de deux heures sur la tombe de
Charlemagne, à Aix-la-Chapelle, comme pour méditer sur les causes de grandeur
et de décadence des empires : il n'est pas rare de voir les hautes
intelligences méditer sur les ruines. Dans ce séjour de Paris, Charles-Quint
n'était pas parfaitement rassuré sur sa propre situation à la cour de
François Ier ; à chaque incident, à chaque épisode de ce voyage, il semblait
craindre qu'on ne profitât de sa présence à Paris pour lui imposer de dures
lois, ou même pour le retenir captif[16]. Il n'avait pas
une grande confiance dans la parole de François Ier depuis la violation du
traité de Madrid ; en plusieurs circonstances, il le manifesta : un frisson
traversa son corps, lorsque, suivant une familiarité des jeux chevaleresques,
le jeune duc d'Orléans, le fils du roi, sautant en croupe derrière lui sur
son cheval s'écria : Sire, vous êtes mon prisonnier.
L'Empereur sourit d'une manière très-expressive, lorsqu'il vit que ce n'était
qu'un jeu. Dans un jour d'abandon et de gaieté confiante, François Ier dit à
Charles-Quint en lui montrant la duchesse d'Étampes, qu'on supposait hostile
: Savez-vous bien le conseil que me donne cette
belle dame, c'est de vous retenir prisonnier jusqu'à la pleine exécution de
nos traités. Et sans paraître s'émouvoir, l'Empereur répondit : Si le conseil est bon il faut le suivre. Il savait
bien à qui ces paroles s'adressaient, et le soir même, à Fontainebleau,
lorsque la duchesse d'Étampes lui présenta l'aiguière pour se laver,
l'Empereur laissa tomber de son doigt comme par mégarde, un diamant d'un prix
incomparable, et se baissant pour le ramasser, il l'offrit galamment à la
belle duchesse, en la priant de le garder en souvenir de lui. Charles-Quint,
du reste, promit alors de favoriser la politique de la duchesse d'Étampes,
qui était d'élever et de grandir le duc d'Orléans au delà et au-dessus du
dauphin Henri, afin de créer la rivalité, d'un grand vassal à côté d'un
nouveau roi après la mort de François Ier. La santé du roi de France
s'altérait tous les jours, la souffrance s'emparait de son corps, il
s'alitait souvent ; autour de lui, il ne tolérait plus que quelques poètes ou
quelques bouffons pour le distraire, et, parmi eux, Brusquet[17] le fou du roi,
qui venait de succéder à Triboulet[18]. On a attribué à
Triboulet un jeu d'esprit qui se rattache au séjour de Charles-Quint à Paris
; le fou gardait un livre bariolé de mille couleurs, comme son vêtement, et
sur lequel il inscrivait tous les fous ses amis et ses confrères. Quand
Charles-Quint prit la résolution de traverser la France en se confiant au
roi, Triboulet l'inscrivit tout au long sur son livre, et quand on le laissa
sortir, il y mit François Ier en plus gros caractère et presque comme un fou
à lier. Si cette anecdote est vraie, il faut Tattribuer à Brusquet et non à
Triboulet, mort depuis plusieurs années. C'était un homme étrange, une sorte
de Diogène spirituel, contrefait de corps, qui jetait çà et là de triviales
vérités avec une hardiesse qui dégénérait en cynisme. Triboulet était vieux
déjà au commencement du règne de François Ier : fou à titre du roi Louis XII,
il l'avait suivi dans sa campagne d'Italie ; il eut tellement peur au siège
de Peschiera du bruit de l'artillerie, qu'il se cacha sous un lit comme un
chien de basse cour. — Il est rare que les railleurs et les cyniques aient du
courage —. Jean Marot fait allusion à cette circonstance dans les vers que
voici :
Et croy qu'encore y fu qui ne l'en
eut tiré
C'est de merveilles pour les
sages craignant coups
Qui font telles tremeurs aux
innocents et foulx[19].
Le poète se complaît à décrire la grotesque figure de Triboulet
dans la paix comme dans la guerre :
De la tête énorme
Aussi large à trente ans que le
jour qui fut né,
Petit front et gros yeux, nez grand,
taille avoste,
Estomac plat et long, hault dos
à porter hotte.
Chacun contrefaisant, chanta,
dansa, prêcha,
Et de tout si plaisant qu'onc
homme ne fascha.
Après la mort de Louis XII, François Ier avait pris
Triboulet à son service, et il le réjouissait par ses facéties, ses mots, et
ses libres jugements sur chacun[20]. Après sa mort,
le Roi adopta un autre fou contrefait, plus instruit que lui, médecin de
profession, du nom de Brusquet, pauvre médecin selon Brantôme : qui envoyait les lansquenets ad patres, drus comme
mouche. C'est donc à Brusquet qu'il faudrait attribuer l'anecdote du
calendrier des fous et la substitution de François Ier à Charles-Quint dans
leur légende ; fort dévoué à Diane de Poitiers, Brusquet était son hôte
journalier et l'amusait par son esprit et son érudition ; à son accent
provençal, il joignait la connaissance des langues italienne, espagnole, avec
de l'esprit par dessus tout, dans cette société étrange peut-être, mais
mobile et variée comme un jeu de cartes et de tarots : chevaliers, barons,
écuyers, dames de coupe, valet de carreaux, fous, bohémiens, chevaliers de
deniers et mallemort. Cette société ne connaissait pas l'uniformité triste et
désenchantée : c'étaient toujours festes et
mascarades dans un long carnaval.
XXVII. — LES DERNIERS JOURS DE FRANÇOIS Ier. - AVÈNEMENT DE HENRI II. -
TOUTE-PUISSANCE DE DIANE DE POITIERS.
1530-1548.
S'il y avait encore dans le roi François Ier des volontés
et des impatiences de guerre, si l'esprit de ses gentilshommes et de ses
familiers l'y entraînait, son corps souffreteux et maladif ne s'y prêtait plus
guère. Ce qui lui restait d'activité, il le donnait aux arts, aux
constructions, aux magnificences des châteaux ; l'influence de Catherine de
Médicis n'avait fait que redoubler cette ardeur. Florence, Rome, Pise ne
s'oublient jamais, on les porte avec soi comme son cœur et son imagination
d'artiste.
Fontainebleau était toujours le lieu de prédilection du
Roi ; la chasse qui est comme le mensonge de la guerre pour les bras vieillis
et fatiguas, était devenue sa passion dominante ; François Ier après quelques
heures de repos était toujours en chasse au milieu des forêts, suivi de sa
cour de dames, de ses gentilshommes favoris ; les jappements d'une meute, le
son du cor, la poursuite d'un cerf, d'un sanglier, d'une troupe de loups
était son plus doux délassement : le Roi passait au moins cinq mois de
l'année à Fontainebleau, que ses artistes embellissaient avec une infatigable
ardeur[21].
Le Primatice dirigeait toujours les travaux ; sa jalousie
contre Rosso (Maître Roux) lui avait un
peu fait changer l'ordonnance primitive des galeries, il les ornait avec un
soin particulier, ainsi que les jardins, les bosquets, les parterres. Le
talent du Primatice avait deux genres particuliers : la grande peinture
historique et mythologique qu'il tenait de Jules Romain, puis l'ornementation
qu'il poussait jusqu'à une excellence exquise ; ses fontaines, ses dieux
termes, ses masques de satyre étaient des fantaisies, admirables souvenirs de
l'antiquité ; il les entrelaçait de fleurs, d'adorables arabesques[22], il excellait
dans l'art d'orner les cheminées monumentales, ce qui ne l'empêchait pas de
continuer la grande peinture de son odyssée (les
aventures d'Ulysse). Dans ses figures de dieux, de Vénus ou de Diane,
il semble toujours apercevoir les modèles de Diane de Poitiers et de la
duchesse d'Étampes. Il était fort naturel qu'un artiste courtisan se fût
servi de ces modèles de perfection et de beauté ; nulle n'égalait Diane de
Poitiers, et quand Brantôme la vit pour la première fois elle avait 60 ans,
il fut frappé de cette beauté de marbre de Paros, dé cette grâce, de cette
perfection de formes[23].
Autour de Primatice s'était formée toute une école
française, deux hommes jeunes encore qui devaient déployer un immense talent
sous les successeurs de François Ier, pour la construction et la décoration
de son palais : 1° Germain Pilon, normand d'origine[24], le sculpteur
qui comprit le mieux, peut-être, les détails d'ornementation et les groupes
de statues ; 2° Jean Goujon[25], appelé le
restaurateur de la sculpture française, né à Paris, où il exerça spécialement
son art ; le roi avait ordonné la transformation du Louvre. Si l'on examine
un plan de Paris à la fin du XIVe siècle, on peut voir sur les bords de la Seine, en face de l'hôtel
de Nesle, un véritable château féodal, avec ses hautes murailles, ses
créneaux, son pont-levis jeté près des vastes jardins de l'église de
Saint-Germain-l'Auxerrois. Le Louvre flanqué de quatre tours, protégeait le
côté ouest de la Seine,
comme l'hôtel Saint-Paul et la
Bastille défendaient celui de Test. C'est ce château féodal
que François Ier voulut transformer : le moyen-âge peu à peu disparaissait
pour faire place à la
Renaissance romaine et florentine ; le Louvre cessait
d'être un château pour devenir un palais. Celte transformation, peut-être
heureuse, pour tout ce qui touchait aux demeures royales, aux jardins, à l'ornementation
des hôtels, l'était-elle également pour les églises et les tombeaux ?
Le moyen-âge avec ses formes ogivales, avec ses églises
nues et pourtant ornées de ses statues de saints, de ses abbés mitres où
partout se montrait l'image de la mort et de la résurrection, n'était-il pas
préférable pour l'exaltation de la pensée religieuse, à ces églises delà
Renaissance, à ces tombes ornées de statues froides et correctes qui
rappelaient l'école païenne d'Athènes ou de Rome ? La belle tombe de Louis
XII, à Saint-Denis, avec ses bas-reliefs admirablement ciselés, élevée comme
un monument, inspire-t-elle l'idée de la prière et de la résurrection[26] ! Le prince
couché sur la tombe à côté de sa royale compagne, n'inspire aucune idée de la
mort chrétienne. On regarde, on admire, mais l'on n'est point pénétré du
sentiment religieux, comme devant ces ossements en croix, ces crânes dénudés,
aux yeux creusés par les vers du sépulcre : ces statues du tombeau de Louis
XII iraient aussi bien en groupes autour d'une fontaine, dans l'escalier d'un
palais que dans une basilique chrétienne.
Ce même goût de l'art antique se trouve dans Philibert
Delorme, né à Lyon[27], et qui avait
passé sa jeunesse dans les ateliers de Florence et de Rome ; quand il revint
dans sa ville natale, son premier ouvrage fut le portail de Saint-Nizier : il
fut ensuite appelé à Paris pour les embellissements que le roi faisait faire
à Fontainebleau ; il dessina l'escalier à fer à cheval, construction svelte
et hardie. Mais les œuvres capitales et nouvelles de ce maître, appartiennent
surtout au règne de Henri II, époque artistique par excellence, sous la
double protection de Catherine de Médicis et de Diane de Poitiers.
La dernière partie du règne de François Ier est déjà
dominée par les questions religieuses. Or la tendance des opinions est de
s'emparer du pouvoir, lorsqu'on les laisse à leur propre énergie ; c'est
pourquoi la liberté des idées conduit droit à la guerre civile. Le système de
François Ier, à l'exception de quelques répressions passagères dirigées par
les parlements et le Châtelet, avait été celui de la tolérance ; le Roi avait
arrêté plus d'une fois les poursuites contre les luthériens[28] ; entouré de
savants, aux opinions mixtes et incertaines, ses philosophes, ses poètes,
étaient accusés des nouvelles hérésies. De ses deux sœurs, l'une professait
ouvertement le calvinisme, l'autre restait indifférente. La duchesse
d'Étampes allait secrètement aux prêches, et méritait les éloges des docteurs
et dos ministres, qui disaient d'elle qu'elle était la plus savante des
belles et la plus belle des savantes[29]. Fortifié par
ces protections diverses, le calvinisme, obscur d'abord, s'était constitué en
opinion, et comme le luthérianisme dans l'Allemagne, il était prêt à sonner
la guerre civile, car les paysans des montagnes s'armaient aussi contre les
riches et les États. La dernière partie du règne de François Ier fût dominée
par cette situation nouvelle ; il fallait un chef, un roi au parti huguenot,
et ce parti entourait le duc d'Orléans, le frère cadet du dauphin. Les
huguenots savaient qu'ils n'avaient rien à espérer de Henri, le dauphin,
l'héritier présomptif de la couronne, toujours sous l'influence de Diane de
Poitiers, leur profonde ennemie ; le duc d'Orléans s'était engagé avec eux,
et ils voulaient le faire roi après la mort de François Ier. Ce prince, sous
le charme de la duchesse d'Étampes, se laissait aller à cette idée de
changement, et son principal motif c'était la liaison du dauphin avec les
Guises.
Cette puissante et noble famille, adorée des catholiques,
grandissait toujours ; François Ier pressentait sa fortune et s'en faisait
des craintes sérieuses jusqu'à ce point que plus tard on fit ce quatrain :
Le feu roi devina ce point !
Que ceux de la maison de Guise
Mettraient ses fils en pourpoint
Et son pauvre peuple en chemise[30].
Rien n'était plus mensonger que ce quatrain huguenot, car
les Guise et les Montmorency étaient les seuls vigoureux défenseurs du
territoire dans la guerre, que, cette fois encore, François Ier engageait
contre Charles-Quint ; devenu maladif, capricieux, le roi, vieilli avant
l'âge, s'était jeté un peu en fou dans cette guerre, aidé de l'alliance des
Turcs et des luthériens d'Allemagne, et cette fois l'alliance ne consistait
plus en un assentiment moral et en des traités éventuels : la guerre se
faisait de concert et ouvertement ; les flottes ottomanes, sous l'émir
Barberousse, venaient s'abriter au port de Marseille, et réunies à celles du
roi de France, elles assiégeaient Nice[31], ravageaient les
côtes d'Italie et d'Espagne : François Ier recevait des secours des reîtres
et des lansquenets luthériens d'Allemagne.
Dans les voies de celte politique étrange, si on la
compare à la situation religieuse des esprits, le roi avait dû changer son
conseil ; la duchesse d'Étampes désormais gouvernait tout, et la guerre fut
pour ainsi dire dans ses mains. Cette guerre ne fut pas heureuse, les armées
de Charles-Quint envahirent la
France par toutes ses frontières : il y eut bien de folles
entreprises jusqu'à la mort du duc d'Orléans, qui vint une fois encore
arrêter les espérances du parti huguenot et de la duchesse d'Étampes,
maîtresse absolue des destinées de la France. Le dauphin était en disgrâce ; Diane de
Poitiers s'était retirée au château d'Anet, dont les embellissements
faisaient sa préoccupation unique. Les Guise avaient des commandements en
Italie ; Catherine de Médicis seule gardait à la cour de Fontainebleau une
situation mixte et mesurée ; femme du dauphin, un peu négligée par son mari,
elle était fort aimée de François Ier, par son goût de plaisir, ses
hardiesses de chasse que le Roi se plaisait à raconter dans ses entretiens du
soir[32].
Après la paix de Crespi, la santé de François Ier déclina
sensiblement ; à peine à 52 ans, il portait déjà toutes les marques de la
décrépitude et de la vieillesse ; un seul goût lui restait, la classe, et il
s'y livrait avec une activité fébrile, une fureur qui tenait sans doute au
besoin de changer sans cesse de résidence, de gîte, pour distraire ses
douleurs : Catherine de Médicis seule semblait avoir compris cette nouvelle
situation de François Ier ; attentive auprès du Roi, elle caressait ses
faiblesses et tenait un habile milieu entre la duchesse d'Étampes et Diane de
Poitiers[33]
: la vie du Roi ne pouvait longtemps se prolonger ;
à sa mort elle devenait reine ; le pouvoir de la duchesse d'Étampes devait
cesser. Mais Catherine ne pouvait espérer la domination avec la
puissance qu'exerçait Diane de Poitiers sur l'esprit et les volontés du
dauphin Henri, et quelle continuerait d'exercer sur ce prince devenu Roi. La
rivalité entre la duchesse d'Étampes et Diane avait pris les proportions
d'aigreur et de proscriptions violentes. Diane de Poitiers, était reléguée
parla duchesse d'Etampes, qui faisait plus encore. Disant,
selon le récit de Brantôme, qu'elle était née
précisément le jour où Diane de Poitiers s'était mariée. Les femmes ne
pardonnent pas ces sortes d'outrages, et c'était en tremblant que la duchesse
d'Étampes devait voir s'avancer les derniers jours de François Ier.
Le prince semblait fuir la mort qui, montant en croupe, le
suivait partout, dans ses excursions saccadées, maladives, de château en
château, de forêts en forêts, sans trêve, sans repos, comme s'il était
poursuivi par le cor fantastique qui appelle les trépassés ! il courait
de Saint-Germain à la Muette,
à Dampierre, à Loche. Puis il revint à Rambouillet, toujours triste,
préoccupé, chassant comme le fantôme des légendes, il s'arrêta dans le
château pour ne plus se relever, et le glas funèbre sonna le 5 mars 1547, la
mort du Roi de France[34].
Les funérailles de François Ier étaient à peine
accomplies, que Diane de Poitiers arrivait à la cour de Saint-Germain, et son
premier acte fut lin ordre d'exil pour la duchesse d'Étampes, qui se retira
dans son château de Saint-Bris. La toute-puissance de Diane de Poitiers
effaça toutes les rivalités et les oppositions, et ce fut une véritable merveille
que de la voir à l'âge de quarante-sept ans, régner en maîtresse favorite sur
l'esprit et le cœur de Henri II ; on put croire alors à la prédiction de la
bohémienne, dont parlent quelques mémoires. Enfant, elle avait sauvé un vieux
mécréant prêt à être pendu par le prévôt, et la fille du mécréant
reconnaissante, lui avait donné un filtre, qui lui conservait une éternelle
jeunesse[35].
Ce qu'il y a de certain, c'est que le portrait de Diane de Poitiers, fait à
cette époque par le Primatice, sous les traits de Diane chasseresse, et son
buste par Jean Goujon, constatent une éternelle jeunesse, une grâce charmante
et naïve de la première époque de la vie d'une femme.
Presque aussitôt des lettres-patentes créèrent Diane de
Poitiers, duchesse de Valentinois, un des beaux domaines de la couronne[36] : en même temps
la reine Catherine de Médicis recevait pour son revenu, l'administration du
comté d'Auvergne ; des lettres-patentes rendaient au sire de Montmorency son
titre de connétable, et son cousin Rochepot, était élevé à la lieutenance-générale
de la ville de Paris. Tout le conseil du Roi était changé, car un système
nouveau de fermeté, de résolution allait s'inaugurer sous la main des Guise,
hommes forts et populaires. Le duc de Guise était bien le plus fier, le plus
hardi des féodaux qui oncque fut jamais.
À quel Dieu semblait-il ? ou si,
comme il me semble,
Il ressemblait lui seul à trois
dieux tous ensemble
Or, ne ressemblait-il pas de la
tête et des yeux
Le tonnerre foudroyant et le
père de dieux,
Au fier esbranle-terre, au dieu
de la marine ?
Ce changement absolu dans le conseil venait de la
nécessité surtout d'arrêter les progrès des opinions que la duchesse
d'Etampes avait tant favorisées ; ces opinions pénétraient partout, et Calvin
lui-même écrivait : La reine de Navarre a bien
affermi notre religion en Béarn ; les papistes ont été chassés entièrement ;
en Languedoc, ont été réunies maintes assemblées sur notre croyance. Avec le
temps partout seront ouies les louanges de l'Éternel[37].
Ainsi s'exprimait Calvin, et ses espérances se réalisaient
: presque partout le calvinisme s'organisait comme une réformation et une résistance
dans l'Etat, témoin la révolte déjà de la Guyenne et de La Rochelle. Des
assemblées se formaient, et, le soir, les huguenots se réunissaient dans le
Pré aux Clercs pour chanter les psaumes de Bèze ou de Marot en français. A la
cour même, les nouvelles opinions faisaient des progrès ; Dandelot, colonel
de l'infanterie française, était déjà fortement soupçonné d'hérésie. Quand le
roi Henri II l'interrogea sur ce point : Est-il vrai,
seriez-vous huguenot ? Dandelot répondit : Mon
corps et ma vie sont au pouvoir de Votre Majesté, mais mon âme appartient à
Dieu seul ; j'aimerais mieux mourir que d'aller à la messe[38]. Cette hardie
réponse indiquait le péril que l'Etat courait par l'invasion des nouvelles
doctrines, et Diane de Poitiers ne fut pas la dernière à conseiller au Roi un
système répressif sous la main des Guise. Il ne faut jamais séparer un temps
de ses nécessités, de ses idées ; le mot intolérance
ne doit jamais être pris d'une façon absolue ; chaque époque a ses
intolérances ; quand la religion domine, l'intolérance est dans la religion ;
quand la politique domine, elle est dans la politique ; les mots changent
seuls. La messe était encore la foi générale de la société ; se révolter
contre la formule religieuse était aussi dangereux pour l'État que dans les
temps modernes se révolter contre la formule politique ; et cela était si
vrai, que partout la réformation était suivie d'une insurrection hardie de
nobles et de paysans. L'Allemagne voyait son antique constitution renversée ;
l'Angleterre était en pleine guerre civile, tandis que l'Espagne, qui, à
l'aide de l'inquisition, avait su se préserver des nouvelles opinions,
portant son énergie sur elle-même, découvrait un nouveau monde et gagnait la
bataille de Lépante. A toutes les époques, l'unité est une force, et
l'opposition une cause de faiblesse et de décadence.
Diane de Poitiers, sous l'influence des Guise, contribua
puissamment à cette tendance ferme et unitaire de la monarchie sous Henri II
; partout l'ordre fut rétabli et la révolte réprimée d'une manière
inflexible, nécessité d'un gouvernement qui voulait éviter la guerre civile[39] : les temps
modernes en montrent plus d'un exemple. Certes, le connétable Anne de
Montmorency était un esprit de modération avec une certaine tendance vers la
réforme, et cependant Brantôme dit de lui[40] : Tous les matins, il ne faillait de dire et entretenir ses
patenôtres, soit qu'il ne bougeât du logis ou qu'il montât à cheval, et on
disait qu'il fallait se garder des patenôtres de M. le connétable, car en les
disant et marmottant, lorsque les occasions se présentaient, il s'écriait : Allez-moi
pendre un tel, attachez celui-là à un arbre, faites passer celui-là par les
piques, tout à cette heure ; taillez-moi en pièce, mettez moi le feu partout,
et tels ou semblables mots de police ou de guerre[41]. Ainsi étaient
les mœurs dans ce siècle de violence et de guerre civile, et cependant Anne
de Montmorency était un esprit de tempérance et de modération !
XXVIII. — LE COMBAT SINGULIER DE LA CHÂTAIGNERAIE ET
JARNAC.
1547.
La toute-puissance de Diane de Poitiers, le retour vers
les vieilles mœurs, furent marqués par une lice ardente et chevaleresque
entre deux nobles champions à qui le champ fut assigné selon l'antique
formule des combats singuliers : ils s'appelaient La Châtaigneraie
et Jarnac. Diane de Poitiers passionnée pour les usages des paladins eut
toujours applaudi des deux mains à ces rencontres à l'épée ; mais à ce duel
retentissant, qui a laissé une longue traînée de souvenirs, se mêlaient des
idées et des passions particulières, la rivalité de Diane de Poitiers,
désormais duchesse de Valentinois, avec la duchesse d'Étampes.
François de Vivonne, seigneur de La Châtaigneraie,
était fils d'André de Vivonne, grand sénéchal de Poitou[42], et de tout
temps lié à la famille de Saint-Vallier. François Ier avait été son parrain,
et il rattacha à sa personne comme page et enfant d'honneur. A dix-huit ans, La Châtaigneraie,
que le Roi aimait tendrement, qu'il appelait son filleul, excellait dans tous
les exercices du corps, à la lutte, à l'escrime, à la chasse, avec une telle
vigueur, qu'il saisissait un taureau par les cornes et le renversait sans
effort ; on l'avait vu lutter avec deux athlètes à la fois et leur faire
toucher la terre du front. Dans les tournois, en pleine course, sur son
cheval, il jetait deux ou trois fois sa lance, la reprenait de ses mains
gantées avant de la mettre en arrêt contre son adversaire. Aussi, un peu
orgueilleux de sa vaillance et de son adresse, La Châtaigneraie
aimait à dire : Nous sommes quatre gentilshommes de la Guyenne, Fezensac,
Sensac, Essé et moi qui courons à tous venants. François Ier avait
composé ces deux vers pour lui :
Chataigneraye, Vieilleville et
Bourdillon
Sont les trois bardis
compagnons.
Partout la Châtaigneraie s'était distingué aux batailles ;
plusieurs fois aussi le Dauphin, depuis Henri II, lui confia son gonfanon aux
sièges de Landrecis et de Thérouanne ; Diane de Poitiers exaltait La Châtaigneraie
comme le plus brave paladin[43].
Non moins illustre était le comte de Jarnac, de l'illustre
famille des Chabot, beau-frère de la duchesse d'Etampes, un peu coureur d'amour,
comme le dit Brantôme : Jarnac, petit dameret, qui
faisait plus grande profession de curieusement se vestir que des armes de
guerre[44],
avait fait certaines confidences un peu équivoques sur ses amours avec
certaine dame ; il s'en était fait grand bruit, Jarnac les démentit ; on
voulut remonter à la source jusqu'au Dauphin, profondément hostile à la
duchesse d'Etampes. La Châtaigneraie intervint loyalement pour son
seigneur et déclara que Jarnac lui en avait fait confidence à lui-même, et
sans hésiter, offrit le combat pour le soutenir. Toutefois, il ne fut pas
approuvé de tous. S'il m'avait voulu croire,
dit Montluc, et cinq ou six de mes amis, il eût
desmèlé sa furie contre le sire de Jarnac d'autre sorte[45].
Ce défi était jeté à la fin du règne de François Ier, à
une époque de faiblesse et de maladie ; le roi n'avait pas accordé le champ,
c'est-à-dire qu'il avait refusé la permission de la lice et du combat ; mais
à l'avènement de Henri II, au moment de la disgrâce de la duchesse d'Étampes,
Jarnac alla demander le champ-clos contre La Châtaigneraie,
et le nouveau roi, tout chevaleresque, l'accorda d'après les principes des
romans de chevalerie. La lice fut indiquée dans le parc du château de
Saint-Germain : comme dans les combats judiciaires du moyen-âge, les armes
avaient été bénies à Saint-Denis ; le Roi, toute sa cour, les dames, Diane de
Poitiers elle-même, durent assister à cette grande lice. Le champ clos fut
orné comme pour un tournoi, et jouste à fer très-moulu.
La renommée de La Châtaigneraie était si bien établie sous le
rapport de la vaillance, de l'adresse, de la force, que nul ne doutait qu'il,
ne sortît vainqueur ; lui-même avait commandé pour le soir un joyeux festin
destiné à célébrer sa victoire. Le combat commença au soleil couchant, dans
une chaude journée[46]. La Châtaigneraie
fondit sur son adversaire avec la fière assurance d'un vainqueur ; Jarnac
esquiva le coup, et avec une adresse non pareille, il lui répondit par la
feinte de quarte, que depuis on a appelé le coup de Jarnac. Quel était ce
coup qui a fait l'objet de tant de recherches ? Les uns disent que c'était un
coup de pointe donné avec l'habileté d'un chirurgien dans les tendons de la
cuisse et de la jambe, de manière à renverser son adversaire sur la poussière
; les autres, qu'il lui fendit le mollet par un estoc terrible de haut en bas[47]. Tant il y a que
La
Châtaigneraie toucha la terre, humiliation qu'il n'avait
jamais subie. Jarnac, étonné de sa victoire, courut vers lui, le suppliant de
garder sa vie, pourvu qu'il rendit l'honneur à la dame par une déclaration
publique qu'il s'était trompé. La Châtaigneraie refusa ; alors Jarnac, selon les
coutumes du combat singulier, s'agenouilla devant le Roi pour lui dire qu'il lui donnait La Châtaigneraie
pour en faire son plaisir. Le Roi répondit à Jarnac : Vous avez combattu comme César et vous parlez comme
Cicéron ; j'accepte La
Châtaigneraie. Le
fier chevalier blessé déclara qu'il voulait mourir. En vain
transporté au château du duc de Guise, son parent, on pansa sa blessure ; il
en déchira les appareils et ne fit aucune concession. Il mourut donc
fièrement avec l'orgueil de sa renommée. Il y en eut
force qui ne le regrettèrent guère, car ils le craignaient plus qu'ils ne
l'aimaient ; il était trop haut de la main, querelleux : comme il était des
parents et commensaux des Guise, Monseigneur d'Aumale lui fit élever un grand
mausolée avec cette inscription : Aux mânes fières de François de Vivonne,
chevalier français très-valeureux[48].
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