XXI. — LA
RENAISSANCE DE L'ART. - DEL ROSSO. - PRIMATICE. - BENVENUTO
CELLINI. - BERNARD PALISSY.
1520-1540.
Les loisirs que la paix de Cambrai allaient laisser au roi
François Ier lui permettraient désormais de satisfaire son irrésistible
penchant pour les arts, ce goût des bâtiments qu'il avait pris durant son
expédition d'Italie, et l'on a vu qu'à son retour, après la victoire de
Marignan, le Roi avait fait un digne accueil à maître Léonard de Vinci. Cette
Italie, si féconde, si riche en artistes, alors tout entière livrée à la
guerre civile, aux misères[1] qu'elle entraîne,
offrait peu de ressources à l'art, elle créait des infortunes et peu de
travail ; il se fit donc une émigration naturelle vers la France, Où régnait un
prince passionné pour les bâtiments, pour leur splendeur et leur
ornementation.
Presque tous les châteaux jusqu'au XVIe siècle, même les
résidences royales, avaient gardé les formes du moyen-âge. Il ne faut jamais
être exclusif dans les admirations, et cependant il faut rester juste :
l'architecture du XIVe au XVe siècle avait bien sa grâce particulière, son
originalité nationale : ces tourelles élancées et couronnées de créneaux, ces
ponts-levis, ces escaliers qui s'entrelaçaient comme un serpent au flanc des
murailles, ces oratoires, ces églises à ogives, ces formes de bâtiments à la
fois sveltes et solides avaient leur charme et leur diversité[2]. Les bâtiments du
moyen-âge apparaissent de loin, comme les châteaux des fées dans les légendes
bretonnes. Mais tout allait changer avec les mœurs et les habitudes : les
châteaux féodaux étaient faits pour ces temps de morcellement et de partage
du pouvoir suzerain, où l'abbé Suger, avec toutes les forces de la monarchie
de Louis-le-Gros, assiégeait le château de Montmorency.
La perfection du style à ogives s'était produite sous le
règne de saint Louis, et la Sainte-Chapelle à Paris était une œuvre
admirable. Lorsque la domination des Anglais força les rois de France à
porter leur cour plénière dans la
Touraine, ce fut encore les châteaux féodaux qui abritèrent
le Dauphin, depuis Charles VIL Les débris du Plessis-lès-Tours peuvent donner
ridée d'un château royal à cette époque de luttes entre la royauté, les
féodaux et les Anglais ; les types varient peu : les murailles, les tours,
les mâchicoulis, les ponts-levis, les fossés sont du même style[3].
Ce fut donc à l'art de l'Italie qu'on dut la
transformation des châteaux royaux en vastes bâtiments avec jardins bien
dessinés, des pavillons larges et carrés, de longues galeries ornées de
peintures, de sculptures, des jardins peuplés de statues. De loin on
distingue encore et l'on reconnaît les bâtiments de la Renaissance avec
leurs fenêtres longues et sculptées, leurs colonnes à torsades criblées de
niches remplies de gracieuses statues : dans chaque salle, de hautes
cheminées qui sont elles - mêmes des monuments, des plafonds mythologiques où
étaient reproduits Jupiter, Vénus, Ulysse et ses aventures fabuleuses, l'histoire,
traduite en poème épique sur la pierre et le marbre. Dans les jardins, les
beaux treillis, les fruiteries succédaient aux grands massifs d'arbres verts
et séculaires : plus la forêt était profonde, plus le hallali se faisait
entendre à cette époque où la chasse était un grand art ; dans chaque bosquet
étaient des statues en bronze ou en marbre. Les fontaines elles-mêmes, ornées
de fantastiques compositions, des sirènes, des faunes, des salamandres ; de
petits châteaux en bronze d'où s'élançaient, en cascade bouillante, les eaux
écumeuses roulant dans un bassin plein de vieilles carpes aux colliers d'or.
Le premier des artistes qui vint en France après maître
Léonard de Vinci, pour réaliser cette transformation, fut Del Rosso[4], connu plus
généralement sous le nom de maître Roux ; né à Florence sous le gouvernement
des Médicis, Comme Léonard de Vinci, aucun art ne lui était inconnu :
l'architecture, la peinture, la poésie, la musique. C'était le type de
l'artiste italien que cette universalité dans une seule imagination ; par dessus
tout, maître Rosso possédait un faire original, un coloris brillant :
l'église de l'Annonciada, à Florence,
possédait son tableau de la transfiguration[5], où le peintre
avait placé une troupe de Bohémiens sur le premier plan du tableau, au devant
même des Apôtres. Durant le siège de Rome par le connétable, où tous les
artistes se battirent pour le pape, en témoignage de la protection qu'il leur
accordait, maître Rosso fut fait prisonnier par les Allemands ; racheté par
François Ier, il vint en France, où le roi lui confia, avec le titre de
surintendant, la direction des bâtiments de Fontainebleau : maître Rosso
construisit la principale galerie qu'il orna de belles peintures, aujourd'hui
détruites par le temps et par l'humidité : elles représentaient les actions les plus mémorables du règne de François
Ier ; dans la galerie dorée on remarquait Vénus et Bacchus nus,
Vénus et l'amour et la sybille Tiburtine annonçant la naissance
du Messie. Chacune de ces figures reproduisait les portraits de François Ier
et de Diane de Poitiers ou de la duchesse d'Étampes. Maître Rosso régna en
maître à Fontainebleau jusqu'à l'arrivée du Primatice.
François Primatice, né à Bologne, l'élève chéri de Jules
Romain[6], le peintre des
vastes scènes de l'histoire antique, fut appelé en France un peu après Rosso[7], et à peine à côté
l'un de l'autre les deux artistes conçurent une jalousie mutuelle qui se
traduisit en combats singuliers ; ces rivalités d'artistes s'expliquent et
peuvent même se justifier ; quand on a la passion de l'art, on se fait
souvent de ses propres œuvres une idée exagérée, parce qu'on y a mis toute sa
personnalité, sa force et sa vie ; on se bat pour son œuvre, comme pour sa
chair et son sang.
L'irritation en vint à ce point chez Rosso, que le Roi fut
obligé de donner au Primatice une mission d'art pour recueillir les plus
belles statues antiques de l'Italie : le modèle de Laocoon, de la Vénus de Médicis, de
l'Ariane, bientôt coulés en bronze et destinés à orner les jardins de
Fontainebleau. Primatice revint en France, et après la mort violente de Rosso[8], il reçut du roi
la même charge, la même dignité d'intendant des bâtiments et châteaux ; ce
fut alors, qu'avec une ardeur extrême, il composa les plafonds de la galerie d'Ulysse à Fontainebleau, vaste sujet
de mythologie et d'histoire, dont il ne reste plus que quelques débris :
heureusement la gravure, plus respectée[9] que les ouvrages
de l'art, a recueilli l'œuvre du Primatice ; les générations futures portent
si peu de respect au passé ! Cette histoire d'Ulysse, si merveilleuse, qui
prêtait tant à l'art, était d'un fini parfait et d'un brillant coloris ; il
reste du Primatice les deux figures de Diane de Poitiers et de la duchesse
d'Étampes ; Diane, surtout, la déesse des forêts, est splendide de fierté et
de grâce ; à demi cachée, elle semble attendre ses compagnes pour s'élancer
ensuite dans la forêt à la poursuite du cerf et du sanglier : Primatice
modifia tout le plan de maître Roux, pour l'achèvement de Fontainebleau ; on
dit que ce fut encore par jalousie et pour détruire ses œuvres.
Le plus étrange, le plus singulier de ces artistes au
milieu de la Renaissance,
ce fut Benvenuto Cellini, orfèvre-ciseleur, qui a écrit lui-même sa vie avec
l'histoire de ses œuvres. J'aime les mémoires de Benvenuto Cellini,
personnels, exagérés parce qu'ils sont précisément l'expression naïve du
sentiment excessif de l'artiste ; chez lui, pas de fausse modestie, de front
humble et hypocrite, pour mendier un compliment : Benvenuto Cellini a tout
fait ; brave comme Roland, il a été excellent musicien grand poète ; il le
dit du moins[10]
; né au commencement du XVIe siècle, à l'époque de l'art de Nieler (la gravure sur cuivre, or ou argent),
Benvenuto Cellini, se consacra à la ciselure, à la fonte des métaux, science
nouvelle et florentine : il arriva à ce point de perfection qu'il put
reproduire les modèles antiques, et composer lui-même d'admirables œuvres en
bronze, en marbre, en or, en argent, d'une perfection à laquelle n'ont pu
atteindre les artistes modernes. Appelé par le roi François Ier, après les
troubles civils de Rome, Benvenuto Cellini, vint au château de Fontainebleau,
où, par l'ordre du Roi et avec ses encouragements, il façonna des coupes[11], des vases, des
statues. Dans ses mémoires il dit que le Roi lui commanda douze figures
d'argent, de la hauteur de 5
pieds huit pouces, représentant six dieux et six
déesses pour orner la table des royaux festins ; quelques jours après,
François Ier lui commanda une salière du poids de mille écus d'or : les deux
statues de Jupiter et de Junon furent bientôt achevées, et le Roi vint les
visiter dans l'atelier de Benvenuto ; il était accompagné de la duchesse
d'Étampes, à laquelle l'artiste galant offrit un beau vase ciselé de sa main[12] : il reçut alors
la commande d'un dessus de porte en argent et d'une fontaine architecturale,
pour orner la cour d'honneur du château. Benvenuto Cellini a laissé la
description détaillée de cette fontaine : elle devait être en bronze, haute
de 5 pieds,
et former un carré parfait, enlacé de petits escaliers pour monter sur une
tour d'argent, d'où s'élançait une statue armée d'une lance, qui représentait
le dieu Mars, dont le Roi était la vivante image : quatre statuettes
formaient l'encoignure de la tour, la peinture, la sculpture, l'architecture,
la musique dont le Roi était le protecteur. Il
cisela, par les ordres de François Ier, la statue d'Hébé, l'expression la
plus pure, la plus suave, de la beauté antique ; l'amphore qu'elle tenait de
ses mains, d'une pureté de contours admirable, était incrustée de pierres
précieuses. François Ier, charmé de ces chefs-d'œuvre, témoigna sa joie, sa
reconnaissance ; mais la duchesse d'Étampes, qui protégeait trop ouvertement
le Primatice, blessa profondément l'amour-propre de Benvenuto Cellini, qui
voulut quitter Fontainebleau ; le Roi lui déclara qu'il n'en ferait rien : Je vous étoufferai dans l'or, et vous vous en irez après
si vous voulez[13]. La fierté de l'artiste
fut au-dessus de l'amour de l'or. Tandis que le Primatice reproduisait sans
cesse la duchesse d'Étampes dans ses décorations de galeries, Benvenuto
Cellini, qui détestait la duchesse, avait choisi pour son modèle de
prédilection, Diane de Poitiers, sous les traits de Diane chasseresse. Il
trouvait dans ce corps quelque chose de parfait, un symbole de l'absolu dans
le beau qui ravit les grands artistes : la duchesse d'Étampes, jalouse de
Diane, blessa profondément Benvenuto Cellini, qui vint continuer son noble
art à Florence[14].
Diane de Poitiers fut spécialement la protectrice, durant
toute sa vie d'un art presque perdu, les belles poteries, et d'un artiste
dont le nom glorieux doit survivre à tous les oublis, Bernard Palissy, qui
eut à lutter contre la misère, la douleur et la jalousie[15] ; ses poteries
furent des chefs-d'œuvre d'un fini aussi parfait que les plus beaux vitraux
du moyen-âge.
Lorsqu'on parcourt aujourd'hui les riches et très-rares
galeries des amateurs de la
Renaissance, on est frappé de l'art merveilleux de ces
peintures sur émail qui reproduisent les sujets les plus divers de
l'histoire, de la fable et de l'Ecriture Sainte, avec des couleurs si belles,
si variées qu'on retrouve difficilement ; le vert glauque de la mer, le rose
tendre, le bleu céleste, teintes charmantes inaltérables, qui paraissent
aussi brillantes après quatre siècles, que lorsqu'elles furent placées sur
l'émail et l'argile. Ces poteries étaient-elles destinées au service de la
table ou bien servaient-elles de simple ornement sur des étagères ? Elles avaient
l'un et l'antre emplois aux châteaux : on voit dans les tableaux de la Renaissance les
dressoirs et armoires tout remplis de ces poteries rangées autour de la salle
des festins ; les plats, les assiettes, les vases sont étalés comme
ornements. Aux jours des grandes solennités, ils servaient pour l'usage des
convives ; les varlets portaient sur ces poteries le faisan, le paon, la bure
de sanglier, et dans les Paul Véronèse, les lévriers lèchent des plats
émaillés de mille couleurs[16]. L'aspect d'un
festin royal de la
Renaissance était magnifique : une large table couverte de
statues d'argent, de vases et de coupes ciselés par Benvenuto Cellini ; les
mets servis sur les poteries d'émail de Bernard Palissy, égayées par les
verreries de mille couleurs que les artistes vénitiens et bohémiens
façonnaient en coupes, en amphores.
Les huguenots attaquaient déjà ce luxe, cette magnificence
que protégeait Diane de Poitiers ; avec leur haine des images, avec leur
austérité de vêtements, ils ne pouvaient souffrir ces joies, ces brillantes
expressions de l'art. Avec le triomphe de la réforme, jamais la Renaissance n'aurait
donné au monde ses éclatants produits. Diane de Poitiers soulevait la haine
du parti protestant, par ce luxe de la vie, cette grâce, païenne
d'ornementation. D'après les calvinistes, tout l'art devait consister dans
des maisons blanches et propres, sans tableaux ni sculptures, où, assis sur
des bancs de bois, ils auraient assisté à la lecture de la Bible ; un artiste pour
eux était un païen, un débauché, amoureux de la forme. Si déjà les huguenots
brisaient les statues des saints ou de la Vierge dans les cathédrales, à plus forte raison
ils jetaient leur malédiction sur les artistes, qui peignaient dans leurs
tableaux passionnés les figures de Diane, de Vénus ou d'Hébé. On s'explique
ainsi très-bien la répugnance des artistes pour le calvinisme ; un ou deux
seulement adoptèrent la réforme : froids sculpteurs, architectes corrects,
ils firent des portiques, des escaliers, dessinèrent des allégories ; mais la
chaleur de la vie païenne leur manquait[17] : leurs œuvres
ne parlent jamais aux passions ardentes qui sont l'art.
XXII. — LA RENAISSANCE
DANS LES LETTRES. - INFLUENCE DE DIANE DE POITIERS ET DE LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.
1530-1545.
Si dans la transformation de l'art du moyen-âge par la Renaissance, le
paganisme grec imprima la beauté et la grandeur de la forme à la peinture, à
la sculpture, à l'orfèvrerie, à l'architecture, en fut-il de même pour ce
qu'on a appelé la
Renaissance des lettres, dont la gloire est attribuée à
François Ier ? Cette question est grave, et, à mon sens, ce qu'on a
appelé la Renaissance
dans les lettres ne fut, à quelque point de vue, qu'une invasion des idées,
des formes de l'antiquité dans la langue et la littérature nationales ; car
ce serait une erreur de croire que le moyen-âge n'avait pas sa littérature,
ses poètes, ses versificateurs, ses historiens. La Renaissance du XVIe
siècle ne fit que substituer un chaos d'érudition à la simplicité de la
langue nationale[18], vivante et
belle. Elle fut une époque de bizarrerie, une invasion étrangère dans la
tradition française.
Au XVe siècle, les poèmes de chevalerie vivent encore dans
leur grâce et leur fécondité : ils racontaient des aventures merveilleuses,
des féeries, des prouesses extraordinaires. La génération alors les lisait
avec avidité ; elle y trouvait sou plaisir, sa distraction, ses mœurs, son
histoire. Les poésies d'Alain Chartier, de Charles d'Orléans, d'Eustache
Deschamps[19]
respirent une fraîcheur, une naïveté d'image et d'expression claire et
simple. Le pur moyen-âge, l'époque qui produisit les trouvères et les troubadours,
le Roman de la rose, fut aussi littéraire qu'aucun autre temps ; et,
quant à l'histoire, quand elle ne compterait que Froissard, Monstrelet et
leurs chroniques sérieuses et charmantes, ce serait suffisant pour grandir et
glorifier un siècle : Froissard, tout à la fois ami du vrai et du
merveilleux, qui promenait sa riche imagination et son enquête exacte sur les
plus grands événements, en France, en Angleterre, en Flandre et en Espagne[20] !
Dira-t-on qu'il y a trop de crédulité dans ces épopées
historiques, trop de détails minutieux ? mais le merveilleux n'est-il pas ce
qui fait vivre l'homme, ce qui fait épanouir son cœur, ce qui enchante son
existence. La langue que parle Froissard est simple, facile, intelligible à
tous : aucune obscurité dans les mots primitifs et clairs qui expriment les
sentiments de l'âme, ou qui racontent les épisodes, les événements avec une
ravissante fantaisie.
A toutes ces beautés, qui ont leur origine dans la
nationalité française, que substitua la Renaissance ? Pour
la langue, un jargon inintelligible, un mélange de grec et de latin obscur,
pédant, un bariolage autour de la primitive langue[21], des mots
composés introduits dans la grammaire de ce temps qui exigent des
commentaires, et qu'on ne peut lire sans le secours d'un vocabulaire spécial
que les érudits enthousiastes sont forcés de placer à la fin de leur édition.
Rabelais fut l'expression la plus vraie de ce langage transformé. Attiré par
quelques sommaires de chapitres piquants, le lecteur pénètre dans son livre,
et il est bientôt enveloppé de ténèbres et d'allusions grossières ; son texte
est plus difficile à retenir que la pure langue d'Horace et de Virgile ;
chaque mot exige une explication dont le sens obscur et enclavé dans le grec
et le latin, se développe d'une façon lourde et fastidieuse.
A l'esprit de gracieuse fantaisie ou de vérité naïve du
moyen-âge, la
Renaissance substitua l'école critique et d'examen qui
n'est pas la certitude et la trouble souvent ; on eut des commentateurs à
l'infini, on voulut tout expliquer par de subtiles interprétations :
Scaliger, Vatable, Ramus, Agrippa, Erasme, Oécolampade, cette pléiade de
noirs docteurs qu'ont-ils enseigné, qu'ont-ils distrait ? Une épopée
chevaleresque vous menait dans un monde inconnu, une chronique rapportait les
faits à travers les mœurs de la génération ; mais que vous révélait un érudit
du XVIe siècle dans cette dispute sur les textes qu'avait enfantés la
réformation ? Alors furent abandonnés les lectures attrayantes : les Quatre
fils Aymon, le Roman de Pierre de Provence et de la Belle Maguelone,
Jehan de Saintré et la Dame
des belles cousines, pour les livres fastidieux de Casaubon ou les
dissertations de Vatable. Froissard, Monstrelet furent dédaignés ; on eut les
froides histoires ; on se passionna pour les textes de l'antiquité, on pensa
moins à la vieille France qu'à la
Grèce, à l'Assyrie, à Rome.
L'origine de cette invasion étrangère fut dans l'émigration
byzantine[22]
qui suivit la prise de Constantinople par les Turcs. A cette époque de
faiblesse et de décadence, Constantinople était remplie de rhéteurs et de
grammairiens qui, par Venise, inondèrent l'Italie. Si la ville de Constantin[23] était encore
grande au XVe siècle par son luxe et son industrie, son génie d'invention
dans les arts de la mécanique, elle tombait au bruit des disputes scholastiques
dans ses écoles pleines de sophistes et de discoureurs. Venise recueillit les
arts, les ouvriers en soie, en tapis, en verre de couleur, elle abandonna les
savants à l'Italie. La
République s'occupa même très-peu des manuscrits des
bibliothèques, qu'elle abandonna à quelques prêtes d'imprimerie, les
Manuccio. Il n'en fut pas de même de l'Italie qui s'abreuva de grec, de
latin, d'hébreu et de syriaque. On s'enthousiasma pour Lascaris, le chef de
cette émigration scientifique, et le moyen-âge fut délaissé. On traita de
folie l'Orlando furioso, et, plus tard, le Tasse fut jeté dans une
maison d'aliénés. On eut alors les textes d'Aristote, de Platon, des
philosophes de l'école d'Alexandre ; on se perdit en subtilités sur la plus
inutile des sciences, la philosophie résumée en aphorisme d'enseignement. Ce
fut la Renaissance
qui créa cette classe d'érudits qui vécurent sur les textes comme les
vieilles chenilles sur les feuilles, rongeant les pensions du roi, tandis que
les poètes, les écrivains qui immortalisaient le pays, étaient dans toutes
les privations de la vie. Oui, il fallait accueillir les ouvriers byzantins
qui portaient l'art de tisser la soie et l'or, le secret du feu grégeois et
des machines hydrauliques ; mais ces rêveurs de scholastiques à quoi
pouvaient-ils servir ? Grandir les subtilités d'un peuple, c'est avancer sa
ruine morale, et les Grecs de Byzance eux-mêmes en avaient donné l'exemple.
Ce furent des explications de textes qui, multipliées à l'infini, se
transformèrent en disputes d'école ; et ces disputes, à leur tour,
produisirent la guerre civile du XVIe siècle. Le heurtement des doctrines
aboutit tôt ou tard aux batailles sanglantes, et l'esprit de critique eut son
couronnement dans la guerre civile. Nul ne pouvait nier la beauté des œuvres
antiques ; mais ces beautés exclusivement grecques, transportées sur une
terre étrangère, devaient altérer l'essor du génie national, comme une
invasion étrangère opprime un pays. Il n'est pas vrai que la France alors fut barbare
: elle avait sa langue, son génie, sa littérature ; ce qu'on appelle la Renaissance fut
l'oppression de ce génie même par la scholastique byzantine.
Le merveilleux, qui ne meurt jamais chez un peuple, subit
même une triste transformation : comparez les charmantes féeries des romans
et des épopées du moyen-âge avec les centuries
de Nostradamus. Le savant est crédule aussi ; mais il est obscur, ennuyeux.
Ce qu'on appelle les érudits disputeurs ne grandirent pas la vérité,
seulement ils la rendirent invisible par la pesanteur de leur forme ; ils
changèrent la féerie en devination et le merveilleux en crédulité pédante[24].
Aussi le temps a fait justice de ces scholastiques : que
reste-t-il, je le répète, de Casaubon, de Vatable, de Oécolampade, de
Scaliger, est-il possible de les lire tous sans un immense ennui et le
sentiment de leur inutilité ? Tandis que Froissard, Philippe de Commines,
Monstrelet se lisent et se liront toujours avec un charme particulier tant
que vivra la langue française. Combien donc eut raison Diane de Poitiers
d'aimer, de protéger la littérature du moyen-âge, les chevaleresques débris
de ces temps poétiques. Au contraire, la duchesse d'Etampes, dominée par les
érudits de la
Renaissance, engagea le roi à fonder cette institution qui
fut depuis appelée le Collège de France[25], d'abord simple
collège de langue, d'enseignement de l'hébreu, du grec, du syriaque, pour
lesquels on instituait des chaires spéciales. Il y avait ici un but d'utilité
; le mal fut de donner trop d'importance à ces travaux d'érudition sur des
textes qui changèrent l'esprit et les tendances de la littérature du
moyen-âge. La Renaissance
eut pour résultat définitif de créer le doute dans l'explication des livres
saints, de remplacer l'autorité par l'incertitude, la simplicité, la naïveté
historiques par des travaux où un docte esprit de parti remplaça la vérité
des chroniques. De Thou détrôna Froissard, la poésie quitta les habits des
trouvères et des troubadours pour des robes d'emprunt grecques et romaines.
Tandis que Diane de Poitiers protégeait plus spécialement
la réimpression des romans de chevalerie, image de l'ancien caractère
français, et qu elle faisait accepter par le roi la dédicace d'Amadis des
Gaules[26],
la duchesse d'Etampes laissait mettre son nom à la tête des psaumes de Luther
et de Calvin. Diane voulait une France revêtue d'armures brillantes, le
casque à plumes flottantes, la cotte de mailles d'argent ; la duchesse
d'Etampes la plaçait sous la calotte doctorale. L'une la faisait assister aux
tournois, aux belles fêtes de la chevalerie ; l'autre la faisait asseoir sur
les bancs de l'école, avide de la parole des docteurs. Et cependant plus que
jamais la France
avait besoin de son attitude guerrière !
XXIII. — MODIFICATION DE LA DIPLOMATIE DU MOYEN-ÂGE. - ALLIANCE POLITIQUE
DE FRANÇOIS Ier AVEC LA PORTE OTTOMANE
ET LES LUTHÉRIENS.
1540-1547.
Le traité de Cambrai, bien qu'il eût modifié sous quelques
points de vue les conditions inflexibles de la convention de Madrid, était
encore trop dur pour les forces relatives qu'il laissait à la France ; il était donc
dans la nature des choses que François Ier cherchât tous les moyens de
secouer celte situation humiliante pour un pays si robuste encore, soit par
une nouvelle guerre, soit par des alliances politiques qui lui feraient
regagner le terrain perdu. L'influence de la duchesse d'Etampes,en détournant
le roi des idées et des conditions du moyen-âge, l'avait rendu plus facile sur
les moyens de trouver des alliés au dehors et des forces nouvelles dans sa
politique.
Depuis la croisade jusqu'au XVe siècle, l'union des
princes chrétiens contre les infidèles dominait les alliances politiques, et
la chrétienté tout entière s'était ébranlée pour se jeter sur l'Orient[27]. Sous François
Ier, cette opinion s'altérant, le roi de France osa appeler à son aide la
puissance ottomane, chose étrange et nouvelle. On n'avait pas d'exemple d'une
telle hardiesse, et les chroniques de la croisade parlent avec indignation
des tentatives de l'empereur Frédéric II pour essayer un traité d'alliance
avec les soudans et les émirs de l'Egypte et de la Syrie[28].
Dans la situation difficile où se trouvait François Ier,
sous cette étreinte de traités inflexibles, il tourna les yeux vers la
puissance conquérante des Ottomans, qui avait pour grand ennemi
Charles-Quint. Et comme si ce n'était pas assez, le Roi tendit également la
main aux princes luthériens d'Allemagne, résolution au moins aussi hardie
dans les idées du temps. Qui ne sait l'indignation qu'inspirait l'hérésie à
l'époque croyante ? Les chroniques rappelaient la cruelle guerre des Albigeois[29] : une croisade
s'était formée contre eux, et l'on avait vu les féodaux du Parisis, de la Normandie, de la Brie et de la Champagne s'élancer
sur les belles terres du Midi, et s'emparer des fiefs de Toulouse, Montpellier,
Albi et Carcassonne. L'Eglise pardonnait beaucoup aux féodaux : la joie des
festins, les mœurs faciles avec les châtelaines du Midi ; mus un pacte avec
les infidèles ou les hérétiques était une acte en dehors de la civilisation
et des mœurs de la société.
La politique hardie de François Ier changea toutes ces
idées[30] ; tandis que les
armées ottomanes menaçaient la
Hongrie, il signait une alliance avec la sublime Porte,
afin de lutter, aidé de ces forces immenses, contre son ennemi le plus
acharné. Le Roi ne vit dans les Turcs que des auxiliaires pour seconder sa
résistance à la monarchie universelle de Charles-Quint : cette alliance avec
Soliman, le roi de France n'osa point d'abord l'avouer ; elle fut tenue
secrète, car elle aurait suscité mille indignations dans la chrétienté
menacée.
Ce qui fit la grandeur de Charles-Quint, ce fut
l'universalité de sa pensée ; il n'en dévia jamais : il avait compris que,
pour reconstituer l'empire de Charlemagne, le premier gage qu'il devait
donner à la politique, c'était l'expulsion des Turcs de l'Europe. Il voulut
donc s'assimiler toutes les forces, apaiser cette sorte de guerre civile que
les opinions nouvelles suscitaient dans la chrétienté, et à l'aide de cette
fraternité de tous les peuples chrétiens, arriver à la reconstitution de
l'Empire.
Il y avait au fond du cœur de Charles-Quint sans doute une
pensée d'ambition et de grandeur personnelle, et la couronne de Charlemagne
était son but ; mais toute pensée universelle est par cela même un progrès
dans l'histoire de l'humanité. François Ier, au contraire, soit par
nécessité, soit par les tendances même de son caractère, divisa les opinions,
les intérêts de l'Europe autant qu'il le put ; il traita directement avec les
Turcs, que Charles-Quint voulait expulser de l'Europe ; il les appela pour
ainsi dire dans le cœur de l'Allemagne, sur les côtes de la Méditerranée, en
Italie ; il tendit la main aux pirates, aux barbaresques sur les côtes
d'Afrique, d'où ils menaçaient l'Espagne et la Provence ; il ne recula
pas devant un système de subsides et de tribut payés aux barbares.
Charles-Quint suivit une politique contraire ; après ses victoires d'Afrique,
il signa un traité de délivrance pour tous les esclaves chrétiens qui
allèrent proclamer la splendeur de son nom en Europe.
Le roi François Ier agit avec hardiesse auprès des
électeurs protestants de l'Allemagne : il signa la ligne de Smalkalde contre l'empereur
Charles-Quint, origine de morcellement de l'Allemagne, et qui la rendit impuissante
pendant un siècle[31] ; la ligne de
Smalkalde créait cette anarchie qui se transforma plus tard en fédération,
toujours indécise, si lourde à se mouvoir ; les luthériens firent bien
quelques démonstrations insignifiantes contre l'invasion des Turcs dans la Hongrie et l'Autriche,
mais l'Allemagne fut absorbée dans sa propre guerre civile d'Etats à Etats.
Cette politique de François Ier fut dénoncée à l'Europe
chrétienne par Charles-Quint ; c'était une belle époque pour l'Empereur ; il
venait de signer son traité avec Muley-Assan. Le roi maure de Tunis, en se
déclarant le vassal de l'Espagne, délivrait vingt raille esclaves chrétiens
que Charles-Quint fît revêtir de riches habits avant de les rendre à leur
patrie. François Ier prenait parti, au contraire, pour les Turcs et les
luthériens ?
Ce fut alors que, pour se justifier, le roi de France crut
essentiel de laisser le cours de la justice s'accomplir à l'égard des
opinions nouvelles qui pénétraient dans les écoles et les universités[32]. Pour
s'expliquer le système de répression des calvinistes par le Parlement et le
Châtelet, il faut se rappeler qu'en France l'inquisition n'avait pas été
admise comme elle Tétait en Espagne : l'inquisition, sorte de jury,
constatait l'hérésie, et la main séculière ensuite appliquait la peine
prononcée par les vieux édits de Ferdinand et d'Isabelle.
En France, la
Sorbonne jugeait la doctrine, constatait l'hérésie ; le Châtelet,
pouvoir de police, faisait l'enquête, et le Parlement prononçait l'arrêt. Le
roi intervenait rarement dans ces sortes de procès, et il fut presque toujours
enclin à faire grâce, témoin les vers si pleins de reconnaissance de Clément
Marot, adressés à la duchesse d'Étampes, la protectrice des Huguenots. Et
pour les esprits sérieux et politiques, j'oserai examiner une question grave,
à savoir si le refus d'admettre l'inquisition en France ne fut pas une faute
considérable de la part des rois. Il faut prendre les opinions d'un siècle
dans les conditions qu'elles se produisent : le catholicisme alors était là
doctrine gouvernementale, il constituait l'unité : admettre une autre
doctrine, c'était briser cette unité qui est la force des pouvoirs, et la
preuve en est qu'un siècle de guerre civile fut légué à la France et à l'Allemagne
par la réformation.
Au contraire, l'Espagne du XVIe siècle grandit dans sa
magnificence, grâce à l'unité des doctrines que protégeait l'inquisition ; au
milieu des périls que créait la présence des maures, des juifs, des faux
chrétiens, l'Espagne ne développait ses forces que par la surveillance
attentive et les moyens répressifs ; tous les pouvoirs forts et menacés qui
veulent sauver un pays ont besoin de ces deux forces : la police et la
répression. Les deux comités de salut public
et de sûreté générale sous la Convention nationale
ne furent que les formes de l'inquisition appliquée à la politique ; or, au
moyen-âge, le catholicisme c'était le gouvernement ; si bien que, jusqu'à ce
qu'un droit public nouveau se fût formé au XVIIIe siècle, la guerre
européenne et civile eut pour principe le catholicisme et la réforme. La
vieille Espagne découvrait un nouveau monde, arrêtait les conquêtes des Turcs
à Lépante, jetait à flots d'or sa poésie, ses drames, ses artistes en vertu
de sa force, de son unité, de son repos maintenus, par l'inquisition[33].
L'attitude même prise par François Ier, la protection
accordée au parti luthérien par Marguerite sa sœur, amena en France
l'organisation plus serrée du parti catholique, et dès ce moment il entoura
fortement la haute famille des Guise. Si la duchesse d'Étampes protégeait le
prêche, les poètes tels que Marot, les universitaires commentateurs de la Bible ; les Guises avec
Diane de Poitiers adoptèrent le parti contraire, et alors se développa le
jeune amour du duc d'Orléans, presque enfant, pour Diane de Poitiers ; le
second fils du roi, en adopta publiquement les couleurs ; le chiffre de Diane
fut brodé sur ses armures : il devint presque chef de parti, et il fut
question pour la première fois de son mariage avec Catherine de Médicis.
XXIV. — LA JEUNE
CATHERINE DE MÉDICIS. - LA COUR DE FRANÇOIS Ier.
1530-1535.
L'Italie était définitivement perdue pour la France en vert a de deux
traités solennels, et il semblait que tout espoir fut enlevé au roi François Ier
de recouvrer jamais cette terre de sa prédilection ; toutefois ce droit qu'il
ne pouvait plus réclamer directement, il cherchait à l'obtenir par des
alliances intimes et des mariages politiques. François Ier avait secondé de
tous ses efforts le pape Clément VIII (de la
famille des Médicis), et le souverain Pontife avait caressé la pensée
d'un projet de mariage entre sa propre nièce Catherine de Médicis et un des
fils du roi de France, le jeune duc d'Orléans, le chevalier courtois de Diane
de Poitiers[34].
Les Médicis étaient d'une puissante race, d'une illustration,
toute personnelle, petits-fils de simples marchands de laines et de soie. Or,
s'allier au roi de France était pour eux un grand honneur. François Ier, à
son tour, trouvait dans ce mariage un principe d'influences personnelles en
Italie. Indépendamment de sa dot en ducats d'or, Catherine de Médicis
apportait comme héritage le duché d'Urbino, et comme éventualité, même le
grand-duché de Toscane ; et, ce qui était plus considérable encore pour le
roi de France, ses prétentions sur Reggio, Modène, Pise, Livourne, Parme et
Plaisance. Le chroniqueur Martin du Bellay, en récapitulant ainsi les
avantages considérables qu'apportait la princesse italienne, raconte que,
lorsque les trésoriers de France se plaignirent au maréchal Strozzi de
l'exiguïté de la dot, le maréchal répondit : Oui, la
dot est petite, l'argent est d'un poids léger ; mais vous oubliez que madame
Catherine apporte en plus, trois bagues d'un prix inestimable, la seigneurie
de Gênes, le duché de Milan, le royaume de Naples. Paroles qui ne
peuvent être prises que dans un sens figuré et comme une espérance, car
Catherine de Médicis n'avait aucun droit légal, sérieux sur ces seigneuries ;
seulement le maréchal voulait dire que, par cette alliance avec le pape et
les Médicis, François Ier reprenait moralement sa situation en Italie, et
qu'il y retrouvait toutes les prétentions des Valois[35].
Aussi Charles-Quint, profondément affecté de ce mariage,
fit tous ses efforts pour l'empêcher ; puis, il voulut opposer les Sforza aux
Médicis, et donna lui-même une de ses nièces à ce vigoureux condottieri du
Milanais : François Sforza appartenait à une famille également issue de sa
propre fortune. L'Empereur se tourna vers le duc de Savoie, ce gardien des
Alpes, et lui offrit aussi une alliance de famille : Charles-Quint voyait
bien que François Ier n'avait pas abandonné ses belles illusions sur
l'Italie, et que le dernier mariage tendait à les réaliser[36]. Il voulut donc
y mettre obstacle.
Catherine de Médicis à Fontainebleau, c'était comme
l'Italie tendant les bras à la
France ; le pape devenait l'allié du roi, comme on voit sur
la grande mosaïque de Rome le pape Adrien tendant la main à Charlemagne.
François Ier souriait à l'Italie comme à un souvenir de ses belles et premières
années. Toutefois, la situation personnelle de Catherine de Médicis à cette
nouvelle cour devenait d'une extrême délicatesse. La jeune Florentine
trouvait le duc d'Orléans en plein amour avec Diane de Poitiers, et, chose
étrange, Catherine de Médicis, qui avait dix-huit ans à peine, se trouvait en
rivalité avec une maîtresse de plus de trente-cinq ans, sa belle pourtant,
qu'on croyait, je le répète, que la magie seule avait pu conserver ces traits
inaltérables, cette fraîcheur de jeunesse qui faisait l'admiration de maître
de Rosso et du Primatice.
Avec une habileté qui tenait de sa nature italienne,
Catherine de Médicis ne heurta nullement cette situation ; elle ne manifesta
ni dépit ni colère, elle avait subi à Florence d'autres spectacles ; elle
s'était habituée à ces doubles amours, à ces sentiments partagés. Étrangère
en France, jetée au milieu d'un monde inconnu ; son but fut de plaire à
chacun, de s'associer aux plaisirs d'une cour charmante, d'y créer des distractions
nouvelles à l'italienne, de se faire aimer surtout de François Ier, déjà
maladif, et qu'une vieillesse prématurée menaçait autant dans son ambition
que dans ses plaisirs ; le Roi partageait sa vie entre Fontainebleau, Amboise
et Saint-Germain. Catherine de Médicis le suivait partout, sans se prononcer
dans ses préférences entre Diane de Poitiers et la duchesse d'Étampes, se
contentant de leur sourire à toutes deux, de se faire à elle-même une cour
particulière dans cette cour générale, où chacun devait avoir sa dame et son
amour. Brantôme, plein des souvenirs de cette époque, raconte dans son naïf
langage que le Roi voulait fort que tous les
gentilshommes se fissent des maîtresses, et s'ils ne s'en faisaient, il les
estimait mal et sot, et bien souvent aux uns et aux autres, il leur en
demandait les noms et promettait de leur dire du bien et de les servir[37].
Telle était, au reste, la loi de la chevalerie, les dames
étaient les pensées, la préoccupation de tous les gentilshommes ; seulement à
l'époque de François Ier, les idées païennes et artistiques s'étaient
introduites à la cour ; il ne n'agissait plus toujours de la fidélité
inaltérable, du culte religieux du chevalier pour sa dame, comme dans le
roman d'Amadis. Ces dames elles-mêmes passaient d'un amour à un autre, et
selon Brantôme encore, la duchesse d'Étampes ne gardait
pas grande fidélité au Roi, ainsi qu'est le naturel des dames, qui ont fait
autrefois profession d'amour. Le Roi semblait s'y résigner, et tout
jeune homme n'avait-il pas écrit ces vers sur un vitrail.
Souvent femme varie,
Et bien fol qui s'y fie.
Brantôme cite un nom ou deux parmi les amants de la duchesse
d'Étampes, mais Brantôme est une de ces charmantes mauvaises langues qu'on
écoute plaisamment sans les croire toujours[38]. Le parler
d'ailleurs à cette époque était plus libre que les mœurs n'étaient mauvaises
; il ne gardait ni voile ni draperie ; le nu conserve sa chasteté, témoin la Vénus antique. A cette
cour qui parlait la langue de Boccace, il y avait respect pour les dames à
côté des récits d'amour. Le Roi, continue
Brantôme, faisait bien mieux de recevoir une si
honnête troupe de dames et de demoiselles dans sa cour que de suivie les
errements des anciens rois du temps passé, qui se faisaient accompagner par
des femmes de mauvaise vie[39]. Brantôme se
sert d'une expression plus hardie et plus naïve qu'il serait difficile de
rapporter.
Catherine de Médicis sut ardemment plaire à la cour, avide
de plaisirs nouveaux : achevai dans les bois, toujours en selle aux chasses
du Roi, elle inventa des étriers d'une forme élégante, qui laissaient voir la
plus jolie jambe du monde ; placée entre Diane de Poitiers et la duchesse
d'Étampes, elle leur donnait l'exemple du courage sur des haquenées
fougueuses ; chaque rendez-vous de chasse offrit une fête à la florentine, ou
une soirée à la vénitienne ; doux souvenir de l'Italie. Il y eut des
représentations scéniques, des spectacles, où les feux se mêlèrent à l'eau ;
des chanteurs à la voix douce, ravissaient la cour. Catherine, fort liée avec
le Primatice et Benvenuto Cellini, attira après eux tout ce que l'Italie
avait d'artistes pour embellir les fêtes : les jardins furent ornés comme des
décors de théâtre ; on enlaça des chiffres d'amour dans la Salamandre, symbole
de François Ier. On trouve quelques-unes de ces Salamandres parsemées sur les
châteaux d'Amboise et de Blois ; une seule, pauvre délaissée, est encore aux
flancs d'une pierre rongée sous une porte basse dans la cour de Fontainebleau[40] ; nul ne la remarque
dans cette royale demeure, dans ces jardins solitaires que le Primatice a
dessinés.
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