XIII. — L'ARMÉE FRANÇAISE EN ITALIE. - LA BATAILLE DE PAVIE.
1521-1525.
Si nulle chevalerie n'était plus brave, plus noblement
courageuse que les gens d'armes de France, nulle aussi n'était plus
imprudente, plus aventureuse, s'exposant à des dangers volontaires par le
sentiment excessif de sa propre valeur : en France ce caractère ne peut se
changer, il fait notre gloire et notre orgueil ; sentiment tellement extrême
qu'il inspire un vrai mépris pour la valeur retenue et réfléchie. Le paladin
modèle ne devait rien trouver d'impossible, ce qui avait eu souvent de
tristes résultats militaires. Ainsi, les deux beaux types de la chevalerie
française, Gaston de Foix[1] et Bayard[2], chaque fois qu'ils
avaient été chargés de commander des expéditions lointaines, avaient exposé
leurs gens d'armes à des périls et souvent même à d'inévitables défaites. Ils
se battaient en Roland, en Renaud de Montauban, les héros qu'avait choisis
l'Arioste dans le poème qu'il venait de publier, sous le titre d'Orlando furioso[3], qui exerça une
grande influence sur cette génération. Ce caractère d'imprudence glorieuse,
les généraux italiens et espagnols le connaissaient parfaitement, et ils en
profilaient avec leur habileté et leur expérience accoutumées, pour entraîner
les Français dans les pièges, où les poussait la fougue de leur glorieux
caractère.
Le commandement de l'armée d'Italie avait été laissé à
l'amiral Bonnivet, brave capitaine, qui avait du sang de Montmorency dans les
veines, et comme dit Brantôme : gentil esprit fort
bien disant, fort beau et agréable[4], qui avait
remplacé le maréchal de Lautrec dans le Milanais : plus brave qu'expérimenté,
l'amiral Bonnivet assiégeait Milan, sans prêter une grande attention à
l'armée centrale italienne, que commandait le marquis de Peschiera ; et
cependant cette armée composée de toutes les races italiennes, milanaises,
génoises, lombardes, romaines, comptait de bons soldats. Les Napolitains
surtout — et c'est une remarque à faire que cette grande renommée alors des
régiments napolitains — formaient les meilleures troupes de Charles-Quint[5] ; on les citait
pour leur excellente discipline et leur patiente valeur, — la race normande
semblait y avoir laissé son empreinte depuis le Xe siècle. L'amiral Bonnivet,
repoussé en plusieurs rencontres, un peu découragé, remit le commandement de
l'armée à Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, capitaine d'une
médiocre capacité ; pour la vaillance et la loyauté, rien de plus digne
d'éloge que Bayard, il se battait à outrance comme un digne preux des
meilleurs temps. Mais, c'était un bien pauvre chef d'armée, presque partout
il était battu. Il le fut à Rebec, près Milan, où il soutint mal le choc des
Espagnols si disciplinés : le capitaine Bayard se faisait vieux, il devenait
grognard, discoureur. A Biagrasso, où il prit le commandement de la retraite,
il reçut encore un échec ; dans la confusion d'une marche en arrière rapide,
Bayard, qui se battait partout comme un lion, fut frappé d'un coup d'arquebuse
à croc dans les reins[6] ; blessé à mort,
il prononça quelques humbles prières à Dieu, regardant sa longue épée en
croix comme un héros du temps des croisades. Le connétable de Bourbon, qui
poussait sa victoire avec vigueur, vint jusqu'à lui et lui dit quelques mots
de courtoisie et de regrets sur sa blessure, et de touchants éloges de sa
vaillance.
La chronique prête à Bayard des reproches amers adressés
au connétable sur sa trahison envers le Roi, reproches que l'on ne trouve que
dans la vie de Bayard[7]. Je ne crois pas
à ces paroles ; en vertu des idées féodales, le connétable de Bourbon, dégagé
de tous liens par la confiscation de ses fiefs, n'était plus qu'un aventurier
sans patrimoine et sans terre, qui combattait selon sa fantaisie ; il n'y
avait pas alors de sujets du roi, mais des vassaux du suzerain : les idées de
la nationalité étaient très-imparfaites, et le connétable de Bourbon n'était
pas plus déloyal que le duc de Bourgogne combattant Charles VII ou Louis XI.
Le connétable poursuivit sa victoire en dispersant les gens d'armes de Bayard
qui faisaient leur retraite sur le Piémont. Le connétable se bâta de marcher
sur Turin, espérant par un coup de main hardi se saisir du passage des Alpes,
s'assurer l'alliance[8] du duc de Savoie,
et rattacher à sa cause cette maison toujours disposée pour le vainqueur.
Quand ces désastres frappaient l'armée d'Italie, François
Ier était à Lyon au retour de son expédition de Provence, que les Espagnols
venaient d'évacuer. Le Roi résolut donc de passer encore une fois les Alpes,
soit pour appuyer la retraite de ses gens d'armes, soit pour prendre
l'initiative contre le connétable de Bourbon, car il avait ici une injure
personnelle à venger. François Ier, que nul n'égalait en bravoure, voulait se
mesurer avec le connétable et le vaincre en bataille rangée, comme le plus
brave et le meilleur capitaine. Le Roi traversa rapidement les Alpes[9], le Pas de Suze était encore libre, hâtant ainsi sa
marche sur Milan, qui était le but de la campagne. Nulle résistance ne lui
fut d'abord opposée ; Milan était alors ravagé par la peste ; le peuple
mourait par milliers, et les convois funèbres remplaçaient les fêtes de
fleurs et de ballets, qui avaient accueilli la première entrée des Français
en Lombardie[10]
; on eût dit Florence à ce temps de désolation, de la peste noire, quand
Boccace composait ses contes aux sons funèbres des cloches des campaniles. Le
Roi fut c'onc obligé de disperser son armée dans les plaines du Milanais,
afin de la préserver de ces émanations funestes, de ces vents empestés ; il
put d'abord manœuvrer sans obstacles, car le connétable de Bourbon, alors
préoccupé de réorganiser son armée, s'était rendu dans la basse Allemagne
pour recruter les reîtres et les lansquenets, qui avaient en lui bonne
confiance pour le butin et la victoire. A l'imagination de ces lansquenets de
la Souabe et
du Rhin, s'offrait une expédition jusqu'au centre de l'Italie, contre Rome
surtout et le Pape : les prédications de Luther encore récentes travaillaient
l'Allemagne de vives haines contre l'église ; le connétable de Bourbon, avec
son caractère de hardiesse, avait promis une riche proie, sans respect pour
les sanctuaires[11]
; il parcourait l'Allemagne en faisant ainsi un appel à tous les aventuriers,
reîtres, lansquenets hérétiques. En quelques mois, le connétable en groupa
plus de dix mille autour de lui, tous braves, déterminés, gens de sac et de
corde, héros de courage ou gibier de potence, selon les temps et les
circonstances, mécréants excommuniés qui passèrent les Alpes Lombardes sous
un chef étrange, digne du crayon d'Albert Durer. Il avait nom Fronsperg ou
Fronsberg[12]
; d'origine de Souabe, d'une haute stature, d'une force de corps
extraordinaire, mécréant de toutes manières, gros buveur de vin du Rhin,
d'une corpulence épaisse, d'un ventre proéminant, il avait fait faire une
chaîne d'or pour étrangler le pape[13]. Les lansquenets
firent leur jonction avec les Espagnols, que commandait Antonio de Lève ; et
ces troupes se placèrent sous les ordres du connétable de Bourbon, en qui
tous plaçaient leur confiance, comme au plus habile capitaine de son temps et
au chef le plus sans scrupule sur les résultats de la victoire.
La situation de François Ier dans le Milanais, entouré par
tous les points, cerné par les Alpes, n'était longtemps tenable et possible
qu'en conservant une libre communication avec le port de Gênes, d'où les
renforts pouvaient arriver. Les Génois avaient promis de seconder l'année du
roi de France, leur ancien seigneur, par un ou deux corps d'arbalétriers et
bombardiers[14]
: tiendraient-ils leur parole ? Or, pour conserver ces libres communications,
il fallait nécessairement aux Français la possession de Pavie. Un corps
considérable de l'armée s'y était porté sous les ordres du maréchal de
Montmorency. Ce siège fut long et meurtrier, parce que la défense fut belle
et confiée à don Antonio de Lève, qui espérait l'arrivée prompte du
connétable. Durant le long siège de Pavie, l'armée de François Ier s'était
dispersée en petits corps pour suivre des expéditions différentes, et un
mouvement de concentration commandé par le Roi, fut mal exécuté[15]. Le connétable
manœuvra avec tant d'habileté qu'il se plaça entre la ville assiégée et l'armée
des assiégeants : ainsi le camp retranché qu'avaient construit les Français
pour s'y protéger en cas de revers, se trouva tout à coup entouré par les
Allemands du connétable, les Espagnols du marquis de Peschiera, les Italiens
et les Napolitains du vice-roi de Lannoy, et, derrière l'armée, Pavie, dont
la garnison pleine d'espérance redoublait ses efforts. L'armée de France se
trouvait pressée dans un cercle de fer qui se resserrait chaque jour
davantage.
Fallait-il attendre l'ennemi dans le camp retranché ?
alors on s'exposait à manquer de toutes choses, à voir Pavie ravitaillée, et
à se trouver ainsi soi-même assiégé ! Devait-on prendre l'initiative
d'une bataille ? la victoire pouvait seule sauver l'armée ! et c'est à ce
dernier parti que s'arrêta le roi François Ier[16].
Pour répondre à tant d'ennemis à la fois, les Français
durent considérablement étendre leurs ailes et affaiblir leur centre. Le
connétable, avec son expérience de guerre, vit l'imprudence et la faute de ce
mouvement, et sans étendre ses lignes, il groupa ses troupes en forts carrés
de lances pour couper les corps les plus faibles, et les séparer du centre de
bataille en les entourant. Quand les trompettes eurent sonné, le corps
intrépide des aventuriers allemands se précipita, en poussant des cris
sauvages, sur l'aile gauche que commandait le duc de Suffolk, à la tête des
Écossais ; ces braves alliés de la
France se défendirent vaillamment, formés en carrés
profonds, mais, écrasés par le nombre, ils roulèrent les uns sur les autres
sans quitter leurs rangs. En même temps, les Espagnols et les Napolitains,
coupant l'aile droite du corps de bataille, faisaient contre cette aile une
attaque aussi vigoureuse que celle des reîtres ; ainsi, les deux envergures
de l'immense oiseau de proie, comme le dit Guichardin, étaient arrachées du
corps qui restait seul en butte à l'attaque du connétable[17].
Au milieu de ce corps de bataille, se trouvait François
Ier, à la tête de sa plus brave gendarmerie; le Roi ne cherchait ni à se
déguiser ni à se confondre : monté sur son grand cheval de bataille, couvert
de son armure brillante, de son haubert à fil d'argent, de son casque orné de
plumes blanches flottant jusque sur le dos, on le voyait de tous les points
de la bataille; sa stature élevée l'exposait à tous les regards : comme le
Roland de l'Arioste, il portait des coups valeureux de droite et gauche, ne
craignant pas les combats singuliers. Autour de lui les plus braves
gentilshommes tombaient en faisant des trouées profondes, et peut-être ce
combat de géants eût-il rétabli la bataille, si le marquis de Lève n'eût fait
avancer un corps tout nouvellement formé, c'étaient les arquebusiers basques,
petits hommes légers, habitués à courir dans la montagne comme des chamois,
instruits au tir de l'arquebuse, à ce point qu'ils lie manquaient jamais leur
homme, et quand l'arquebuse n'atteignait pas son coup , ils se glissaient
comme des serpents, et avec de longs coutelas qu'ils arrangeaient au bout de
leur arquebuse en guise de lance, ils atteignaient le poitrail des chevaux,
qu'ils éventraient lestement (ces coutelas
forgés à Bayonne prirent depuis le nom de baïonnettes).
Oh ! que de braves chevaliers furent ainsi frappés !
que de dignes compagnons du Roi mordirent la poussière, Chabanne, La Palisse[18], La Trémouille qui eut le
cœur et la tête percés (deux nobles blessures)[19] ; ils tombèrent
aux pieds du Roi. François Ier venait d'avoir son cheval tué d'un coup de
glaive tranchant. Debout comme un héros de l'Iliade, il frappait
d'estoc et de taille avec une force et une dextérité sans égale, tenant son
épée des deux mains, qu'un homme fort peut à peine soulever aujourd'hui.
Comme le Roi était reconnu, on ne cherchait pas à le tuer, mais à le prendre
comme à un jeu d'échec ; déjà blessé au front dans sa lutte héroïque, il
reçut un nouveau coup d'épée à la jambe, et, un genou en terre, il combattait
encore, entouré de Basques qui voulaient le saisir avec des espèces de
lacets, lorsqu'un gentilhomme français, du nom de Lemperant, écuyer du duc de
Bourbon, se faisant jour dans la foule, arriva auprès du Roi, se prosterna
devant lui le suppliant de se rendre au connétable. Politiquement le Roi eût
bien fait ; avec le connétable il pouvait espérer un traité favorable, comme
d'un vassal à son suzerain,
mais le sentiment de l'honneur et de l'indignation était
trop vif, trop énergique contre Bourbon qui l'avait trahi. François Ier
préféra rendre son épée au lieutenant de Charles-Quint, de Lannoy, vice-toi
de Naples. Il espérait en la puissance et la générosité de son ennemi[20] : traiter avec
Charles-Quint pouvait être un malheur, jamais une honte ! de Lannoy,
appelé sur le champ de bataille, mit le genou en terre, et reçut avec le plus
grand respect l'épée de François Ier accablé de la double douleur de ses
blessures et de sa défaite.
A ce moment, se passait une scène de grande chevalerie ;
le connétable de Bourbon et l'amiral de Bonnivet se cherchaient des yeux dans
toute la bataille pour engager un combat singulier. Guillaume de Gouffier de
Boissy, sire de Bonnivet[21], tout dévoué à
la reine-mère, avait conseillé le procès de confiscation contre le
connétable, et préparé ainsi sa défection. Ils s'en voulaient donc l'un et l'autre
à mort et espéraient croiser le fer. La bataille était perdue pour la France, Bonnivet courait
en fou pour atteindre corps à corps le connétable, lorsqu'il fut entouré par
les Basques ; en vain le connétable voulut traverser les aventuriers pour
engager un combat personnel, les archers n'obéirent pas ; ils voulaient faire
prisonnier Bonnivet, qui, avec un beau dédain de la vie, se précipita au plus
fort de la mêlée, et tomba percé de coups de pique ; quand le connétable le
vit ainsi étendu tout sanglant, il versa des larmes abondantes : Malheureux, tu es cause de la perte de la France et de la tristesse
qui m'accable même dans ma victoire !
XIV. — CAPTIVITÉ DE FRANÇOIS Ier À MADRID.
1524-1525.
Tous ces respects, qui entouraient le roi de France captif,
n'étaient que de la chevalerie : un roi, dans les idées féodales et
religieuses, était l'objet d'un culte profond et antique, et nul n'eût osé
effacer l'empreinte de l'huile sainte du couronnement et du sacre. Mais tous
ces respects ne détournaient pas les projets de politique générale de
Charles-Quint, et François put bientôt reconnaître la faute qu'il avait
commise en ne remettant pas son épée à Lemperant, l'officier chargé des
ordres du connétable[22]. D'après le
droit public de cette époque, tout captif devait sa rançon ; il était évident
que Charles-Quint l'imposerait dure, impérative et surtout en rapport avec
ses intérêts politiques. Héritier des ducs de Bourgogne, ces grands vassaux
hautains, représentant de la maison d'Anjou et de Provence, Charles-Quint
devait reprendre sur François Ier tout ce que Louis XI avait réuni à la
couronne de France, et essayer de reconstruire les liens de cette féodalité
des temps de Charles VI et de Charles VII, qui enlaçait le trône de France
sous des étreintes si dures.
François Ier fut d'abord envoyé à la citadelle de
Pizzitone, sous prétexte de le guérir de ses blessures[23] : Le conseil de
Castille, réuni à la hâte, avait décidé, sur l'avis inflexible du duc d'Albe,
que le roi de France serait conduit à Madrid, et qu'une fois en Espagne, il
serait pris à l'égard du roi de France toutes les résolutions que les
intérêts du royaume pourraient commander. Charles-Quint, qui avait inspiré
les avis de son conseil, fit semblant de les subir ; et comme s'il voulait se
mettre à l'abri de toute influence particulière et chevaleresque, il
s'absenta de Madrid, au moment même où François Ier y arrivait. Le roi fut
traité avec toute sorte de respect, mais gardé à vue ; l'aspect de cette
ville toute monacale, la caractère grave, compassé de la grandesse espagnole,
était en opposition complète avec les façons galantes et ouvertes de François
Ier ; il eu conçut un grand ennui, une douleur si profonde, qu'il en tomba
malade. En vain, plusieurs fois, il avait demandé une entrevue personnelle
avec Charles-Quint, qui l'éludait toujours, afin d'abandonner à son conseil
le soin d'imposer un traité inflexible.
A la cour de France, la nouvelle de la captivité du Roi avait
excité un sentiment de tristesse désolée. Sa mère, la duchesse d'Angoulême, prit
la régence, et, avec l'autorité politique, la tutelle de ses fils si jeunes
encore, le Dauphin et Henri, duc d'Orléans. Depuis le roi Jean, jamais la
situation du royaume n'avait été plus triste, il n'y avait ni paix publique
ni unité. Il fallait lever des impôts pour préparer la rançon du Bol ; on
devait craindre l'opposition des parlements, qui en général profitaient des
pénuries du pays pour renouveler leurs remontrances. Les prédications de
Luther et de Calvin avaient soulevé partout des espèces de jacqueries ; les
châteaux étaient pillés[24] par des bandes
armées, et les paysans étaient soulevés en Lorraine, en Champagne, et jusque
dans le Parisis. Sur un seul point, en Alsace, douze mille reîtres tudesques,
à l'aspect rude, à la parole gutturale, s'étaient rués sur les propriétés, en
proclamant une sorte d'égalité et de fraternité sombre et menaçante. La
régente, pour ramener un peu d'ordre, dut prendre quelques mesures contre la
propagation des idées de Luther[25]. Il y eut moins
de persécutions religieuses que de précautions de sûreté publique à cette
époque.
Ici se manifestent des faits historiques considérables :
le commencement de la puissance des Guise et leur union politique avec Diane
de Poitiers. Le premier de ces braves princes lorrains venait de disperser
comme des loups enragés les paysans luthériens soulevés, dans plusieurs
sanglantes rencontres, et ses services grandissaient son pouvoir. Sous
l'influence de ses victoires, par le concours de Diane de Poitiers, le comté
de Guise fut érigé en duché-pairie. Il y avait une grande conformité
d'opinions entre Diane de Poitiers et les Guise, pour réprimer ces nouveautés
religieuses qui se reproduisaient comme une grande jacquerie et menaçaient
d'une guerre civile en préparant le retour des grandes compagnies.
Il n'en avait pas été ainsi de madame de Chateaubriand,
qui par sa famille, appartenait essentiellement au tiers parti, à la
modération, à la tolérance. Amie de Marguerite de Valois, la sœur de François
Ier, noble cœur, mais liée avec le poêle Marot, avec les érudits, Bèze,
Erasme, Bude, et même avec Calvin, madame de Chateaubriand n'avait pas les
opinions fermes et tenaces de Diane de Poitiers ; elle n'aimait pas les Guise
et se plaçait avec les Montmorency, pour lutter contre leur influence. Clément
Marot, qu'elle protégeait, s'était montré brave pendant la guerre d'Italie,
et à Pavie il avait été blessé à côté du Roi : revenu en France, toujours un
peu brouillon, il avait été mis encore au Châtelet, d'où il avait écrit au
Roi pour déplorer ses malheurs, en implorant la générosité de Charles-Quint[26]. Il ne put
suivre Marguerite de Valois, mais il applaudit au projet qu'elle venait de
former, de se rendre à Madrid afin de consoler son frère captif, alors
très-souffrant et surtout plongé dans une profonde mélancolie[27]. Marguerite
avait obtenu un sauf-conduit de Charles-Quint, limité pour le temps, et, sans
hésiter, la princesse était partie avec quelques-unes de ses dames, parmi
lesquelles était la comtesse de Chateaubriand, car Marguerite n'aimait pas Diane
de Poitiers, trop liée aux Guises pour approuver la tolérance de Marguerite
de Valois envers les huguenots.
Quand cette cour de nobles dames vint à Madrid, elle
trouva le roi François Ier alité, les larmes aux yeux, le désespoir au cœur ;
Charles-Quint ne l'avait visité qu'une fois, sous prétexte qu'un traité
sérieux devenait impossible, dans des relations trop intimes, car à ses yeux,
disait-il, il n'y avait pas de Roi captif, mais un frère malheureux[28] ; simple
prétexte pour laisser toute liberté aux exigences impératives du conseil de Castille.
Si même Charles-Quint avait donné un sauf-conduit à Marguerite, c'est qu'il
craignait pour la vie de son prisonnier, sa seule garantie : Peut-on croire néanmoins aux sentiments si bas qu'on
prête à ce grand esprit, Charles-Quint, et qu'on pourrait ainsi résumer : ce
François Ier mort, plus de gage pour imposer à la France une paix
inflexible. En repoussant même ce côté odieux de la négociation, il
eût été déplorable pour sa renommée de chrétien et de Roi, qu'un prince tel
que François Ier, mourût d'ennui et de douleur dans le triste retiro de Madrid. Aussi le sauf-conduit fut
accordé avec facilité à Marguerite de Valois et à ses dames qui, partout sur
leur route, furent accueillies avec honneur et distinction, et furent
conduites jusqu'à Madrid[29] par les officiers
de l'Empereur.
Dire quelle fut pour François Ier la tendresse de cette
sœur bien-aimée, ce serait le récit d'une vie toute de dévouement : rieuse de
caractère, spirituelle de propos, la princesse était entourée de jeunes
femmes gracieuses comme elle, et la marguerite,
comme dit Marot, brillait au milieu d'une corbeille de fleurs. Dans les
longues soirées de la captivité de Madrid, elle improvisa et lut à son frère
ses contes un peu hardis à la manière de Boccace, ces libres compositions qui
ont survécu comme les cent nouvelles de Louis XI, un de ses
passe-temps favoris[30]. L'Heptaméron,
qui prit plus tard le nom de la reine de Navarre, est une suite de petites
nouvelles, très-attrayantes sur tous les sujets d'amour et de galanterie.
François Ier aimait les petits scandales de propos ; il provoquait les
confidences d'amour, les indiscrétions de ses compagnons de chevalerie. A
travers les voiles transparents, les historiettes de Marguerite de Valois, sa
sœur chérie, lui faisaient des révélations sur les mœurs de sa cour, sur les
dames qu'il avait connues et aimées : Brantôme a été plus libre et plus osé
dans ses portraits, sans épargner même la reine Marguerite ; bien disante des choses d'amour et qui en savait plus que
son pain quotidien en matière de galanteries.
XV. — NÉGOCIATIONS POUR LE TRAITÉ DE MADRID.
1625.
C'était comme un doux rêve pour François Ier que le séjour
de Marguerite de Valois et de ses gracieuses dames à Madrid. Ce temps heureux
devait bientôt s'effacer ; le Roi une fois rétabli et le sauf-conduit expiré,
Charles-Quint pressait le départ de cette petite cour de France qui était
venue s'abattre comme un chœur joyeux d'oiseaux gazouillant. La gravité
espagnole s'inquiétait de ces joies qui pouvaient cacher quelques projets
d'évasion. Le conseil de Castille, le duc d'Albe son chef, avait même prévenu
Charles-Quint, qu'il se tramait quelque chose
d'héroïque, d'inattendu, entre François Ier et sa sœur, une résolution qui
pouvait tout à coup changer la situation politique si glorieuse pour l'Espagne,
qu'avait créée la bataille de Pavie. Le désespoir du Roi ne pouvait-il pas le
porter à des extrémités fatales ?
François Ier avait demandé loyalement à l'Empereur, quelle
condition il imposait à sa délivrance. Le conseil de Castille, après de longs
retards, avait enfin répondu en envoyant un projet de traité d'une
inflexibilité rigoureuse pour le captif. Ces conditions étaient celles-ci :
1° la renonciation absolue à tous les droits du roi de France sur le
Milanais, Gênes, le royaume de Naples, et à toute influence sur l'Italie
centrale ; 2° la cession ou ce que Charles-Quint appelait la restitution[31] de la Bourgogne à l'héritier
de ses anciens ducs, c'est-à-dire à lui, Charles, le petit-fils de Marie de Bourgogne
; 3° la constitution au profit du connétable de Bourbon d'un royaume
indépendant qui se composerait de la Provençal du Dauphiné, du Bourbonnais, du Forêt,
du Lyonnais[32],
de manière à ce que le royaume de France fût réduit à l'état où il se
trouvait sous Charles VI et Charles VII ; en un mot le retour de la
monarchie française jusqu'au XVe siècle.
On s'expliquait très-bien comment François Ier avait
d'abord rejeté ces dures et malheureuses conditions ; il avait donc pris tout
à coup dans ses conversations avec Marguerite de Valois sa sœur, une
résolution que le conseil de Castille avait pressentie et pénétrée. En France
le Roi ne mourait jamais, si donc François Ier abdiquait, le dauphin devenait
Roi sous la régence de sa mère sans intervalle, sans interruption d'un règne
à un autre, et il ne resterait plus à Madrid dans les mains des Espagnols,
qu'un prince captif sans royaume et sans terre qui serait délivré quand Dieu
voudrait[33].
Cette abdication signée du roi, Marguerite de Valois la portait dans les plis
de sa robe et le conseil de Castille avait soupçonné cette ruse ou ce qu'il
appelait le vol moral du prisonnier ; mais au moment où il en était informé,
la princesse passait la frontière et arrivait en Navarre évitant ainsi toute
investigation.
Hélas ! la résolution qu'avait pris François Ier était au
dessus de ses forces et l'ennui jetait ses pavots sur sa volonté engourdie ;
il s'était cru assez résigné pour supporter une longue captivité, il ne le
pouvait pas. La mélancolie Savait ressaisi : plus de sommeil, plus d'appétit,
plus de banquet ; son œil morne et consterné se tournait vers la France. Les
bibliothèques possèdent un recueil de poésies bien tristes, bien navrantes
écrites par le roi François Ier captif à Madrid. La langue n'en est pas pure,
la versification incorrecte et obscure exprime des plaintes lamentables comme
si la mort approchait[34] : quelques-unes
de ces poésies sont adressées à Marguerite, sa sœur ; d'autres à une amie
inconnue, est-ce à Diane de Poitiers, est-ce à madame de Chateaubriand ?
Ô triste départie
De mon tant regretté
Deuil ne sera osté
Qui mon cœur fait parlé
Sur moi laisse le fait
Je t'en supplie, amie,
Car mort j'aurai pour vie
Si autrement ne fait.
En vain, le Roi cherche-t-il à s'illusionner lui-même, à
se donner un peu de repos et de tranquillité en consolant cette amie inconnue
qui le réchauffe de son amour et de ses souvenirs. Le Roi lui conseille de se
consoler, de vivre contente avec sa mémoire.
Vivant contente ayant la
souvenance
De mon amour sans nulle défiance,
Car au monde, mon cœur te laisse
et donne
Après ma mort mon esprit te l'ordonne
;
Les immortels tout entier m'ont
demi,
Témoin en est la main de ton
ami.
Ainsi de tristes et fatales images dominent dans ces
poésies ; François Ier parle de sa langueur, de sa mort, des souvenirs qui
resteront après lui ; le Roi n'a plus son calme ni son courage ; cette main,
qu'il offre à son amie, était bien flétrie, bien souffrante.
La cire fond au feu sans peu
d'attente,
La fange aussi en chaleur
véhémente.
La solitude du château de Madrid ne pouvait se peupler de
ses amis, de ses compagnons d'armes, et quand, pour la seconde fois, Charles-Quint
lui proposa de finir cette captivité par un traité, il y consentit enfin et
demanda à sa mère et à sa sœur que des plénipotentiaires fussent envoyés à
Madrid. On trouve dans le même recueil quelques lettres de Marguerite de
Valois, et de Diane de Poitiers un peu graves et obscures ; je n'ai remarqué
qu'une seule phrase d'un sentiment exalté dans une lettre de Diane de
Poitiers : La main dont tout le corps est votre
et François Ier lui répond : Vous dites, amye, qu'à
tout le moins vous croyez avoir un seul et affectionné amy, c'est vrai ; si
je vous perdais je ne chercherais d'autre remède que de me perdre. Il
serait difficile de bien fixer la date précise de ces lettres, la plupart
difficiles à comprendre et se ressentant pour le style de cette époque de
transition entre le moyen-âge et les temps modernes : un mélange de latinisme
et même de grécisisme[35].
La régente, profondément affectée de la situation d'esprit
de François Ier, désigna enfin des plénipotentiaires pour discuter et arrêter
les conditions définitives du traité : ces plénipotentiaires étaient Jean de
Selves, premier président du parlement de Paris, Gabriel Gramont, évêque de
Tarbes, et François de Tournon, évêque d'Embrun[36], tous esprits
fort sérieux, très-aptes à discuter avec les membres du conseil de Castille.
Le débat se prolongea tout l'automne de l'année 1525 ; Charles-Quint, qui ne
parut jamais dans l'assemblée des plénipotentiaires, savait bien le caractère
impatient, découragé, de François Ier et qu'à la fin, dans son désespoir, il
accepterait les conditions du conseil de Castille. En effet, un traité fut
signé à Madrid, le 15 janvier 1526, une des plus tristes nécessités du
désastre de Pavie : le texte de ce traité a été recueilli officiellement[37] ; il est signé (pour l'Espagne) par Charles de Lannoy,
vice-roi de Naples, et par don Hugues de Moncade ; et au nom de la France par les
plénipotentiaires que j'ai déjà indiqués : le roi de France rend et restitue la duché de Bourgogne,
ensemble le Charolais, la vicomte d'Auxonne dépendant de la Franche-Comté, et
ladite restitution sera faite en six semaines : Il est convenu que le même
jour et heure, que le roi de France sortira des terres d'Espagne, y entreront
pour otages, les deux fils aînés dudit seigneur roi : à savoir, monseigneur
le Dauphin et monseigneur le duc d'Orléans, ou le Dauphin seul avec le duc de
Vendôme, messeigneurs d'Albanie, de Saint-Paul, de Guise, Lautrec, Laval de
Bretagne, le marquis de Saluce, de Rieux, le grand sénéchal de Normandie, le
maréchal de Montmorency, MM. de Brion et d'Aubigné au choix de la régente[38]. Le roi, de
plus, renonce à tous ses droits sur le royaume de Naples, les États de Milan,
la ville de Gênes, aux comtés de Flandre et d'Artois ; il renonce encore à
toutes ses prétentions sur la châtellenie et sur les châteaux de Péronne,
Montdidier, comté de Boulogne, Guise et Ponthieu[39]. Avec ces
renonciations déjà si capitales, François Ier déclarait qu'il agirait de tout
son pouvoir pour empêcher Henri d'Albret de prendre le titre de roi de
Navarre, et que jamais il n'aiderait les ducs de Gueldre et de Wurtemberg
dans leur guerre contre l'Empereur. Enfin, on arrivait à la condition
difficile, douloureuse,.à celle qui concernait le connétable de Bourbon : le
traité était sur ce point fort curieux dans ses termes : Comme à l'occasion de l'absence dudit connétable ont été
saisis et confisqués, les duchés de Bourbonnais, Auvergne, Clermont en Beauvoisis,
Forêt, Montpensier, la Marche
haute et basse, Beaujolais, Rouanais, Annonay, baronnie de Mercœur,
seigneurie de Marignane en Provence, pays de Dombes etc., toutes ces
terres devaient être restituées au connétable de Bourbon dans les six
semaines du traité avec une amnistie générale en faveur des amis du duc de
Bourbon, parmi lesquels est spécialement désigné le comte de Saint-Vallier,
le père même de Diane de Poitiers. — Ce qui dément tout à fait l'histoire
scandaleuse de sa grâce.
On pouvait toutefois remarquer à l'égard du connétable de
Bourbon qu'il ne s'agissait plus de lui créer un royaume indépendant ou
souveraineté particulière[40], mais de lui
restituer de simples biens confisqués par la couronne de France. L'Empereur
avait beaucoup plus promis au connétable qu'il ne tenait ; mais à la première
époque de la guerre, il avait besoin de l'épée du duc de Bourbon, et depuis
la bataille de Pavie, l'Empereur se croyait maître absolu de la position
politique, et l'épée du connétable ne lui était plus indispensable. Désormais
il lui fallait des serviteurs, plutôt que des alliés[41] et il le faisait
sentir au duc de Bourbon en modifiant les conditions du traité.
Afin de colorer la violence par une pensée religieuse, Charles-Quint
demanda à François Ier de le seconder de toute sa flotte dans l'expédition
qu'il méditait contre les Turcs, dont les forces menaçaient l'Italie : Car, par cette paix particulière, l'intention du seigneur
Empereur et Roi très-chrétien est de se liguer dans une entreprise contre le
Turc et autres infidèles et hérétiques de notre sainte mère l'Église. De
cette manière l'Empereur impunément pouvait se montrer inflexible, rigoureux
; car l'alliance qu'il formait avec le roi de France, le traité qu'il lui
imposait, n'avait qu'un but : grouper et réunir les forces de la chrétienté
contre les infidèles et les hérétiques[42], et faire cesser
les guerres particulières.
Le texte public du traité ne faisait aucune mention d'un
subside d'argent, mais par des articles secrets il était dit : Que la rançon de la personne du Roi serait fixée à deux
millions d'écus d'or. Dans le droit public de l'Europe au moyen-âge,
tout captif devait sa rançon ; en outre, le roi de France s'engageait à payer
au roi d'Angleterre les 500 mille écus d'or que l'Empereur avait empruntés
audit roi, afin de compenser les dépenses que l'expédition de François Ier en
Italie, avait occasionnées au trésor de Castille. Il n'existe pas dans les
archives historiques, d'acte plus minutieusement rédigé que le traité de
Madrid ; il y respire l'esprit des universités espagnoles, ce mélange de
science et d'habileté qui les caractérisait. C'était la grande époque des
Castilles ; Charles-Quint commandait aux deux mondes, il aspirait à la
monarchie universelle ; mais ces sortes de projets trop vastes ont toujours
un côté faible ; ils périssent par l'imprévu.
XVI. — DÉLIVRANCE DU ROI. - SON AMOUR POUR MADEMOISELLE D'HEILLY, CRÉÉE
DUCHESSE D'ÉTAMPES. - DISGRÂCE DE MADAME DE CHATEAUBRIAND.
1526.
Dès que le traité eut été signé à Madrid, quelque fatal
qu'il pût être dans ses conditions, tout s'embellit autour du Roi ; tout prit
un sourire et une gaîté pour lui incomparable, car il allait revoir la France. Charles-Quint,
jusque-là si renfermé en lui-même, si peu expansif de sa nature, vint
joyeusement visiter celui qu'il traitait naguère gravement, tristement, comme
un prisonnier d*État. Les deux princes se montrèrent dans les rues de Madrid,
en se donnant les témoignages d'une mutuelle confiance.
Toutefois, l'Empereur n'avait pas une foi absolue dans la
fidèle exécution du traité ; châtiment de tous ceux qui imposent des
conditions trop dures dans la victoire ; un prince, une nation ne s'abaissent
pas longtemps devant les abus de la force : de son côté François Ier avait
quelque crainte que Charles-Quint ne lui rendît pas cette liberté tant
désirée, après une captivité qui lui pesait si durement. Aussi la joie fut
indicible de part et d'autre, lorsqu'on apprit que la duchesse d'Angoulême,
la reine-mère, était arrivée à Bayonne avec les princes, ses petits-enfants,
destinés comme otages. Aussitôt François Ier quitta Madrid[43], accompagné
d'une escorte d'honneur et de surveillance, chargée de l'entourer jusqu'à la Bidassoa. Les
historiens espagnols[44] disent que
Charles-Quint vint avec le roi jusqu'à Vittoria, et que sur la route, plein
de crainte sur la fidèle exécution du traité, l'Empereur lui dit : Mon frère, vous voilà libre maintenant ; jusqu'ici nous
n'avons traité qu'en roi, agissons aujourd'hui en gentilshommes ; me
promettez-vous d'exécuter toutes vos promesses ? répondez avec franchise.
François Ier s'y engagea solennellement et prit à témoin les croix qui
bordaient la route, selon la coutume espagnole. Ces précautions, ces craintes
n'étaient pas tout à fait imaginaires, et ce qui se passait à Paris pouvait
les justifier.
Dès que le parlement avait eu connaissance du traité de
Madrid, il avait examiné en secret une question de haute jurisprudence : Un
traité signé par un roi captif, sans liberté d'action et de volonté, était-il
obligatoire dans le droit public[45] ? Ces
délibérations qui n'avaient reçu aucune publicité, étaient pressenties par l'empereur
Charles-Quint, et la cour de madame d'Angoulême était partie de Paris dans la
conviction que tôt ou tard le traité serait déclaré nul. Dans cet itinéraire
vers la Bidassoa,
à travers toute la France,
il se manifestait quelque chose de triste et d'affligé autour du royal
cortège ; on voyait deux jeunes princes, dont l'aîné avait à peine dix ans,
s'acheminant vers la captivité, livrés en otage aux étrangers, aux ennemis,
comme au temps des croisades de Philippe-Auguste et de saint Louis.
La duchesse d'Angoulême, attentive à tout ce qui pouvait
distraire son fils bien-aimé et lui rappeler la France, avait conduit
avec elle[46]
une charmante cour de dames et de demoiselles qui devaient assister aux
fiançailles de François Ier avec la sœur de Charles-Quint, la reine de
Portugal, une des conditions du traité. Il ne
pouvait y avoir de noces sans ballet, et de fêtes sans dames. Éléonore
de Portugal avait ce caractère triste et compassé des princesses de la maison
d'Autriche qui commençaient leur vie dans les couvents, et la finissaient
dans des palais plus tristes encore. Le roi venait d'assister à une cruelle
séparation sur la Bidassoa
; ses deux enfants aimés étaient remis aux commissaires espagnols[47] au moment où le
Roi traversait la rivière à cheval ; libre enfin, et heureux de se trouver
sur les terres de France, il avait fait d'une seule course le trajet de Fontarabie
jusqu'à Bayonne, où la cour de madame d'Angoulême, sa mère, était arrivée
apportant les joies et les plaisirs de la paix.
Parmi les filles qui accompagnaient madame d'Angoulême, il
en était une distinguée entre toutes par sa vivacité, sa jeunesse et sa grâce
particulière ; on la nommait Anne de Pisseleu ou mademoiselle d'Heilly, fille
d'Antoine, seigneur de Meudon, née en 1508 ; elle avait donc dix-huit ans
lors du voyage de Rayonne[48], ses traits ont
été conservés par deux œuvres immortelles ; le Primatice a reproduit Anne de
Pisseleu par la peinture, et Jean Goujon a ciselé son buste ; elle n'était
pas précisément jolie, un front trop avancé pour être intelligent, les yeux
d'un bleu opaque, sans grande expression, un nez long, une charmante bouche
un peu effacée par la proéminence des joues jeunes et rebondies[49], mais, par
dessus tout, un grand éclat de fraîcheur comme ces jeunes filles gracieuses
et robustes, élevées dans les châteaux du moyen-âge avec la vie active de la
chasse, à cheval, un pieu à la main, un faucon sur le poing[50]. Telle était
mademoiselle d'Heilly, lorsqu'elle fut présentée au roi François Ier au
retour de sa captivité de Madrid. Le Roi, alors dans la maturité de l'âge,
impétueux encore dans ses sentiments, s'éprit d'une folle passion pour
mademoiselle d'Heilly, de manière à tout oublier pour elle, à effacer les
durs sacrifices du traité de Madrid, sacrifices immenses même dans la famille
de François Ier : n'imposait-il pas une triste séparation ? Il paraissait
cruel à tous de voir s'éloigner comme otages les enfants du roi, si jeunes,
si beaux, et tout en pleurs de quitter la cour de France. Ces deux enfants,
le premier, François, dauphin de France, alors à dix ans, l'autre à huit ans,
du nom de Henri, duc d'Orléans, d'une figure charmante[51], tous deux, on
les livrait au roi d'Espagne, sans savoir la destinée qui leur serait
réservée, car dans la pensée du conseil et du parlement, le traité de Madrid,
contracté sans volonté libre, par un roi captif, était nul dans le fond et la
forme ; ce traité,on ne voulait donc pas l'exécuter ? En ce cas, quelle
résolution prendrait Charles-Quint dans sa colère contre les jeunes et royaux
otages qu'on mettait dans ses mains ? Le conseil de Castille était inflexible
comme tous les pouvoirs absolus qui ont le sentiment de leur droit et de leur
prérogative ; les mœurs des Espagnes tenaient un peu aux habitudes d'une
sévérité austère, impitoyable, contractée dans les guerres avec les Arabes ;
on pouvait donc être justement inquiet sur le sort qui serait réservé aux
enfants de France, le jour où le parlement déclarerait publiquement nul le
traité de Madrid.
Et cependant le roi François Ier, oubliant tout ce qu'il y
avait de triste, de fatal dans cette situation, ne semblait préoccupé que de
son fol amour pour mademoiselle d'Heilly, amour si public, si brusque, si
impétueux, qu'il entraîna une rupture avec madame de Chateaubriand ; on parla
plus tard avec mystère, de tout un drame qui suivit cette rupture[52] : On dit que
Jean de Laval-Montmorency, sire de Chateaubriand, avait attendu la disgrâce
de sa femme, pour la renfermer dans une chambre tendue de noir en un de ses
vieux manoirs de Bretagne, et qu'après quelques jours de repentir et de
deuil, il lui fit ouvrir les veines. Sauvai, l'historien anecdotique de la
ville de Paris, affirme que le sire de Chateaubriand tua sa femme pour se
livrer à de nouvelles amours. La légende veut même qu'il ait servi de type au
populaire conte de Barbe-Bleue, recueilli par Perrault sur les légendes du
moyen-âge.
Des témoignages incontestables réfutent toutes ces
absurdités. Madame de Chateaubriand parut encore à la cour après la faveur de
mademoiselle d'Heilly : il existe dans le recueil des lettres de François Ier
une réponse de madame de Chateaubriand, pour remercier le roi d'une riche
broderie qu'il lui envoyait[53]. Brantôme donne
quelques détails sur les accidents de cette rupture. Le Roi ayant fait
demander à madame de Chateaubriand les joyaux qu'il lui avait donnés, sur
lesquels on lisait quelques devises amoureuses composées par la reine de
Navarre, madame de Chateaubriand eut le temps de faire fondre ces bijoux, et
répondit au gentilhomme messager, en lui remettant des lingots : Portez cela au roi, et dites lui que, puisqu'il lui a plu
me révoquer ce qu'il m'a donné si libéralement, je le lui renvoie en lingots
; quant aux devises, je les ai si bien empreintes et colloquées en ma
mémoire, et les y tient si chères, que je n'ai pas souffert que personne en
disposât, en jouit et en eût de plaisir que moi-même[54].
Madame de Chateaubriand, loin de mourir de mort violente
et jalouse, ne trépassa que longtemps après, et Clément Marot écrivit même
son épitaphe en vers d'une haute pensée philosophique :
Sous ce tombeau où gît Françoise
de Foix
De qui tout bien, chacun soûlait
dire
Et le disant, onc une seule voix
Ne s'avança de vouloir contredire.
De grand' beauté, de grâce qui
attire
De bon savoir, d'intelligence
prompte.
De biens, d'honneur et mieux
qu'on ne racompte
Dieu esternel richement l'estoffa.
Ô Viateur pour t'abréger le
compte.
Ci-gît un rien là où tout
triompha[55].
Cette haute réflexion de philosophie si bien exprimée par
le poète, n'indique ni mort soudaine, ni violente. Madame de Chateaubriand
vivait retirée de la cour pendant la faveur de mademoiselle d'Heilly, créée
par lettres-patentes, duchesse d'Estampes ; celle-ci, qui jouissait alors de
toute la puissance royale, se faisait la protectrice des savants, des érudits
de toute cette école demi-hugnenote qui bourdonnait autour du Roi : elle
donna asile à Rabelais dans les terres de son père, seigneur de Meudon[56], et Rabelais fut
nommé curé de la paroisse où il écrivait ses étranges et fastidieuses
bouffonneries.
Aussi n'est-il sorte de flatterie que les poètes
n'adressent à la duchesse d'Étampes, et Marot en tète lui prodigue l'encens à
pleines mains. Mademoiselle d'Heilly, duchesse d'Étampes, un peu fatiguée
d'un long voyage, avait perdu de sa fraîcheur, Marot lui adresse ce petit
rondeau flatteur :
Vous reprendrez, je l'affirme
Par la vie.
Ce teint que vous a osté
La déesse Beauté
Par envie[57].
Quand tout l'encens des poètes, des érudits s'élevait au
pied de la duchesse d'Étampes, pour l'entraîner aux opinions nouvelles, Diane
de Poitiers se rattachait de plus en plus au parti des Guises, aux fervents
catholiques que menaçait l'élévation de la duchesse d'Étampes, favorable aux
opinions de Calvin. C'est par ordre de la duchesse que Calvin traduisait les
psaumes ; c'est par son intermédiaire qu'il adressait au Roi des dédicaces,
et afin de servir ses penchants, le Roi fit épousera la duchesse, un
gentilhomme très-enclin aux idées de la réformation, Jean de Brosses[58] ; néanmoins
mademoiselle d'Heilly garda le titre et le nom qu'elle devait au roi, celui
de duchesse d'Étampes, avec cinquante mille livres de pension. Diane de
Poitiers n'eut besoin d'aucune influence pour rentrer dans le patrimoine de
son père, le comte de Saint-Vallier, que lui restituait une des stipulations
du traité de Madrid. La duchesse d'Étampes, fière de sa jeunesse, bravait
avec une certaine hauteur Diane de Potiers, alors appelée madame la grande
sénéchale, et qu'une fortune singulière attendait plus tard avec le règne du
dauphin, depuis Henri II.
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