IX. — LE CAMP DU DRAP-D'OR.
1519.
Les annales de la chevalerie ont gardé une longue mémoire
de ce qui a été appelé le camp du Drap-d'Or : l'entrevue de François Ier et
de Henri VIII d'Angleterre, le 18 juin 1519, dans un champ devenu célèbre
entre Arras et Guines. Les miniatures des manuscrits, les premières gravures
de la Renaissance[1]
ont reproduit les somptueuses scènes du camp du Drap-d'Or : les joutes, les
tournois, les combats à outrance, les gorgiales
festes, les mille jeux de lance, d'épée et de bague en présence
des dames et damoiselles. Cette entrevue, qui aboutit à peu de résultats,
avait néanmoins un but considérable : l'alliance de la France et de l'Angleterre
contre la politique envahissante de Charles-Quint, qui tentait de se faire
élire et proclamer empereur d'Allemagne.
Les progrès toujours croissants des Turcs en Europe
avaient donné une vie nouvelle à la grande idée des papes : la fusion de toutes les puissances chrétiennes dans une
croisade pour éviter les conquêtes des Ottomans.
Cette magnifique tentative de résistance, les papes l'avaient
poursuivie depuis le moyen-âge, deux obstacles s'y étaient opposés : le
schisme grec qui avait absorbé, divisé la chrétienté, et, en ce moment, la
réformation de Luther qui jetait de nouveaux troubles dans l'Europe[2]. Il avait été
beau de voir l'empereur Maximilien adopter les idées pontificales et
suspendre toute rivalité pour s'occuper d'une croisade contre le turc !
L'Empereur mourut au milieu de ces préparatifs de guerre et la couronne d'or
fut un nouveau sujet de rivalité.
Trois compétiteurs se présentèrent pour revendiquer la
couronne impériale : François Ier, roi de France, Henri VIII, roi
d'Angleterre et Charles, roi d'Espagne[3] ; l'idée de
l'empire était si élevée encore aux yeux du monde ! les souvenirs
d'Auguste et de César avaient traversé le moyen-âge avec leurs splendeurs et
leurs prestiges ! Quand l'empire fut vacant, les trois compétiteurs
négocièrent avec les électeurs d'Allemagne : l'habileté de Charles d'Espagne
triompha. François Ier et Henri YIII en conçurent un profond dépit ; le roi
de France surtout qui s'était appuyé sur la partie militaire et un peu
sauvage des Teutons, des bandes noires et des lansquenets : Sickingen, ce
type des Burgraves des sept montagnes, si redoutable aux bords du Rhin, le
comte de la Marck,
le descendant du sanglier des Ardennes,
célèbre sous Louis XI.
L'idée qui avait triomphé avec l'empire de Charles-Quint,
vaste, universelle, c'était une pensée de résistance à la conquête des Turcs
; l'Allemagne, la chrétienté entière, avaient besoin de la monarchie
universelle pour se liguer contre les hordes asiatiques ; la papauté si
élevée de pensée n'était plus assez forte matériellement ; Charles-Quint
prenait son rôle militaire. Toutes les questions capitales se décidant en
Asie, l'Empereur voulait par une croisade, porter la guerre en Orient, comme
les Césars de Rome, comme Philippe-Auguste, saint Louis, Frédéric
Barberousse, Conrad : l'Orient troublait l'Occident par sa force et sa
faiblesse. Tous les grands esprits ont toujours jeté leur regard sur Constantinople,
l'Egypte, la Syrie
; l'avenir appartenait à ces riches contrées, et Charles-Quint, déjà maître
du Nouveau-Monde, aspirait à la puissance des empereurs romains.
C'était contre cette vaste idée que François Ier et Henri
VIII cherchaient à se liguer : il fallait qu'à leurs yeux elle fût bien
redoutable, puisqu'elle avait fait taire les anciennes rivalités. Un siècle
s'était à peine écoulé depuis que le roi anglais Henri VI régnait à Paris, et
les angelots, monnaie courante en France, portaient encore l'écusson
d'Angleterre : tous ces différents devaient s'oublier, et les deux rois
étaient convenus de se visiter sur une partie neutre de leur territoire[4], pour conférer sur
leurs intérêts respectifs[5]. C'étaient bien
les caractères les plus opposés et les natures les plus différentes !
François Ier, grand et beau garçon, excellant à tous les arts des tournois,
faiseur de vers et de galanteries, rieur et tout plein d'esprit ; Henri VIII,
ramassé sur lui-même, gros et savant universitaire, parlant latin comme un
docteur, rustre, dur et passionné auprès des femmes. Les deux noblesses,
également braves, mais jalouses l'une de l'autre : ici Buckingham, Talbot,
Russel[6] ; là Bayard, La Trémouille,
Montmorency. Ces deux noblesses, au lieu d'une lice courtoise et à fer
émoulu, auraient préféré se rencontrer sur un champ de bataille et se heurter
l'une contre l'autre, hommes et chevaux. Il y a des antipathies qu'il est
impossible de vaincre ; la politique ne peut éteindre les inimitiés de race ;
la lutte est vieille entre la raillerie et le sentiment excessif et froid de
la supériorité.
Cependant le lieu de l'entrevue fut fixé dans une belle
plaine entre Guine et Ardre en Flandre[7]. Les deux rois
devaient y amener leurs cours, les reines et leurs belles maîtresses, leurs
pages, leurs meutes de chasse, leurs équipages de paix. Mille ouvriers
habiles, comme l'étaient les corporations flamandes, travaillèrent nuit et
jour à élever un palais en charpentes circulaire de 437 pieds anglais, pour
servir d'habitation au roi d'Angleterre, il était couvert de tapisseries de
Gand et de Bruges. A son exemple, François Ier fit élever également un
pavillon d'une même étendue, tout couvert d'étoffe ou de tissu d'une richesse
féerique rapporté d'Italie. Ces étoffes d'or étaient travaillées à Constantinople
par les habiles ouvriers grecs, telles qu'on les voyait à Venise, à Rome, à
Florence dans les palais et les églises. Le camp du Drap-d'Or a eu son
historien, témoin oculaire, le brave Fleurange[8]. Les
gentilshommes de France y déployèrent un luxe immense, et, comme le dit
Martin du Bellay, plusieurs y portèrent leurs moulins, leurs prés, leurs
terres sur leurs épaules. Il fut à honneur parmi les gentilshommes de France
d'éclipser les Anglais par le luxe des armes, la beauté des chevaux, les
vêtements de velours et d'or. François Ier aimait le faste et les arts,
autant que Henri VIII excellait dans les dissertations et les thèses
d'université. Les dames étaient départ et d'autre si bien accoutrées, que,
selon l'expression encore de Fleurange : On eut dit
des fleurs épanouies sous le premier soleil du matin. Les parures de
France semblèrent si gracieuses, si élégantes aux dames anglaises[9], qu'elles s'en
firent faire de semblables au grand dépit des chevaliers et barons
d'Angleterre, qui trouvaient ces modes trop peu voilées et sans décence : elles n'avaient ni guimpe ni linon jusque presque
au-dessous des bras.
Au camp du Drap-d'Or, le caractère si différent de
François Ier et de Henri VIII se révéla tout entier : le roi de France,
jovial, spirituel, bon garçon ; le roi d'Angleterre, méfiant, triste et
compassé[10].
Un matin, François Ier alla surprendre Henri jusque dans son lit en lui
disant : Mon frère vous êtes mon prisonnier[11]. Une autre fois,
il courut sur lui la lance en arrêt comme pour le désarçonner, et s'arrêta
tout d'un coup ; en le saluant de la pointe.
Il y eut même une lutte entre les deux rois, ou, comme
disaient les Anglais dans leur langue gutturale saxonne, une boxe[12] corps à corps à
coups de poing, et à chaque épreuve François Ier, un des plus forts et des
plus adroits lutteurs, sortait victorieux aux applaudissements de la
chevalerie : ne se rappelait-on pas qu'il avait reçu en jouant, tout enfant à
Romorantin, un coup de fronde ou de gaule, dont les cicatrices profondes lui
restèrent toute la vie ? Dans la joute et les tournois, le prix fut dignement
disputé entre les gentilshommes Français et les Anglais ; tous déployèrent
adresse et courage en présence des dames juges du combat, placées sur des
échafauds, couverts de soie jaune, blanche, verte et bleue, comme dans les
hypodromes bysantins. Ce goût des tournois allait jusqu'à la frénésie dans
les mœurs des nobles dames et damoiselles. Elles s'y animaient, s'y agitaient
jusqu'à oublier les lois de la décence, à jeter leurs atours et leurs
vêtements aux chevaliers qui luttaient et triomphaient. A la fin (dit le
roman de Perceforet[13], dans la traduction en prose faite sous François Ier), les dames étaient si dénuées de leurs atours, qu'elles
restaient en pur chef (tête nue) et qu'elles s'en allaient les cheveux sur leurs épaules
plus jaunes que fin or, leur cotte sans manche, car toutes avaient donné aux
chevaliers pour les parer, guimpes, chaperons, manteaux et camises ; mais
quant elles se virent en tel point, elles en furent ainsi comme
toute honteuses ; mais sitôt
qu'elles virent que toutes étaient de même, elles se prirent à rire de leur
aventure, car elles avaient donné leurs habits et leurs joyaux toutes de si
grand coeur aux chevaliers, qu'elles ne s'apercevaient pas de leur dénûment
et devestement.
C'était l'honneur de la chevalerie que la présence des
dames aux tournois ; elles en faisaient l'orgueil, comme leur doux regard en
était la récompense, ainsi que le disent les ballades d'Eustache Deschamps au
XVe siècle :
Armes, amour, déduit, joye et
plaisance
Espoir, désir, souvenir,
hardement,
Jeunesse aussi, manière et
contenance
Humble regard, trait amoureusement
Gens corps, jolis, parés
très-richement
Advisez bien ceste saison
nouvelle,
Ce jour de mai, cette grande
feste et belle
Qui par le Roi se fait à Saint-Denis
A bien jouter gardez vostre
querelle.
Et vous serez honorés et chéris[14].
Car là sera la grand beauté de
France,
Vingt chevaliers, vingt dames
ensement[15],
Qui les mettront armés par ordonnance
Sur la place, toute d'un
parement
Le premier jour et puis
secondement.
Vingt écuyers, chacun sa
damoiselle,
Doux paremens, joye se
renouvelle,
Et là feront les héraults
plusieurs cris
Aux bien joustant tenez fort
votre selle,
Et tous serez honorés et chéris.
.......... amour qui ne
chancelle
L'enflammera d'amoureuse
étincelle
Honneur donra[16] aux mieux
faisans le prix,
Advisez tous cette doulce
nouvelle,
Et vous serez honorés et chéris.
Servans d'amour, regardez
doulcement,
Aux eschaffaux anges du Paradis,
Lors jouterez fort et
joyeusement,
Et tous serez honorés et chéris.
Ces fêtes et tournois maintenaient l'honneur chevaleresque
et la galanterie, ils formèrent le caractère national ; et ce fut en gardant
ces nobles mœurs, que la France
fit de si grandes choses.
X. — DÉFECTION DU CONNÉTABLE DE BOURBON. - COMPLICITÉ DU COMTE DE
SAINT-VALLIER. - DIANE DE POITIERS.
1520-1522.
L'entrevue du camp du Drap-d'Or,
si magnifique comme fête de chevalerie, n'eut pour résultat qu'une manifestation
d'antipathie politique entre les Français et les Anglais. Il y a dans
l'esprit des nations, je le répète, certains caractères qu'il est impossible
de détruire, et les symptômes s'étaient produits avec une telle énergie, que
François Ier rapporta du camp du Drap-d'Or la conviction profonde, que la
neutralité de l'Angleterre serait à peine gardée dans la lutte violente, qui
allait s'engager avec Charles-Quint[17]. Il y avait à la
fois quelque chose de fier et d'imprudent dans le caractère de François Ier,
il ne doutait jamais de lui-même et de sa chevalerie ; c'était bien le vigoureux
paladin de la vieille chanson des Gestes de Roland, cette chanson que
plus tard le loyal et savant Lacurne Sainte-Palaye traduisait par ce vers si
connu :
Combien sont-ils ? Combien
sont-ils ?
. . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . .
Et ne comptez vos ennemis
Qu'étendus morts sar la
poussière.
Le Roi savait quelle était la puissance de Charles-Quint,
mais avec sa tète chevaleresque, il n'avait jamais lu qu'Amadis de Gaule ou
Tristan le Léonais eussent fait de telles réflexions, lorsqu'ils avaient à
combattre des adversaires plus nombreux et formidables. Les politiques froids
et réfléchis peuvent blâmer ces caractères imprudents même dans la gloire,
mais donnez-les à juger à ces soldats d'honneur qui savent mourir sur un
champ de bataille, ils en admireront la grandeur et la beauté ; plus
Charles-Quint était puissant, plus François Ier mettait d'orgueil à le
vaincre. Rabelais, le cynique philosophe de Meudon, seul pouvait tourner en
ridicule cette glorieuse audace de François Ier[18], et la comparer
à Panurge dans l'île des Lanternes.
Le Roi confia de nouveau le gouvernement du royaume à sa
mère, la duchesse d'Angoulême, régente pendant sa minorité, princesse remplie
d'affection pour son fils, avec certaines passions, certaines antipathies,
désireuse avant tout de joindre provinces sur provinces autour de la couronne
de France. En vertu de cette idée, la duchesse d'Angoulême poursuivait un
procès féodal contre le connétable de Bourbon sur la possession et l'héritage
de plusieurs grands fiefs[19], le Bourbonnais,
l'Auvergne, la Marche,
le Forez, le Beaujolais, procès qui était une faute, au moment où la guerre
avec Charles-Quint appelait le concours de toutes les forces des vassaux. On a
dit que la duchesse d'Angoulême se vengeait d'un amour méconnu et
rétrospectif ; les faiseurs de chroniques ont développé ce petit roman, sans
remarquer que la duchesse d'Angoulême avait alors plus de cinquante-cinq ans,
que le connétable de Bourbon, en avait à peine trente, et que Louise de
Savoie, duchesse d'Angoulême était absorbée dans son amour maternel. La
véritable cause du procès féodal, intenté au connétable de Bourbon, était le
désir d'agrandir le royaume de France par de belles provinces, qui dans
l'opinion des jurisconsultes, devaient revenir au domaine[20]. Le connétable
de Bourbon, fier et impétueux caractère, devait vivement s'impressionner
d'une confiscation qui lui arrachait la plus riche partie de ses apanages :
de là ses premières négociations avec Charles-Quint.
Le connétable de Bourbon, après les grands services rendus
au Roi et à la France
à la bataille de Marignan, devait espérer une autre destinée[21]. Quand la guerre
était prête à éclater, on l'humiliait encore en donnant toute confiance à la
maison de Foix, qui, sous l'influence de la comtesse de Chateaubriand,
grandissait au-dessus de la maison de Bourbon ; le maréchal de Lautrec
gardait le commandement de l'armée d'Italie malgré ses fautes. La comtesse de
Chateaubriand avait une famille de soldats à protéger : Lautrec, Bonnivet,
capitaines aussi braves, aussi impétueux aux batailles, mais moins capables
que le connétable de Bourbon de diriger une expédition militaire, de conduire
à bonne fin les batailles et d'administrer surtout une armée, composée de
compagnons hardis, de reîtres, de lansquenets insubordonnés, qu'il fallait
maintenir dans une discipline indulgente. Cette situation injuste qu'on avait
faite au fier connétable était difficile ; le procès en parlement avait reçu
une solennelle application, et tout le monde savait le mécontentement du duc
de Bourbon, qui s'exprimait hautement et avec aigreur sur la reine-régente et
François Ier.
Aucune de ces circonstances n'avait échappé à la sagacité
politique de Charles-Quint : il avait compris tout le parti qu'il pouvait
tirer de la science militaire du connétable, et quand le roi de France
l'humiliait, le persécutait, l'Empereur offrait de le grandir et l'élever. Le
plan de Charles-Quint était vaste, réfléchi, profondément hostile à la France ; il faisait
rétrograder la monarchie jusqu'au règne de Charles VI avec ses infirmités et
ses faiblesses. Il s'agissait de reconstituer le système des grands fiefs qui
enlaçaient la couronne de France au XIVe siècle : les liens féodaux entre la
maison de France et la maison de Bourbon n'étant pas très-bien définis,
l'Empereur se proposait de constituer en faveur du connétable un royaume
indépendant qui eût embrassé toutes les terres depuis le Bourbonnais
jusqu'aux Pyrénées, depuis l'Auvergne jusqu'aux Alpes, de manière à morceler,
à briser l'écu blasonné de la maison de Valois : ce royaume nouveau eût été
donné au connétable[22]. Ainsi, le roi
de France n'aurait plus été qu'un prince de second ordre, enserré d'un côté
par les duchés de Bourgogne, dont les droits étaient passés à Charles-Quint
comme légitime héritier ; d'un autre côté par le roi d'Angleterre, qui devait
reprendre une fraction de la
Normandie, et enfin par le nouveau royaume institué au
profit de la maison de Bourbon, qui agglomérait encore la Provence avec la
promesse du Dauphiné. Ce projet se rattachait au système de monarchie
universelle, auquel aspirait Charles-Quint, et qui ne pouvait admettre aucun
roi puissant autour de son empire.
A l'effet de conduire cette négociation secrète et considérable
avec le connétable, l'Empereur députa le comte de Beaurein[23], un de ses plus habiles
conseillers, qui devait apporter les bulles d'institution du royaume de
Provence ; le négociateur trouva le connétable de Bourbon si profondément irrité
contre la duchesse d'Angoulême, qu'il ne fut pas difficile de le convaincre
et de l'entraîner. En acceptant ce traité hardi et secret dans cette
circonstance particulière, le connétable ne commettait pas précisément une
trahison envers la couronne de France : la maison de Bourbon ne possédait que
l'Auvergne comme terre féodale du roi de France, et précisément le parlement
venait de la confisquer ; le connétable n'était plus qu'un chevalier sans
terre, sans état, libre d'accepter toutes les conditions qu'on lui proposait,
et celles que lui présentait Charles-Quint étaient magnifiques. Il ne signa
rien : mais il engagea sa parole, et résolut de s'enfuir pour rester libre de
sa personne et de sa dignité. Le connétable fit connaître son projet à
quelques membres de sa famille, à quelques vassaux sur lesquels il pouvait
compter, et parmi eux à son cousin le sire de Poitiers, comte de Saint-Vallier[24] ; tous jurèrent
sur le bois de la vraie croix qu'ils n'en diraient mot à âme qui vive. Dans
sa déposition au grand procès, le comte de Saint-Vallier dit bien qu'il avait cherché à détourner son cousin de celte
funeste résolution[25] ce qui n'est pas
probable, car il entra complètement dans le complot. Ce qui avait été convenu
fut exécuté, le connétable prit la fuite avec une hardiesse incomparable pour
aller joindre l'empereur Charles-Quint[26]. Le comte de
Saint-Vallier moins heureux, arrêté et traduit devant une commission du
parlement, se défendit avec habileté, en protestant de son ignorance absolue
des projets réels du connétable, en invoquant surtout la fidélité que, par la
loi féodale, il devait à son seigneur immédiat le connétable, et le serment
qu'il avait fait sur la vraie croix. Il fut flétri d'une sentence de félonie,
on dressa un échafaud couvert d'un drap noir, la hache du bourreau était
levée pour le frapper, quand un ordre du Roi vint tout à coup suspendre
l'exécution.
De romanesques récits ont été faits sur la cause réelle
qui détermina le Roi à cette clémence, et le plus accepté de ces récits est
celui-ci : Diane de Poitiers, jeune fille, sacrifia son
honneur au Roi pour sauver la vie de son père. Ce drame un peu honteux
est inexact, faux, et l'on peut s'en convaincre par le rapprochement des dates
et l'examen des pièces[27]. Le procès du
connétable de Bourbon est de Tannée 1523, ainsi que cela résulte de
l'interrogatoire du comte de Saint-Vallier, encore existant (12 octobre 1523) ; Diane de Poitiers, née en
1499, avait été mariée le 6 novembre 1518, à Louis de Brézé, grand-sénéchal
de Normandie ; ainsi, en 1523, elle n'était ni jeune fille, ni sous la
dépendance de son père ; elle ne fut veuve que six ans après[28] et montra un
grand désespoir à la mort de son mari, auquel elle éleva un monument funèbre où
se lisait encore le nom de Louis de Brézé, comte de
Maulevrier.
Diane de Poitiers était donc femme du sire de Maulevrier,
quand elle fut aimée de François Ier. Était-ce avant ou après le grand
procès, suivi contre les complices du connétable ? Ici les faits manquent.
L'origine d'un sentiment d'amour est presque toujours caché, et la publicité
n'arrive que lorsque la faveur est venue à son apogée. Il faut remarquer qu'à
la suite de la conjuration du connétable de Bourbon, il n'y eut aucune
exécution à mort, tout fut transformé en prison perpétuelle, plusieurs des
complices obtinrent même leur grâce absolue. Toutes les rigueurs se réunirent
contre le comte de Saint-Vallier jusqu'au pied de l'échafaud : ce fut là
seulement qu'il y eut commutation de peine ; et encore quelle grâce !
une transformation de la mort en une captivité perpétuelle[29]. On pourrait
douter même de l'influence de Diane de Poitiers à cette époque, puisque,
dit-on, très-aimée du Roi, elle ne put obtenir la liberté absolue de sou
père.
Peut-être François Ier avait-il compris toute la
profondeur de cette conjuration et toutes ses conséquences politiques. Le
connétable avait quitté la
France pour se mettre à la tête des armées de
Charles-Quint. La face de la guerre allait changer. Il y avait sans doute
dans la chevalerie de François Ier de braves cœurs, de rudes bras, des
courages indomptables ; mais il n'y avait aucun chef d'expérience et de
guerre qui pût être à la hauteur du connétable pour la direction et la
tactique d'une armée. Bourbon avait été le véritable vainqueur de Marignan ;
il savait ranger une armée, la conduire avec intelligence. Si le maréchal de
Lautrec, si les Bayard, les La Trémouille menaient vaillamment une troupe de
chevalerie, de gens d'armes et même de reîtres ou de lansquenets, là se
bornait leur science militaire. Le connétable manquait donc à l'armée du Roi
dans les circonstances périlleuses où se trouvait la France ; le vide qu'il
faisait dans les rangs était immense, et malgré son dépit, sa colère, le Roi
le savait bien.
Cette époque de la défection du connétable marque non pas
la période de triomphe et de faveur de Diane de Poitiers, mais celle de la
toute-puissance de la reine-mère, Louise de Savoie, régente ; elle seule
gouverne, car le Roi est absorbé par la coalition qui, de tout côté, menace la France d'une invasion
redoutable. Les lettres-patentes en faveur de la reine-mère sont des plus
étendues ; le Roi l'institue régente à cause de son
sens, vertu, prudence et intégrité pour régir et administrer jusqu'à ce qu'il
soit de retour[30].
XI. — LA
CHEVALERIE FRANÇAISE DANS LE MILANAIS. - LES ESPAGNOLS EN
PROVENCE. - LES DAMES DE MARSEILLE.
1538-1524.
L'alliance politique conclue entre l'empereur Charles-Quint
et Henri VIII d'Angleterre, après la défection du connétable de Bourbon, était
une véritable coalition militaire, que le roi François Ier ne pouvait
repousser que par le développement de toutes les forces nationales. Il y eut
dans toute la France
un grand élan de chevalerie, qui se manifesta par une prise d'armes du ban et
de l'arrière-ban et par des dons gratuits d'impôts.
Toutes les frontières allaient être envahies à la fois, et
dans ces temps de sacrifice, les dames exerçaient un prestige de gloire, une
puissance de générosité ; elles firent vœu de n'aimer, de ne choisir pour
leur servant d'amour, que les chevaliers qui partiraient, haut leur lance,
dans les périls de la patrie pour combattre Charles-Quint avec ses Espagnols,
ses Flamands, et Henri VIII avec ses Anglais[31]. Madame de
Chateaubriand et Diane de Poitiers instituèrent un nouvel ordre de
chevalerie, de courage et de galanterie.
Le premier théâtre de la guerre devait être encore
l'Italie ; les Français occupaient le Milanais, le protégeant contre les
Suisses et les reîtres, sans jamais obtenir les sympathies des Italiens,
toujours les mêmes, impatients de tout joug et pourtant incapables de s'en
délivrer[32].
La cause en était peut-être au mauvais gouvernement du maréchal de Lautrec,
qui avait les pleins-pouvoirs de François Ier. Chaque brave capitaine,
Bayard, La Palisse,
Montmorency, combattant de droite, de gauche, faisaient des prodiges de
valeur à Milan, Crémone, Brescia, sans obtenir ces résultats décisifs que la
bataille de Marignan avait donnés aux Français. Le Roi avait confié le
gouvernement suprême du Milanais à Guillaume Gouffier de Boissy, seigneur de
Bonnivet, amiral de France, qui devait prendre la direction de l'expédition
militaire résolue contre une ligue italienne, qui se formait encore une fois
contre la domination des Français[33].
A chaque époque de son histoire, l'Italie, composée de
populations hostiles les unes aux autres, avait cherché à se réorganiser en
un seul corps de nation par une ligue politique et militaire momentanément
formée, quelquefois dissoute par des antipathies ou des haines ayant même
qu'elle eût produit des résultats de délivrance et encore moins de
nationalité. Cette fois, les Lombards, les Florentins, les Romains, les
Modénais, les Napolitains, s'étaient formés en ligue, sous la protection de
l'empereur Charles-Quint, pour marcher contre les Français et les expulser de
la Lombardie. Les
chefs militaires de cette ligue étaient Prosper Colonnia et François Sforza[34], tous deux
Italiens et profondément hostiles à la France. Les troupes devaient se joindre aux
Espagnols, aux Flamands, aux reîtres et aux lansquenets placés sous l'épée du
connétable de Bourbon, qui en avait reçu le commandement suprême des mains de
l'Empereur. Tous marchaient également contre la chevalerie de France, qui
opposait la bravoure la plus brillante, mais aussi la plus désordonnée à la
ruse, à la finesse des Italiens, dont l'historien Guicchardini nous fait le
tableau si animé : Guicchardini, chaud patriote, qui espérait restaurer la
nationalité italienne ! De là, ses déclamations contre les Français
qu'il considérait comme des obstacles à la délivrance de la patrie. Mais
n'étaient-ils pas des étrangers aussi, ces Suisses, ces reîtres et
lansquenets, la plupart huguenots et mécréants, que l'Italie appelait à son
secours ? Le caractère du connétable plaisait à ces troupes d'aventuriers,
qui avaient pleine confiance dans la hardiesse de ses projets, dans la fougue
de son caractère et la force de son bras. La guerre d'Italie n'était qu'un
point dans le vaste dessein de Y Empereur, qui voulait ramener la France à l'état
d'abjection et d'abaissement, où elle se trouvait sous Charles VI. D'après
son traité particulier avec le connétable, la Provence entrait dans
le lot assigné au chef delà maison du Bourbon ; le connétable, impatient de
prendre possession de la terre promise, dirigea son corps de troupes vers le
Var, par Gênes et Nice ; la
Provence n'était-elle pas le plus beau fleuron ajouté à ses
domaines[35]
? L'Empereur devait joindre une flotte et un corps de débarquement espagnol,
pour seconder l'expédition du connétable. Le vieux Peschiera la commandait ;
plein de raillerie et de jalousie, le général espagnol n'obéissait que malgré
lui au connétable ; il avait reçu l'ordre secret de l'Empereur de s'emparer
du littoral de la Provence
: car il y avait longtemps que Marseille, république si riche, si
commerçante, était convoitée par l'Espagne : n'y parlait-on pas la langue de
l'Aragon et de la
Catalogne ? son pavillon était illustré en Orient et
par toutes les mers ; ses navires faisaient des escales en Egypte, et tant l'intimité
était grande entre les Catalans et les Provençaux, qu'une colonie de pêcheurs
était venue s'établir dans les rochers, vers une anse favorable de la côte
qui gardait le nom des Catalans[36].
Traversant le bas Piémont au pas de course, après avoir
franchi le Var, le connétable de Bourbon et ses lansquenets, auxquels s'étaient
jointes quelques bandes ou régiments espagnols, pénétrèrent dans la Provence, dégarnie de
troupes : l'ennemi s'empara de Grasse, Antibes, Toulon (qui alors n'étaient pas fortifiées), et
d'Aix, la capitale du roi René, naguère si plaisante et si gaie, ravageant
tout, les riches campagnes, les terres en fleurs ; puis, le connétable marcha
sur la ville de Marseille, objet de convoitise pour l'empereur Charles-Quint,
car Marseille liait la
Catalogne à Gènes ; ces côtes devaient former une ligne
déports jusqu'en Italie. Aussi, à l'expédition du connétable, s'étaient
jointes des troupes venues d'Espagne, sur la flotte que commandait Peschiera
; caractère prudent et tout à fait opposé à l'impétuosité du connétable, le
marquis de Peschiera connaissait les Marseillais de vieille date, il les
savait très-décidés à défendre leur ville, ou comme ils l'appelaient, leur
république municipale, leurs lois et leurs franchises.
C'était au contraire avec une sorte de dédain que le
connétable parlait de la résistance de Marseille : Les
bourgeois et marchands devaient venir la corde au cou implorer sa clémence et
demander son commandement. C'était mal juger l'esprit et la situation
de Marseille et de sa corporation municipale ; on ne peut lire sans émotion
dans le vieux historien Ruffi, la chronique de notre belle époque civique ;
Ruffi[37] la source de
toute érudition en Provence, vieux conseiller municipal qui, assis sur sa
chaise curule ou sous l'ombrage des pins de sa bastide, secouée par le
mistral, écrivait avec un patriotisme érudit les faits de notre ville : que
sommes-nous à côté de ces fidèles chroniqueurs du XVIIe siècle ?
Marseille alors s'élevait sur le flanc de la colline,
abritant son port creusé dans l'anse qui sépare la montagne de la Vierge-de-la-Garde et la Colline-des-Moulins,
situation admirable qui la garait du vent impétueux, du mistral et de la
tempête des sables du Rhône ; les champs de Canèbe ou Chanvre[38], véritables
marais, n'étaient pas bâtis encore ; la population armée des corporations,
porte-faix, forgerons, ouvriers constructeurs, s'était accrue de quelques compagnies
corses et génoises[39] au service de la
république municipale. Les murailles comptaient huit tours, parmi lesquelles
la tour de Sainte-Paule, la plus haute, protégeait la porte de la Joliette, — Paule et
Jules-César, deux noms de la vieille Rome, la sœur de Marseille[40] dans les
médailles votives —. L'armée du connétable, venue d'Aix, s'établit sur les
hauteurs de la ville, en face même des murailles et de la porte de
Jules-César ; quand les batteries furent établies, les couleuvrines
commencèrent à jouer, et Ton vit, comme aux temps héroïques, un beau
spectacle ; tandis que les hommes combattaient fièrement sur les remparts,
les femmes apportaient des matériaux pour réparer les brèches, les projectiles
de guerre pour lancer à l'ennemi. Ces femmes de Marseille, de race hellénique
et gauloise, étaient fières et glorieuses de la cité ; à cette époque, les
romans de chevalerie mêlaient les femmes à tous les dévouements : elles
avaient leurs Marphises, leurs Bradamantes, leurs Clarisses, transformation
des Amazones de l'antiquité.
Marseille, malgré sa belle défense, eut inévitablement
succombé, sans quelques circonstances qu'il faut noter : 1° la victoire de
l'amiral André Doria[41] qui, à la tête
des flottes génoises et marseillaises[42], dispersa la flottille
espagnole ; 2° la jalousie invincible du marquis de Peschiera, commandant les
Espagnols contre le connétable de Bourbon ; ils ne pouvaient se supporter
l'un l'autre ; l'espagnol savait que la Provence était un lot qui revenait au
connétable comme fief de son nouveau royaume, il le servait mal et mollement.
Peschiera raillait même les efforts de Bourbon contre Marseille, et plusieurs
fois il fit remarquer combien les Marseillais pointaient bien en envoyant
leurs boulets jusque dans la tente du connétable, et il lui disait : ce sont les timides bourgeois qui viennent la corde au cou
et les clefs à la main se jeter à vos pieds[43].
Mais ce qui sauva la Provence, ce qui délivra Marseille, ce fut la
marche rapide d'un corps de gendarmerie de France, qui s'avança jusqu'au delà
d'Avignon[44],
sous la conduite du roi François Ier lui-même. Les Espagnols et les
lansquenets, ainsi pris par les flancs, resserrés entre les Génois, les
Marseillais et les Provençaux insurgés levèrent le siège de Marseille en
toute hâte : ce fut presqu'une fuite. François Ier et sa brillante cour
séjournèrent quelque temps à Aix, le Roi y fit célébrer les jeux du roi René,
comme comte de Provence et il visita la Sainte-Baume,
grotte antique où s'abrita Madeleine la pécheresse ; le nom du roi de France
fut longtemps incrusté sur ces rochers abruptes, couronnés d'une forêt séculaire,
où le druidisme antique s'était abrité avec son caractère sombre et sanglant.
Que reste-t-il de ces vieux souvenirs, de cette grande
mémoire de la défense de Marseille par ses citoyens et ses illustres dames ?
les murs ont été détruits, la tour Sainte-Paule, la porte de Jules-César ont été
renversées par les embellisseurs des cités. Le sol a été nivelé pour laisser
place au vent du mistral, et à ce sable du Rhône, à la poussière de la Crau et d'Arenc. La
civilisation moderne respecte peu les traditions du passé, elle sera dévorée
à son tour par ses fils comme châtiment ! Il est triste de voir Marseille si
grande dans l'histoire, si antique dans ses souvenirs, renverser ses derniers
monuments du passé : la vieillesse glorieuse a tort, on brise ses durs
ossements ;'on la découronne de ses vestiges ; l'industrie est impitoyable
dans ses ravages et matérialise toutes les idées. Si la peinture n'avait
crayonné le souvenir de l'héroïsme des dames marseillaises, si elle n'avait
reproduit les murailles antiques, les tours, la cathédrale de la Major, l'esplanade de la Tourette, la place de
Linche, les moulins et les sources abondantes qui tombaient des Accoules,
sous les beaux jardins ombragés de Platanes, il ne resterait aucune trace de
l'ancien Marseille, de cette ville aujourd'hui entrepôt de passage plutôt que
cité, où les caravanes de la civilisation posent un instant leurs tentes de
voyage vers l'Orient.
XII. — LES POÈTES D'AMOUR ET DE GUERRE. - JEAN ET CLÉMENT MAROT. - DIANE
DE POITIERS.
1524-1530.
Tandis que l'ennemi envahissait le territoire, les grands
tournois, les héroïsmes de la guerre, les sentiments exaltés de l'amour,
avaient leurs chanteurs et leurs poêles. A cette époque de la renaissance, on
ne saurait assez dire combien l'exaltation produite par la lecture des beaux
romans de chevalerie produisit de fabuleux exploits : la guerre est si triste
dans ses réalités, qu'il est besoin d'une poésie idéale pour exalter les
âmes. Si l'on n'avait eu, je le répète, que le vieux sybarite de Meudon,
comparant François Ier à Panurge et ses soldats à des moutons, l'ennemi
aurait paisiblement envahi le territoire, et Charles-Quint serait resté
maître de la
Provence. Heureusement les imaginations chevaleresques
rêvaient un monde de gloire que le pourceau de Touraine ne comprenait pas :
Rabelais garnissait sa panse, tandis que Bayard, Lautrec, La Trémouille,
Montmorency, couraient défendre la patrie.
Les lectures favorites de François Ier et de ses paladins,
de Diane de Poitiers, de madame de Chateaubriand, étaient le Roman de la Rose, commencé par
Guillaume Lorris[45] et terminé par
Jean de Meung. Malgré quelques méchancetés contre les dames, quelques
mystiques histoires, le Roman de la Rose exaltait les âmes et créait les nobles
actions. Le monde des réalités est si peu de chose, qu'il resserre l'œuvre de
l'homme dans un cercle rétréci et matériel ; il faut s'enivrer du fantastique
pour courir à tous les héroïsmes. Qu'on me pardonne cette admiration pour
Amadis de Gaule, pour Tristan le Léonnais, pour les quatre fils Aymond :
j'aime à vivre avec ces épopées, ces contes et ces fables, la joie de nos
aïeux[46]. Lorsqu'on veut
s'expliquer l'héroïsme de Bayard ou de Gaston de Foix, il faut ouvrir un de
ces grands romans du moyen-âge, où tout est en dehors du possible : il n'y a
que la vie usuelle qui ne soit pas comprise et racontée ; le chevalier a le
privilège de passer au milieu des prodiges pour arriver à un but fabuleux :
amour ou gloire. C'est ce qui le faisait l'ami des poètes et des chanteurs de
fables.
On les voit ces chanteurs à la suite de toutes les
batailles aux époques les plus reculées, lors de la conquête de l'Angleterre
par les Normands, et Robert Wace le Trouvère en a gardé mémoire. Les deux
Marots, les poètes de Louis XII et de François Ier, suivirent ces Rois dans
leur guerre. Jean Marot, le père de Clément, aussi remarquable que lui, né de
race normande, était devenu le secrétaire et le poète de la reine Anne de Bretagne,
femme de Louis XII ; il accompagna le Roi dans son expédition en Italie, à
Gènes, à Milan, à Venise, riches cités qu'il célébra dans ses poésies. Il
aimait les batailles et écrivait au milieu des hasards de la guerre. A la
mort de Louis XII, devenu le poète en titre de François Ier, il le servit
également dans sa politique et dans sa gloire[47] : voulant
associer les trois États aux succès de la guerre, il composa son dialogue entre
clergé, noblesse et labour, qui tous offraient leurs bras et leurs
deniers pour la gloire de la France. N'était-ce pas le devoir de tous de
relever la patrie, que les sceptiques abaissaient, en détruisant le prestige
des belles actions ? Quand le Roi fut vainqueur à Marignan, Jean Marot
composa une Epître galante des dames de Paris au roi François Ier étant au
delà des monts ; puis une autre aux courtisans de France étant pour
lors en Italie[48]. Parmi de
hardies comparaisons qu'on ne peut toujours suivre dans leur licence, Jean
Marot place bien au-dessus des Italiennes, les dames de France, pour les
grâces, le maintien et les mille trésors de leur beauté ravissante. Aussi,
après les avoir louées à l'extrême, il veut les enseigner dans leur conduite,
et c'est pourquoi il écrit son Doctrinal des Princesses et nobles Dames,
livre d'enseignements pour le maintien, l'esprit et les beaux habits qu'elles
doivent porter. Poète soldat, il chantait au milieu des camps ; son Manuel,
son Doctrinal, son Bréviaire, c'était le Roman de la Rose, d'une si fabuleuse
popularité jusqu'au XVIe siècle, où les ennuyeuses controverses et la guerre
civile vinrent détrôner les doux passe-temps des châteaux.
Clément, son fils, entra comme page dans la maison des
Neuville-Villeroy, déjà grande à son origine ; puis, il passa comme valet de
chambre dans le service de Marguerite de Valois, duchesse d'Alençon, sœur de
François Ier, ce ravissant esprit, qui adorait l'art de faire les vers ; à
cette cour, il connut Diane de Poitiers, qui devint un moment sa protectrice,
et à laquelle il adressait ses rondeaux et ballades. II se montra ardent,
passionné pour la divinité de ses rêves, passion de poêle, idéale, vaniteuse
; on a dit qu'il fut aimé de Diane de Poitiers et de Marguerite de Valois ;
l'amour-propre des poètes a supposé tant de choses ! S'il avait été aimé
de Marguerite, s'il avait eu puissance sur des cœurs si élevés, eût-il tendu
la main dans ses poésies pour demander une gratification, et son traitement arriéré
de valet de chambre[49]. Les poètes ne
marchandent pas leurs expressions d'amour et d'enthousiasme ; grelottant de
froid, souvent ils chantent les feux du soleil, et mourant de faim ils
décrivent les banquets somptueux. Il ne faut jamais prendre dans leur sens
moderne les expressions galantes et d'une douce familiarité de la langue
naïve du moyen-âge, l'amour n'y est pas voilé, les grâces restent nues ; les
savants en galanteries expriment leurs passions pour des dames quelquefois
inconnues, et jettent des baisers qui passent à travers les créneaux pour
arriver jusqu'aux tourelles[50]. Clément Marot
garda ces traditions dans ses ballades ; noble cœur, plein de courage,
servant d'armes très-brave, comme son père, il suivit François Ier dans son
expédition de Flandre et se battit bien, en brave gentilhomme[51]. Inquiet de sa
nature, frondeur de caractère, il n'épargnait personne dans ses vers pour
l'éloge et le blâme. Ainsi que les trouvères et les troubadours du moyen-âge,
il fit une rude guerre au clergé ou papelards ; on le soupçonna môme d'une
certaine tendance pour les opinions nouvelles : n'était-il pas de mode parmi
les universitaires et les lettrés de déclamer contre l'Eglise ? Les postes du
XVIe siècle rappellent les hardiesses des troubadours albigeois au XIIIe
siècle ; l'esprit ne peut se passer de certaines allures frondeuses, et
Clément Marot les gardait avec une grande liberté : gourmand de son ventre,
il n'observait aucune des abstinences de l'Eglise, ce qui le faisait
soupçonner d'être huguenot ou mangeur de la vache à Colas ; il parait qu'il
fut dénoncé pour s'être affranchi des abstinences du vendredi.
Un jour j'écrivis à ma mie
Son inconstance seulement
Mais elle ne mie fut endormie
A me le rendre chaudement,
Car dès lors elle tint parlement
Avec je ne sais quel papelard
Elle lui dit tout bellement :
Prenez-le, il a mangé du lard[52].
Or, manger du lard, ce n'était plus garder l'abstinence,
c'était le signe qui vous faisait reconnaître huguenot. Dans l'opinion du
peuple, le huguenot était un maudit, il mangeait de la vache à Colas, dicton
des multitudes qui avaient leur instinct dans ces jugements. Les jeûnes, les
abstinences avaient été institués par l'Eglise, non-seulement pour imposer la
pénitence, mais encore pour signaler aux riches ce que le pauvre souffrait de
privations : le jeûne que l'opulent faisait à certaine période, le pauvre ne
le supportait-il pas toujours ? Et il était bon de le rappeler aux heureux
qui faisaient un dieu de leur ventre.
Des commentateurs ont supposé que la Mie de Marot, dont il
est question dans ces mauvais vers et qui le dénonça, fut Diane de Poitiers.
Il faut vraiment manquer de toute critique pour croire que madame de
Chateaubriand, où Diane de Poitiers se fussent abaissées à dénoncer un poète,
valet de chambre spécialement protégé par Marguerite de Valois ! Si
Clément Marot fut poursuivi, c'est qu'il avait, par ses écrits, attaqué la
foi de l'Eglise ; s'il fut mis au Châtelet, ce fut par ordre ou mandement des
officiers de justice et par le parlement.
Lors, six pendards ne faisant
mie,
A me surprendre finement,
Et de jour pour plus d'infamie
Firent mon emprisonnement.
Ils vinrent à mon logement
Lors, il va dire aux gros
pendards :
Par là, morbleu ! voilà Clément,
Prenez-le, il a mangé du lard.
Marot, batailleur, plein de fantaisie, se faisait sans
cesse arrêter sur la voie publique par les sergents. Aussi c'était surtout
contre les gens de justice que Marot déclamait ; n'est-ce pas la plainte
ordinaire de tous ceux que la justice poursuit ? Marot parlait du Châtelet en
termes durs et amers :
Là, les plus grands, les plus
petits détruisent
Là, les petits peu ou point aux
grands nuisent,
Là, trouve-t-on façon de
prolonger
Ce qui se doit ou se peut
abréger,
Là, sans argent, pauvreté n'a
raison,
Là, se détruit mainte bonne
maison[53], etc.
Ces déclamations toujours les mêmes, à toutes les époques,
s'adressaient au Châtelet. Pourquoi y mêler Diane de Poitiers et madame de
Chateaubriand, nobles esprits qui inspiraient à François Ier les belles
résolutions de lutter contre la coalition des Espagnols, des Allemands, des
Italiens et des Anglais, qui menaçaient la monarchie. Les gens de littérature
sont ainsi faits, quand on ne leur laisse pas dire et faire tout ce qu'ils
veulent, ils se disent persécutés. François Ier qui comprenait mieux les
généreux dévouements, savait tout ce qu'à d'autres époques les femmes avaient
rendu de services à la France
; n'est-ce pas lui qui à Fontainebleau écrivit ces vers charmants sur Agnès
Sorel :
Gentille Agnès plus d'honneur en
mérite
La cause étant de France
recouvrer
Que ce que peut en un cloître
ouvrer
Close nonain ou bien dévot
ermite.
Oui, telle était Diane de Poitiers, amoureuse de toutes
les gloires, poussant le Roi comme Agnès Sorel à
France recouvrer, elle le jetait en nouvel Amadis de Gaule, partout où
il y avait péril et honneur. Diane,fidèle à la loi catholique, voulait
maintenir la force d'impulsion que la foi donnait à la chevalerie, mais
dénoncer un pauvre diable de poète, tel que Clément Marot, un valet de
garde-robe, parce qu'il avait mangé du lard et qu'il était parpaillot, c'est
ce qui ne peut être supposé ! Les érudits ont bien souvent des petites idées
et des sentiments même au-dessous de leurs idées[54].
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