La constitution de l'Allemagne. — La période carlovingienne. — Saxonne. —
Franconienne. — Souabe et Habsbourg. — Les électeurs. — Projet de Maximilien
pour élire un roi des Romains. — Opposition de la France et de
l'Angleterre. — Vacance à sa mort. — Les trois prétendants. — Charles
d'Espagne. — François Ier. — Henri VIII. — Négociations respectives. — Envoi
des ambassadeurs. — Instructions. — Diète. — Causes de faveur et d'exclusion.
— La réforme. — Le sire de La
Marck. — Henri de Sickinghen. — La diète pour
Charles-Quint. — Élection.
1518-1519.
Au milieu des bouleversements de l'Europe féodale, la
constitution de l'Allemagne avait conservé son empreinte carlovingienne.
Tandis que l'hérédité née avec les fiefs, s'était consacrée en France, en
Angleterre, avec la fidélité saxonne pour une race de rois et la religion du
trône, en Allemagne un principe électif s'était maintenu ; la nation
germanique groupée autour de la couronne et de la boule d'or carlovingiennes,
pour espérer une forte unité, avait laissé à ses diètes le choix de
l'empereur. Ce principe avait passé lui-même à travers d'incessantes
révolutions ; après que le grand Charles eut reposé son vaste corps dans la
tombe d'Aix-la-Chapelle, l'empire formé par la conquête s'était éparpillé ;
la couronne un moment héréditaire devint élective pour Louis le Germanique ;
les diètes délibèrent librement : n'était-ce pas le droit commun dans cette
vieille Allemagne, l'origine des Germains qui élevaient les rois au bruit de
la framée ? Quand la race carlovingienne s'épuise et s'éteint, les Allemands
réunis choisissent Henri l'Oiseleur, le chef de la famille saxonne, noble
race antique comme les forêts ; Henri, chasseur intrépide, est l'image de la
primitive féodalité. De la maison de Saxe l'Empire passe dans la race
franconienne des bords du Rhin, là où s'élèvent les sept montagnes, et où le
fleuve, comme un énorme serpent, traverse les plaines, les forêts et les
vieilles cités municipales. La race franconienne la plus implacable pour les
papes fut l'expression des hommes de fer, lutte contre la pensée d'unité et
d'intelligence qui a son siège à Rome. Cette querelle, les empereurs de Franconie
la lèguent à la race de Souabe, quand les Guelphes et les Gibelins
ensanglantent l'Italie. Enfin, Rodolphe de Habsbourg, tige d'une nouvelle
maison, l'origine et la source du droit public germanique, devient le
puissant organisateur de l'Allemagne, et à bon droit la couronne rayonne sur
son front. Pour résumer encore cette rapide notice sur la dignité impériale,
la période saxonne est le triomphe des princes séculiers, la période
franconienne élève les électeurs ecclésiastiques, celle de Souabe le pouvoir
des villes libres et la maison de Habsbourg règle l'administration et la
force de l'Allemagne.
Les diètes électorales se composaient de tous les princes
médiats et immédiats dont les terres relevaient de la couronne impériale,
sous les cinq maisons qui avaient tenu le sceptre et la boule d'or : évêques,
barons, margraves, comtes féodaux, sans distinction, pourvu que les vieilles
chartes et les coutumes leur eussent reconnu ce privilège de 1 élection.
Indépendamment de ces électeurs de plein droit tels que Saxe, Lorraine,
Juliers, Gueldres, Bavière, avec voix délibératives, il y avait en Allemagne
des féodaux, sans droit d'élire, et qui exerçaient néanmoins une influence
immense par la renommée, le courage ou le caractère ; et tels étaient alors
Robert de La Marck
et le fameux François de Sickinghen. Les tires de La Marck, héritiers et
successeurs de ce sanglier des Ardennes, si redoutable au temps de Louis XI
et de la maison de Bourgogne, comme les sires de Gueldres et de Lorraine,
levaient intrépidement les compagnies de reîtres et de lansquenets, et cela
leur donnait une des plus grandes influences ; lorsque le sire de La Marck sortait de la ville
de Liège accompagné de ses fidèles retires, il était salué partout sur les
bords du Rhin, en Souabe, en Franconie, comme le plus antique sang allemand.
François de Sickinghen, avec une renommée plus célèbre d'aventure et de
fatalité, s'était créé lui-même, et sans héritage il était devenu puissant.
Vous avez vu peut-être un bel œuvre d'Albert Durer en la ville de Nuremberg, la Vieille Allemande,
c'est un chevalier armé de pied en cap sous la plus pesante armure ; on le
dirait de fer ; éprouvé par le temps, l'âge a marqué sur ses traits le sceau
indélébile, ses rides se dessinent en longs ruisseaux sur son visage fatigué,
que relèvent deux yeux de feu ; il est à cheval et il s'avance avec le sceau
de la fatalité) la mort, les démons se groupent autour de lui, et le
chevalier marche toujours sans arrêter ses regards, tant on dirait que les
obstacles le préoccupent à peine. Ce chevalier, c'est François de Sickinghen,
bras puissant que l'Allemagne salue, expression des sept châteaux des
montagnes du Rhin. Les dernières guerres, les premiers ferments de la réforme
avaient beaucoup grandi les chevaliers isolés, ces chefs d'armes de retiras
et de lansquenets, et ils vont exercer infailliblement une influence sur
l'élection, car la couronna impériale est vacante.
Avant que Maximilien eût donné son corps à la terre dans
une modeste église des Cordeliers, la question de la couronne impériale avait
déjà agité l'Europe. Il existait dans l'Empire la vieille coutume de
l'association pour ainsi dire empruntée à Rome, le prince qui prenait le
titre de pontifex maximus à
l'imitation de César, avait songé à s'associer un héritier, et en Germanie
cet héritier prenait le titre de roi des Romains.
Maximilien hésitait sur le choix : serait-ce son petit-fils Charles ?
Plusieurs fois, en face de la diète réunie, il n'osa s'arrêter à un parti
tant il craignait l'avenir ; la mort le surprit au milieu de ces
incertitudes. Gomme le titre de roi des Romains était un engagement pour la
couronne impériale, si Maximilien eût accompli son dessein, nulle discussion
ne se serait élevée sur le successeur au grand sceptre de Charlemagne ; mais
le trépassement vint si vite clans la cité de Wels que l'empereur n'eut pas
le temps de conduire la négociation à bonne issue. Il y eut donc vacance de
l'Empire, et à quelle époque l'élection allait-elle s'accomplir ? à un temps
d'agitations, de menaces et de troubles quand la prédication de Luther jetait
la plus grande irritation dans les esprits. côté des rivalités qu'enfantaient
le système électoral de l'Allemagne, les diètes, les tumultueuses assemblées,
venaient de naître encore les disputes religieuses se rattachant à tout, et
comme Luther soulevait les questions séculières au milieu des thèses
théologiques, comme il prêchait l'abolition des abbayes, la sécularisation
des évêchés, cette parole terrible pour la constitution germanique en
bouleversait tous les rapports, en fracassait les fondements antiques, et à
ce moment fatal la mort de Maximilien ouvrait toutes les prétentions à
l'Empire.
Trois concurrents couronnés faisaient valoir des droits
aux suffrages des électeurs. Le premier était ce Charles, roi d'Espagne, que
les liens du sang rapprochaient si intimement de Maximilien, et petit-fils de
l'empereur. Presque unanimement désigné comme roi des Romains, que lui
manquait-il pour obtenir la couronne d'or ? Issu de la maison de Bourgogne,
il portait unis dans son blason de Castille la couronne d'Aragon, le lion des
Pays-Bas et l'aigle d'Autriche ; l'Allemagne aurait en lui un puissant
empereur au moment où elle devait se défendre contre deux dangers immenses :
les Turcs sur ses frontières de Hongrie et de Bologne, et le luthéranisme
dans toute la force de sa prédication. En Allemagne l'empereur n'avait pas la
dictature suprême ; rien de plus précaire que son pouvoir, rien de plus
limité que cette autorité soumise aux orages des diètes. L'empereur n'était
que le suzerain féodal des princes et des électeurs, tous indépendants. Mais
à l'aide d'une puissante énergie, avec la volonté ferme d'arriver à la
dictature, toutes ces forces se réuniraient sous sa main, pour le proclamer
le premier souverain de l'Europe. Les oppositions contre Charles d'Espagne
résultaient précisément de l'immensité de ses domaines, qui ne laissaient pas
un caractère tout allemand à sa souveraineté ! Roi des Espagnes, souverain
des Pays-Bas, héritier de Naples, prétendant au duché de Milan, possesseur de
la Flandre
et de la Franche-Comté,
avec le triple héritage de Bourgogne, de Castille et d'Autriche, aurait-il le
loisir et la volonté de s'occuper de la nationalité allemande ? Quelques
électeurs trouvaient au contraire un motif pour élire Charles d'Espagne, car
avec un prince si étranger à l'Allemagne, si diversement absorbé, ils
pourraient conserver toute la puissance et la liberté des diètes.
Le second des concurrents à l'Empire était cet Henri VIII,
roi d'Angleterre, prince de chair et de sang, grand disputeur et théologien.
Si Charles d'Espagne était redoutable par l'éclat de son nom, par la richesse
de ses héritages, Henri d'Angleterre avait donné des preuves d'une foi vive
et ardente et d'une grande piété envers l'Église, il venait d'achever un
livre énergique contre la prédication de Luther, ce qui l'avait fait
proclamer le défenseur de la sainte Église par le pape Léon X. Or,
l'avènement de Henri VIII, le prince théologien, à la couronne impériale,
était la plus- ferme opposition qu'on pouvait préparer à la parole de Luther
j à sa face on lui jetait un ennemi implacable, un homme à passion ardente,
appelé à extirper le mal à son origine. Quel droit avait Henri VIII à la
couronne impériale ? quelle relation pouvait-il former en Allemagne ?
était-il assez actif, assez ingambe pour remuer à temps ? Son ventre
proéminent, sa face large et vineuse n'étaient certes pas de trop en
Allemagne, il pouvait se montrer à Francfort bon et Jovial compagnon, visiter
Heidelberg, Mayence et Worms, le pays aux larges foudres de vin du Rhin. Mais
dans un temps de guerre, quand il fallait repousser le Turc au cimeterre
étincelant, Henri d'Angleterre était-il assez fort et brave chevalier pour
cela ? Il ne s'agissait plus de discuter une hérésie en théologien, mais de
combattre en empereur, et l'épée de Charlemagne était bien lourde pour qui
n'aimait que les grossières passions de femmes et de table. Le prince qui
avait besoin d'être porté à cheval par son écuyer, quand le cornet de chasse
retentissait aux cris de la meute dans les forêts de Windsor, ne pouvait
aspirer à une dictature militaire dont la pensée première était de sauver la
chrétienté menacée.
Et c'était précisément ce caractère de force et de valeur
chevaleresques qui faisait le titre de François Ier à la dignité impériale[1]. Rien de plus
brillant que le courage du roi de France ; avec une petite tête politique (car la force est ennemie des ménagements) quelle
grâce ! quelle valeur ! quelle réunion de qualités éminentes ! Nul ne savait
briser une lance avec plus d'énergie, et s'élancer sur d'épaisses nuées de
piques et de pertuisanes ; son corps était comme du fer sous du fer ; sa
passion pour les glorieuses aventures rappelait les belles épopées des
paladins de Charlemagne : quelle forte barrière contre la conquête de
l'islamisme ! quel noble chef d'une croisade ! Léon X l'avait ainsi choisi
pour le défenseur de la chrétienté, élevant la bannière sainte avec la
rosette d'or et l'épée de Godefroy de Bouillon. Beaux titres, magnifiques
espérances pour demander la couronne impériale ! Mais plus ces qualités
étaient éblouissantes, plus elles devaient effrayer le corps germanique. Les
Allemands nourrissaient des préventions contre les Français ; leur vieille
antipathie remontait à la bataille de Bovines. Les mœurs gracieuses,
sémillantes, chevaleresques du roi de France ne convenaient pas aux habitudes
sérieuses et un peu matérielles des barons de Germanie ; fiers et braves
comme lui, ils n'avaient aucune de ces légèretés de la galanterie ; leur
caractère était comme les pièces de leur blason, sombre et austère. Ensuite,
était-il bien politique d'élever à la dignité de chef de l'Empire un roi qui
proclamait sa souveraineté absolue comme François Ier dans son royaume ? Les
privilèges des électeurs ne pouvaient se maintenir que par la faiblesse de
l'empereur. Avec un suzerain trop puissant que deviendraient les vassaux ?
La mort de Maximilien avait été si subite, tellement
inattendue, qu'il fallut pour ainsi dire improviser les moyens pour arriver
au but de la négociation. Henri VIII, trop indolent pour réaliser ses idées
sur l'Empire, renonça presque aussitôt à de vaines prétentions ; il ne resta
plus de concurrents sérieux avec des chances d'élection que le roi François
Ier, ardent pour attacher à son front la couronne impériale, et Charles, roi
de Castille et d'Espagne, plus habile et plus calme ; tous deux au reste avec
des qualités, des défauts opposés : François Ier, peu dissimulé, bruyant,
fantasque, généreux ; Charles d'Espagne, au contraire, habile, calme,
arrivant à son but sans ostentation[2], mais fermement
et à jour fixe. Charles d'Espagne, au reste, déjà désigné dans la pensée de
Maximilien comme roi des Romains, avait eu le temps de faire des amis à sa
cause dans tout le corps germanique ; il négociait sans bruit ; vous
l'eussiez vu de proche, il paraissait calme, indifférent sur toutes les
questions politiques, tandis que, sous main, ses agents actifs, dévoués,
remuaient les passions et les intérêts à son profit. Charles d'Espagne,
entouré d'amis en Allemagne, confia sa candidature au cardinal de Gurck,
d'origine flamande et allemande, et à Henri de Nassau, un des comtes les plus
habiles et les plus populaires de la Germanie. Par ce moyen le roi d'Espagne
s'implantait dans les deux classes qui composaient la diète : le cardinal,
puissant parmi les électeurs ecclésiastiques, pouvait le servir en disposant
de leurs voix ; par le comte de Nassau, Charles d'Espagne se posait comme le
chef du parti militaire, et obtenait les voix dévouées à Maximilien.
Il faut considérer les négociations de François Ier pour
obtenir l'Empire comme une des plus activer manœuvres de la diplomatie à
l'époque de la renaissance du droit public ; elles se divisent en deux
parties bien distinctes : 1° action sur toutes les forces qui peuvent agir
pour dominer le suffrage des électeurs ; 2° négociation particulière avec
tous les États de l'Europe pour les rendre favorables à son élection. A cet
effet le roi dut choisir les hommes les plus capables de son conseil pour
diriger une affaire si difficile, et il désigna, comme chef de sa légation en
Allemagne, le sire de Bonnivet, le principal auteur du traité avec Henri
VIII. Esprit fin dans le corps le plus actif, habile jouteur d'armes,
Bonnivet n'était pas moins ferré sur la parole humaine, il parlait si bien
que c'était plaisir à l'entendre. Le roi lui adjoignit un esprit sage,
réfléchi, le sire d'Albret d'Orval, de la race de Navarre, mais fort disert
dans les lois civiles. Comme les affaires reposaient spécialement sur les
textes de droit, et qu'il fallait invoquer les maximes et les traditions, les
gens d'études paraissaient seuls aptes à discuter les traités, et, pendant
deux siècles, les parlementaires furent à la tête de toutes les négociations.
Bonnivet et Albret d'Orval durent aller directement en Allemagne, le plus
près possible de la diète, afin d'y gagner le suffrage individuel de chaque
électeur. Des envoyés spéciaux, fort capables, furent dépêchés auprès des
comtes, ducs, margraves, évêques et villes[3], et le roi
s'adressa directement à tous ses alliés, afin d'Obtenir aide dans le but de
l'élection ; il espérait l'intervention de Gênes, de Venise et du pape, dans
une action forte, continue, simultanée, pour lutter contre un concurrent de
la grandeur de Charles d'Espagne. Comme les princes allemands étaient pauvres
et fort corruptibles, il destina quatre cent mille écus d'or au soleil pour
les distribuer entre les électeurs favorables à la France. Ces quatre
cent mille écus provenaient d'un emprunt accompli en Flandre, que les
marchands avaient envoyé à Nuremberg, et le sire de Bonnivet devait en
disposer selon les instructions du roi. D'autres négociations simultanées
s'ouvrirent sur tous les points de l'Europe dans le même dessein : à Rome,
d'abord, avec Léon X. Le pape seconderait-il un roi puissant, maître déjà du
Milanais, et fallait-il donner à ce voisin, déjà si redoutable, la couronne
impériale ? Venise entra loyalement dans les desseins de François Ier son
allié si intime ; c'était pour elle un succès d'avenir que d'arracher
l'Empire à la maison d'Autriche, qui avait si souvent menacé les États de la
république en terre ferme !
Tant le roi voulait donner de force et une activité immense
aux négociations, qu'il désigna des envoyés, même pour la Hongrie, afin de
multiplier les obstacles, en opposition à la force, à la puissance de Charles
d'Espagne ; le roi de France désirai t insurger les Bohémiens, les Hongrois,
les Polonais ; le sire de Langeac visitait toutes ces terres, alors en armes
contre les Turcs, promettant l'appui et la force du roi de France pour une
croisade, tandis que le sire de Lamet négociait en Suisse avec ces cantons
d'aventuriers, hommes de pique, de hallebarde ou de pertuisane. La croisade
contre les infidèles était toujours le grand thème des négociations ; il lui
fallait un chef, et quelle tète militaire plus brillante que François Ier
pour la conduire ? Les négociateurs principaux insistaient sur la nécessité de
ces transactions particulières qui assureraient les suffrages à la diète
générale. On peut suivre avec quelque attention les dépêches, les
correspondances secrètes des ambassadeurs ; elles ont survécu au ravage des
temps : toutes désignent les électeurs sur lesquels la France peut compter[4] ; tous recevaient
de l'argent, mais tous ne tenaient pas leur parole, et les ambassadeurs s'en
plaignent hautement : on donnait beaucoup d'écus au soleil pour être mal
servi. D'ailleurs le caractère de Bonnivet, le principal négociateur,
était-il bien en rapport avec la nature d'affaires qu'il avait à traiter ?
Léger de paroles, hardi et imprudent, pouvait-il correspondre avec l'esprit
sérieux et grave de la nation germanique, qui ne prenait feu qu'après les
grandes coupes du via du Rhin ! Si Bonnivet avait parfaitement réussi avec
les Anglais, c'est que le traité de Tournay était plutôt le terme d'une
querelle de chevalerie que d'une négociation de suffrages, ainsi que les
choses allaient se passer à la diète.
C'était dans la ville impériale de Francfort que les
électeurs se réunissaient en grande solennité ; Francfort, avec ses vieilles
murailles, la cité où Charlemagne avait été salué empereur, était devenue le
siège naturel pour l'élection de ses successeurs, souvenir des coutumes
germaniques, du Champ de Mars ou de Mai dont parle Tacite ; on vit défiler
dans les rues étroites, à la face de ses maisons noircies, tous les
électeurs, les députés des cités au son des cloches des églises, les vieilles
salles de l'hôtel de ville, qu'on disait être bâti sur les ruines du palais
carlovingien, furent bientôt envahies par les sires, les comtes, les évêques,
et après invocation au Saint-Esprit, à l'imitation des conclaves, les
électeurs procédèrent à la discussion des candidats. Nul ambassadeur ne fut
admis à la séance ; la ville de Francfort leur ferma même ses portes ; les
envoyés de Charles d'Espagne, le cardinal de Gurck, le comte de Nassau,
habitèrent le palais de Mayence ; les députés de François Ier, choisirent
Coblentz, car l'électeur de Trêves leur était dévoué ; seulement le sire de
Bonnivet, fort curieux de son naturel, se déguisait le soir pour pénétrer
dans la cité à travers les gardes, et reconnaître par lui-même le progrès de
l'élection.
Le sire de Bonnivet se trompait sur le caractère du corps
germanique ; les démonstrations si bruyantes et trop actives étaient plus
capables de nuire à la cause de François Ier que de la servir, et lorsque
l'archevêque de Mayence ouvrit la diète, on put reconnaître dans ses paroles une
tendance publique, avouée pour Charles d'Espagne. Les qualités belliqueuses
de François Ier son esprit hardi, conquérant, lui parurent autant de causes
menaçantes pour la liberté germanique ; la prudence et le tempérament si
calme, si réfléchi du roi d'Espagne lui semblèrent présenter plus de garantie
aux électeurs ; l'archevêque de Trêves répondit pour le roi de France en
s'appuyant sur ces qualités belliqueuses qui, dans les circonstances
terribles d'une guerre avec les Turcs, devaient sauver l'Empire : François Ier était le meilleur des hommes d'armes, le plus
puissant des chevaliers ; et ce n'était pas trop lorsqu'il fallait résister à
toutes les forces de l'empire ottoman. En général, dans les élections
on se détermine mieux par les motifs qu'on ne dit pas que par ceux qu'on
exprime, et les intrigues sont plus puissantes que les raisons politiques.
Or, le roi de France avait contre lui le soldat, l'aventurier le plus
terrible de l'Allemagne, François de Sickinghen, l'expression de la vieille
Germanie, bras puissant comme la fatalité. Le roi l'avait blessé profondément
en lui enlevant un subside de mille écus au soleil destiné à sa compagnie
d'hommes d'armes, et Sickinghen ne l'oublia pas. Il remplissait alors
l'Allemagne de ses exploits ; juge suprême et pour ainsi dire exécuteur
invisible du tribunal secret, il vengeait les injustices, réparait les torts,
et on le voyait partout, lui et sa vaillante troupe : au pied d'un château,
pour punir le seigneur déloyal, ou pour incendier la cité des marchands usuriers
et oppresseurs du pauvre peuple ; l'influence de Sickinghen était donc
immense, et je le répète, Albert Durer avait reproduit son image comme celle
de la volonté juste et terrible qui marche devant elle, foulant aux pieds les
rangs, les dignités dans son égalité fatale. Or, Sickinghen s'était prononcé
contre François Ier
Cependant des promesses avaient été faites par les
électeurs au roi de Franco, et des engagements pris en échanges des subsides
d'argent[5]. L'amiral
Bonnivet n'avait-il pas distribué quatre cent mille écus que les marchands de
Flandre lui avaient fait tenir à Nuremberg ? C'eût donc été un lâche abandon
que de délaisser tout à coup la cause de François Ier ; il fallait agir avec
plus de convenance. Si Ton préférait un candidat au roi, il devait être pris
d'abord dans la confédération germanique elle-même ; on faisait donc valoir
l'importance pour l'Allemagne d'avoir un empereur national, choisi parmi les
électeurs : alors, plus de rivalité, plus de
caractère d'oppression ; et n'y avait-il pas dans cette grande famille, des
cœurs, des bras assez hautains, assez fermes pour conduire les affaires de
l'Empire ? La diète désigna unanimement l'électeur de Saxe, véritable choix
de transaction, pour ne pas décider entre François Ier et Charles d'Espagne.
L'enseignement de la réforme venait de jeter un grand trouble dans l'unité
germanique ; les semences de la nouvelle foi s'étaient particulièrement
répandues dans la Saxe
; Luther y trouvait protection, et peut-être en élevant ce prince sage et modéré,
voulait-on adopter le parti d'Érasme qui espérait tout finir par une
transaction allemande. L'électeur de Saxe[6], élevé à
l'Empire, prêt à recevoir la couronne d'or et la boule impériales, repoussa
de sa main ces nobles et grands insignes ; appelé à motiver son refus,
Frédéric n'hésita pas à parler du grand âge qui déjà glaçait ses membres : Qu'est-ce que l'Empire ? une épée ; or, pourquoi la
déposer dans des mains faibles et débiles ? Charles d'Espagne, noble jeune
homme, s'enorgueillit de son origine allemande ; son aïeul est Maximilien, le
dernier empereur. François Ier, roi d'une monarchie absolue, Q'apportera-t-il
pas les formes et la volonté despotiques au sein de l'Allemagne, contre les
privilèges des électeurs, et Charles d'Espagne prend l'engagement formel de
les défendre. Cette désignation d'un empereur par Frédéric était
décisive ; élu lui-même, il indiquait du doigt celui qu'il croyait le plus
digne et le plus haut pour le remplacer ; il repoussait François Ier qui
savait à peine quelques mots d'allemand, tandis que Charles, élevé en
Flandre, pouvait haranguer toute une assemblée de princes et d'électeurs dans
la langue nationale. La diète se décida, sauf deux voix trop engagées, à
repousser François Ier.
L'amiral Bonnivet, déçu dans les espérances illimitées de
sa négociation, indiqua dans ses dépêches la mauvaise tournure des événements
; et le roi dut immédiatement délibérer sur le parti qu'il avait à prendre ;
l'archevêque de Trêves et l'Électeur Palatin, seuls restés fidèles à la cause
de François Ier, n'avaient pas de force suffisante pour appuyer un mouvement
militaire contre l'élection de Charles d'Espagne. La portion ardente,
chevaleresque de la cour de François Ier lui proposa un projet digne de son
courage et de sa hardiesse. Tandis que les électeurs étaient réunis à
Francfort, on pouvait prendre à la solde de la France les vaillantes
troupes de la Souabe
et des sept montagnes, et avec leur aide et celle de la chevalerie française,
on se porterait sur la ville et, en assiégeant ainsi les électeurs, les
forcer à élire François Ier. Dans l'esprit de cette chevalerie c'était un
outrage à la couronne que de refuser le roi de France pour empereur, et ce
grand scandale devait trouver vengeance ; François Ier, plus calme, hésita
devant un coup si imprudent, environné de mille périls, qui aurait substitué
une dictature par la force aux libres suffrages : le pape aurait-il ratifié
un choix si étrangement accompli, et Henri VIII n'aurait-il pas commencé la
guerre ? On y renonça comme à un propos hâbleur de chevalerie. La diète donc
continua ses délibérations, et, le 28 juin 1519, le roi d'Espagne fut
proclamé empereur, sous le nom de Charles V.
Il faut reconnaître que dans tout le cours de cette
négociation active, l'habileté ne fut pas du côté de François Ier ; l'amiral
Bonnivet s'agita beaucoup et d'une façon fort stérile ; en diplomatie, ce
n'est pas d'incessamment remuer qui assure un succès, mais d'agir avec
intelligence, de manière à se poser bien et hautement. C'est ce qui fit la
supériorité de Charles d'Espagne. A le voir ou aurait dit qu'il s'inquiétait
fort peu de l'élection impériale, mais des agents habiles traitaient
secrètement avec tous : ici des onces d'or d'Amérique étaient mystérieusement
envoyées ; là des promesses, des engagements de liberté ; d'indépendance ; la France avait méprisé
Robert de La Marck
et Sickinghen ; Charles, le roi d'Espagne, les prit à sa solde sans hésiter,
et ils devinrent à la diète ses plus chauds, ses plus fidèles partisans. On
avait également refusé sous les tentes françaises, le service des reîtres et
des lansquenets des sept montagnes du Rhin, Charles les accepta sans hésiter,
et il plaça dès lors le siège de toutes ses démarches à Mayence, dont
l'archevêque lui était entièrement dévoué ; le comte de Nassau, son envoyé à
la diète, n'eut pas besoin de se déguiser comme l'amiral Bonnivet pour en
savoir les secrets ; on lui en rendait compte heure par heure ; et si Charles
d'Espagne paraissait étranger à l'élection, François Ier, toujours
chevaleresque, faisait de la publicité un champ clos ; il comparait l'Empire
à une maîtresse bien-aimée que lui et le roi d'Espagne devaient se disputer
loyalement ; c'était à elle d'indiquer sa préférence. Mais il avait devant
lui un amant magnifique qui usait de subterfuges et de corruptions avec la
coquette, il se montrait indifférent au milieu de ses désirs, il l'attirait à
lui dans un piège d'or. La chevalerie de François Ier venait d'une âme
généreuse et noble ; l'habileté de Charles d'Espagne provenait de la
réflexion et de l'expérience, chose bien rare à vingt ans ; François Ier,
vif, emporté, disait tout dans ses joies, dans ses colères ; Charles
d'Espagne cachait ses pensées dans son cœur ; et ces sortes de caractère ont
une indicible supériorité sur les emportements de la franchise et de la
loyauté.
La puissance impériale dont Charles-Quint allait être
revêtu ne lai créait pas une dictature absolue en Allemagne. C'était sans
doute une force que le sceptre d'or, mais l'empereur n'était rien sans la
diète, et pour obtenir ses suffrages il fallait d'incessantes négociations.
Le caractère de Charles-Quint était admirablement approprié à cette nécessité
impérative. L'Empire avait devant lui deux grands devoirs : comprimer ou
organiser la réforme, lever de puissantes armées pour résister aux Turcs. La
première de ces nécessités était parfaitement entendue par Charles-Quint ;
son esprit modéré, conciliant, n'aimait pas les mesures implacables contre
les opinions. Ami d'Érasme, protecteur delà science, il ne serait que
difficilement entraîné aux idées violentes contre les réformateurs ; il
espérait pacifier ainsi les troubles de l'Allemagne sans renoncer à l'unité
pontificale. Et quant à la guerre contre les Turcs, nul peut-être n'avait, à
un si haut degré, la force et la puissance matérielles. Charles-Quint, roi de
Castille et d'Aragon y possédait encore la Flandre, la Franche-Comté, la
couronne ducale d'Autriche, la royauté de Naples ; le nouveau monde lui
envoyait ses trésors ; ses soldats étaient fermes et durs sur un champ de bataille
; il avait à sa solde les meilleurs lansquenets et reîtres. Splendide choix
que faisait l'Allemagne ! il y avait même cela d'admirable que son élection
ne blessait en rien la liberté germanique ; plus les possessions de
Charles-Quint étaient vastes, étendues, dispersées, plus son pouvoir était
difficile à manier ; il ne serait que rarement en Allemagne. Obligé de
comprimer les séditions populaires, la liberté des communes de Flandre et
d'Aragon, il n'aurait ni la volonté ni le loisir d'opprimer l'Empire. Ce
qu'il fallait aux électeurs, c'était un prince assez fort pour les défendre
et assez faible, pour n'attenter jamais aux formes et aux privilèges de
l'électorat. A cette double pensée répondait le choix de Charles-Quint.
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