Les trois grands écrivains de la première époque. — Le Dante. —
Pétrarque. — Boccace. — Caractère de leurs écrits. — Ils appartiennent au
moyen âge. — Source de leurs œuvres. — Ce qu'on appelle la Renaissance. —
Philosophie grecque. — Platon. — Écoles. — Universités. — Dispute. —
Reproduction des auteurs anciens. — Histoire. — Jurisprudence, — Philosophie.
— Langues. — Grec. — Latin. — Les grands fabliaux. — La lignée poétique de
Orlandi. — Influence des chroniques et des légendes.
XIVe-XVIe SIÈCLE.
C'est à ce passage pourtant si rapide de François Ier en
Italie, à cette conquête accomplie pour ainsi dire au pas de course, que l'on
rattache l'époque désignée habituellement par le nom de Renaissance. Jamais
expression ne fut plus généralisée ; il semble qu'avant cette lumière, qui
brille avec éclat, les arts, les sciences, la littérature, tout fut inconnu à
la génération : alors, seulement débarrassée de ses
langes, elle secoue le linceul du moyen âge ; elle s'élance vers les
destinées intimes ; tandis que la réforme de Luther émancipe le genre humain
; la raison et la philosophie apparaissent ; le peuple sort de son ignorance
et de ses préjugés.
Ainsi ont été écrites mille pages d'histoire, répétées à
satiété dans ce réquisitoire contre les vieux temps. Une appréciation plus
approfondie peut convaincre les esprits les plus sceptiques que rien n'est
plus faux que ce jugement. Loin de là, le moyen âge a réagi sur les plus
nobles œuvres de l'Italie, la belle époque de sa littérature en est toute empreinte.
La renaissance n'a été qu'une imitation grecque et latine, un plagiat de
philosophes, la scolastique en action, le redoublement de l'esprit
universitaire ; la renaissance est à la littérature colorée du moyen âge ce
que la réforme de Luther est au catholicisme, un progrès dans l'esprit
disputeur contre les légendes si ardentes et si belles pour la foi et
l'imagination pieuse.
Le jugement unanime des hommes d'intelligence et de goût
place aux mains de Dante, de Pétrarque et de Boccace, la grande palme de la
poésie et de la littérature italiennes ; on peut ajouter, pour la pureté de
la langue, sainte Catherine de Sienne[1] ; et cette noble
pléiade appartient essentiellement par la pensée et la couleur au moyen âge.
Si rien n'est supérieur à l'œuvre du Dante[2], ne doit-on pas
reconnaître que ridée de sa trilogie, que cet enfer du désespoir où les
damnés se tordent les membres, que ce purgatoire d'épreuves et d'espérances,
et que ce paradis de joie et de plaisir ineffables, appartiennent
essentiellement aux idées, aux peintures, aux expressions du moyen âge ?
Lisez le livre de pierre aux frontispices de chaque cathédrale, ces légendes
incrustées aux vitraux sur le jugement dernier ; parcourez les manuscrits où
se pressent les miniatures coloriées ; et quand vous serez ainsi pénétré de
l'esprit du moyen âge, relisez Dante ; il vous apparaîtra alors comme
l'expression vive, puissante de ces images catholiques. Pétrarque[3], c'est le sonnet
chevaleresque, le poète tantôt théologien, tantôt amoureux, qui a lu le
Castel d'amour, les romans de chevalerie, comme Alain Chartier. Au milieu
de cette cité d'Avignon, aux murailles crénelées, les yeux fixés sur le Rhône
; qui roule ses vastes eaux, ardent comme le soleil de Provence, Pétrarque
chante sa Laure, comme les trouvères et les troubadours ; c'est encore un
enfant du moyen âge y un poète qui s'est empreint des Romanceros des XIIe et
XIIIe siècles.
Boccace[4], aux contes et
nouvelles, le fertile auteur du Décameron, qui narre ses licencieuses
histoires au milieu de ces dix nobles Florentines, la tête ceinte du laurier
des Muses ; Boccace ne doit-il pas les plus spirituels de ses récits aux
fabliaux des conteurs de Normandie, de Flandre et de Provence ? Le chant est
doux, le poète est en verve ; mais n'oubliez pas que la source de toute cette
poésie, c'est le moyen âge ; trouvères et troubadours, venez reconnaître vos
lais, vos fabliaux ; car vous eûtes également vos enfers, vos paradis, vos purgatoires,
vos contes récités aux castels et dans les cours d'amour !
Il nous paraît donc que les trois grands poètes, les
sources de l'orgueil et de la gloire de l'Italie, Dante, Pétrarque et
Boccace, appartiennent essentiellement au moyen âge. En quoi consiste donc
cette renaissance que François V alla chercher dans ses conquêtes, et qu'il
rapporta comme un triomphe en France ? Les XIIe et XIIIe siècles avaient été
marqués de deux sortes d'esprit bien distinctes : l'imagination toute
nationale qui parcourait la vaste échelle de l'école toute chevaleresque et
des émotions de castel ; puis l'esprit scolastique et disputeur qui s'élève
dans les thèses entre Aristote et Platon ; sorte d'imitation des anciens. Et
c'est ce goût des choses de l'antiquité que la renaissance développe avec une
énergie, salutaire sous un point, mais bien nuisible sous beaucoup d'autres.
Chaque nationalité a son esprit, et certes le moyen âge se révélait dans ses
productions ; la renaissance fit pour la littérature nationale le même mal
que les romans de Cervantès opérèrent sur les mœurs chevaleresques ; le bon sens
de Sancho est un rationalisme grossier qui tue et brise l'imagination ; don
Quichotte, c'est le dernier reflet de ce noble esprit des légendes, saintes,
colorées. Et tout ce qui est beau et simple dans l'exaltation ne tient-il pas
un peu de la folie ? Vraiment, s'en railler c'est un crime.
Les auteurs anciens n'étaient pas tout à fait inconnus aux
temps d'études monastiques ; on voyait dans la bibliothèque des oratoires,
Cicéron, Virgile, Horace, Ovide, attachés par des chaînons fermés aux
épaisses murailles ; les manuscrits étaient précieux, et la rareté des copies
leur donnait une richesse plus grande[5]. Cette ardeur
pour les anciens remontait jusqu'à l'époque de Charlemagne, et l'on voit les
savants qui entouraient le siège de fer et d'or de l'empereur, changer leurs
noms pour ceux d'Homère et de Virgile, en souvenir et en honneur de la Grèce et de Rome. Mais si
les études pouvaient occuper le loisir de quelques érudits dans les
monastères, elles n'avaient rien d'absorbant et d'exclusif ; elles laissaient
aux œuvres de l'esprit national tout leur développement. Ainsi, fabliaux, poèmes
et grands romans des XIIe et XIIIe siècles n'ont aucun rapport avec les
formes et l'esprit des anciens, pas plus que dans les monuments
architecturaux des cathédrales on ne retrouve les lignes régulières des
temples romains. Ce qui caractérise la renaissance, c'est précisément
l'anéantissement presque absolu de ce type national ; on oublie l'instinct,
les créations de peuple, et cela pour l'imitation plastique des anciens.
Cette révolution d'abord s'opère en Italie, vivement
impressionnée par la chute de l'empire de Constantinople ; l'Italie devient
comme un lieu de transition et de passage, un bazar immense où l'antiquité
déborde. Les Italiens furent pour la langue grecque ce que les Arabes furent
pour la science médicale et la philosophie, des érudits et des traducteurs.
Ce point fixé, il sera curieux et très-essentiel de voir quel était l'état
des lettres, de la philosophie et de la science universitaire en Italie,
quand François Ier parut au delà des Alpes.
La chute de l'empire grec était un événement bien récent
encore, et à peine Constantinople venait-il d'abaisser la croix de ses
basiliques, que les Turcs campèrent en Europe. Un si vaste événement ne
s'était pas accompli tout d'un coup, il venait de loin, et s'était développé
comme une terrible décadence, l'empire de Constantinople croulait pièce à
pièce, et ses enfants dispersés cherchèrent un refuge, surtout en Italie.
Dans ses Jours les plus mauvais, l'empire grec n'avait jamais manqu6 de
rhéteurs, de grammairiens et de philosophes (les
nations affaiblies en fourmillent). Ces hommes d'études et de travail
vinrent se réfugier à Rome, à Venise, à Florence ; le besoin de vivre, les
nobles protections qu'ils trouvaient partout, les maintinrent dans cette voie
d'étude et d'enseignement. Venise même les employa pour les intérêts de la
république ; sans cesse en rapport avec l'Orient, elle se servit du grec dans
les négociations, ses traités de politique et de commerce, quelques savants
ainsi ornèrent l'Académie de Saint-Marc, comme le porphyre et les chevaux de
Phidias décorèrent le fronton de son admirable basilique. Il était dans la
destinée de Venise de s'enrichir incessamment des dépouilles de la Grèce, de ses marbres
couleur d'émeraude, de saphir, de topaze, de ses dômes et de ses palais
orientaux, se reflétant dans les lagunes, comme les minarets de Constantinople
dans le Bosphore. A Florence, les Médicis prirent les savants grecs sous
cette protection si noble, qui s'attachait à toutes les grandeurs de l'intelligence
; la langue grecque devint commune ; on l'enseigna dans les universités, on
put lire couramment les magnifiques chants d'Homère, les chefs-d'œuvre de
philosophie et d'histoire : à Rome les pontifes ordonnèrent que la langue
grecque et les sciences antiques entreraient dans l'enseignement des clercs.
De là naquit cette ardente passion pour les textes, les ponctuations, les commentaires
et les scoliastes.
Les universités jetaient sur l'Italie un vif éclat : sans
doute le système universitaire était déjà célèbre en France ; les vieilles
chroniques nous disent assez la renommée des écoles de Paris : Dante,
Pétrarque étaient venus étudier sous les maîtres ; et ils en gardaient
mémoire alors même que le ciel gris y le peu de commodité des maisons,
jetaient dans les âmes une mélancolie invincible. Eux, enfants de l'Italie,
accoutumés au ciel du midi, à la mer qui caresse les rochers, à l'Arno qui
passe à travers ces espaliers de vigne, et aux magnifiques campagnes de
Milan, ne pouvaient que difficilement s'accoutumer aux jardinets stériles de
la montagne Sainte-Geneviève avec le puits et quelques fleurs sans parfum. Et
cependant la science de l'Université était si grande qu'ils accouraient tous
vers la montagne, lieu vénéré des pèlerins et des étudiants italiens,
castillans, navarrais, avant le Pré-aux-Clercs. En Italie, les universités
jetaient au XVe siècle un splendide éclat : Bologne, sous la protection des
papes, venait d'ajouter à son vaste enseignement des chaires d'éloquence
grecque et latine, sous l'impulsion d'un savant d'origine grecque lui-même,
le cardinal Bessarion[6]. Padoue, la ville
scientifique des États vénitiens, plus antique dans la science que Bologne,
ne fut jamais complètement littéraire ; la médecine et la théologie furent
les sciences particulièrement enseignées. Venise se réserva pour elle-même
l'intelligence, la direction des lettres, des arts et de la philosophie ;
Florence, si orgueilleuse, maîtresse de Pise, voulut anéantir son université
; la ville silencieuse, toute remplie de ses richesses d'art, de son dôme, de
sa tour penchée, fière de son Campo-Santo, des peintures du Giotto, vit ses
étudiants dispersés, et la noble ardeur des Médicis put seule recueillir ces
débris ; l'université de Pise, par leur concours y devint la reine de la
science, comme Florence fut celle de l'art. A Milan, à Ferrare, les études se
jetèrent avec avidité sur la littérature grecque ; les Sforza et les princes
de la maison d'Este rivalisèrent dans cette noble et vaste arène ;
aujourd'hui Pavie respire encore la vieille science et les étudiants peuvent
se promener sous les vastes couloirs où se voient les épitaphes sur la tombe
des plus célèbres docteurs.
Dans ces universités, indépendamment de la philologie
grecque, on étudia les diverses formes de la science. Comme dans le moyen âge
la théologie eut encore la primauté : partout où il existe une croyance
forte, puissante, une religion révélée, la première étude c'est la science de
Dieu. On venait de réunir les conciles de Bâle, de Constance. Le catholicisme
avait besoin de lutter contre l'esprit de réforme ; ceux qui se distinguaient
par une grande intelligence, par de fortes études étaient élevés au
cardinalat, et parmi les cardinaux était choisi le pape. Telle était l'ardeur
des sciences et des arts que la papauté s'était personnifiée dans Léon X, un
Médicis, protecteur de toutes les études, de tous les progrès. De là cette
puissante ardeur des esprits pont la théologie. On écrivait des sommaires ou
résumés des questions de morale et de dogmes ; on commentait la Bible, les saintes
Écritures. Qui de nous n'a été fortement remué par la lecture des livres
saints, de ces psaumes de David, expression de la plus haute philosophie,
sorte de cri de désespoir de l'âme désabusée ? La philosophie. Si longtemps
inhérente à la théologie, cessait de se résumer dans la dialectique par la
seule action des lettres grecques. Venise était glorieuse de ses trois frères
Paul[7], les plus ardents
et les plus zélés des dialecticiens ; ses universités retentissantes de
disputes sur les qualités de l'âme, d'après Aristote, passaient pour les
premières du monde, elles subirent néanmoins de profonds changements de
méthode par l'étude approfondie du grec. Aristote céda la puissance morale à
Platon ; on contempla le Ilien moral en dehors des subtilités de l'école,
travail qui se fit, au reste, très-lentement.
Ce fut le vieux Gemistus Plethon, un des réfugiés de
Constantinople, qui développa dans Cosme de Médicis le goût si vif, si
prononcée pour la philosophie platonicienne. On traitait alors la plus grande
question du monde catholique, la réunion des deux Églises grecque et latine,
et Gemistus Plethon se jeta dans la lice avec ardeur[8] ; sa dissertation
souleva la vieille querelle entre la philosophie d'Aristote et de Platon.
Deux savants grecs, le cardinal Bessarion et Georges de Trébizonde,
répondirent à la thèse de Gemistus Plethon, l'ardent défenseur de l'Église de
Constantinople. Pour apprécier la tendance de cette époque vers les études
grecques, il est bon de voir quels honneurs, quelle riche destinée étaient
réservés aux savants qui, du Bosphore ou même de l'Asie Mineure, venaient s'établir
en Italie. Le savant helléniste, que le pape Eugène IV grandit jusqu'à la
pourpre romaine, sous le nom de Bessarion, était né à Trébizonde, et depuis
son enfance adonné à toutes les études de philosophie. Quand l'Empire fut
envahi par les Turcs, il se réfugia en Italie, et sa science de l’antiquité
fut si vaste que le pape n'hésita pas le rattacher à l'Église par le
cardinalat. Bessarion, belle et active intelligence, légat du pape à Bologne,
y donna une noble impulsion à l'université, en appelant auprès de lui tous
les réfugiés de Byzance et de l'Asie Mineure. On parla désormais la langue
grecque à Bologne, comme l'italien même. Cette riche bibliothèque de
Saint-Marc, à Venise, si merveilleuse en MSS. grecs, fut l'œuvre du cardinal
Bessarion. Ardent admirateur de Platon et de ses plus nobles pensées, Georges
de Trébizonde[9]
n'appartenait point à cette patrie des temps chevaleresques. Né dans l'île de
Crète, il fut appelé par le pape Nicolas V à la chaire d'éloquence de
l'université de Vicence ; esprit systématique, il prit le parti d'Aristote,
et pour ainsi dire du sensualisme, contre la philosophie de Platon ; il
dénonça le disciple de Socrate, admirablement défendu par le cardinal
Bessarion. Théodore Gaza[10], fut aussi un
aristotélien, adversaire implacable de Platon. Ses livres furent enseignés à Florence
sous la protection des Médicis, Ces discussions philosophiques se
renfermaient généralement parmi les réfugiés grecs sous la libre et noble
hospitalité de l'Italie ; mais la popularité et le retentissement qu'elles
trouvaient dans les écoles avaient pour résultat de généraliser la langue
grecque et les études philosophiques : dès lors les traductions de Platon se
multiplient ; Marsile Ficin[11] en devient le
plus savant interprète, et Laurent le Magnifique le comble de biens à
Florence. Alors apparaît aussi ce phénomène de savoir, Pic de la Mirandole[12], déjà prodige de
science à cette époque de la vie où d'autres commencent à peine leurs études.
Fils de Jean-François, seigneur de la Mirandole, il put espérer autour de lui les
grandeurs de la fortune, et préféra le simple titre de clerc et étudiant de
droit canon à l'Université de Bologne. Sa vaste imagination embrassa tout
d'un grand vol ; ses premières études le jetèrent dans la cabale, science de
nombres et de signes mystérieux, qui saisit, abîme et préoccupe les âmes
ardentes. A vingt-trois ans, Pic de la Mirandole rayonne dans sou immensité. A Rome,
le siège de la science, à la face du pape Innocent VIII, il pose neuf cents
propositions de philosophie, de morale, de politique et d'histoire, offrant de
les soutenir contre tous ses adversaires, et en disant ces paroles sa belle
physionomie s'animait du plus noble feu. L'étude de la vieille Grèce, de la
philosophie et des langues lui fit tout abandonner, et les plaisirs d'amour
et la poésie italienne, qu'enfant il avait cultivés ; il vint vivre à
Florence avec Marsile Ficin et Ange Politien[13], sous la
protection brillante de Laurent de Médicis, Il y mourut dans les bras de ses
amis, à peine âgé de trente-deux ans. Dieu n'a jamais permis l'infini à
l'homme, il a posé des limites à fout, et quand il va trop loin il lui brise
l'esprit ou le corps.
La préoccupation de ce temps, désigné sous le nom de la Renaissance, c'est
l'indicible ardeur des scoliastes et des commentateurs : le siècle plein de
modestie ne produit plus rien de lui-même ; ou imite et on explique. Éblouie
par les magnificences du monde ancien, la génération nouvelle craint de
produire elle-même, pour ne pas montrer son infériorité ; traduire et commenter,
voilà le rôle qu'elle s'impose : ici on fait passer dans la langue latine ou
italienne les œuvres de Platon, d'Aristote, d'Homère et de Virgile, et les
savants d'université en commentent, en expliquent chaque mot. Les premières œuvres
de l'imprimerie, ces magnifiques in-folio, sortis des presses des Aldes, sont
tous consacrés à reproduire le texte et la traduction des anciens ; les
caractères grecs, parfaitement fondus et gravés, conservent encore quelques
formes de MSS.[14] ;
les abréviations nombreuses entrelacent les caractères qui gardent
l'empreinte de l'écriture si parfaite du moyen âge. Les Aldes[15] sont eux-mêmes
des savants, et le serpent qui se roule dur l'azur de leur blason indique la
patience et les longues études ; tout s'impressionne également en ces temps
d'imitation et d'études ; le même mouvement qui se produit pour la science et
les lettres se manifeste dans les arts c'est un sentiment plastique poussé
aux dernières limites. Les modèles antiques sont devant les yeux de tous ; on
s'enthousiasme pour la régularité grecque, pour les études académiques, pour
les formes musculaires, que Michel-Ange cisèle jusque dans leurs plus petits
détails ; on calque donc pour la poésie, pour la science et pour les arts.
Cet esprit d'érudition et de recherche s'étend à tout, et
l'archéologie devient une science neuve pour cette génération, qui
jusqu'alors avait cru sans examen. L'honneur en revient à un savant, Flavius
Blondus[16],
qui le premier fit connaître les antiquités de Rome, les débris du Forum, des
temples, les portiques de pierre ou de bronze dans sa Rome renouvelée[17] ; plein
d'enthousiasme pour le patriciat et les institutions de ces temps, il montre
dans Rome triomphante[18] les lois, la
religion, les coutumes des ancêtres ; et lorsqu'il touche à l'Italie, il
compare les vieux temps avec le siècle qu'il a sous les yeux. L'Italie, selon
l'érudit, a conservé ses divisions en quatorze provinces, et quatorze peuples
se voient encore comme un vestige de l'antique morcellement. Rome ! Rome ! tu
préoccupes cette génération, et ta grandeur ressemble à la magnificence de
tes édifices ! L'œuvre de Bernardo Rucellaï[19], de Urbe Roma,
est aussi une description de Rome, et lorsque la gravure vint reproduire les
traits fortement accentués de la manière de Michel-Ange, elle s'occupa.
d'abord de ces monuments de la ville éternelle. A côté des archéologues, les
historiens, et en face de la grandeur des consuls et des empereurs, l'immense
autorité des pontifes. L'Italie se glorifia de Platina[20], le chroniqueur
des papes ; de Matteo Palmieri[21], le
chronologiste ; et au-dessus d'eux tous, d'Æneas Sylvius, qui devint pape
sous le nom célèbre de Pie II[22]. Dans un château
voisin de Sienne, la ville de sainte Catherine, un jeune homme était né plein
de science et d'avenir ; le cardinal Capranica le distingua bientôt et
l'emmena comme secrétaire au concile de Bâle. C'était alors un magnifique
spectacle que celui de ces assemblées d'église où se discutaient les plus
hautes questions de philosophie, de chronologie et d'histoire ; Æneas Sylvius
y prit Je goût des grandes affaires ; attaché dès lors à l'empereur Frédéric
III, il fut chargé de diverses ambassades et visita l'Ecosse, la Hongrie, l'Allemagne, la France. Ce fut en
parcourant les librairies des monastères qu'il conçut et réalisa l'idée d'une
vaste chronique de Bohême et de ses commentaires sur les affaires d'Italie.
Il s'y révéla une rare intelligence des questions positives. Dans les écrits
d'histoire ou de politique, l'empreinte de l'homme qui a manié le pouvoir se
distingue toujours ; le talent ne remplace jamais la pratique des affaires ;
Æneas Sylvius prépare déjà le genre de Machiavel.
L'histoire, telle que l'époque de la renaissance la
comprend et la développe, n'a plus aucun rapport avec la chronique simple et
naïve du moyen âge. On abandonne les traditions nationales, cette douce et
limpide manière de raconter les faits sans pompe, pomme on les a entendus et
compris ; la chronique, la légende sont délaissées pour des imitations de
Tite-Live, de Tacite ou d'Hérodote. L'école italienne subit tout entière
cette influence, et chaque ville a son historien et son archéologue. On
dédaigna désormais la chronique monastique pour se jeter dans l'imitation des
Grecs et des Romains.
Cette même influence réagit sur la jurisprudence après la
découverte de Pandectes, qui ont plongé l'Italie dans une sorte de
ravissement ; on méprise les statuts municipaux, les lois particulières des
cités pour l'étude de la loi romaine ; on fonde des chaires pour l'expliquer
dans son texte et en pénétrer le sens. Ici apparaît Bartholinus[23], le
jurisconsulte, Romain par excellence, le docte explicateur des textes ; né la
même année que Boccace, il fut attaché à l'université de Pise. Esprit subtil,
de haute portée, pénétrant les sources du droit et de la politique, il
définit avec exactitude le sens de la fatale guerre des Guelphes et des
Gibelins ; puis il traite tour à tour de la république et de la tyrannie ;
ses investigations furent surtout consacrées à la précision des formules qui
appelaient une étude particulière du droit civil. Baldinus[24], l'élève de Bartholinus,
professa dans l'université de Pérouse, avec un mérite transcendant,
l'explication des codes, jusqu'à ce qu'Alexandre d'Imola, le grand feudiste
de la renaissance y remplît la chaire ; alors s'élevèrent comme dans une
lutte deux jurisprudences : la loi romaine et la coutume ; l'une provenant de
la source antique et naturelle, l'autre formée par la conquête et se
développant par la loi militaire, si puissante au moyen âge.
Pour bien juger l'esprit de la renaissance qui se
déployait aux yeux de François Ier en Italie, il faut parfaitement distinguer
les genres ; Dante, Pétrarque et Boccace appartiennent essentiellement au
moyen âge ; l'un, c'est la théologie catholique, le second l'esprit galant et
chevaleresque ; Boccace est le copiste des fabliaux. La renaissance scientifique
n'embrasse que les connaissances de la langue grecque, les études de
grammaire, de philosophie : on dévore les textes de Platon, d'Aristote ; on
veut à tout prix en pénétrer l'esprit de la génération, jusque-là préoccupée
de ses légendes, de ses chroniques, de ses lois de chevalerie. La renaissance
en Italie, c'est le développement des universités, de la dispute
philosophique, des commentaires, une sorte d'abdication de tout esprit
spontané, une obéissance au passé, la religion d'Homère, de Virgile, de
Tite-Live et de Tacite. Mais les poètes et les esprits d'imagination vive,
ardente, ne veulent point ainsi renoncer aux douces rêveries, et le moyen âge
en était plein : voyez comme toute cette famille chevaleresque qui précède
l'Arioste et le Tasse se complaît dans les temps de prouesses et de grandes
aventures ! elle veut en maintenir la croyance. Giusto dé Conti est
l'imitateur de Pétrarque ; ses sonnets célèbrent la belle main de sa dame[25], elle seule
attache ensemble à son cœur la mort et la vie ; Burchiello[26] a pris pour
modèle les fabliaux du moyen âge avec leurs pensées étranges, leurs allures
vives, saccadées. Laurent de Médicis est aussi poète ; lui, le protecteur de
l'antique littérature, ne dédaigne pas d'imiter les pauvres fabliers et
jongleurs : n'est-ce pas une imitation chevaleresque que ce sonnet de Médicis
qui compare le feu des yeux de sa dame pénétrant dans les ténèbres de son
cœur, à un rayon de soleil qui entre par une fissure dans l'obscure maison
des abeilles ? il est, lui, comme l'essaim réveillé, volant ça et là sur le
calice des fleurs, jusqu'à ce qu'il ait trouvé sa bien-aimée. Laurent aime
les canzone, les triolets, tout ce que
les vieux trouvères et les troubadours essayaient avec tant d'ardeur. Voici
la chasse au faucon : entendez-vous l'aboiement des chiens, le cri des
éperviers ? c'est le départ pour la grande levée du gibier ; les faucons
déploient leurs ailes ; va, noble oiseau, rappelle-nous encore ce temps
féodal, et les beaux jours perdus de la chevalerie[27]. Ange Politien,
poète érudit, veut imiter Virgile, et renonce même quelquefois à la belle
langue latine pour la vulgaire. Il n'en est pas ainsi des Pulci[28] qui commencent
la riche série des poèmes chevaleresques, close par l'Orlando Furioso
de l'Arioste ; le poème du Morgante Maggiore, également puisé dans la
série des romans de Charlemagne et de Roland, appartient au moyen âge encore
tout entier sous la plume chaude du poète. Après Pulci vient le Bojardo[29], comte de Scandiano,
gentilhomme lombard aux habitudes frivoles ; il chante Roland amoureux,
Roland le héros de toutes les chansons de gestes depuis Turpin.
C'est au milieu de cette Italie toute préoccupée de
sciences, d'arts, que les Français venaient porter leurs armes depuis Charles
VIII ; à travers toutes les fatigues de la guerre et toutes les distractions
de la conquête, il était impossible que l'aspect de tant de choses nouvelles
ne vînt pas préoccuper leur esprit et servir leur goût de nouveauté ;
habitués aux cités sombres sous le ciel plombé des villes du nord, ils durent
être vivement frappés de ces riants palais que le génie de Martini, de
Bramante, de Sansovino, venait d'élever à Milan, Florence et Rome : combien
ces villa si ornées, si commodes ne durent-elles pas leur paraître
préférables à ces maisons étroites de la rue de la Calandre ou de la Tixeranderie,
tristes et mesquines, comme le dit Dante dans ses lettres écrites de Paris ?
Leur goût dut être vivement excité par la magnificence artistique des
Médicis, à la vue de leurs dômes, de leurs palais, de leurs églises ; ils
virent les toiles si belles du Corrège, du Perugin, du Titien, et plus tard
de Raphaël, de Michel-Ange : de tels modèles devaient donner une grande
impulsion aux arts, et, de retour dans la patrie, les imaginations des
artistes devaient chercher à les imiter.
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