Traité avec l'Angleterre. — Charte de stipulation. — Négociation avec le
prince d'Espagne. — Promesse de mariage. — Inquiétude sur le roi Ferdinand. -
Situation avec l'empire. — Agents en Italie. — Traité avec Venise. —
Révolution de Gênes. — Intervention du pape. — Tentative d'une ligue. —
Situation vis-à-vis des Suisses. — Menace d'une invasion des montagnards en
Bourgogne. — Préparatifs militaires. — Diversion par les Alpes. — Alliance de
la Savoie.
— Constitution de la régence. — Moyens militaires et financiers.
JANVIER À AOÛT 1515.
Le brillant héritage d'une noble chevalerie imposait donc
à François Ier l'obligation d'une grande guerre. Les avènements ne s'appartiennent
pas ; ils sont sous l'impression de certaines nécessités que les princes
doivent subir. Le caractère du jeune roi était admirablement disposé à suivre
cette impulsion des Bayard, des Trivulce, ou la Palice. Dès les
premiers actes de son règne, François Ier, a déjà quelque dessein de
conquêtes et pour réussir, il fallait agir, négocier, armer surtout dans le
but d'une très-prochaine campagne. L'Italie le préoccupait comme elle avait
préoccupé Charles VIII et Louis XII. Quel monarque n'aurait voulu revoir en
maître les belles plaines du Milanais, les cités de Gênes, de Pise, de
Florence ; le son de la trompette les ravissait tous de joie, et semblables
aux nobles coursiers des paladins de Charlemagne, ils soulevaient la
poussière et jetaient des regards de feu au premier retentissement d'une
guerre au delà des Alpes.
Avant la mort de Louis XII la paix avait été conclue avec
le roi d'Angleterre Henri VIII ; ce prince, joyeux compagnon, avait préféré
un traité aux embarras d'une guerre qui l'arrachait à ses plaisirs. Henri
VIII, prince sanguin, à la face large, au ventre proéminent, quoique bien
jeune encore,-avait déjà cette paresse de corps que donne l'embonpoint ;
d'ailleurs, peu content de l'empereur dans la dernière guerre, il l'avait
abandonné pour se rapprocher de la
France ; peu loyal lui-même, il était tout colère d'avoir
été trompé, et l'on pouvait profiter de cette disposition d'esprit pour
l'entraîner à une alliance avec la France. Plongé dans la théologie, le roi des
Anglais s'était fait savant et dissertait en fort dialecticien sur les
passages les plus difficiles des Écritures, à ce point d'écrire contre
Luther. On aperçoit déjà la sollicitude qu'apporte François Ier à prévenir
toute liaison, toute intrigue d'Henri VIII soit avec l'empereur, soit avec le
prince d'Espagne. Il écrit à M. de Lafayette[1], gouverneur de
Boulogne, afin qu'il surveille et qu'il arrête même au besoin les agents que
Henri VIII, Ferdinand ou le prince Charles d'Autriche pourraient s'envoyer ;
il veut être sûr qu'il n'est pas trompé par des subtilités politiques. Quand
il s'est bien assuré qu'Henri VIII s'absorbe dans les plaisirs et la
théologie, il hâte la conclusion d'un traité de paix avec ce prince, traité
tellement complet qu'il embrasse même les questions maritimes : Afin d'assurer le libre et paisible commerce entre les
sujets, il est convenu qu'aucun navire de guerre ou armé en guerre ne pourra
sortir des ports de France et d'Angleterre sans avoir donné caution préalable
qu'il ne fera aucune molestation aux commerçants des deux pays et il ne sera
nullement permis à aucun de ces navires de porter des munitions de guerre aux
ennemis de l'autre[2]. C'était la plus
large application d'un principe bienveillant entre les deux couronnes.
Désormais François Ier n'avait rien à craindre de la couronne d'Angleterre ;
en pleine sécurité vis-à-vis Henri VIII, il pouvait diriger facilement la
guerre sur un autre point.
Le roi apporte la même sollicitude à l'égard de cette tête
puissante qui se cache encore sous le titre modeste de prince d'Espagne, et
qui fut depuis Charles-Quint. Le prince d'Espagne, archiduc d'Autriche,
devait au roi foi et hommage féodal pour les comtés de Flandre y d'Artois et
de Charolais, succession des ducs de Bourgogne. Charles n'était point encore
l'immense empereur, le souverain universel ; obligé de contenir ses fiefs
agités par les idées nouvelles, plein d'espoir d'obtenir la succession
d'Espagne et d'Autriche, il avait besoin d'appui ; forcé à se décider entre
Henri VIII et François Ier, le caractère du jeune roi de France lui plut
davantage ; cette chevalerie de cœur et de courtoisie l'avait séduit,
lui, tout jeune homme ; il désigna le comte Henri de Nassau pour aller faire
l'hommage au nom de l'archiduc. Ce comte magnifique était suivi d'une nombreuse
assistance, de Michel de Groy, chevalier de la Toison d'or, Michel de
Pavie, doyen de l'église de Cambrai, du chancelier et du maître d'hôtel de
l'archiduc. Le roi envoya au-devant d'eux le chancelier Duprat, Jean d'Albret
d'Orval de la maison de Navarre, le maréchal de Lautrec, et le bâtard de
Savoie[3]. A l'aspect d'une
si brillante compagnie, on devait voir qu'il s'agissait d'une bien autre
affaire que d'un simple hommage féodal ; il s'y prépara des fiançailles[4]. Charles,
archiduc d'Autriche, prit l'engagement d'épouser, quand elle aurait atteint
l'âge de puberté, Renée de France, fille de Louis XII, et, par suite de cette
union, le roi François Ier donnait à la fiancée six cent mille écus, et le
duché de Berry comme dot, donations largement motivées : sur la politique d'Aristote et cela était dit au
contrat rédigé par le chancelier Duprat et Michel de Pavie.
Dès ce moment Charles-Quint témoigne la plus intime
confiance à François Ier, et à Louise de Savoie, sa mère, il écrit à monsieur
son bon père, le roi très-chrétien, pour se disculper de toute machination
contre sa couronne : a-t-il à se plaindre de quelque droit méconnu, c'est à
François Ier, personnellement qu'il s'adresse : Mons.
mon bon père[5], j'envoyé par de la mon conseiller maître Jehan Jouglet
présent porteur pour avec le dom Prévost d'Utrecht, mon ambassadeur vers
vous, vous dire et remonstrer aucunes choses de ma part touchant et
concernant mes droictures et prééminences en mon conté d'Artois esquelles vos
officiers nagaires fait aucunes nouvellitez a mon préjudice comme l'entendrez
d'eulx plus a plain, vous priant mons.mon bon père les vouloir ouyr et croire
comme moy mesmes et ordonné que les d. nouvellitéz soient ustés et réparées à
la raison, et qui pour l'avenir le semble ne se face, et vous me ferez
honneur et plaisir, et a Dieu mons. mon bon père, qui vous ait en sa sainte
garde[6].
Ainsi est simple et modeste la première vie de cet empereur qui souleva le
monde contre François Ier.
Les deux princes ne se virent pas personnellement, tout se
fit par correspondance et par un échange d'affection toute politique ;
Charles a quelque crainte que Ferdinand d'Espagne ne dispose de la couronne
pour un autre que pour lui-même, et il veut s'assurer l'appui de François
Ier. A son tour le roi de France prépare une invasion du Milanais, et
serait-il politique de ne pas stipuler une paix au moins momentanée avec un
archiduc maître de l'Artois et de la Flandre ? Cette disposition d'esprit explique
le traité ; sera-t-il exécuté dans ses bases, qu'importe ? Ce qu'on veut,
c'est une trêve de part et d'autre pour quelques années, durant laquelle on
se donne tous les témoignages d'une vive affection. Dans la cour plénière
d'Amboise active et joyeuse, le comte de Nassau (l'envoyé
de l'archiduc Charles), brillant chevalier, s'éprit d'une vive passion
pour Claude de Châlons, la sœur de Philibert, prince d'Orange ; il l'épousa ;
de là vient que la maison de Nassau eut longtemps cette belle principauté
d'Orange, enclavée comme une escarboucle dans le comtat Venaissin, pierre
précieuse au doigt de la papauté. Après la paix ainsi assurée entre François
Ier et Charles d'Espagne, les sujets, même marchands, des deux princes purent
librement parcourir les terres de Flandre et de France, sans que nul pût les
en empêcher, ni seigneur, ni péage, ni droit d'aubaine.
Il n'en était pas de même vis-à-vis l'empereur Maximilien
; la paix récemment signée n'empêchait aucune de ces sourdes menées qui
préparent la guerre. L'empereur rencontrait les intérêts du roi de France sur
deux points, en Allemagne et en Italie ; Maximilien était parfaitement
informé que le roi de France, en négociations avec les électeurs du corps
germanique, leur envoyait des subsides ; et que ceux-ci en échange lui
fournissaient des lansquenets, gens de guerre aussi hardis, aussi forts que
les Suisses. Les ducs de Gueldre, de Lorraine, signaient des traités à part
avec la France
sans la participation de l'empire ; car la constitution allemande laissait à
chacun une sorte de libre arbitre dans la conclusion des alliances. En
Italie, les mêmes intérêts se heurtaient entre François et Maximilien ; la
prétention des empereurs n'était-elle pas l'exercice le plus étendu de leur
suzeraineté sur toutes les terres du Milanais, et même sur Rome et Naples ?
Depuis que les Français s'étaient mêlés aux affaires d'Italie, les droits
souverains des empereurs étaient partout contestés : au champ de bataillé du
Milanais, la guerre décidait de la destinée des peuples ; l'empereur
donnait une investiture, le roi de France une autre, et c'était afin de
rétablir sa souveraineté que Maximilien venait alors de traiter avec les
Suisses, pour s'assurer des secours, il leur avait cédé la partie supérieure
du Milanais près des montagnes ; protecteurs des Alpes, ils devaient
naturellement exiger le salaire d'un si grand service : Point d'argent, point de Suisses, n'était-ce pas le
dicton dé Bayard et de la
Palice ?
Tout annonçait le dessein de François Ier, pour une
campagne d'Italie ; le roi la couvrait alors d'agents secrets pour sonder les
intérêts et pénétrer la volonté de chaque prince. Il était presque sûr des
Vénitiens ; à travers quelque hésitation, il avait parfaitement aperçu que la
sérénissime république avait des intérêts constamment hostiles à ceux des
empereurs, et il n'était pas nécessaire de leur accorder des subsides ; des
promesses, des engagements. Dans leur opinion, jamais les Français ne
pourraient longtemps exercer la souveraineté en Italie ; tandis que les
Allemands pouvaient incessamment y descendre par la double voie du Tyrol et
des Alpes. De là les affections, les sympathies de la république pour la France. Les
Vénitiens invitèrent donc le roi à renouveler la trêve qu'ils avaient conclue
avec Louis XII, et dans ses plus larges conditions, par un traité de mutuelle
garantie, sorte de ligue nouvelle. François Ier fit également pressentir le
souverain pontife sur ses intentions dans le cas où le roi ferait valoir ses
droits sur le Milanais ; il voulait une réponse prompte et décisive.
La position de Léon X n'était pas sans embarras. Issu des
Médicis, il avait de naturelles affections pour sa famille, les Laurent, les
Julien, qui avaient régné d'une manière si brillante sur Florence ; souverain
lui-même de Rome et de quelques magnifiques fragments de l'Italie, la nationalité
de cette noble terre importait surtout aux papes ; enfin, chef de l'Église
catholique, il avait intérêt à ne point blesser les princes et les peuples,
au moment où la réforme éclatait sous l'ardente prédication de Luther. Ce
Léon X, si grand à côté d'un ergoteur si petit, avait des ménagements à
garder, car la réforme s'adressait à la science des universitaires, aux
passions, aux sens des princes pour les allécher vers le pouvoir absolu. A
l'effet d'acquérir cette précieuse alliance de la papauté ; François Ier
désigna pour l'ambassade de Rome Guillaume Budée[7], savant dans le
droit et fort habile négociateur. Pour Rome, centre de toutes les
intelligences, principe de toute politique et de toute érudition, le choix de
Budée était parfait. Il put voir cette cour pontificale si admirable de
splendeur ; et lui-même avoue tout l'ascendant qu'exerça sur son esprit Léon
X, entouré des grands artistes, à la tête de toute science. Le pape suivit
avec une rare habileté les négociations, ne demandant à la France que le plus
profond secret, car il ne voulait point rompre avec l'empereur Maximilien au
moment où le cri de réforme se faisait entendre en Allemagne.
Assuré de Venise et de Léon X, François Ier porta les yeux
sur Gènes : de là devait venir le mouvement, le roi ne pouvait traverser les
Alpes follement, sans motif ; le prétexte de reconquérir le Milanais aurait
soulevé l'Allemagne entière, et il fallait agir avec plus de ménagement.
Gènes s'offrit au roi : quel était le prince, en Europe, qui pouvait
légalement contester aux rois de France une souveraineté trois fois reconnue
et saluée spontanément par les Génois eux-mêmes ? Si aujourd'hui la trahison
venait seconder les Français, n'était-ce pas toujours par ces moyens que se
traitaient un peu les affaires en Italie ? Le doge de Gènes, Octavien
Frégose, créature des Médicis, avait, il est vrai, à se défendre contre les
Adorni et les Fiesque, partisans de la France[8]. S'il avait
trouvé quelque appui dans les Médicis, il n'aurait pas sans doute rappelé la
domination de François Ier ; mais de tous côtés environné de complot, il
accueillit secrètement un envoyé du connétable de Bourbon qui lui offrit
d'échanger son titre de doge contre celui de gouverneur pour le roi de
France, En vain Sforza, duc de Milan, toujours éveillé sur les projets de
François Ier, prévient Maximilien et le pape de ce qui se tramait à Gènes, on
le crut mal informé, jusqu'à ce qu'une charte même de Frégose annonça la
révolution qui devait relever l'étendard fleurdelisé sur les remparts de la
république. Dès ce moment pouvait-on douter encore des projets de François
Ier sur l'Italie ?
Les plus terribles adversaires que le roi devait trouver
en commençant une campagne, c'étaient les Suisses[9]. Par le dernier
traité de paix signé avec la ligue après les grands désastres d'Italie, des
concessions immenses avaient été faites aux cantons ; maîtres d'une partie du
Milanais, leurs terres échancraient la Bourgogne, et la chevalerie courtisait ces gens
rustiques bons piquiers, habiles tireurs d'arquebuse. François Ier avait
voulu les attirer vers lui à son avènement jusqu'à ce point d'abolir en leur
faveur le droit d'aubaine, une des plus lucratives branches des revenus de la
couronne. Ceci avait peu touché ces montagnards, dévoués à leurs intérêts et
à leur religion pour le pape. Jamais orgueil pareil à celui de ces groupes de
lances et d'arquebuses ; à leurs yeux ronds à fleur de tête, à leur visage
fleuri et bourgeonné de vin nouveau, à leur barbe crépue, on reconnaissait
les Suisses ; ils avaient adopté les plus dures armes qu'ils forgeaient
eux-mêmes dans leurs villes des montagnes ; leurs rapières étaient longues ;
ils portaient pendus à leurs ceintures leurs crochets en bois blanc pour
appuyer le canon de leur arquebuse, afin de mieux ajuster et pointer le coup.
Comme gens mal appris, ils n'entendaient raison sur rien ; et voilà qu'ils
menacent même le roi de France de conquérir la Bourgogne, s'il ne
voulait pas sur-le-champ exécuter les dernières capitulations.
La chevalerie ne pouvait s'humilier à ce point d'obéir au
commandement de ces rustres ; en préparant sa campagne d'Italie, François Ier
y vit surtout une utile diversion aux projets de conquête des Suisses en
Bourgogne. Voici de quoi vous occuper, brave
compères ! vous voulez porter la guerre sur les provinces de France, eh bien
! ce sera dans le Milanais qu'il faudra vous défendre. Sforza vient d'appeler
vos services ; serrez donc vos batailles de lances et d'arquebuses.
Cependant il fallait suppléer à la bravoure et à la
discipline de l'infanterie suisse, à l'action de ces bandes intrépides qui
attaquaient si vigoureusement les canons et les coulevrines ; et ce fut ici
l'objet des négociations actives de François Ier avec les retires et les
lansquenets d'Allemagne, Ces braves condottieri du nord avaient une renommée
aussi grande que celle des Suisses ; comme eux ils étaient fermes aux
batailles. Supposez une cavalerie aussi renommée que celle de France avec
Bayard, la Palice,
Trivulce à sa tête ; puis les bandes de lansquenets et de reîtres sous la conduite
du duc de Lorraine[10], quelle
espérance n'avait-on pas de réussir dans une grande campagne au delà des
Alpes ? La maison de Lorraine prêta son concours pour cette négociation des
reîtres, le jeune duc Claude[11] conduisit 6.000
Allemands à la solde du roi. On fit fondre également grand nombre de canons
et de coulevrines ; depuis un siècle toutes les batailles perdues par les
armées de France l'avaient été par une seule cause, la faiblesse de
l'artillerie et la mauvaise direction des pièces fixées sur des affûts ;
l'attention du roi s'était donc portée sur cette cause d'infériorité
relative, et il confia la direction de l'artillerie à Jacques de Genouillac[12], gentilhomme
gascon fort habile, et qu'il éleva bientôt au poste de grand maître.
Genouillac présida lui-même à la fonte des canons et au tir, afin de faire
des artilleurs exercés, étudiant toutes les positions des champs de bataille,
la manière de défendre les pièces. Sur les 10.000 Gascons que fournissait le
roi de Navarre, et montagnards comme les Suisses et les reîtres, il y avait
800 bons artilleurs formés sous le grand maître Genouillac et ils méritaient
toute confiance.
Plusieurs causes devaient favoriser les projets de la
chevalerie française pour l'invasion de l'Italie, les Suisses n'étaient pas les
seuls gardiens des Alpes ; la partie qui s'étendait depuis le lac de Léman ou
Genève jusqu'à Nice appartenant au duc de Savoie, et François Ier s'en était
ménagé l'alliance. Par ce moyen la chevalerie de France n'avait pas besoin de
tenter un passage par la
Bourgogne, elle pouvait arriver par le Piémont dans le
Milanais ; la clef des montagnes lui était offerte sans même qu'il fût besoin
d'essayer de la prendre de force. Le roi avait également augmenté le nombre
de ses galères ; Marseille seule pouvait lui en offrir quarante bien
équipées. Ainsi y quand la chevalerie tenterait un passage à travers les
Alpes méridionales, les galères pavillonnées porteraient un corps de lances à
Gènes, qui avait reconnu l'autorité du roi. En vain les Suisses attendraient
les Français dans les Alpes bourguignonnes ; la forte chevalerie tomberait
sans coup férir dans le Milanais par les portes de Nice et de Turin. Un
traité d'alliance avec Venise assurait le concours de la république à cette
expédition. François V lui avait promis l'agrandissement de ses conquêtes en
terre ferme, et pour faire une utile diversion, le brave et habile général
l'Alviane menait un corps de Vénitiens, d'Albanais et d'Esclavons à travers
les campagnes de Vérone et de Vicence jusque dans le Milanais.
Ces projets ne pouvaient être longtemps cachés aux princes
et villes d'Italie. Si les Suisses étaient toujours prêts à repousser
l'invasion, Sforza avait lui-même assez d'énergie dans le caractère et assez
de ruse dans l'esprit pour essayer une résistance ; il était d'ailleurs si
intéressé dans la cause ! Duc de Milan, François Ier passant les Alpes pour
revendiquer pour lui-même ce beau domaine, Sforza devait ou subir la loi du
vainqueur, ou lui résister. En était-il ainsi du pape, des Médicis, de Florence
et des autres princes ou souverainetés de l'Italie ? Devaient-ils s'opposer à
une invasion dans l'intérêt de ce fils d'aventurier, de ce Sforza qui avait
placé sur son front la couronne des ducs de Milan ? Le pape Léon X et toute
la famille des Médicis répugnaient à voir les Français une fois encore en
Italie ; ouragan passager, mais terrible ! Ces bandes joyeuses et
pillardes n'épargneraient rien pour leurs plaisirs ; les villes seraient
pressurées par la conquête ! Ces gens d'armes n'étaient tendres qu'avec les
nobles dames, et : les François portoient désordre
d'amour dans leurs bagages, ainsi que le dit Brantôme. Les Médicis se
seraient donc prononcés contre ces grandes batailles de lances qui
s'avançaient par les Alpes, s'ils n'avaient craint les vengeances du roi de
France ; ils attendirent donc les événements, laissant à l'empereur et aux
Suisses à prendre parti contre les Français. Or Maximilien était profondément
occupé en Allemagne par les premiers désordres de la réforme, et quant aux
Suisses, entichés comme ils l'étaient d une invasion en Bourgogne, ils ne
furent tirés de leur erreur que par le mouvement des Français qui s'opérait
aux Alpes méridionales. Alors seulement ils se replièrent en toute hâte sur
le Milanais pour le défendre et le protéger.
Dans les premiers jours de l'année 1515, le roi se décida
pour une campagne d'Italie. Il voulut, brave chevalier, conduire en personne
les batailles de gens d'armes comme l'imposait son devoir de chef des
gentilshommes[13].
Bien que son avènement eût été facile et paisible, il ne pouvait laisser son
royaume vide de souveraineté pendant son absence ; au milieu des chances de
la guerre si diverses et si mobiles (il
pouvait mourir au champ de bataille), il fallait un autre lui-même
sous la couronne, et la reine mère, cette Louise de Savoie, si attentive, si
soigneuse de son enfant, n'était-elle pas la régente naturelle du royaume ?
La charte de régence et de gouvernement royal rédigée par le chancelier
Duprat est certes l'acte le plus étendu pour la constitution d'un
gouvernement[14].
Le roi disait comme pour le juste
droict et tiltre que avons au duché de Milan, nostre héritaige, et dont nous
avons esté investi par l'empereur ; lequel duché est détenu et usurpé par
Maximilien Sforza, nostre ennemi et adversaire ; ayons par grande et meure
délibération fait dresser et mettre sur une grosse et puissante armée où
allons en personne pour, moyennant l'aide de Dieu, nostre créateur, et de nos
bons et loyaulx serviteurs,amis et confédérés, iceluy réduire en nostre obéissance,
considerans que tous les princes et seigneurs de nostre sang nous suivent et
accompagnent en ceste nostre dite entreprinse, ayons advisé bailler ceste
charge et pouvoir à nostre très-chère et très-amée dame et mère la duchesse
d'Angoulême et d'Anjou, comme à celle dont avons totale et parfaicte
confidence et que savons certainement qu'elle se y saura saigement et
vertueusement acquitter par sa prudence pour et la grande et singulière amour
et zèle qu'elle porte à nous et icelui nostre royaume, à laquelle nostre dite
dame et mère nous laissons bonne et notable compaignie et de bons, grands et
vertueux personnages de tous estats, tant pour le fait de la justice,
finances que autres, afin de lui aider à conduire les dites affaires,
etc. Le roi constituait donc la régence de sa mère avec droit de justice et
de faire venir vers elle parlement et cour ; la régente pourrait appeler gens
en guerre, ban et arrière-ban, changer les garnisons, disposer de tous états
et offices, absoudre les criminels, faire diminution d'impôts et fermes,
taxer et ordonner voyages, et même faire assembler gens et états du royaume[15]. Cette charte de
régence si vaste fut rédigée non par la seule volonté du roi, mais encore par
tout le conseil où assistaient le comte d'Alençon, le connétable de Bourbon,
MM. de Vendôme, de Gueldres, de Lorraine, le bâtard de Savoie, la Trémoille, Lautrec,
Chabannes, noble et brave chevalerie qui allait suivre le roi aux batailles.
Ces batailles elles-mêmes exigeaient des sacrifices de finances,
et Louis XII, l'économe, le parcimonieux, avait néanmoins laissé le trésor et
l'escarcelle vides : à quel moyen recourir ? La faveur de guerre fut si
grande que la noblesse elle-même contribua de son sang (ce qui était simple), mais encore de ses
deniers et de ses terres. Ces braves serviteurs n'épargnèrent même pas leur
argenterie, et il existe plusieurs chartes de donation au roi François Ier de
toute la vaisselle plate d'argent que plus d'un noble conservait en sa huche
avec les armoiries de familles[16]. A toutes les
époques de patriotisme ces choses-là se font naturellement ; on sacrifie tout
à une idée ; à un sentiment enthousiastes. Comme les gens de magistrature ne
se montraient pas empressés à faire des sacrifices, le roi leur imposa
certain impôt selon leur charge ; il vendit même plusieurs de ces charges, ce
qui grandit le nombre des magistrats. Ce système fut développé ; le
chancelier Duprat, homme habile et à ressources, fit reposer cette mesure sur
les besoins mêmes de la justice : les parlements et les sénéchaussées
n'étaient pas assez multipliés pour répondre à la grandeur de leur tâche ;
ils reçurent un tiers de membres nouveaux, et cela fit flétrir la mémoire
d'un ministre, homme de négociation et de guerre, qui voyait avant tout le succès
de l'expédition d'Italie.
Le roi n'était plus absorbé que par sa prochaine campagne
au delà des Alpes, et dès le printemps son plan se développa sur des bases
vastes et hardies. François Ier, de l'avis des plus anciens chefs de gens de
guerre, divisa son armée en trois corps ; le connétable, par la prérogative
de sa charge, eut l'avant-garde[17] : n'était-ce pas
lui qui devait montrer le premier le drapeau fleurdelisé ? Le corps de
bataille fut au roi : Droit suzerain doit toujours
mener ses nobles, dit Joinville, et là se trouvaient les corps épars
des lances, des lansquenets avec l'artillerie[18] ; le duc
d'Alençon conduisait l'arrière-garde, la pesante cavalerie. Toutes ces nobles
bandes s'étaient réunies au delà de Lyon, et l'on fut bien étonné d'apprendre
que nulle troupe ne se déployait en Bourgogne.
Les Alpes ne pouvaient être franchies au midi que par deux
cols, sorte de boyaux dans les rochers ; le mont Cenis et le mont Genèvre,
célèbres déjà aux vieilles chroniques, dans les pèlerinages nombreux qui allaient
saluer le tombeau des apôtres. Ces deux cols venaient aboutir simultanément
au pas de Suse, défilé terrible, et un avis du duc de Savoie annonçait que
les Suisses, maîtres de Suse, avaient établi leurs gros canons sur la
montagne avec sept mille arquebusiers abrités par d'inaccessibles rochers. On
devait renoncer à ce passage périlleux, à ces pics du démon qui s'élevaient à
des mille pieds. Plusieurs projets furent placés sous les yeux des capitaines
: Pourquoi n'embarquerait-on pas une grande partie de l'armée sur les galères
destinées pour Gênes, tandis que le corps de bataille simulerait une attaque
du côté de Suze ? Pris à l'improviste par Gênes sur le derrière, forcés de se
défendre dans le Milanais, les Suisses abandonneraient leur poste de Suse ;
attaqués de face et par derrière, leur position n'y serait pas tenable. Ce
plan était soumis à trop de chances pour être accueilli : pouvait-on compter
assez sur les Génois pour s'aventurer dans une expédition qui dépendrait
entièrement de leur concours ? Et les Suisses abandonneraient-ils leur
position inexpugnable pour défendre la plaine ? Ces moyens ne paraissaient
pas efficaces ; les Alpes seules étaient donc la route naturelle ; il fallait
chercher un passage, le trouver au besoin à travers les rocs à pics, ou le
tracer sur les abîmes comme un vaste pont. Les troupes de Savoie, sous le
comte de Morette, qui formaient une hardie avant-garde, s'étaient arrêtées au
pied des monts, incapables de franchir cet escalier de géants.
François Ier était à Lyon, entouré de ses plus intrépides
capitaines, semblables, dit la vieille
chronique, à des oiseaux de proie captifs. Il
existe une carte des Alpes dressée par l'ordre du roi où les montagnes sont
figurées avec les forêts de sapins, les passages, les précipices et les pics
couverts d'une neige éternelle. Les Piémontais et les Savoyards, chasseurs de
chamois, recevaient des récompenses en écus au soleil toutes les fois qu'ils
donnaient un renseignement sur une gorge plus facile à franchir. Enfin un
pâtre des montagnes vint se présenter pour guide à toute Tannée, et il
connaissait, disait-il, une route à travers les rochers, ardue sans doute,
mais praticable avec de la patience et de grands efforts ; comme elle
traversait les solitudes couvertes de vieux sapins, des glaciers immobiles,
les Suisses ne présumeraient pas la marche féerique des Français ; le passage
s'accomplir rait donc à leur insu. Incrédule d'abord, le comte de Morette
prêta plus d'attention à ce récit ; et lui-même vint parcourir la route. À vol
d'oiseau on dessina le tracé de chemin que la gravure du temps nous a
conservé, et, aussitôt discuté entre les capitaines, il fut reconnu que les
efforts et la persévérance pouvaient ouvrir une route même pour l'artillerie,
à travers ces précipices dont l'aspect seul faisait frémir.
Le plan expérimenté du comte de Morette et des gens
d'armes fut celui-ci : un corps de pionniers et d'artificiers marcherait en
tête avec la pioche et la poudre ; un abîme ouvrait-il ses vastes flânes ? on
y jetait un pont avec une grande habileté ; si un rocher ne permettait pas
aux chevaux et à l'artillerie de continuer cette marche de montagnes, les
pionniers l'entrouvraient avec la pioche et la poudre. Oh faisait la route,
tout en cheminant avec un grand secret, car il ne fallait pas donner l'éveil
aux Suisses ; les Savoyards se montrèrent très-discrets, car ils détestaient
les bons compères d'Helvétie. De plus, afin de tromper la vigilance des
troupes d'arquebusiers de Zurich et de Soleure, François Ier avait simulé une
démonstration du côté de Suse ; des têtes de colonnes s'y étaient montrées de
manière à faire croire à une attaque de front, tandis que le passage de
l'armée s'accomplissait sur un autre point des Alpes. Qui aurait pu supposer
cette marche de la cavalerie couverte de fer sur les pics du chamois ? On
conduisait les chevaux par le licol, les hommes d'armes s'étaient débarrassés
de leurs cuissards, les paysans traînaient les pièces d'artillerie à travers
les monts ; de temps à autre on entendait des explosions comme des coups de
tonnerre ; les roches éclataient en se précipitant en débris comme- les
avalanches d'avril dans les vallées, tandis qu'une autre armée sous le
maréchal de la Palice
pénétrait par le val de Briançon, routé tracée par les bergers de la Durance.
Ainsi, les Suisses en bataille rangée attendaient encore
les Français au val de Suse, et les meilleurs capitaines du roi, le
connétable, d'Aubigny, Bayard, Montmorency, étaient déjà au delà des monts ;
les uns dans la vallée de Villefranche, les autres par Briançon sous le brave
la Palice,
et en même temps une flotte fleurdelisée, sous les ordres d'Aymar de Prie,
grand arbalétrier, débarquait une petite armée à Gènes. Le Milanais était
donc cerné de tous les côtés. La marche hardie, intrépide des gens d'armes
avait rendu impuissante la tactique des Suisses, si bien retranchés dans les
rochers de Suse. A quoi allait servir cette position ? Ils avaient élevé des
retranchements, des batteries, pour arrêter les Français comme des oiseaux
mis en cage, ainsi que le disait Prosper Colonne[19]. Est-ce que les
paladins de François Ier étaient oiseaux de basse-cour ou timides tourtereaux
pour se laisser prendre en nichée ? Est-ce que l'aigle n'a pas toujours son
vol libre et spontané ? Avait-on coupé les ailes à l'épervier ? Le passage
héroïque des Alpes fut accompli silencieusement ; il y avait trop longtemps
que les lances étaient oisives et le fer de l'épée émoussé. Les capitaines
s'inquiétaient partout de la marche de l'ennemi ; avait-il quelques corps de
troupes détachées ? ne serait-il pas bien de lui donner une de ces bonnes
journées dont on garde le souvenir ? A ce moment les paysans piémontais
viennent annoncer que Prosper Colonne, ignorant la marche rapide,
extraordinaire des Français, est en pleine sécurité dans Villefranche.
Deux gentilshommes, les sires de Beauvais et
d'Hallencourt, de la province d'Ile-de-France, prennent une digne résolution
et disent à leurs suivants d'armes : Prosper Colonne
n'a-t-il pas crié à son de trompe qu'il nous prendrait comme oiseaux en cage
? Et si nous, allions le prendre, lui, à notre tour, dans sa cage de
Villefranche ! Et ce bon dire fut applaudi. Aussitôt on part sous la
direction d'un tireur de chamois (c'était une
guerre sur les pics) ; on pénètre par des gorges profondes, et le
silence est si bien gardé qu'on arrive lances baissées sur Villefranche
presque au moment où Ton abaisse le pont-levis. Le choc de la lance du sire
de Beauvais ébranle les panneaux rouillés de la porte, presque aussitôt
brisée en mille éclats ; la chevalerie de France est dans la cité. Prosper
Colonne, avant qu'il puisse se mettre en défense, est fait prisonnier à table
; il n'en peut croire ses yeux : Sono diavoli !
s'écrie-t-il à plusieurs reprises, et Colonne apprend de la bouche du
capitaine ce merveilleux passage des Alpes ; et lors il proclame la nature
supérieure des Français ; il la croit plus haute de dix coudées, cette noble
et intrépide race à tous les temps ! On apprit aussi qu'Aymar de Prie
débarqué à Gènes, bientôt aidé de la république, marchait sur Alexandrie et
Tortone pour opérer sa jonction avec les dignes capitaines des montagnes,
tandis que l'Alviane, avec les Vénitiens, opérait sur Milan. Maintenant que
les gros Suisses gardent, s'ils le veulent encore, le passage de Suse !
Pendant ces opérations militaires d'une si grande hardiesse, François Ier
demeurait à Lyon, le point central de la campagne. Cette sorte
d'impassibilité du corps des gens d'armes sous le roi en personne s'explique
par deux causes. Il fallait d'abord tromper les Suisses, leur enlever toute
idée d'une attaque a'opérant au midi : tant que les montagnards verraient le
roi à Lyon, ils devaient croire que les armées allaient prendre la route
ordinaire par Genève et les monts ; puis le roi, placé au centre de tous les
corps, en dirigeait la marche[20]. La seconde
cause tenait aux relations diplomatiques du royaume ; on commençait à
s'effrayer des projets de François Ier sur l'Italie. Naguère on avait signé
la paix ; est-ce que le roi allait troubler la chrétienté si profondément
agitée par la réforme et l'invasion des Turcs ? C'est en ce sens que lui
écrit Henri VIII, le roi d'Angleterre[21]. Maximilien
lui-même menace de prendre parti pour la guerre si François Ier, bouleverse
les intérêts italiens pour satisfaire son ambition. Charles, le prince
d'Espagne, également inquiet des projets de son beau-père, le détourne d'une
campagne au delà des Alpes dans les termes les plus pressants, les plus
affectueux : Il a besoin de son concours pour la
succession des Castilles ; s'il se jette dans la guerre d'Italie, pourra-t-il
l'espérer encore ? Pour rassurer ces craintes, pour réunir toutes ses
forces, François Ier demeure près d'un mois à Lyon, pendant que les armées se
déploient dans les Alpes.
Une fois sûr que tout réussit à souhait, que la jonction
de toutes ses forces s'accomplit à merveille dans les plaines du Milanais, le
roi quitte Lyon avec l'arrière-garde de dix mille lances, archers ou
chevaliers, et apparaît alors de l'autre côté des montagnes avec son gonfanon
fleurdelisé !
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