Le système féodal — Les grands vassaux. — Principauté territoriale de la France. — La noblesse. —
La chevalerie. — Les châteaux. — Mœurs. — Passe-temps de guerre. — Esprit de
judicature. — Les parlements. — La basoche. — Influence de Louis XII. — Les
armées. — Les négociations. — Finances. — Revenus. — Mœurs. — Chasses. —
Forêts. — Fiefs du domaine. — Princes régnants à la mort de Louis XII. — Le
Pape. — L'Empereur. — Le roi d'Espagne. - Le roi d'Angleterre. — L'Italie.
Florence. — Milan. — Venise. - Droits prétendus par les souverains. —
Généalogies. Héritages. — Naples. — La Sicile. — Gênes. — Esprit de conquêtes.
1500-1514.
Les forces de la
France allaient agir dans un splendide cercle de puissance
et d'énergie au commencement du XVIe siècle ; si Louis XII les avait comprimées
dans un système pacifique et de judicature, la France chevaleresque
éprouvait un désir immense de se montrer sur un vaste champ de bataille.
Depuis l'avènement de Philippe Auguste, la royauté avait fait d'incessants
efforts pour arriver à un résultat de centralisation ; les crises s'étaient
succédé ; et lorsque Louis XI abaissa la tête des grands vassaux, les
derniers débris de la force féodale résistèrent seuls au courroux de la
royauté. Depuis 9 la puissance si brillante des ducs de Bourgogne était
anéantie ; les comtes de Provence, les ducs de Bretagne avaient disparu ;
tous ces fiefs étaient venus à la couronne par héritage, confiscation ou
conquête, trois grands moyens de réunion qui avaient admirablement servi la
royauté dans ses destinées. Le principe territorial était alors qu'il n'y
avait d'autre suzerain que le roi ; on ne reconnaissait pas en France une
autorité égale au prince ; tous les droits venaient se concentrer à la tour
du Louvre ; on ne voyait plus de résistances capables de s'opposer à son
autorité, et les ducs de Bourgogne semblaient avoir épuisé les forces et les
grandeurs féodales. Il y avait bien encore une noblesse, mais la féodalité
comme résistance politique avait disparu.
La noblesse était issue, dans son principe, du système
féodal ; originairement la terre avait constitué le titre y comme les belles
actions, les alliances et la vieille fantaisie des ancêtres avaient composé
le blason de race. Les choses étaient changées depuis ; s'il y avait encore
des nobles par l'origine des fiefs, plusieurs devaient leurs titres à la
volonté royale ; on n'attribuait pas tout aux coups de lance et d'épée ; le
suzerain créait des nobles ; les infiniments petits, il les faisait grands
même par caprice[1].
Restait comme épuration la chevalerie qui jetait un éclat si vif sur les
mœurs de la noblesse, à mesure que la féodalité s'en allait, la chevalerie
déployait les magnificences de son institution. C'est dans la période du XVe
au XVIe siècle que se montre dans tout son éclat le cérémonial de la
chevalerie ; les temps purement féodaux offrent trop de violence pour que des
règles d'honneur puissent être réunies dans un code ; on donne des coups de
lance et d'épée ; on renverse des batailles épaisses de lances, mais le culte
des femmes, de la faiblesse et de l'honneur ne remonte pas au delà de Charles
VII ; alors s'écrivent les romans de Jehan de Saintré et de la Dame des Belles
Cousines, le Vœu du Héron ; alors s'enluminent les belles miniatures
des tournois du roi René[2], pieux et galant
instituteur des règles de chevalerie : l'enfant noble est page d'abord ;
presque au sortir de la garde de sa mère, il sert le chevalier son seigneur
dans les festins, lui donne l'eau pour se laver, le vin d'honneur ou
l'hydromel qui réjouit l'âme ; il doit se montrer assidu à la chasse, lui
présenter la hure du sanglier ou le faisan doré que l'épervier vient de
saisir de ses durs éperons ; le jeune page fait la lecture aux dames
agenouillé devant elles, car il doit s'habituer à ce culte de dévouement et
d'honneur. A quatorze ans il devient écuyer, et commence ainsi la vie active
des batailles ; alors il s'attache à quelque vaillant chevalier qui a fait
ses preuves dans mille combats ; il quitte les doux enseignements des dames
pour les périls de la guerre ; il n'a pas assez d'usé et de prudhommerie pour
requérir l'ordre de chevalerie, pour cela il faut qu'il attende sa vingt et
unième année. A cet âge il a fait ses preuves et il choisit son parrain ; le
pion beau titre n'est-il pas celui de chevalier ? il n'est roi ni prince qui
le dédaigne, et combien de fois le preux Bayard ne fut-il pas parrain de
chevalerie[3]
?
La vie de noblesse se concentrait dans ces châteaux dont
nous possédons encore quelques beaux débris ; en laissant à la bourgeoisie et
aux marchands les cités populeuses et bruyantes, le noble préférait la
solitude profonde, sur les coteaux, an milieu des forêts, sur la cime des
rochers, avec la chasse lointaine, l'étang empoissonné, et la vaste prairie
où paissaient les coursiers et cavales ; là il pouvait déployer le luxe des
cours plénières. Ecoutez les fanfares des cors, trompettes et buccines ;
elles annoncent les grandes solennités des tournois : voyez arriver cet
écuyer au justaucorps serré, aux armes de son seigneur sur la poitrine ; le
pont-levis s'abaisse, et bientôt, dans la salle des hommes d'armes, il
présente, un genou en terre ; la charte ployée et scellée. Quelle joie éclate
sur tous ces visages de chevaliers impatients de se signaler ! On se met en
marche par groupe, chacun son blason bien voyant, car il faut montrer qui Ton
est et de quelle race vaillante on sort ; quelques-uns pourtant, voulant
rester inconnus et se faire remarquer seulement par la force des coups,
choisissent des armes brunies, sans couleur, sans blason ; on les distinguera
par le nom du chevalier au panache noir, à la devise de tristesse ou de joie
; et s'ils sont de vigoureux jouteurs cela suffira. Quelle activité dans ces
châteaux où maintenant se balance l'ivraie au souffle des grands vents sur
les tours brisées par les âges ! Quelle foule autrefois dans ces ruines que
je contemple en écrivant ces lignes[4], où l'on n'entend
plus aujourd'hui que le cri des oiseaux de nuit ! Le tournoi va commencer !
Accourez, chevaliers ! Que de nobles dames sur cette grande estrade couverte
de tapisseries flamandes ! Savez-vous qu'il y a des hommes qui frappent dru
et ferme ! A qui appartient ce grand coup de lance ? Quelles épées se brisent
en éclats sur la visière ? Il y a là bien de vaillants hommes : honneur à
leur race !
Tels étaient les passe-temps des nobles hommes lorsque la
guerre ne les appelait pas aux lointaines batailles. La guerre était, en
effet, leur élément, leur vie entière ; il n'y avait dans la société de
profession élevée que celle des armes ; quiconque n'osait présenter sa
poitrine aux ennemis n'était pas digne de ce nom de gentilhomme, titre de
loyauté et d'honneur. Toutefois, depuis le règne de Louis XII spécialement,
s'élevait la judicature, ordre d'État qui visait aux honneurs de la
chevalerie. Bon justicier, roi d'ordonnances et d'arrêts, Louis XII avait
considérablement grandi l'autorité parlementaire, pour opposer les arrêts de
cour aux hommes de violence.
Chancelier, présidents et conseillers, étaient tous fort
respectés, car ils avaient alors bien servi le roi, clercs en sciences et en
lumières. C'était à coups de sentence du parlement que la plupart des réunions
de fiefs à la couronne s'étaient accomplies : y avait-il une tête assez
rebelle pour faire ombrage à la couronne ? les parlements n'hésitaient jamais
à l'abattre. En général, fort dociles, les parlementaires avaient pour
mission de grandir l'autorité royale, qui, à son tour, les accablait de
concessions ; le chancelier de France fut toujours féal et chevalier de plein
droit ; les présidents furent les égaux des pairs ; le mortier fut aussi
exalté que les heaumes et les casques, et le sceptre de justice fut placé à
côté de l'épée de guerrier. A la première réquisition du sire roi, les gens
de justice confisquaient les fiefs, prononçaient arrêt de mort contre les
rebelles, et enregistraient ces édits pour raser et semer de sel telle
châtellenie insolente[5]. Depuis Louis
XII, la judicature s'était donc fort étendue ; autour d'elle se groupaient
les cours des finances et des comptes, les avocats, procureurs, légistes en
droit, et pardessus tout y les clercs de la basoche, si rieurs et amusants
dans les rues de la cité quand ils faisaient festes
et ébastements.
S'il y avait des chevaliers es justice, il existait aussi
des nobles es sciences ; Charles VII avait fort aimé les érudits, les poètes,
les universitaires, et autour de lui on ne voyait que bacheliers et chevaliers
es sciences. L'Université s'était donc déployée avec toutes ces branches de
royaux lignages et sa famille de savants. Il y avait déjà des écrivains de
toute sorte, indépendamment des poètes comme Alain Chartier[6], et des
chroniqueurs comme Froissard[7]. Je ne sache rien
au-dessus de ces belles pages écrites, et pourtant tous deux étaient en
dehors de l'Université latine. Cette fière dame à la robe noire et pédante9
avide de toute domination, se faisait peindre les mains pleines de fleurs
dans le beau castel de la science, et cette science consistait dans les arts
libéraux, ses enfants les plus chéris. Qui ne connaissait dame Rhétorique
avec son discours fleuri, et la Philosophie, si fière d'elle-même, avec ses
syllogismes et ses arguments, dame Physique, et la docte Théologie, le
complément et l'explication de toute la science ? A cette belle source
venaient s'abreuver les étudiants de tout pays, dans leur quartier au delà de
la Seine y
vers la tour de Nesle, jeunes hommes espiègles, tapageurs, exempts de toute
police, avec leurs privilèges, leurs juridictions, jouant de bons tours aux
bourgeois et bourgeoises. Si la basoche était lourde et empesée dans ses
folies et processions, les écoliers en l'Université avaient un laisser aller
dans leurs jeux fort divertissant ; ils écoutaient les leçons de leurs
maîtres. Chaque philosophe y chaque médecin ou rhéteur avait ses élèves ; on
commençait à disséquer le cadavre ; à étudier l'anatomie ; la judicature
elle-même développait ses progrès, car les lois et les Pandectes venaient
d'être découvertes, et ces beaux monuments de Rome antique étaient le sujet
de dissertations infinies. Libre une fois de ses études y il fallait bien que
l'étudiant folâtrât aux dépens et préjudices des habitants trop paisibles
pour ses jeux.
Les finances avaient créé une autre classe presque
privilégiée. Au vieux temps, juifs et financiers se confondaient dans une
même et commune dénomination. Le roi avait ses revenus propres, ses domaines,
ses fermes, ses forêts dont il recevait le produit ; et quand le besoin s'en
faisait vivement sentir, il recourait à l'emprunt, à l'usure. Plus tard
l'impôt devint régulier ; la guerre appela l'aide des receveurs, un contrôle
des comptes et des moyens d'examen ; et c'est ce qui créa la classe des financiers,
bientôt élevée au niveau des parlementaires ; il fut créé une cour des aides,
comptes et finances, comme il y avait un parlement : ce qui constitua une
hiérarchie de financiers, receveurs, gardes du trésor, places fort
périlleuses, car tous pressuraient le pauvre peuple et devaient satisfaire la
royauté toujours un peu prodigue de ses deniers ; et puis quand ils étaient
bien odieux, le roi les sacrifiait aisément à la multitude qui saluait leur
corps bien et dûment pendu à Montfaucon. Au reste, parlementaires,
financiers, gens de science, sortaient tous de la bourgeoisie ; la plupart
des nobles dédaignaient ce qui n'était pas gloire et conquête ; la justice,
ils la cherchaient dans L'épée ; l'argent n'était pour eux qu'un moyen
d'éclat de fêtes et tournois ; la science, il n'en était qu'une seule, la
guerre, et ils y excellaient d'estoc et de taille. La bourgeoisie restait
donc en pleine possession de ces forces diverses de la société ; tout ce qui
était clerc en robe venait d'elle ; or cette classe grandissant toujours, il
devait en résulter un déplacement dans la puissance publique ; la société, de
féodale qu'elle était, deviendrait royale d'abord pour se faire ensuite
complètement bourgeoise.
La royauté, depuis Louis XI, avait cette tendance spéciale
de bourgeoisie ; la noblesse, trop fière et trop haute pour accorder une
obéissance absolue, avait ses volontés, ses exigences, ses caprices de haut
baronnage. En général un pouvoir va toujours droit à la résistance qui le
blesse pour la combattre, et à la force qui le sert pour s'y appuyer. C'est
son instinct : la lutte une fois engagée avec la féodalité y il fallait
nécessairement appeler la bourgeoisie, la judicature, les financiers à l'aide
de la couronne, et Louis XII accomplit cette révolution. La royauté dès lors
ne garda plus de la féodalité que les formes essentiellement militaires ; le
roi, devenu le premier des gentilshommes de son royaume, en conserva les
mœurs et les manières, ne faisant que des temps d'arrêt et de passage dans
les châteaux du Louvre et du Parisis, il vécut à Amboise, Fontainebleau, Compiègne,
ses maisons royales, sortes de rendez-vous de chasse dans les vastes forêts.
Ce n'étaient pas encore de beaux palais aux murs pacifiques, mais de
véritables demeures féodales, avec les donjons et les tourelles, les cours
aux tournois jetées au milieu des bois séculaires : les pages y élevaient les
faucons pour la chasse, les chiens courants qui jappaient à côté de la
faisanderie. Quand le roi n'était pas à la guerre y son doux passe-temps était
de courir le cerf ou le sanglier ; avant que le soleil dorât l'horizon, le
son du cor se faisait entendre dans la forêt : rois, princes, nobles hommes,
étaient à cheval, battant les buissons et les épais taillis. Cette vie
maintenait une certaine force de corps, une souplesse de membres nécessaires
pour les grands jours de bataille. Ces mœurs, communes à toute la noblesse de
l'Europe, créaient une solidarité dé courtoisie et faisaient de tous les
chevaliers autant de frères d'armes, sauf les démêlés d'épée dans les jours
de combat.
A la mort de Louis XII, quand un nouveau droit public
allait apparaître par tant de causes diverses, l'Europe saluait des
souverains d'un caractère remarquablement supérieur. L'empereur Maximilien[8] portait dans les
émaux de son blason : Bourgogne et Portugal,
et son sang recelait à la fois l'impétuosité qui brise les obstacles, et ce
flegme qui sait attendre le dénouement. Le voyageur qui passe aujourd'hui à Insprück,
la pittoresque ville des montagnes 9 visite la sépulture des ducs d'Autriche
; au milieu de ces vieux ducs blasonnés, tout de fer et d'acier, s'élève le
tombeau de Maximilien, curieux monument par ses bas-reliefs de marbres,
chefs-d'œuvre qui disent toute la vie du grand empereur. Jeune homme,
Maximilien épouse cette Marie de Bourgogne que tous les princes de l'Europe
désiraient, et que Louis XI ne sut pas retenir ; maître de cette magnifique
succession, il convoite la
Bretagne et se fiance avec Anne de Bretagne. Plus heureux,
Charles VIII réunit habilement cette province à la monarchie, et les noces se
célèbrent au château de Chambord. Maximilien tourne alors les yeux vers
l'Italie ; il veut se poser comme le grand obstacle aux conquêtes des rois de
France : que lui importent la naissance, l'illustration ? il est assez noble
par lui-même ; ce qu'il lui faut, c'est une digue à l'impétuosité française,
et il épouse la nièce de Ludovic Sforza, duc de Milan, la plus fabuleuse
fortune de condottiere. Ces Sforza, têtes fortes et de grand conseil, ont
créé Milan et ses grandeurs ; la ville s'est élevée avec ses merveilles de
sculpture que témoignent les gigantesques cariatides du dôme, chefs-d'œuvre
d'études musculaires à la manière de Michel-Ange.
Fier homme que Maximilien, caractère de fer qui ne refuse
jamais de croiser sa forte épée ! Un preux champion part du château de
Fontainebleau ainsi qu'on le voit aux romans de chevalerie pour défier les
barons d'Allemagne, grands et petits, dans une joute ; Maximilien ne
s'informe pas ce que peut être ce jouteur inconnu : est-il roi, simple
chevalier ? qu'importe ! il s'élance dans la lice et fait rouler dans la
poussière le champion assez imprudent pour insulter tout le baronnage
d'Allemagne. Prince habile dans ses alliances, lui-même s'est tant grandi par
les mariages, qu'il prépare avec soin l'union de son fils Philippe, avec
Jeanne, l'héritière d'Aragon et de Castille[9] afin de réunir
toutes les grandeurs dans une seule maison ! Maximilien est le puissant
promoteur de la ligue de Cambrai ; il y perd l'Istrie et la Dalmatie, car Venise
sort glorieuse de ce péril, et, avec l'appui de la France, elle dissout la
ligue fatale. A cette époque, deux noms grandirent démesurément en Italie ;
et le palais des doges à Venise retrace le souvenir de Trivulce[10] et de l'Alviane[11], si remarquables
chefs de guerre.
A côté de l'empereur, rayonne le pape. La tiare, pendant
le règne de Maximilien, couronna le front de trois pontifes : Alexandre VI[12] (Borgia), Pie III (François Piccolomini), et Jules II qui gouverne l'Église presqu'à
l'avènement de François Ier. On a résumé tous les crimes dans Alexandre VI,
sans discuter les témoignages et les preuves ; on a été aise de créer le
Néron de la papauté, à l'époque où la réforme jetait ses déclamations
furieuses contre les papes ; la critique a procédé pour Alexandre VI
comme pour les douze Césars ; elle a pris pour témoignage Guichardin, comme
les classiques ont adopté Suétone et Tacite, vieux patriciens qui déclamaient
contre la tyrannie. Alexandre VI, de la race des Borgia, vigoureux défenseur
de la liberté et de la nationalité italiennes, dut être habile, parce qu'il
avait en face deux puissances en armes qui se disputaient cet héritage, Maximilien
et Charles VIII ; il dut être souvent inflexible, parce qu'il avait une
nationalité à sauver. Borgia passa donc incessamment de l'une à l'autre
alliance pour préserver la vieille terre d'Italie do Joug de l'étranger, et
ce qu'on appela perfidie ne fat que ce patriotisme exalté qui, faible dans
les moyens militaires, voulut sauver le pays par l'astuce. La faute de ces
papes des XVe et XVIe siècles fut d'être trop patriotes et pas assez
universels, d'être plus citoyens que catholiques : quant aux fantasmagories
d'inceste, de poison, il n'est pas de têtes un peu hautes sur lesquelles les
opinions ennemies, les passions contemporain nés ne les Jettent à plaisir ;
la crédulité a besoin du drame, et l'on en trouve dans les crimes de ceux qui
nous dépassent de quelques coudées.
Pie III[13] s'assied à peine
sur le trône pontifical, et cède la triple couronne à Jules II[14], ce pape
politique qui refait le patrimoine de Saint-Pierre, déchiré en lambeaux ; une
fois rétabli, plein d'idées souveraines, Jules II conçoit le vaste plan d'une
basilique si belle, si grande, qu'elle sera posée pour ainsi dire comme la tête
de l'Église du monde. Bramante Lazzari jette les premiers fondements de
Saint-Pierre de Rome que doivent achever Sanzio et Buonarotti. Jules II, le
protecteur des artistes, consacra sa vie à cette œuvre, pensée si
merveilleuse et si vaste, contre laquelle la réforme s'éleva avec son
puritanisme. On dirait que la papauté, à une époque toute artistique, veut
s'emparer de cette noble couronne pour l'ajouter à toutes les autres, et
c'est à ce moment que se révèle au siècle Jean de Médicis, si grand sous le
nom de Léon X.
A ce temps le sceptre des Anglais était aux mains de Henri
VIII[15], l'héritier des
maisons de Lancastre et d'York ; bien jeune encore, il avait succédé au
trône, et, brillant de vie et de force, il épousait Catherine d'Aragon, avec
l'espérance de conquérir les terres de Guienne par le concours des archers
méridionaux : la Guienne,
la Gascogne
n'avaient cessé d'être l'objet de convoitise des Anglais. Ces terres chaudes
du midi étaient pour eux une espèce d'Italie ; si les Français aimaient tant
à saluer Milan, Brescia, Florence, Rome et Naples, les Anglais désiraient
avec passion Bordeaux, Angoulême, Saint-Jean-d'Angély. Ce mariage avec
l'héritière d'Aragon avait donc pour objet de reconstituer l'influence
méridionale de l'Angleterre, et déjà plus de mille lances avaient apparu sur
le continent. Henri VIII, riche de tant d'héritages, pouvait devenir un ami
précieux ou un adversaire redoutable pour la couronne de France, car sa
politique le liait aux villes de Flandre, au nord et aux municipalités
méridionales.
Aragon et Castille ne formaient pas encore une même
suzeraineté et l'Espagne offrait les vestiges da vieux morcellement des
royautés chrétiennes. Ferdinand V le Catholique et Isabelle, de grande mémoire
y allaient descendre dans la tombe, réunissant sur leurs têtes de brillantes
couronnes ; et sous le marbre du sépulcre à Grenade, ils seraient semblables
à ces comtes, à ces rois qui, le diadème en tête, reposent sur les dalles de
la cathédrale de Burgos. Cette Espagne se morcelle de nouveau : Philippe Ier,
fils de Maximilien, devient roi des Castilles, et Ferdinand se pare de la
couronne d'Aragon. Au-dessus d'eux tous brille Ximénès[16] : le Cid et
Ximénès me paraissent les grandes physionomies de l'Espagne avant Charles-Quint
; l'un brise les Maures à coups de lance, et préserve la patrie ; l'autre,
secondé par l'inquisition, active l'œuvre de la nationalité et de l'unité
espagnoles, et prépare le règne de Charles-Quint. Tout cela s'accomplit à
travers la plus poétique histoire : ici le grand capitaine Gonzalve de Cordoue[17], le conquérant
de Naples ; là cette Jeanne la
Folle avec ses légendes de dévouement pour le cadavre d'un
époux. À Tordesillas Jeanne mourut[18], et à Grenade
j'ai salué son tombeau tout à côté de celui de Philippe Ier, époux bien-aimé
; les chastes flancs de la folle portèrent Charles-Quint.
A Naples, l'Espagne règne par les princes d'Aragon ;
Gonzalve en a fait la conquête, et la bannière de France, une fois expulsée,
Aragon désormais écartela de Naples et de Sicile. A Milan, règne Maximilien
Sforza[19], le promoteur de
la ligue de Cambrai ; les portes de la cité se sont ouvertes devant lui ;
mais Louis XII n'a-t-il pas été duc de Milan, et ses droits ne seront-ils pas
invoqués par les chevaliers de France ? Maximilien Sforza vient de donner
Parme et Plaisance au pape Léon X, et les Farnèse ne gouvernent point encore
ces gracieux jardins de l'Italie. Mantoue y la ville de Virgile 9 où le saule
pleureur abaisse sa longue chevelure, obéit au marquis Jean François II[20] qui se voue au
service des Vénitiens, les véritables suzerains de l'Italie au XVe siècle. Le
noble duché de Ferrare, qui devait voir le malheur du Tasse comme Mantoue
saluer les souvenirs de Virgile, restait fief de la maison d'Est ; Alphonse,
fils d'Hercule, régnait sur cette riche cité, et à ses côtés rayonnait
Lucrèce Borgia[21].
Si Lucrèce avait été cette femme criminelle dont parlent les pamphlets, un
noble fils de la maison d'Est l'aurait-il honorée de son alliance, elle âgée
déjà de trente-deux ans ! Souvent l'énergie est confondue avec la barbarie ; et
ne peint-on pas comme des criminels ceux qui veulent faire respecter le
pouvoir ou la couronne qui brille ? Les Borgia furent des patriotes Italiens
trop exaltés, et comme il faut en histoire la partie du drame, on les
reproduit comme types de la vengeance et de la cruauté.
A Florence, Julien de Médicis et le cardinal Jean viennent
de saluer le dôme et d'y revêtir la pourpre de leur vieille maison. A Venise,
le doge est ce Léonard Loredano[22] dont on voit le
portrait au palais ducal de la main du Titien. Son gouvernement agité avait
vu tour à tour la guerre meurtrière contre les Turcs et la ligue de Cambrai,
la plus grande crise qu'eut à subir la république ; l'étendard de Saint-Marc
fut bien longtemps battu par la tempête ; la ligue brisée, la France se rapprocha de
Venise bientôt rendue à toute sa splendeur. Gênes, livrée à de violentes
commotions politiques, voit chaque faction victorieuse élire tour à tour pour
doge un marchand de soie, Paul de Novi et Jean Frégose[23] ; l'influence de
la France
l'élève ou l'abaisse tour à tour ; les sénateurs trop prononcés pour la
république, les Adorni, les Luvagna, les San Pietro, les Ornano, les Vacheros,
se réfugient en Corse, à Marseille, ville libre comme Gènes[24].
Aussi, sur toute cette Italie, mille droits sont en litige
; partout les prétentions peuvent se faire entendre, et, parmi ces droits,
ceux de la couronne de France se montrent en première ligne ; et quoi de plus
naturel que cette ardeur universelle à s'emparer de l'Italie ! la terre est
belle, le soleil vif et ardent, le ciel bleu i et qui n'invoquerait des droit
! sur cette contrée que Dieu semble tant favoriser ? Les rois de France
réclament tout à la fois Naples, Milan et Gênes, en vertu de vieilles chartes
et généalogies. Pour Naples, les droits viennent du testament que le comte du
Maine avait fait au profit de Louis XI ; héritier de la maison d'Anjou, le
comte du Maine laissa toute sa terre féodale et droits au prince vieux et
rusé, au captateur de ses volontés au lit de mort. Louis XI, un pied dans la
tombe, vivement secoué par l'apoplexie, pouvait-il songer à la conquête de
Naples ? Il ne jeta les yeux au delà des Alpes que pour appeler auprès de lui
François de Paule, cette figure sévère qui se place à son chevet pour le
préparer à la mort.
Charles VIII trouva les droits sur Naples dans son
héritage ; prince jeune, fougueux, téméraire j il passe les Alpes avec sa
belle chevalerie et ses gonfanons déployés : la course est rapide et
brillante, les Français se montrent à Florence, à Rome ; tout s'abaisse, et
l'on voit bientôt l'étendard fleurdelisé flotter au vent du golfe de Naples.
Quoi de plus chevaleresque que le récit de cette expédition dans Philippe de
Commines, habituellement plus sérieux que poète. Naples est aux Français
comme à l'époque des chevaliers normands ; leurs lances épaisses brillent sur
les rivages depuis la grotte de Pouzzoles jusqu'à Portici : chaque province, la Fouille, la Calabre, a ses ducs
féodaux ; le roi partage sa conquête entre ses braves compagnons, selon la
vieille loi de France. L'Italie s'émeut à l'aspect d'une conquête si rapide !
Les rois vont-ils désormais dominer les grandes souverainetés, Venise, Rome
et Florence : le lion de Saint-Marc donne l'alarme et pousse un cri de
délivrance ; les Vénitiens préparent une formidable ligue de toutes les
souverainetés d'Italie, qui entourent les Français d'une ceinture d'acier ;
Charles VIII s'ouvre bien un passage par la force de son épée, et la victoire
de Fornoue[25]
disperse un moment la ligue. Mais que peuvent faire les Français à Naples,
entourés de lazzaronis qui annoncent de nouvelles Vêpres Siciliennes ?
Charles VIII a laissé dans le royaume deux braves capitaines, d'Aubigny et
Percy, ils se défendent à outrance ; mais Gilbert de Montpensier qui gouverne
en supérieur au nom du roi est-il de la même trempe ? hélas non ; laissant
les lances de France toutes pressées dans une seule place par de nombreux
ennemis, il capitule ; pour avoir la vie sauve ce chevalier passe sous les
Fourches Caudines, et cède le royaume de Naples sans condition.
Tel est le sort de l'Italie (fatal
hommage que les conquérants rendent à ses magnificences), chaque fois
qu'on l'a possédée il en reste un long souvenir, un vaste désir de la
retrouver, comme une femme aimée. Charles VIII à peine au tombeau, Louis XII
et ses plus vaillants capitaines se rappellent que le gonfanon de France se
déploya jusque dans la Sicile
; plus prudent, le nouveau roi ne va pas en aventureux chevalier traverser
les montagnes et les fleuves sans alliés y sans appuis ; il s'adresse à
Ferdinand le Catholique et lui propose un partage : à l'Aragonais, il donne la Fouille et la Calabre, et lui se
réserve Naples et les Abruzzes ; ce traité conclu, la conquête s'accomplit.
En Calabre paraissent les Espagnols, en même temps que les lances de France
brillent à Naples et la vieille domination s'efface encore. Maintenant les
vainqueurs vont-ils rester en paix en présence d'une si belle proie ? Le plus
vaillant capitaine de ce temps, Gonzalve de Cordoue, a conduit les Espagnols
; il fait naître avec habileté des incidents sur les limites de la conquête ;
on se dispute les terres pièce à pièce, on en vient aux mains, et les
Français, brisés dans les deux batailles de Séminare, en Calabre[26], et de Gérignole[27], dans la Pouille, sont expulsés
par les vieilles bandes espagnoles. La vie de Louis XII s'épuisa donc en
tentatives impuissantes, et à sa mort, ses droits, restés intacts et légués à
d'ardents esprits tout disposés à se faire raison, devinrent un héritage de
bataille.
Si les droits de la France sur le royaume de Naples venaient
spécialement de la couronne et se rattachaient à sa transmission, ceux de la
royauté sur le Milanais étaient pour ainsi dire spéciaux à la maison
d'Orléans, dont Louis XII avait porté le blason. Merveilleuse fortune encore
que celle de Galéas Visconti ! le roi Jean était captif des Anglais après
Poitiers ; il fallait trouver rançon, et Jean fiança sa fille Isabelle à ce
riche Galéas, duc pour ainsi dire des ouvriers en laine dans la grande cité
de Milan : un enfant naquit de ce mariage, Valentine, mariée à Louis, duc
d'Orléans, deuxième fils de Charles V[28]. Depuis Milan
s'était donné à Sforza le condottiere ; les révolutions s'étaient succédé ;
mais en toute circonstance Louis XII, le chef de la branche d'Orléans, avait invoqué
ses droits sur le Milanais. Les hommes d'armes de France se montrèrent donc
sous le dôme, comme naguère ils avaient brillé au golfe de Naples. On vit le
roi de France revêtu de la pourpre ducale fleurdelisée, pénétrer par la porte
triomphale de Milan ; les cloches sonnèrent à pleine volée, comme dans les
pompes plénières du duc Visconti, et, pour compléter les actes de
suzeraineté, Louis XII confia le gouvernement du Milanais a un gentilhomme
italien, Trivulce, ennemi de Sforza, car lui était de race noble, caractère
fier qui se fit détester. Joyeux compagnons à Milan, les Français y excitent
la jalousie et la haine ; le peuple se révolte ; les Suisses sont appelés à
l'aide des Sforza et, sortis de leurs montagnes, ils deviennent les maîtres
du duché de Milan, C'est désormais une lutte entre les montagnards et les
chevaliers de France ; il faudra bien la vider tôt ou tard en champ clos :
croient-ils, avec leurs rudes hallebardes et leurs vêtements tissus des
laines de la montagne, insulter longtemps encore les blasons sinople et sable
des barons de Touraine, d'Anjou et de Parisis.
Au milieu de la violente guerre civile où s'agitaient les
Doria, les Spinola, les Fiesque et les Grimaldi, Gênes s'était donnée à
Charles VI, comme pour échapper à sa propre liberté. La république ne fut
plus dès lors qu'un gouvernement dont le chef était désigné par le roi de
France, jamais pourtant sans contestation. Les mêmes troubles si fréquents
dans le Milanais se manifestaient également dans l'État de Gènes ; les sénateurs
chassent le maréchal de Boucicaut, pour proclamer de nouveau la république ;
et puis, dans leur inconstance, ils se replacent sous le roi Charles VII.
Cette mobilité d'esprit devient si pénible, si fatigante, pour ceux-là mêmes
qui les gouvernent, que Louis XI, auquel ils offrent encore la domination de
Gênes, leur répond avec bon sens et finesse : Vous
dites que vous vous donnez à moi ? Eh bien, moi, je vous donne au diable !
Et il les place sous le gouvernement des Sforza de Milan. Quand les chevaliers
de France parurent avec Louis XII dans le Milanais, lorsque la couronne
ducale des Sforza fut brisée, le roi de France fit son entrée triomphale à
Gênes, comme il avait apparu à Milan, sous le manteau de pourpre et sous un
dais porté par les sénateurs, tandis que les jeunes filles agenouillées
jetaient des fleurs sous ses pas[29]. Mais qui
pouvait dompter cette population remuante ? La révolte éclate de nouveau ;
Louis XII accourt en toute hâte ; la ville est encore abaissée ; trois fois
elle secoue la souveraineté de France, et trois fois elle y revient avant la
mort du roi.
Il était important de bien faire connaître les droits et
les prétentions de la couronne de France en Italie pour s'expliquer les
événements qui vont se dérouler devant nous. Depuis deux siècles, le théâtre
de la guerre c'était l'Italie. Louis XII laissait une chevalerie qui avait
passé la moitié de son existence au delà des Alpes. On croit que les règnes
s'appartiennent et que les gouvernements sont maîtres des circonstances ; il
n'en est rien. Quand les idées et les habitudes ont pris certaines tendances,
il faut les subir. François Ier aurait-il été roi pacifique et bourgeois,
qu'il n'aurait pas contenu sa chevalerie impatiente de revoir Naples, Milan,
Gênes, en conquérant. Il était entouré de braves capitaines, Charles de
Bourbon, la Trémoïlle,
Bayard, Lautrec, Trivulce, la Palice-Chabannes, qui restaient maîtres des
batailles, et il fallait répondre à l'ardeur de trois générations
belliqueuses. Comme, en définitive, les grandes compagnies de condottieri
devaient trouver leur solde, quand elles n'étaient pas pour vous, elles se
mettaient contre vous. Au cœur des chevaliers de France, la terre d'Italie
était un but, une récompense, un lieu de richesse et d'honneur ; tout leur
plaisait, le sol et le ciel. Dans leurs vieux châteaux, sous les brouillards
des grands étangs et des rivières, ils se rappelaient les horizons du soir,
les fêtes de nuit sur les rivages de Gènes et de Naples, tous éprouvaient un
indicible entraînement vers l'Italie ; c'était moins une question d'héritage
que de douces souvenances. Quand donc on accuse les rois de France d'avoir
tant de fois passé les Alpes, c'est qu'on ne sait pas assez ce qu'il y avait
d'entraînant, de fantastique dans ces impressions qui parlent au cœur des
soldats et du peuple : est-il rien de plus fort que la mémoire d'un plaisir
passé et perdu, qu'une pensée de jeunesse qu'on veut retrouver ? Enfin il se
mêlait au cœur de tous ces chevaliers une idée de vengeance et de
représailles ; la victoire capricieuse et mobile sur le champ de bataille
d'Italie n'avait pas toujours salué les armes de France ; il fallait
retrouver le chemin de la conquête pour venger les injures, appeler en champ
clos certain chevalier qu'on avait laissé la lance trop haute. L'histoire
doit se placer au milieu de ces idées et de ces émotions pour expliquer le
règne de François Ier.
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