Importance de l'Italie. — Venise. — Florence. — Milan. — Gènes, — Naples.
— La Sicile.
— Les Papes. — L'Empire d'Allemagne. — La Pologne. — La Hongrie. — Les Cantons
suisses. — Les cités de Flandre. — Les Pays-Bas. — L'Angleterre. — L'Espagne.
- Les Turcs. — Les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. — Forces
militaires. — Marine. — Intérêts divers. — Motif de guerre. — Origine et
développement de la politique italienne. — Les idées de Machiavel.
1450-1510.
Les révolutions politiques, qui élèvent ou brisent les
États, ont privé l'Italie de sa puissance morale, de l'influence qu'elle
exerçait sur la destinée du monde ; heureuse par son sol, riche de sa
fertilité, grande encore dans son abaissement, elle n'occupe plus l'Europe
que par ses magnifiques souvenirs ; ses ruines splendides retracent le
passage d'une vaste civilisation, les empreintes de sa grandeur et de sa
liberté agitée ; sur les fronts brunis de ses habitants, on lit d'ardentes
pensées, de généreuses résolutions ; mais l'Italie, telle qu'elle est
aujourd'hui, ne peut donner qu'une bien faible idée de ce qu'elle fut au XVe
siècle, et de cette puissance qui semblait rappeler la Rome antique.
Le pèlerin qui visite Venise se sent mélancoliquement ému
lorsqu'il parcourt ce palais du doge, cette place où brille le Lion de
Saint-Marc, ces merveilles désertes, lorsqu'il salue à l'arsenal ce Bucentaure
copié, vaine image d'une domination qui n'est plus[1]. Au XVe siècle,
Venise était la première puissance maritime et commerciale : retranchée dans
ses lagunes, elle s,était successivement étendue, comme les flots de la mer,
sur la terre ferme. Elle hissait son pavillon sur l'Istrie, la Dalmatie, l'Illyrie ;
Vérone était sa place forte ; elle avait des alliés, des sujets, et tant
l'orgueil avait enivré le cœur de ses patriciens, qu'elle avait défié l'Europe
tout entière, lors de la ligue de Cambrai. Son gouvernement était fort, car
il n'y a que la dictature qui produise de grandes choses ; ses nobles, ses
sénateurs, portaient avec eux-mêmes le patriotisme exalté qui n'hésite jamais
devant les résolutions les plus énergiques, quand le salut public en impose
le devoir. Si quelques-uns de ses doges voyaient comme Dandolo leurs images
briller sur les places publiques, le corps ensanglanté de Marino Faliero
roulait au pied de l'escalier des Géants[2]. Le gouvernement
de Venise propageait tout exprès l'idée fort exagérée de sa police vigilante,
de son bravo masqué, de ses plombs ardents, de ses cachots mystérieux sous le
pont des soupirs, de ses bouches de fer dénonciatrices, de son terrible
Conseil des Dix. C'est toujours par la terreur que les pouvoirs mènent les
populations à l'obéissance, quand la dictature s'élève et qu'elle veut
exercer sa force. Toutes les souverainetés appelaient l'alliance de Venise ou
bien la combattaient à outrance, et la ligue de Cambrai pouvait donner une
idée des jalousies qu'inspirait le diadème resplendissant de la reine des
mers. La politique de Venise était de s'assurer la prépondérance politique
sur l'Italie ; tel était le but de ses alliances ; et comme elle redoutait
moins la France
que les Allemands, elle avait tendu la main à Louis XII et inscrit son nom
sur le livre d'or[3].
Florence devait son éclat à une de ces grandes races qui
créent la nationalité d'un peuple ; dans une république toute marchande, où
les tisseurs de laine élevaient des monuments de la grandeur et de la
magnificence du Dôme[4], il était simple,
naturel que la domination appartînt à une famille de commerçants, et telle
était l'origine des Médicis ; jamais puissance morale ne s'était plus
légitimement créée et transmise dans une succession d'hommes et de caractères
éminents. Cosme de Médicis[5] avait mérité le
titre de Père de la patrie, que le
peuple lui donna spontanément dans une sorte de triomphe naïf. Laurent et
Julien[6], ses petits-fils,
saisirent une dictature plus ferme et plus visible. La conjuration des Pazzi
éclata, Julien périt sous le poignard ; et le peuple, inquiet autour de cette
robe ensanglantée, proclama l'absolu pouvoir de Laurent de Médicis, le
protecteur des lettres et des arts ; puis, toujours capricieuse, la multitude
frappa le pouvoir qu'elle avait créé ; Pierre de Médicis, fils et successeur du
Père des muses, fut exilé de Florence, et il ne dut ce qui lui restait de
grandeur sur la Toscane
qu'à la politique habile et au crédit de l'illustre cardinal Jean de Médicis[7], qui porta si
noblement la tiare sous le nom de Léon X.
Cette Toscane, terre si riche et si heureuse, voyait
fleurir les arts, l'industrie la plus avancée ; si Venise était renommée pour
ses ornements de perle, ses arabesques, ses ouvrages tissus d'or et de soie,'
et pour ses premiers essais dans l'imprimerie, Florence était non moins
célèbre par ses graveurs d'or, ses ciseleurs sur argent, ses étoffes de
laine, et par cette école d'artistes qui s'appliquait depuis l'art de graver
sur bois jusqu'aux nielles, depuis les fresques du Campo-Santo jusqu'aux
tours suspendues de Pise qui penchent leur sommet sur vos têtes, image d'une
grandeur morte, comme un saule pleureur sur des ruines.
A Florence, le génie du commerce a créé la souveraineté
d'une race ; à Milan, ce fut la force de la guerre, l'énergie d'un condottiere.
Giacomuzzo Sforza[8],
d'origine agreste, avait jeté sa cognée dans un chêne pour savoir s'il serait
soldat, et l'oracle répondit qu'il le serait grand et fort ; cette révélation
de la destinée arrive à tous, et le meilleur oracle c'est la tête et le cœur[9]. Giacomuzzo
Sforza se fit condottiere, métier lucratif et grand dans les guerres de
république à république ; il servit donc tour à tour les Florentins, les
Pisans, en Lombardie, en Toscane, à Naples. Vieux chef de guerre, on le vit
partout sous sa pesante armure, et sa puissance fut si redoutée que les
possédants fiefs se disputèrent à qui lui donnerait sa fille ; et le
condottiere devint baron territorial comme cela c'était toujours produit à
l'origine de la féodalité. Sa succession de terre et d'épée passa comme droit
à son fils naturel et bâtard François Alexandre Sforza, qu'il avait eu dans
le désordre de sa première vie ; enfant, il se jouait avec les arquebuses et
les longues épées ; jeune homme, on le voit tour à tour à Naples, en
Lombardie, dans la marche d'Ancône, portant des coups terribles de sa main de
fer ; enfin, il devient si grand que, bâtard et simple condottiere, il épouse
Blanche de Visconti, de cette noble race qui régnait sur le duché de Milan ;
proclamé duc par la force et l'énergie de son caractère, il continua dans sa
race celte souveraineté brillante sur le Milanais[10]. Quand on veut
se faire une juste idée de cette famille de Sforza, de la grandeur de son
génie ; de la puissance de son caractère, il faut consulter l'historien
Guicciardini ; lui seul nous fait revivre ce Galéas Sforza, esprit supérieur
; ce Ludovic, surnommé le Maure[11], qui appela
Charles VIII à son aide, trahison que l'histoire nationale flétrit à la face
de la postérité. Après lui, Louis XII fut proclamé par le peuple duc de Milan
; beau lot pour la France,
escarboucle brillante pour sa couronne ! On s'est toujours demandé quelle
puissance d'entraînement avait poussé les conquérants milanais.
Connaissez-vous quelque chose de comparable à la magnificence de cette terre
qui s'étend depuis Florence jusqu'aux Alpes ? Quand on l'a vue une fois, on
voudrait la voir toujours, et pour poser sur sa tête la couronne ducale, quel
coup téméraire ne tenterait-on pas !
Gênes formait un gouvernement comme Venise ; mais par un
de ces revers de fortune qui secouent les États, la république génoise avait
vu sa décadence au moment où Venise grandissait. Ils étaient passés ces temps
où les galères de Doria menaçaient Venise jusque dans ses lagunes ; où le
lion de Saint-Marc humilié secouait tristement sa crinière sur sa colonne
ébranlée ; les doges alors n'osaient se hasarder au delà du Lido et de la Giudecca, car les hardis
matelots de Gênes s'étaient avancés un jour jusque dans le grand canal.
Depuis, le gouvernement génois s'était affaibli par les
mêmes causes qui avaient glorifié la dictature vénitienne. Nulle grandeur
n'est possible avec les petites jalousies de la démocratie, les luttes
intimes de familles et de maisons. A Venise, il n'y avait qu'une pensée, qu'une
force ; le Conseil des Dix, véritable institution de salut public, pouvait
tout, même faire rouler la tête de ses doges au pied de l'escalier des
Géants. A Gênes, dans un sénat incessamment divisé, chaque famille gardait sa
force aux dépens de l'unité publique ; il y avait des caprices parmi le peuple
comme parmi les grands. Venise, création factice, vaisseau jeté sur
l'Adriatique avec l'ambition de s'assurer l'empire des mers, donnait beaucoup
au pouvoir, parce que le pouvoir avait beaucoup, faire ; mais à Gênes la
nature avait été trop prodigue pour que les hommes n'eussent pas un peu de
mollesse dans le labeur politique. Lorsque les sénateurs passaient leur temps
aux délicieuses villas qui couronnaient la cité, lorsque le jasmin, le citronnier
se balancent amoureusement sous les arceaux des palais de marbre, au doux
murmure des cascades, était-il possible de trouver dans le patriciat cette
énergie que donne une nature sauvage, factice ou ingrate ? Les difficultés de
Vivre créent la vigueur d'action, et le cœur qui étouffe, fait pour respirer
des efforts inouïs, Gènes donc s'était ramollie par la naturelle influence de
son sol et de son ciel ; divisée en mille partis, elle songeait à se placer
sous la protection de la couronne de France, et les sénateurs signaient, en
écrivant à Louis XII, nous les fidèles sujets du
roi très-chrétien[12].
Cette mollesse de cœur sous un horizon bleu et les tièdes
vents du golfe n'avaient jamais permis à Naples de se gouverner par
lui-même ; sa couronne était disputée par les maisons d'Aragon, de
Provence, tandis que les rois de France revendiquaient ce bel héritage. Le
chevaleresque Charles VIII n'était-il pas parti en preux et noble chef pour la Pouille et la Sicile, comme aux temps
des Robert ducs de Normandie, maîtres suprêmes des fiefs. Jamais souveraineté
n'avait été plus disputée ; l'Empire, Rome, les rois de France prétendaient
également dominer Naples, et étendre leur suzeraineté sur la Sicile. Un caractère
à part se faisait remarquer parmi ces populations ardentes et affaiblies à la
fois : presque toujours le vainqueur y était accepté avec enthousiasme ;
quelques pièces de monnaie jetées aux lazzaronis, des Ornements donnés aux
églises, des fêtes, des pompes ou des
spectacles faisaient saluer les conquérants ; quand le joug était long il
pesait ; une certaine inquiétude se manifestait, et la révolte des
populations ardentes en finissait avec le dominateur. Ainsi toujours avaient
été les Napolitains et les Siciliens, image du feu qui éclate au Vésuve et
sur le mont Etna. Au reste, les rois de France prétendaient à un droit de
succession naturelle sur le royaume de Naples ; Charles VIII[13] l'avait invoqué
par la conquête, Louis XII par son parlement, et les entraînements de François
Ier pour le Milanais et l'Italie n'avaient-ils pas pour dernier but la conquête
et la possession de Naples et de la
Sicile ?
Quand on veut juger la papauté, si habile et si haute au XVe
siècle, il faut voir dans cette grande dictature de la foi, deux caractères
bien distincts : le souverain temporel des provinces d'Italie et le chef
spirituel de l'Église. Sous ce premier aspect, la papauté se fait une immense
idée d'elle-même et de sa destinée ; elle se pose comme la protectrice de la
liberté et de la nationalité italiennes ; et, à cet effet, elle adopte le
système de pondération qui la porte tour à tour à rechercher l'alliance des
empereurs, des rois de France et des Vénitiens. La papauté est l'institution
véritablement italienne avec toutes ses traditions, elle en perpétue la force
; quand elle voit les Allemands maîtres des Alpes prêts à se précipiter sur
le midi de l'Italie, le Pape invoque l'alliance de la France ; lorsque, par
contraire, ce sont les lances du Poitou, de l'Anjou ou du Parisis qui se
montrent bariolées dans le duché de Modène, de Ferrare ou les légations,
alors la papauté recourt aux Suisses, aux Allemands, parce qu'elle veut
qu'avant tout l'Italie soit à elle-même sous l'aile des pontifes : la ligue
de Cambrai est-elle autre chose qu'un grand mouvement pontifical, pour
empêcher l'Italie de reconnaître ses maîtres dans les Vénitiens alors trop
puissants, trop impératifs ? Le Pape est l'habile représentant de la liberté
italienne et de sa nationalité ; comme les actes que cette position politique
commande nuisent souvent au caractère grave, universel et religieux de la
papauté, on ne s'expliquerait jamais la destinée du pontificat pendant la
période du XIVe et au XVe siècle, si l'on ne se pénétrait d'abord de cette
distinction nécessaire.
Les plus constants adversaires de la papauté, es
conquérants les plus avides de l'Italie, les empereurs d'Allemagne
conservaient leur caractère impératif. Si les papes avaient voué une haine
profonde à la maison de Souabe, c'était moins de personne à personne que
parce qu'ils savaient bien que les empereurs en voulaient à l'indépendance
italique. Les querelles religieuses entre le sacerdoce et l'Empire touchaient
moins la tiare et le sceptre que la domination de l'Italie. Chaque fois que
l'Allemagne paisible pouvait disposer de ses forces, on voyait le sommet des
Alpes couvert de ces Graffs et de ces Hersogs aux armures impénétrables, et
cette nuée d'hommes de fer se précipitaient la lance haute dans les plaines
du Milanais. A ce temps l'empereur n'était pas encore assez puissant, assez
maître de l'Allemagne pour disposer seul des électeurs ; le corps germanique
formait un groupe d'États sans unité : ici des évêques puissants comme les
Graffs, là des électeurs qui traitaient à part avec les rois d'Angleterre et
de France ; puis enfin ces margraves, ces burgraves féodaux qui cachaient
leur puissance dans les châteaux aujourd'hui en ruine sur les sept collines
du Rhin. Ces terres de Souabe, cette forêt Noire, si fertile en traditions,
étaient remplies de vieux soudards qui prenaient service dans les
lansquenets, rude infanterie aux guerres de princes ou de républiques, et
dont nous voyons encore l'image dans les peintures d'Albert Durer, ou sur les
vitraux des églises à Saint-Sébald de Nuremberg la ville des métiers.
C'était également comme rude infanterie couverte de fortes
armures que les Suisses comptaient dans les armées d'Europe ; depuis leur
terrible choc contre la maison de Bourgogne, ces fiers paysans s'étaient
organisés en cantons, comme les confédérés de l'Empire. De toutes parts on
recherchait leur alliance ; Louis XI les avait aidés et s'en était servi
contre ses cousins de Bourgogne ; ils avaient tour à tour secondé et combattu
Louis XII ; l'ambition était entrée au cœur de ces agrestes montagnards ; ils
avaient vu le Milanais et l'aspect de ces belles terres si fertiles sans
labour, sans travail, les avait séduits au point de leur en faire désirer la
conquête ; les pics des montagnes, le bêlement des troupeaux conservaient
bien encore leur charme sur ces imaginations simples ; mais rudes et avides
paysans, ils aimaient le son des écus au soleil d'or en véritables
condottieri, toujours au service de ceux qui les payaient le mieux ; tantôt
pour les Sforzes de Milan, tantôt pour les empereurs, pour ou contre les rois
de France ; et en ceci ils étaient bien ingrats, car ne devaient, ils pas
leur affranchissement, le maintien de leur liberté au roi Louis XI, ennemi
naturel de la maison de Bourgogne ? Chacun ménageait les Suisses, capricieux
et intéressés, mais la meilleure infanterie ; leurs carrés de piques et
d'arquebuses n'avaient pas encore éprouvé d'échec, surtout dans cette manière
de se précipiter sur l'artillerie, d'enclouer les pièces en étouffant de leur
masse les canonniers, puis se reformant en carrés de lances ou de piques[14]. Les Suisses
résistaient comme un mur impénétrable aux charges de la cavalerie. Quelques
gravures contemporaines nous reproduisent ces troupes d'Helvétie aux casques
de fer, à l'arquebuse à rouet sur l'épaule ; leurs figures de soudard est
terrible, leur longue barbe descend sur leur poitrine, leurs cils épais se
mêlent à leurs moustaches souvent grises et crépues ; ils portent des
justaucorps et de larges culottes, des fraises comme plus tard les Navarais
de Henri IV ; puis leur mèche d'arquebuse est suspendue à leur ceinturon de
cuir avec la gourde à poudre, au fermoir de cuivre.
Autant les Suisses étaient intéressés, amateurs de bons
écus, autant il y avait de générosité et de noble chevalerie dans les deux
nations de Pologne et des vieux Hongres ; pour eux la guerre était devenue
une sorte de croisade contre les Turcs ; ils ne s'inquiétaient ni de
subsides, ni de conquêtes ; jetés comme une barrière sur les limites de la
chrétienté, ils se chargeaient de la défendre contre les hordes aux cimeterres
étincelants. Il y avait eu là bien des saints couronnés et des martyrs. Qui
aurait jamais dit que les Hongrois, la terreur des Églises au Xe siècle,
convertis par saint Etienne j deviendraient les plus zélés défenseurs de la
chrétienté. Ainsi Dieu avait changé la face du monde ; les Polonais et les
Hongrois les plus nobles troupes de cavalerie, chargeaient fièrement les
janissaires, et ces deux peuples préservèrent alors l'Europe de l'invasion
des Barbares ; sans eux, qui aurait pu résister à ces myriades d'enfants du
prophète débordant sur l'Allemagne ?
La puissance turque était parvenue à son apogée de
grandeur ; de nation asiatique, elle aspirait à devenir européenne en campant
sur le Danube. Il y a dans ce vaste fleuve qui roule ses eaux majestueuses à
travers tant de peuples, quelque chose de providentiel ; il fut l'obstacle
opposé à la barbarie ; les chaînes suspendues en trophées à l'arsenal de
Vienne[15] constatent que
le génie de la destruction ne put jamais captiver ses flots tourmentés et
rapides. À ce moment, cette puissance musulmane n'est point encore entrée
dans le mouvement diplomatique européen ; déchaînée par la conquête, rien ne
la comprime on ne l'arrête ; on cherche à la combattre, à la vaincre y mais
non encore à l'appeler comme aide et appui dans la marche des intérêts. Les
premières relations avec la
Porte Ottomane datent de François Ier ; elles ne remontent
pas au delà ; la ferveur religieuse ne fut plus dès lors un obstacle aux
desseins de la diplomatie, l'esprit du moyen âge se transforme !
Cette ferveur de religion et de chevalerie était gardée
chaste et pure par de braves chevaliers qui devaient bientôt braver dans
Rhodes toute la puissance de l'Asie. L'esprit des croisades n'était pas
entièrement éteint, il survivait dans quelques-uns de ces ordres nés en
Palestine sous la domination de la
France ; les Templiers avaient disparu sous un coup de
sceptre de Philippe le Bel ; le choc fut rude, mais les hospitaliers
héritiers de la mission des Templiers avaient saisi l'étendard de la croix,
comme dans les batailles, lorsqu'un chevalier tombait le gonfanon au poing,
un autre se levait pour le porter haut. Réfugiés à Rhodes, les hospitaliers
de Saint-Jean de Jérusalem avaient à soutenir un siège terrible ; toutes les
forces du croissant allaient se réunir pour les dompter. Rhodes succomba ; mais
on peut reporter à dette époque le véritable réveil de l'Europe chrétienne
contre la puissance ottomane. Souvent il arrive qu'un dernier coup de
résistance, de gloire et de désespoir change l'esprit des empires et fait
naître d'autres héroïsmes. L'ordre de Saint-Jean de Jérusalem sauva l'Europe
au XVe siècle, et cette Europe ingrate les laissa tomber à une période
d'égoïsme et de personnalité.
Il faut distinguer, dans le mouvement de l'islamisme
contre la chrétienté, deux époques très-séparées : la première, irruption
brisée par Charles Martel à Poitiers, toute sarrasine et mauresque, se
termine en Espagne par l'expulsion des Maures et les édits de Ferdinand et
d'Isabelle. Le second âge, celui de l'invasion ottomane subit son point
d'arrêt au siège de Rhodes. Règne ferme et brillant que celui de Ferdinand et
d'Isabelle[16],
véritable origine de l'unité espagnole ! On ne peut refuser à la
splendide époque du gouvernement des Maures une certaine action sur la
science et les arts ; j'ai lu, voyageur enthousiaste, ces vers de poètes écrits
sur l'Alhambra qui rappellent la gloire et les grandeurs du califat ; les
almacens de Valence, de Grenade et de Cordoue respirent le souvenir d'une
civilisation avancée. Mais avec l'empire sarrasin l'unité espagnole aurait
disparu. Si les vieux chrétiens n'avaient conservé leur foi et leur force
nationale dans les montagnes des Asturies, l'Espagne n'aurait été qu'un fief
de l'Afrique, et les riches cités auraient obéi aux fils du prophète.
C'est donc aux fermes mesures de Ferdinand et d'Isabelle
que l'Espagne dut sa délivrance ; l'inquisition surtout fut le plus énergique
et le plus patriotique instrument pour assurer le triomphe de la nationalité
espagnole. Si l'inquisition avait été admise en France, elle aurait préservé
la patrie (en conservant l'unité de la foi),
de ces guerres civiles du XVIe siècle où tant de sang fut répandu. Dans les
crises on a besoin de ces moyens extraordinaires ; le signe de chrétien était
celui de la patrie ; en Espagne, l'homme qui ne s'agenouillait pas devant les
églises était un traître, un ami des Maures ; on devait le proscrire et le
frapper. C'est donc Ferdinand, Isabelle et l'inquisition qui firent les
destinées de l'Espagne et préparèrent le règne immense de Charles-Quint.
L'Angleterre s'était dévorée dans les guerres civiles de
la rose rouge de Lancastre et de la rose blanche des York. Ces guerres de
couleurs et de symboles se reproduisent à tous les temps ; le vert, le bleu,
le rouge n'étaient-ils pas des signes de factions à Constantinople ? et
lorsqu'on parcourt aujourd'hui les rues de Florence et de Pise, le blanc et
le noir ne bariolent-ils pas encore ces églises qui virent les partis en
armes ? Dès que l'Angleterre ne déborda plus sur le continent par la guerre,
elle s'agita jusque dans ses abîmes les plus profonds ; enfin, comme le dit
un vieux poète anglais : les deux roses s'étaient
formées en bouquet, et de cette tige réunie était né Henri VIII[17] l'homme de chair
et de sang. L'Angleterre disposait de grandes forces ; sa chevalerie,
d'origine normande et saxonne, était ferme au champ de bataille ; rien
n'égalait les archers du pays de Galles quand ils se déployaient aux champs ;
leurs arbalètes lançaient des dards vigoureux. Depuis que la poudre avait
changé les combinaisons de la guerre, les Anglais avaient apporté une attention
active et profonde à l'artillerie ; les premiers, ils s'étaient servis
de canons : quel ravage les longues coulevrines n'avaient-elles pas fait dans
les rangs pressés de la chevalerie ? Pour combattre et anéantir cette
influence de l'Angleterre, la
France avait servi les haines si antiques des Écossais
contre les Saxons et les Normands ; plus d'une fois les Anglais avaient
essayé la domination de l'Ecosse, alors sous le gouvernement des Stuarts[18], race
mélancolique unie à la France
par une vieille affection de peuple et par les services que les Écossais
avaient rendus sous Charles VII, quand la couronne de France, violemment
ébranlée par les Bourguignons et les Armagnacs, était tombée aux mains des
Anglais. Une compagnie écossaise servait comme garde personnelle du roi
autour du drapeau fleurdelisé.
Le moyen âge fut le temps des franchises de villes et de
la liberté municipale quand il n'existait aucun système de centralisation,
aucune force supérieure autour de laquelle toutes les autres vinssent se
grouper ; les villes municipales formaient comme une fédération, et ce qui
existait en Italie, ce faisceau de villes indépendantes y républicaines, se
produisait également en Allemagne, en Flandre, comme aux bords de la Baltique.
L'Europe aux XIIIe et XIVe siècles, offrait deux idées
également puissantes en face l'une de l'autre, la féodalité et la
municipalité ; elles marchaient ensemble sans se heurter comme la vassalité
et la corporation. A côté des châteaux qui couronnaient les montagnes, se plaçaient
les villes libres avec les corporations marchandes : Graffs et syndics, barons
et maîtres, toutes ces idées se mélangeaient dans l'organisation sociale et
politique. En Flandre surtout, le grand système des franchises communales
existait dans sa force ; les bourgeois admettaient bien la souveraineté de
leur duc ou comte, mais nul syndic de Gand, de Courtray, de Bruxelles n'eût
sacrifié les privilèges de la ville à son suzerain féodal ou à sa dame, car
femme succédait au fief de Flandre[19]. Qui n'avait
alors souvenir des glorieuses défenses de Lille et de Courtray contre les
ducs de Bourgogne ? c'est qu'avant tout, les corporations tenaient à leur
liberté, à leurs privilèges, à leurs bannières. On trouvait de ces statuts
dans les villes hanséatiques comme dans l'île de Wisby, dans les cités libres
de Cologne comme au pied des Pyrénées où les Ricoshombres d'Aragon et de
Navarre étaient si fiers de leurs fueros,
avant l'énergique joug de Charles-Quint.
Cependant on ne pouvait se dissimuler que l'état social
tendait à se modifier par de grandes causes ; le siècle paraissait
profondément agité. Les vastes découvertes destinées à remuer les générations
ne produisent pas d'abord tous leurs effets ; il y a pour elles un temps
d'arrêt qu'elles consacrent à se perfectionner et à s'organiser ; puis elles
débordent apportant avec elles-mêmes leur principe de bien et de mal. Depuis
le XIIIe siècle, la science de la guerre était en possession de la poudre ;
le génie de la destruction s'était emparé de cette force, décrite déjà par
Bacon, comme un principe terrible[20]. On ne renonça
pas d'abord à l'arc vigoureusement tendu, à la lance, à l'arbalète ; mais
dans chaque corps de bataille, on arma les compagnies de pied de lourds
tubes, sortes d'arquebuses à rouet ; les longues coulevrines vinrent ensuite,
telles qu'elles sont reproduites aux manuscrits du XVe siècle[21].
La vieille tactique militaire dut alors se modifier ; les
corps de combat se formaient de masses de fer pressées, chevaux et hommes
sous le gonfanon du souverain ; au-devant de ces masses, et pour engager la
bataille, on plaçait des compagnies d'archers agiles, vigoureux, qui
lançaient des traits ou flèches. Ces troupes très-fortement exercées dans les
comtés de Sussex et de Cambridge, avaient presque toujours assuré la victoire
aux Anglais. Depuis que l'arquebuse avait succédé à l'arc, on dut modifier
l'ordre des combats. Les corps de chevaliers bardés de fer furent conservés (la féodalité n'était point morte encore, et tout
noble voulait servira cheval). Mais comme les coulevrines ne
respectaient ni casques, ni hauberts, ni cuirasses, on dut opposer artillerie
à artillerie, et organiser une infanterie d'arquebusiers destinés à s'élancer
sur les canons immobiles comme leurs affûts ; là fut tout l'art et le courage
des lansquenets suisses. Quand la bataille commençait, ils s'attachaient à
faire bonne prise des canons en courant vers l'artillerie ; une fois maîtres
de ce moyen décisif des batailles ; la cavalerie pouvait donner à l'aise et
ses fortes lances jetaient partout le désordre[22].
L'invention de la boussole, le passage à travers le Cap
des tempêtes décrit par Camoëns, la découverte de l'Amérique, tendaient
également à bouleverser tous les rapports de puissances et de relations.
Avant ces merveilleuses conquêtes de l'homme, tout le commerce se concentrait
dans le double bassin de l'Adriatique et de la Méditerranée, les
croisades avaient jeté les idées, les émotions et les intérêts vers l'Orient,
De là étaient nées les puissances de Venise, de Gènes, d'Amalfi, et même la
grandeur des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Les destinées de l'Empire
Ottoman, la puissance des États barbaresques, se rattachaient aussi à cette
direction de toutes les pensées vers l'Orient. Les Turcs n'étaient-ils pas
les maîtres du vaste littoral qui séparait l'Europe de l'Asie ? Rien ne
pouvait s'accomplir que par eux.
Les nouvelles découvertes déplacèrent les idées et les
intérêts ; Gènes et Venise n'étant plus sur la route des grandes destinées de
la génération, tôt ou tard elles devaient s'éteindre. Le diadème des deux
mondes rayonnait sur la tète des vieux rois de Castille, à peine délivrée du
joug des Maures ; les siècles bouleversent ainsi les puissances, les élèvent
ou les abaissent tour à tour. La loi du perfectionnement et du progrès
continu est une de ces chimères d'or qu'il faut laisser comme distraction et
orgueil aux peuples pour leur faire oublier la tristesse de leurs destinées,
qui est de rouler incessamment et sans espoir le rocher de Sisyphe. Cependant
au XVe siècle les choses n'en sont point complètement arrivées là, l'Italie,
l'Empire Ottoman, sont encore de grandes puissances en jeu dans le mouvement
politique. Il faut da longues années pour déplacer les rapports de peuples ;
on ne s'élève ni on ne tombe dans un seul jour ; la providence de Dieu n'est
pas aussi pressée que l'impatiente vanité des hommes.
La réforme de Luther donna également sa direction
désordonnée à la politique ; elle fit pénétrer une lutte religieuse dans les
questions de prépondérance civile. Le corps germanique, déjà si divisé, se
morcela dans des querelles intimes ; les intérêts protestants et catholiques
se placèrent en face pour combattre ; les idées du moyen âge s'affaiblirent
profondément. Les masses renoncèrent aux fraternités de corporations et de
confréries ; et, s'il se forma des associations, elles furent turbulentes et
dévastatrices à la manière des anabaptistes. Le principe d'autorité et
d'obéissance ne reposa plus désormais sur une idée morale ou religieuse, sur
des rapports mystiques et touchants, mais sur la force matérielle ; les rois,
s'affranchissant de tout devoir de famille, ne respectèrent plus ni les lois
domestiques ni celles des propriétés, et les sujets se révoltèrent par la
raison qu'ils étaient les plus forts. Le droit public se modifie entièrement
; il commence à se former une école diplomatique qui balance tous les
intérêts pour les invoquer au profit des nationalités égoïstes ; devant la
politique la fraternité chrétienne s'affaiblit et tombe[23].
Cette école diplomatique a l'Italie pour berceau ;
rarement les puissances superbes recourent aux négociations ; elles imposent
leur volonté par cela seul qu'elles ont le glaive en main. La force n'a pas
besoin de s'assouplir ; en Italie, il n'y avait aucune puissance qui possédât
une plénitude de moyens suffisants pour imposer sa loi ; toutes devaient donc
chercher leur crédit dans une certaine sphère de négociations, et c'est ce
qui donna la vie active à la diplomatie que Machiavel[24] mit en précepte.
Il arrivait en Italie ce qui se manifeste toujours là où il y a peu d'énergie
; il se révélait un besoin de trahison, de manœuvres secrètes, un perpétuel
changement dans les alliances, les traités, de manière que la parole humaine
n'était plus qu'un jeu. Le génie de Machiavel n'inventa rien de neuf ; il
raconta, fidèle historien, les faits qu'il avait sous les yeux ; et les
prenant comme éléments d'une théorie, il en fit Sortir quelques principes
généraux qui paraissent odieux parce qu'on en détache les événements
contemporains. Il ne faut jamais lire les livres de Machiavel isolés, sans
les rapprocher et les comparer à la poésie du Dante qui en est comme la clef.
Dante a peint le sens moral de l'Italie ; il a révélé ses plaies de
corruptions, ses actes atroces, les trahisons de ses gouvernants et de ses
peuples ; son enfer n'est que la peinture fatale de sa patrie. Quand on s'est
bien pénétré de cette douleur énergique, quand on a parcouru les dédales de
ce poème, où brille d'une sombre lueur la tour d'Ugolin, alors on peut lire
Machiavel, et le trouver moins théoricien que politique d'application.
En toute circonstance, les livres de Machiavel sont les
plus importants morceaux d'histoire à côté des magnifiques compositions de
Guichardin. C'est donc en Italie, et au XVe siècle, qu'on doit reporter
l'origine d'une véritable école diplomatique, qui s'est agrandie depuis en
s'appuyant sur des principes plus larges et plus justes ; car les États et
les peuples forts d'eux-mêmes ont moins besoin de supercheries. Eu toute
hypothèse, l'Italie devait se défendre par sa finesse et son habileté ;
n'était-elle pas le champ de bataille où la force faisait incessamment ses
appels aux armes et donnait ses cartels ?
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