Ardeur religieuse après l'an mil. — Fondation des églises. — Les
cathédrales. — Transformation des basiliques. — L'Allemagne. — La France. — L'Italie. —
Les corporations. — Les cités. — Vie bourgeoise. — Les arts. — Métiers. —
Enluminure. — Orfèvrerie. Les nielles. — Le stéréotype. — Imprimerie. — La
réforme est le retour vers la barbarie. — Brisement des statues. —
Proscription des arts et du luxe. — Apparition des grands maîtres
catholiques. — Écoles italienne, allemande et flamande.
1400-1500.
Le XIVe siècle finissait ; après les tristesses de l'an
mil et le lamentable gémissement de toute une génération agenouillée devant
la crainte de la fin du monde, il s'était fait un invincible retour vers la
pensée catholique : ce fut le temps des fondations religieuses, des oratoires
au désert, des basiliques dans les cités, de ces églises primitives que Ton
voit encore avec le baptistère au dehors, le Campo-Santo abrité sous les
voûtes sépulcrales avec les épitaphes brisées elles figures hautes des abbés
et des chevaliers mutilées par le temps[1]. Le XIIIe et le XIVe
siècle furent de grandes époques de rénovation dans la pensée et les
résultats de l'art chrétien ; alors s'élèvent avec une indicible ardeur ces
magnifiques églises, monuments municipaux, joie et orgueil des cités ; les
générations fidèles veulent pétrifier les douces légendes chrétiennes, la vie
de Jésus-Christ, le sauveur du monde, de sa divine mère, Dieu le père en sa
majesté, le jugement dernier, les peines du damné et les félicités du ciel :
ici, les vierges folles et les vierges sages ; là, les démons tentateurs aux
figures hideuses ou bizarres. Sous ces voûtes majestueuses le peuple vient
chercher ses émotions, depuis le baptême qui le purifie, jusqu'au jour des
funérailles lorsque le chant des morts se fait entendre ; sur ces tombes vieillies
et brisées, le baron reste debout quand les siècles ont passé sur sa tête ;
et la figure des abbés, usée par dix générations agenouillées, apparaît encore
sur les dalles et vous regarde de ses yeux fixes et ternis par la mort.
Du XIIe au XIVe siècles s'élevèrent, par un indicible et
mystérieux concours, ces magnifiques cathédrales, avec une même spontanéité,
en France, en Allemagne, en Italie, un maître d'architecture chef de
confrérie d'ouvriers réunissait autour de lui d'habiles compagnons, et, grâce
à leur zèle pour Dieu, à leur intelligence de l'art de maçonnerie, on voyait
les blocs de pierre s'élancer dans les airs et se façonner en flèches
dentelées. Les légendes rehaussaient l'éclat du monument[2] ; nul que les
anges n'avait pu contribuer à ces merveilles, escarboucles brillantes au
milieu de la cité ; quelle lutte n avait-il pas fallu soutenir contre l'esprit
de ténèbres, qui avait brisé de ses noires ailes les premières assises de la
basilique ? A Cologne, à Strasbourg, le diable s'était mêlé à toutes les
disgrâces des compagnons ; si la foudre avait sillonné le faite de l'édifice,
si un pauvre ouvrier s'était précipité des échelles suspendues, c'était le
démon maudit qui voulait empêcher la glorieuse maison de Dieu de s'élever
comme un hymne au Très-Haut. Aussi les cathédrales devinrent-elles la grande
préoccupation de la cité ; chaque compagnonnage accourait y étaler ses
chefs-d'œuvre. Y avait-il un bon ouvrier mécanicien, il devait gagner ses
titres à la maîtrise par la confection d'une belle horloge qui sondât les
heures avec le carillon tintant, et les rois qui sortaient trottillant à
chevalet et le coq qui réveillait le quartier à chaque heure[3]. Les charpentiers
construisaient les machines pour élever les pierres à des centaines de toises
au-dessus du sol ; si les maîtres sculpteurs façonnaient mille figures
gracieuses ou grimaçantes, les peintres sur vitraux dessinaient les plus
belles scènes de la
Genèse et de la vie du Christ en mille couleurs rouge et
bleuâtre, se reflétant comme un coloris céleste sur les figures de la Vierge et des saints, au
milieu de la basilique.
Les grandes œuvres de l'art, nées spontanément dans la
période que je viens de dire, n'eurent pas le même caractère en France, en
Allemagne et en Italie ; les cathédrales, sans différer dans leur plan, ont
un type plus ou moins grave. Ici, profusion de statues et d'ornements ; là,
sévérité simple et majestueuse dans l'exécution. Les statues de Reims, qui,
revêtues de leur longue robe de pierre, rangées autour du portail, semblent
braver le temps, ont quelque chose des traditions carlovingiennes et
diffèrent essentiellement des chevaliers qui ornent les cathédrales de
Cologne, de Saint-Étienne de Vienne, et de la Vierge de Munich ; et
quant au merveilleux dôme de Milan, c'est un colifichet de géant, un
splendide écrin de pierreries, qu'il faut retremper dans la sévère architecture
de Saint-Ambroise et de la Monza[4]. Ce qui distingue
surtout les basiliques allemandes, c'est la profusion des tombeaux et des
images de la mort ; placées au milieu d'un vieux Campo-Santo, leurs
murailles sont entourées de sépulcres et d'inscriptions funéraires surmontées
de ces armoiries au cimier, au griffon et à la licorne, qui rappellent les
farouches chevaliers des Sept-Montagnes du Rhin ; au centre de l'église, il n
y a que tombes où, debout, les barrons prient éternellement ; le ver du
sépulcre ronge ces débris de chair que se disputent les rats immondes, et
pour enseignement ces solennelles sentences de l'Écriture : Les heures coulent, la vie seule ne retourne pas[5]. En Italie, la
cathédrale, joyeuse comme le soleil, a dépouillé le vieux caractère de
basilique ; elle s'élève comme une grande coupe d'or artistement ornée de
pierreries au milieu d'un festin ; tandis qu'en France, où la légende plaît
et impressionne, la cathédrale jette sur ses poétiques vitraux les longues
histoires, les récits et les sentences de morale, les paraboles du Christ,
qui éclairent et sanctifient les générations. Tous les compagnons de la cité
mettaient les mains au grand œuvre, et le système des corporations aidait
singulièrement cette belle unité d architecture. Aucune force industrielle
n'agissait alors isolée ; la cité, la corporation, la famille, ainsi était la
hiérarchie ; la vie bourgeoise se concentrait symétriquement, et les longues
méditations des nuits produisaient les chefs-d'œuvre. A cette époque du XIVe
siècle, il se produit évidemment un grand effort dans tous les arts ; l'enluminure
des manuscrits prend une teinte plus hardie, plus gracieuse ; les figures roides
et byzantines aux riches ornements qui dominent jusqu'au XIe siècle, ont
disparu ; les traits barbares ont également fait leur temps ; les miniatures
du XIVe siècle sont presque toutes artistement combinées, les ornements ont
un indicible caractère de perfection, les personnages sont groupés avec art,
les points de perspective habilement saisis. Ce n'est point l'époque de la Renaissance qui
influe sur cette rénovation ; les peintures de Carlo Cimabue[6], le florentin, ou
de Giotto[7], tracées sur le
Campo-Santo, ne se sont point détachées de ces murailles pour se révéler aux
pieux enlumineurs des scènes de chevalerie, Tommaso Guidi et Maturino
Caravaggio[8]
n'avaient pas quitté leur atelier pour voyager en grands maîtres. C'est donc
comme spontanément et par un mouvement naturel que se fait la rénovation du XIVe
siècle[9]. Les sculpteurs
de pierres, qui groupaient avec une hardiesse de composition remarquable ces
myriades de figures sous les ogives, n'empruntaient pas leurs inspirations à
l'art grec ou romain ; elles partaient même d'une source tout à fait
différente ; l'art grec antique concentrait toutes ses idées sur la
perfection des formes, parce que le principe religieux était tout sensuel ;
l'art chrétien faisait résulter au contraire sa force, sa puissance, de la
pensée morale ; le sculpteur tenait moins à la forme qu'à la religion de son
œuvre ; sa peine, son soin étaient de grouper ses personnages de manière à
exprimer une scène, un exemple ; un sentiment qui refrénât le méchant et
consolât le bon ; en un mot, la triple pensée du Dante, l'enfer, le
purgatoire et le ciel.
Toute la vie de métier était comme une grande méditation
de l'art ; on s'absorbait dans un Christ d'ivoire ; le manuscrit, une fois
écrit et colorié par la fantaisie de l'artiste, passait dans les mains de
l'orfèvre, et ce que le sculpteur osait sur la pierre, l'orfèvre le réalisait
sur l'or et les métaux ; l'enchâssement des pierreries[10], cette habile
distribution de l'escarboucle sur la soie, de l'émeraude, de la topaze sur
les coupes d'or, d'azur ou d'argent, produisait des merveilles. Sous cette
face, l'art s'était maintenu splendide, car dès la première race les orfèvres
achevaient de belles œuvres ; les produits du XIVe siècle, si remarquables de
travail, les coupes en forme de châteaux aux tours pavillonnées, les
reliquaires si beaux, tels que la châsse des trois mages de Cologne, les ciboires et
les ostensoirs de la Monza,
étaient l'œuvre patiente des orfèvres florentins : dans ces rues étroites de
l'Arno, où se cachent encore aujourd'hui quelques-uns de ces vieux hommes de
métiers, vivait alors toute une corporation d'orfèvres, habiles ciseleurs, à
qui les nielles et les gravures doivent leurs chefs-d'œuvre ; les premiers
essais montrent une entente fort avancée de dessin[11] ; il est à croire
même que, longtemps avant l'imprimerie ; l'art de mouler les lettres, de
stéréotyper les caractères[12], était connu ;
il en reste aujourd'hui des témoignages irrécusables, La gravure sur bois,
sur la cire et sur le plomb, a précédé l'imprimerie telle qu'elle fut trouvée
à Mayence par Guttenberg dont la statue domine la grande place ; et la seule
découverte véritable fut la mobilité des caractères, qui permettait de se
servir des mêmes lettres à plusieurs fins et de multiplier ainsi les livres.
Ces corporations d'ouvriers y maîtres es arts, se
rattachaient à toutes les industries ; il suffit de parcourir les miniatures
des manuscrits ou de lire attentivement les statuts des corporations pour
reconnaître l'état merveilleux et florissant de l'industrie en Flandre, en
Italie, où gouvernaient les républiques marchandes. La plupart des beaux
monuments qui rayonnent encore dans les riches cités de Pise, de Florence,
les dômes de marbre bariolés de noir, de rouge, de blanc, furent payés par
les marchands de draps à la suite d'un vœu ; et les Médicis, qui
s'élevèrent à la splendide dignité ducale sur le plus noble sol de l'Italie,
cette famille illustra qui produisit le duc Laurent et le pape Léon X,
n'était-elle pas issue de marchands ? À Venise, à Gènes, l'origine de toute
force, de toute puissance, était encore dans les relations du commerce ;
l'esprit municipal se mêlait aux transactions mercantiles, et les statuts de
Marseille, les lois d'Oléron, le consulat de la mer, comme le Code rhodien,
peuvent donner une idée juste et forte de la puissance commerciale de toutes
ces républiques. L'esprit des cités de Flandre était non moins actifs non
moins appliqué aux vastes produits de l'industrie : corporations bruyantes,
elles avaient tant de fois pris les armes contre les ducs de Bourgogne ! Les
communes de Gand, de Bruges, de Liège, n'étaient-elles pas composées
d'ouvriers, de tisserands, tréfileurs de soie et d'or, faiseurs d'armures ?
Si le vêtement du serf et du moine (le serf de
Dieu) était uniformément tissu de bure grossière, il n'en était pas
ainsi de la parure des barons, des nobles dames, en soie, velours, camelot ;
les riches pierreries y scintillaient sur leur poitrine, à leur ceinture,
depuis le justaucorps de la chasse jusqu'aux armures de guerre, tellement
travaillées en belles figures, que l'on dirait le bouclier d'Achille, tel que
le décrit le vieil Homère[13].
Depuis le XIVe siècle, cette société du moyen âge était
profondément agitée par les doctrines hardies et l'esprit de réforme ; j'ai
décrit dans un autre ouvrage le mouvement des imaginations et des
intelligences avant la réforme de Luther ; mais sous le point de vue de l'art,
de l'industrie et de tout ce qui grandit une nation, la réforme de Luther fut
un véritable pas en arrière, un retour vers la barbarie froide et
raisonneuse. Le premier dogme de Luther fut l'abolition du culte des images,
violemment dénoncé comme une idolâtrie : des mains furieuses déchirèrent les
riches enluminures des manuscrits et des missels pour y substituer le texte
nu et décharné de la
Bible. Dans leur rage iconoclaste, les luthériens portèrent
les mains sur les statues des saints qui ornaient les sanctuaires, sur les
légendes pétrifiées qui bravaient les siècles sous les splendides portiques[14]. Si leur rage
n'avait pas trouvé d'obstacle, les générations seraient aujourd'hui privées
de ces merveilles, les villes ne pourraient plus les montrer avec orgueil à
l'étranger ébloui ; ennemis de tout luxe, de tout ornement pompeux, les
réformateurs auraient également éteint les premiers efforts du commerce et de
l'industrie qui se déployaient dans leurs magnificences ; car tous portaient
des vêtements sévères, en simple bure ; point de riches ceintures de
pierreries travaillées, de robes soyeuses et traînantes ; la femme huguenote
se parait de linon blanc sur une robe noire, simple et sans ornement comme on
le voit encore dans les portraits de Marguerite de Navarre. Un sentiment de
tristesse et de froideur se répandait autour de cette atmosphère de la
réforme ; les légendes dorées avaient disparu, et avec elles, les pompes si
puissantes sur les imaginations ; on donnait à chacun une liberté sombre et
austère de discussion ; on substituait à l'élément si chaud de la foi et du
catholicisme un ergotisme de texte, de discussions d'érudits à la façon de
Luther et de Calvin ; le peuple détruisait les souvenirs les plus religieux,
les plus riches. En supposant le triomphe complet, absolu de la réforme, l'industrie
et les arts auraient été comprimés dans leurs instincts les plus nobles.
Heureusement que l'école des artistes catholiques gardait
partout sa fol et son imagination colorée. Quand la multitude huguenote se
précipitait avec une fureur sauvage sur les plus beaux monuments des arts,
l'Italie se préservant de la fatale doctrine, voyait se déployer cette
magnifique école qui conserva l'enthousiasme avec une foi religieuse si ardente.
Au temps des premières discussions de la réforme, brille et se montre dans
toute sa grâce naïve Léonard de Vinci[15], le peintre
florentin, musicien exquis, brave à coups d'épée, véritable expression du
moyen âge chevaleresque, jeune homme ardent à l'œuvre sous son maître André
Verrochio ; il trace pour le réfectoire des Dominicains cet admirable tableau
de la Cène,
sublime composition où il fit ses belles tètes d'apôtres ; mais arrivé au
visage du Christ, il le laisse en ébauche, tant il trouve l'esquisse
au-dessous de la pensée divine qui devait briller aux traits du Sauveur du
monde. A côté de Léonard de Vinci, et comme son camarade d'atelier,
travaillait Pietro Vanucci, si célèbre sous le nom du Pérugin[16] ; lui aussi consacre
ses pinceaux aux légendes catholiques : son premier tableau ne retrace-t-il
pas les saints parents de Jésus-Christ ? Il multiplie les descentes de croix,
les assomptions de la Vierge,
et cette sainte famille de la
Chartreuse de Perugia qui annonce la manière de Sentie. Et
Michel-Ange Buonarotti[17], le peintre
anatomiste, où va-t-il chercher ses grandeurs, ses inspirations, les vastes
sources de son intelligence ? Issu d'illustre maison, élevé dans un cloître
religieux, en face des cadavres humains dont il étudiait la dernière
pulsation, Michel-Ange compose à quatorze ans son œuvre de début, ce Christ
en bois d'une expression déchirante ; son premier groupe de marbre, c'est la Vierge de la Pitié ; sa
magnifique fresque de la
Chapelle Sixtine, ce terrible jugement du grand Dieu, cet
effrayant spectacle de damnés qui vous glace, cet entrelacement d'hommes,
n'est-ce pas encore une œuvre toute catholique tracée sous l'inspiration du
souverain pontife Jules, si passionné pour les arts qu'il se met colère ou
s'apaise à raison que l'artiste capricieux se repose sous le doux soleil de
sa villa, ou qu'il reprend ardemment son travail[18] ? Et Sanzio, le
divin Raphaël[19],
à quel culte consacre-t-il son sublime pinceau ? n'est-ce pas surtout à la Vierge, à la religion de l'enfant
Jésus ; cette Vierge, il la place partout y il en éternise les traits divins
; tandis que la réforme nie la divinité de Marie, discute cette pureté du
sein qui nourrit le Christ, Sanzio, le grand artiste, la rend visible comme
une image sublime, éternellement gardée par la mémoire de toutes les mères
qui aiment et souffrent.
Si de la peinture nous passons aux ouvrages sculptés, à
quoi s'applique encore la pensée des artistes ? à la foi, à la grandeur
catholique. Buonarotti, Sanzio, peintres, sculpteurs, architectes, dessinent,
gravent et bâtissent avec une égale puissance, et toutes leurs œuvres sont
consacrées à la grandeur de l'Église. C'est que l'imagination brûle à
l'aspect des légendes et des histoires du Christ, de la Vierge et des saints :
splendides poèmes ! A Florence, à Pise, à Rome, orfèvres, tisseurs de soie et
d'or travaillent pour l'Église ; s'il se grave une nielle, c'est une sainte
famille ; si un vase ciselé sort de la main d'un habile ouvrier, c'est pour
se transformer en ciboire ou en ostensoir ; l'Église reste le principe de
toute science, de toute vie artistique ; en dehors, le protestantisme froid,
raisonneur, ne produit que des commentaires sur la Bible et des livres
imprimés avec un grand soin de ponctuation, à Venise, à Brescia, avant que
les Elzevirs ne se révèlent à Amsterdam dans la pureté de leur texte.
En Allemagne, à l'époque où la foi n'a pas encore été
ébranlée, l'art domine avec un caractère de sérénité et de candeur. Du XIIIe
au XVe siècle, l'architecture, la peinture conservent le type chaste et grave
qu'on retrouve surtout dans les cathédrales de Bâle et de Vienne ; là se
dessinent ces vierges au teint pâle, aux yeux si beaux ; ces paysages de
crèche sous un ciel bleu qui rappellent U première manière de Raphaël ; ces
barons agenouillés, les mains hautes et Jointes pour la prière, et ces offrandes
de femmes richement vêtues d'or, un peu roides et empesées. Quand la réforme
éclate, cette manière disparaît presque entièrement, et l'on peut trouver
dans la vie d'un grand artiste, Albert Durer[20], cette
transformation de l'art en Allemagne. Albert Durer, né fervent catholique,
fils d'un digne roturier de Nuremberg, membre d'une pieuse confrérie, signale
sa première manière dans la sculpture et la peinture, par sa belle Adoration
des Mages, la Vierge
à la couronne de roses, son Supplice de plusieurs Martyrs, l'Ecce
homo, le Christ sur la montagne des Oliviers. Il y a dans toutes
ces œuvres de l'imagination, de la poésie ; car l'âme de Durer est alors
croyante et catholique. Mais la réforme vient Jeter le doute, le raisonnement
au cœur de l'artiste ; dès lors il n'a plus en lui ce feu qui brûle, cet enthousiasme
qui illuminait toutes ses œuvres ; il devient froid de coloris, il se jette
dans l'école flamande et multiplie les portraits. Celte école flamande est
peut-être ce qui marque le plus profondément l'influence matérialiste que la
réforme exerce sur les arts. Il faut toujours une issue à la pensée, un
débouché au talent qui s'agite sous les étreintes ; quand la légende
catholique fut enlevée aux ferventes populations des Pays-Bas, la peinture se
limita dans le portrait et dans la reproduction des scènes techniques et
matérielles ; l'école hollandaise cherche sa poésie dans une certaine manière
dé bouffonnerie et de grande kermesse, que Téniers a depuis immortalisée.
Il paraît donc incontestablement résulter des monuments
encore debout à la face du soleil, que les XIIIe et XIVe siècles furent les
véritables époques de travail pour les arts comme pour les sciences ; les
cathédrales s'élèvent et se façonnent tout à fait en dehors de l'influence
grecque ou romaine ; l'art prend une nature spéciale pour chaque nationalité
allemande, française ou italienne ; il produit ses maîtres, ses ouvriers. Les
corporations de tailleurs de pierres, de ciseleurs n'empruntaient que des
passagères inspirations aux vieux monuments de Byzance et de Rome[21] ; tout vient
chez ces dignes ouvriers de leur foi ardente qui crée les miracles de leur
œuvre. Si l'église de Saint-Marc à Venise est tout empreinte des souvenirs de
la Grèce
; si la grande basilique de Milan rappelle dans ses statues anatomiques[22], les temps de
renaissance, l'époque de rénovation ; il n'en est pas ainsi des cathédrales
de Cologne, de Strasbourg, d'Amiens, de Chartres ou de Reims, qui gardent
l'empreinte sévère et toute sérieuse des monuments du moyen âge. Les vieux
manuscrits coloriés, les vitraux qui brillent en saintes légendes pour
raconter les premières scènes du christianisme, l'orfèvrerie des châsses et
des vases ciselés ; ces œuvres si diverses, si prodigieuses ont un caractère
natif et tout national qui ne vient point d'un emprunt aux souvenirs de
l'antiquité. Vous chercheriez en vain les vastes colonnades des temples
romains, cet idéalisme de formes de l'architecture grecque ; l'ouvrier ne
s'en inquiète pas ; son souci, sa préoccupation pieuse et sainte c'est de
reproduire la moralité de son tableau, de faire pénétrer une pensée de terreur
ou de joie, à l'aspect des damnés ou des bienheureux ; l'Écriture sainte, les
légendes du Christ demeurent là éternellement sous les portiques des
cathédrales.
Les trois grands faits qui ont changé la face de la
civilisation du XIIIe au XVe siècle : la boussole, la poudre à canon, et la
découverte de l'Amérique, se sont produits en dehors de toute influence de
l'antiquité ; ils furent les résultats de la réflexion profonde de l'esprit
sur lui-même. Quelques savants qui, sous la conduite de Lascaris[23], vinrent se
réfugier aux universités d'Italie, rendirent sans doute des services à la
science d'érudition, ils devinrent les grands ponctuateurs des textes, les traducteurs
des ouvrages de philosophie ; ils préparèrent les corrections importantes aux
textes imprimés à Venise, Bologne ou Amsterdam ; mais là se borna toute leur
influence. L'action de la réforme arrêta surtout la spontanéité native de l'art
en lui donnant quelque chose de sec et de matériel ; le prétexte même de la
prédication de Luther ne fut-il pas la vente des indulgences, et le produit
de ces indulgences n'était-il pas destiné aux artistes et aux ouvriers qui
élevaient la basilique de Saint-Pierre ? Cet impôt catholique des indulgences
avait été spécialement destiné pendant tout le moyen âge aux grandes
constructions de cathédrale, si ces magnifiques monuments religieux ombragent
encore les grandes cités de leurs flèches élancées vers les cieux, on le doit
surtout aux indulgences ; elles attiraient sur le parvis de la basilique
future les corporations de tailleurs de pierres, de maçons, de charpentiers,
de vitriers, qui se liaient par serment aux grandes œuvres ; le salaire était
petit, mais la foi grande ; on rachetait ses fautes par le travail. Lorsque
le sentiment de pénitence entrait au cœur d'un baron, s'il n'allait en
Palestine combattre les mécréants, il prenait le sac de l'ouvrier, la besace
du compagnon ; et les légendes ne racontent-elles pas que telle était la
pénitence que Renaud de Montauban s'était imposée ? Noble paladin, neveu de
Charlemagne, il avait pris néanmoins la truelle de maçon pour élever la
cathédrale de Cologne[24] : quoi de plus
doux, de plus saisissant que cette idée de racheter les peines de l'enfer
pour ce qu'on a aimé, une mère tendre, un ami, une noble existence qui s'est
unie à la vôtre ; les indulgences qui rachetaient les fautes de ses
proches de ses amis, étaient la plut suave des consolations, le plus tendre
des dévouements. Rien ne créait une plus sainte fraternité que ce travail
commun des ouvriers, que ce compagnonnage où l'on se secourait dans la vie
comme dans la mort. Les cités des rives du Rhin, de la Meuse où s'élevaient ces
cathédrales, virent alors ces associations d'ouvriers qui par des signes
mystérieux se comprenaient pour s'aimer dans le travail, pour se secourir
dans la prière des trépassés ; car pour le pieux catholique, la mort n'était
qu'une existence nouvelle et purifiée.
La réforme attaqua de front toute cette vieille société
avec ses peines et ses jouissances : plus de purgatoire, plus d'images, plus
de culte de la Vierge
; guerre à tout ce qui cherche à reproduire les traits du Christ ; plus de
retraite dans les monastères, plus de dévouement à l'existence ascétique ; et
à leur place l'ardente lecture de là Bible et un libre cours aux sens. Ici
les anabaptistes en armes qui brisent les idoles (et
ils appellent idole les magnificences de la sculpture), là un moine
qui s'unit à une religieuse, un électeur qui répudie ses femmes ; un roi fout
da chair, au ventre proéminent, qui rompt avec le pape pour marcher avec plus
de liberté sur le corps d'une femme toute d'exaltation et d'amour. A côté de
cette fatale et étrange révolution, l'école catholique produit et conserve
ses grands maîtres, Léonard de Vinci, le Pérugin, Sanzio Raphaël,
Michel-Ange, le Primatice ; et c'est au milieu de cette lutte de doctrines,
de sciences, d'arts, de grandes et de petites choses que se développe
l'enfance de François Ier.
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