FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME PREMIER

CHAPITRE PREMIER. — LA SOCIÉTÉ AU XVe SIÈCLE.

 

 

Ardeur religieuse après l'an mil. — Fondation des églises. — Les cathédrales. — Transformation des basiliques. — L'Allemagne. — La France. — L'Italie. — Les corporations. — Les cités. — Vie bourgeoise. — Les arts. — Métiers. — Enluminure. — Orfèvrerie. Les nielles. — Le stéréotype. — Imprimerie. — La réforme est le retour vers la barbarie. — Brisement des statues. — Proscription des arts et du luxe. — Apparition des grands maîtres catholiques. — Écoles italienne, allemande et flamande.

1400-1500.

 

Le XIVe siècle finissait ; après les tristesses de l'an mil et le lamentable gémissement de toute une génération agenouillée devant la crainte de la fin du monde, il s'était fait un invincible retour vers la pensée catholique : ce fut le temps des fondations religieuses, des oratoires au désert, des basiliques dans les cités, de ces églises primitives que Ton voit encore avec le baptistère au dehors, le Campo-Santo abrité sous les voûtes sépulcrales avec les épitaphes brisées elles figures hautes des abbés et des chevaliers mutilées par le temps[1]. Le XIIIe et le XIVe siècle furent de grandes époques de rénovation dans la pensée et les résultats de l'art chrétien ; alors s'élèvent avec une indicible ardeur ces magnifiques églises, monuments municipaux, joie et orgueil des cités ; les générations fidèles veulent pétrifier les douces légendes chrétiennes, la vie de Jésus-Christ, le sauveur du monde, de sa divine mère, Dieu le père en sa majesté, le jugement dernier, les peines du damné et les félicités du ciel : ici, les vierges folles et les vierges sages ; là, les démons tentateurs aux figures hideuses ou bizarres. Sous ces voûtes majestueuses le peuple vient chercher ses émotions, depuis le baptême qui le purifie, jusqu'au jour des funérailles lorsque le chant des morts se fait entendre ; sur ces tombes vieillies et brisées, le baron reste debout quand les siècles ont passé sur sa tête ; et la figure des abbés, usée par dix générations agenouillées, apparaît encore sur les dalles et vous regarde de ses yeux fixes et ternis par la mort.

Du XIIe au XIVe siècles s'élevèrent, par un indicible et mystérieux concours, ces magnifiques cathédrales, avec une même spontanéité, en France, en Allemagne, en Italie, un maître d'architecture chef de confrérie d'ouvriers réunissait autour de lui d'habiles compagnons, et, grâce à leur zèle pour Dieu, à leur intelligence de l'art de maçonnerie, on voyait les blocs de pierre s'élancer dans les airs et se façonner en flèches dentelées. Les légendes rehaussaient l'éclat du monument[2] ; nul que les anges n'avait pu contribuer à ces merveilles, escarboucles brillantes au milieu de la cité ; quelle lutte n avait-il pas fallu soutenir contre l'esprit de ténèbres, qui avait brisé de ses noires ailes les premières assises de la basilique ? A Cologne, à Strasbourg, le diable s'était mêlé à toutes les disgrâces des compagnons ; si la foudre avait sillonné le faite de l'édifice, si un pauvre ouvrier s'était précipité des échelles suspendues, c'était le démon maudit qui voulait empêcher la glorieuse maison de Dieu de s'élever comme un hymne au Très-Haut. Aussi les cathédrales devinrent-elles la grande préoccupation de la cité ; chaque compagnonnage accourait y étaler ses chefs-d'œuvre. Y avait-il un bon ouvrier mécanicien, il devait gagner ses titres à la maîtrise par la confection d'une belle horloge qui sondât les heures avec le carillon tintant, et les rois qui sortaient trottillant à chevalet et le coq qui réveillait le quartier à chaque heure[3]. Les charpentiers construisaient les machines pour élever les pierres à des centaines de toises au-dessus du sol ; si les maîtres sculpteurs façonnaient mille figures gracieuses ou grimaçantes, les peintres sur vitraux dessinaient les plus belles scènes de la Genèse et de la vie du Christ en mille couleurs rouge et bleuâtre, se reflétant comme un coloris céleste sur les figures de la Vierge et des saints, au milieu de la basilique.

Les grandes œuvres de l'art, nées spontanément dans la période que je viens de dire, n'eurent pas le même caractère en France, en Allemagne et en Italie ; les cathédrales, sans différer dans leur plan, ont un type plus ou moins grave. Ici, profusion de statues et d'ornements ; là, sévérité simple et majestueuse dans l'exécution. Les statues de Reims, qui, revêtues de leur longue robe de pierre, rangées autour du portail, semblent braver le temps, ont quelque chose des traditions carlovingiennes et diffèrent essentiellement des chevaliers qui ornent les cathédrales de Cologne, de Saint-Étienne de Vienne, et de la Vierge de Munich ; et quant au merveilleux dôme de Milan, c'est un colifichet de géant, un splendide écrin de pierreries, qu'il faut retremper dans la sévère architecture de Saint-Ambroise et de la Monza[4]. Ce qui distingue surtout les basiliques allemandes, c'est la profusion des tombeaux et des images de la mort ; placées au milieu d'un vieux Campo-Santo, leurs murailles sont entourées de sépulcres et d'inscriptions funéraires surmontées de ces armoiries au cimier, au griffon et à la licorne, qui rappellent les farouches chevaliers des Sept-Montagnes du Rhin ; au centre de l'église, il n y a que tombes où, debout, les barrons prient éternellement ; le ver du sépulcre ronge ces débris de chair que se disputent les rats immondes, et pour enseignement ces solennelles sentences de l'Écriture : Les heures coulent, la vie seule ne retourne pas[5]. En Italie, la cathédrale, joyeuse comme le soleil, a dépouillé le vieux caractère de basilique ; elle s'élève comme une grande coupe d'or artistement ornée de pierreries au milieu d'un festin ; tandis qu'en France, où la légende plaît et impressionne, la cathédrale jette sur ses poétiques vitraux les longues histoires, les récits et les sentences de morale, les paraboles du Christ, qui éclairent et sanctifient les générations. Tous les compagnons de la cité mettaient les mains au grand œuvre, et le système des corporations aidait singulièrement cette belle unité d architecture. Aucune force industrielle n'agissait alors isolée ; la cité, la corporation, la famille, ainsi était la hiérarchie ; la vie bourgeoise se concentrait symétriquement, et les longues méditations des nuits produisaient les chefs-d'œuvre. A cette époque du XIVe siècle, il se produit évidemment un grand effort dans tous les arts ; l'enluminure des manuscrits prend une teinte plus hardie, plus gracieuse ; les figures roides et byzantines aux riches ornements qui dominent jusqu'au XIe siècle, ont disparu ; les traits barbares ont également fait leur temps ; les miniatures du XIVe siècle sont presque toutes artistement combinées, les ornements ont un indicible caractère de perfection, les personnages sont groupés avec art, les points de perspective habilement saisis. Ce n'est point l'époque de la Renaissance qui influe sur cette rénovation ; les peintures de Carlo Cimabue[6], le florentin, ou de Giotto[7], tracées sur le Campo-Santo, ne se sont point détachées de ces murailles pour se révéler aux pieux enlumineurs des scènes de chevalerie, Tommaso Guidi et Maturino Caravaggio[8] n'avaient pas quitté leur atelier pour voyager en grands maîtres. C'est donc comme spontanément et par un mouvement naturel que se fait la rénovation du XIVe siècle[9]. Les sculpteurs de pierres, qui groupaient avec une hardiesse de composition remarquable ces myriades de figures sous les ogives, n'empruntaient pas leurs inspirations à l'art grec ou romain ; elles partaient même d'une source tout à fait différente ; l'art grec antique concentrait toutes ses idées sur la perfection des formes, parce que le principe religieux était tout sensuel ; l'art chrétien faisait résulter au contraire sa force, sa puissance, de la pensée morale ; le sculpteur tenait moins à la forme qu'à la religion de son œuvre ; sa peine, son soin étaient de grouper ses personnages de manière à exprimer une scène, un exemple ; un sentiment qui refrénât le méchant et consolât le bon ; en un mot, la triple pensée du Dante, l'enfer, le purgatoire et le ciel.

Toute la vie de métier était comme une grande méditation de l'art ; on s'absorbait dans un Christ d'ivoire ; le manuscrit, une fois écrit et colorié par la fantaisie de l'artiste, passait dans les mains de l'orfèvre, et ce que le sculpteur osait sur la pierre, l'orfèvre le réalisait sur l'or et les métaux ; l'enchâssement des pierreries[10], cette habile distribution de l'escarboucle sur la soie, de l'émeraude, de la topaze sur les coupes d'or, d'azur ou d'argent, produisait des merveilles. Sous cette face, l'art s'était maintenu splendide, car dès la première race les orfèvres achevaient de belles œuvres ; les produits du XIVe siècle, si remarquables de travail, les coupes en forme de châteaux aux tours pavillonnées, les reliquaires si beaux, tels que la châsse  des trois mages de Cologne, les ciboires et les ostensoirs de la Monza, étaient l'œuvre patiente des orfèvres florentins : dans ces rues étroites de l'Arno, où se cachent encore aujourd'hui quelques-uns de ces vieux hommes de métiers, vivait alors toute une corporation d'orfèvres, habiles ciseleurs, à qui les nielles et les gravures doivent leurs chefs-d'œuvre ; les premiers essais montrent une entente fort avancée de dessin[11] ; il est à croire même que, longtemps avant l'imprimerie ; l'art de mouler les lettres, de stéréotyper les caractères[12], était connu ; il en reste aujourd'hui des témoignages irrécusables, La gravure sur bois, sur la cire et sur le plomb, a précédé l'imprimerie telle qu'elle fut trouvée à Mayence par Guttenberg dont la statue domine la grande place ; et la seule découverte véritable fut la mobilité des caractères, qui permettait de se servir des mêmes lettres à plusieurs fins et de multiplier ainsi les livres.

Ces corporations d'ouvriers y maîtres es arts, se rattachaient à toutes les industries ; il suffit de parcourir les miniatures des manuscrits ou de lire attentivement les statuts des corporations pour reconnaître l'état merveilleux et florissant de l'industrie en Flandre, en Italie, où gouvernaient les républiques marchandes. La plupart des beaux monuments qui rayonnent encore dans les riches cités de Pise, de Florence, les dômes de marbre bariolés de noir, de rouge, de blanc, furent payés par les marchands de draps à la suite d'un vœu ; et les Médicis, qui s'élevèrent à la splendide dignité ducale sur le plus noble sol de l'Italie, cette famille illustra qui produisit le duc Laurent et le pape Léon X, n'était-elle pas issue de marchands ? À Venise, à Gènes, l'origine de toute force, de toute puissance, était encore dans les relations du commerce ; l'esprit municipal se mêlait aux transactions mercantiles, et les statuts de Marseille, les lois d'Oléron, le consulat de la mer, comme le Code rhodien, peuvent donner une idée juste et forte de la puissance commerciale de toutes ces républiques. L'esprit des cités de Flandre était non moins actifs non moins appliqué aux vastes produits de l'industrie : corporations bruyantes, elles avaient tant de fois pris les armes contre les ducs de Bourgogne ! Les communes de Gand, de Bruges, de Liège, n'étaient-elles pas composées d'ouvriers, de tisserands, tréfileurs de soie et d'or, faiseurs d'armures ? Si le vêtement du serf et du moine (le serf de Dieu) était uniformément tissu de bure grossière, il n'en était pas ainsi de la parure des barons, des nobles dames, en soie, velours, camelot ; les riches pierreries y scintillaient sur leur poitrine, à leur ceinture, depuis le justaucorps de la chasse jusqu'aux armures de guerre, tellement travaillées en belles figures, que l'on dirait le bouclier d'Achille, tel que le décrit le vieil Homère[13].

Depuis le XIVe siècle, cette société du moyen âge était profondément agitée par les doctrines hardies et l'esprit de réforme ; j'ai décrit dans un autre ouvrage le mouvement des imaginations et des intelligences avant la réforme de Luther ; mais sous le point de vue de l'art, de l'industrie et de tout ce qui grandit une nation, la réforme de Luther fut un véritable pas en arrière, un retour vers la barbarie froide et raisonneuse. Le premier dogme de Luther fut l'abolition du culte des images, violemment dénoncé comme une idolâtrie : des mains furieuses déchirèrent les riches enluminures des manuscrits et des missels pour y substituer le texte nu et décharné de la Bible. Dans leur rage iconoclaste, les luthériens portèrent les mains sur les statues des saints qui ornaient les sanctuaires, sur les légendes pétrifiées qui bravaient les siècles sous les splendides portiques[14]. Si leur rage n'avait pas trouvé d'obstacle, les générations seraient aujourd'hui privées de ces merveilles, les villes ne pourraient plus les montrer avec orgueil à l'étranger ébloui ; ennemis de tout luxe, de tout ornement pompeux, les réformateurs auraient également éteint les premiers efforts du commerce et de l'industrie qui se déployaient dans leurs magnificences ; car tous portaient des vêtements sévères, en simple bure ; point de riches ceintures de pierreries travaillées, de robes soyeuses et traînantes ; la femme huguenote se parait de linon blanc sur une robe noire, simple et sans ornement comme on le voit encore dans les portraits de Marguerite de Navarre. Un sentiment de tristesse et de froideur se répandait autour de cette atmosphère de la réforme ; les légendes dorées avaient disparu, et avec elles, les pompes si puissantes sur les imaginations ; on donnait à chacun une liberté sombre et austère de discussion ; on substituait à l'élément si chaud de la foi et du catholicisme un ergotisme de texte, de discussions d'érudits à la façon de Luther et de Calvin ; le peuple détruisait les souvenirs les plus religieux, les plus riches. En supposant le triomphe complet, absolu de la réforme, l'industrie et les arts auraient été comprimés dans leurs instincts les plus nobles.

Heureusement que l'école des artistes catholiques gardait partout sa fol et son imagination colorée. Quand la multitude huguenote se précipitait avec une fureur sauvage sur les plus beaux monuments des arts, l'Italie se préservant de la fatale doctrine, voyait se déployer cette magnifique école qui conserva l'enthousiasme avec une foi religieuse si ardente. Au temps des premières discussions de la réforme, brille et se montre dans toute sa grâce naïve Léonard de Vinci[15], le peintre florentin, musicien exquis, brave à coups d'épée, véritable expression du moyen âge chevaleresque, jeune homme ardent à l'œuvre sous son maître André Verrochio ; il trace pour le réfectoire des Dominicains cet admirable tableau de la Cène, sublime composition où il fit ses belles tètes d'apôtres ; mais arrivé au visage du Christ, il le laisse en ébauche, tant il trouve l'esquisse au-dessous de la pensée divine qui devait briller aux traits du Sauveur du monde. A côté de Léonard de Vinci, et comme son camarade d'atelier, travaillait Pietro Vanucci, si célèbre sous le nom du Pérugin[16] ; lui aussi consacre ses pinceaux aux légendes catholiques : son premier tableau ne retrace-t-il pas les saints parents de Jésus-Christ ? Il multiplie les descentes de croix, les assomptions de la Vierge, et cette sainte famille de la Chartreuse de Perugia qui annonce la manière de Sentie. Et Michel-Ange Buonarotti[17], le peintre anatomiste, où va-t-il chercher ses grandeurs, ses inspirations, les vastes sources de son intelligence ? Issu d'illustre maison, élevé dans un cloître religieux, en face des cadavres humains dont il étudiait la dernière pulsation, Michel-Ange compose à quatorze ans son œuvre de début, ce Christ en bois d'une expression déchirante ; son premier groupe de marbre, c'est la Vierge de la Pitié ; sa magnifique fresque de la Chapelle Sixtine, ce terrible jugement du grand Dieu, cet effrayant spectacle de damnés qui vous glace, cet entrelacement d'hommes, n'est-ce pas encore une œuvre toute catholique tracée sous l'inspiration du souverain pontife Jules, si passionné pour les arts qu'il se met colère ou s'apaise à raison que l'artiste capricieux se repose sous le doux soleil de sa villa, ou qu'il reprend ardemment son travail[18] ? Et Sanzio, le divin Raphaël[19], à quel culte consacre-t-il son sublime pinceau ? n'est-ce pas surtout à la Vierge, à la religion de l'enfant Jésus ; cette Vierge, il la place partout y il en éternise les traits divins ; tandis que la réforme nie la divinité de Marie, discute cette pureté du sein qui nourrit le Christ, Sanzio, le grand artiste, la rend visible comme une image sublime, éternellement gardée par la mémoire de toutes les mères qui aiment et souffrent.

Si de la peinture nous passons aux ouvrages sculptés, à quoi s'applique encore la pensée des artistes ? à la foi, à la grandeur catholique. Buonarotti, Sanzio, peintres, sculpteurs, architectes, dessinent, gravent et bâtissent avec une égale puissance, et toutes leurs œuvres sont consacrées à la grandeur de l'Église. C'est que l'imagination brûle à l'aspect des légendes et des histoires du Christ, de la Vierge et des saints : splendides poèmes ! A Florence, à Pise, à Rome, orfèvres, tisseurs de soie et d'or travaillent pour l'Église ; s'il se grave une nielle, c'est une sainte famille ; si un vase ciselé sort de la main d'un habile ouvrier, c'est pour se transformer en ciboire ou en ostensoir ; l'Église reste le principe de toute science, de toute vie artistique ; en dehors, le protestantisme froid, raisonneur, ne produit que des commentaires sur la Bible et des livres imprimés avec un grand soin de ponctuation, à Venise, à Brescia, avant que les Elzevirs ne se révèlent à Amsterdam dans la pureté de leur texte.

En Allemagne, à l'époque où la foi n'a pas encore été ébranlée, l'art domine avec un caractère de sérénité et de candeur. Du XIIIe au XVe siècle, l'architecture, la peinture conservent le type chaste et grave qu'on retrouve surtout dans les cathédrales de Bâle et de Vienne ; là se dessinent ces vierges au teint pâle, aux yeux si beaux ; ces paysages de crèche sous un ciel bleu qui rappellent U première manière de Raphaël ; ces barons agenouillés, les mains hautes et Jointes pour la prière, et ces offrandes de femmes richement vêtues d'or, un peu roides et empesées. Quand la réforme éclate, cette manière disparaît presque entièrement, et l'on peut trouver dans la vie d'un grand artiste, Albert Durer[20], cette transformation de l'art en Allemagne. Albert Durer, né fervent catholique, fils d'un digne roturier de Nuremberg, membre d'une pieuse confrérie, signale sa première manière dans la sculpture et la peinture, par sa belle Adoration des Mages, la Vierge à la couronne de roses, son Supplice de plusieurs Martyrs, l'Ecce homo, le Christ sur la montagne des Oliviers. Il y a dans toutes ces œuvres de l'imagination, de la poésie ; car l'âme de Durer est alors croyante et catholique. Mais la réforme vient Jeter le doute, le raisonnement au cœur de l'artiste ; dès lors il n'a plus en lui ce feu qui brûle, cet enthousiasme qui illuminait toutes ses œuvres ; il devient froid de coloris, il se jette dans l'école flamande et multiplie les portraits. Celte école flamande est peut-être ce qui marque le plus profondément l'influence matérialiste que la réforme exerce sur les arts. Il faut toujours une issue à la pensée, un débouché au talent qui s'agite sous les étreintes ; quand la légende catholique fut enlevée aux ferventes populations des Pays-Bas, la peinture se limita dans le portrait et dans la reproduction des scènes techniques et matérielles ; l'école hollandaise cherche sa poésie dans une certaine manière dé bouffonnerie et de grande kermesse, que Téniers a depuis immortalisée.

Il paraît donc incontestablement résulter des monuments encore debout à la face du soleil, que les XIIIe et XIVe siècles furent les véritables époques de travail pour les arts comme pour les sciences ; les cathédrales s'élèvent et se façonnent tout à fait en dehors de l'influence grecque ou romaine ; l'art prend une nature spéciale pour chaque nationalité allemande, française ou italienne ; il produit ses maîtres, ses ouvriers. Les corporations de tailleurs de pierres, de ciseleurs n'empruntaient que des passagères inspirations aux vieux monuments de Byzance et de Rome[21] ; tout vient chez ces dignes ouvriers de leur foi ardente qui crée les miracles de leur œuvre. Si l'église de Saint-Marc à Venise est tout empreinte des souvenirs de la Grèce ; si la grande basilique de Milan rappelle dans ses statues anatomiques[22], les temps de renaissance, l'époque de rénovation ; il n'en est pas ainsi des cathédrales de Cologne, de Strasbourg, d'Amiens, de Chartres ou de Reims, qui gardent l'empreinte sévère et toute sérieuse des monuments du moyen âge. Les vieux manuscrits coloriés, les vitraux qui brillent en saintes légendes pour raconter les premières scènes du christianisme, l'orfèvrerie des châsses et des vases ciselés ; ces œuvres si diverses, si prodigieuses ont un caractère natif et tout national qui ne vient point d'un emprunt aux souvenirs de l'antiquité. Vous chercheriez en vain les vastes colonnades des temples romains, cet idéalisme de formes de l'architecture grecque ; l'ouvrier ne s'en inquiète pas ; son souci, sa préoccupation pieuse et sainte c'est de reproduire la moralité de son tableau, de faire pénétrer une pensée de terreur ou de joie, à l'aspect des damnés ou des bienheureux ; l'Écriture sainte, les légendes du Christ demeurent là éternellement sous les portiques des cathédrales.

Les trois grands faits qui ont changé la face de la civilisation du XIIIe au XVe siècle : la boussole, la poudre à canon, et la découverte de l'Amérique, se sont produits en dehors de toute influence de l'antiquité ; ils furent les résultats de la réflexion profonde de l'esprit sur lui-même. Quelques savants qui, sous la conduite de Lascaris[23], vinrent se réfugier aux universités d'Italie, rendirent sans doute des services à la science d'érudition, ils devinrent les grands ponctuateurs des textes, les traducteurs des ouvrages de philosophie ; ils préparèrent les corrections importantes aux textes imprimés à Venise, Bologne ou Amsterdam ; mais là se borna toute leur influence. L'action de la réforme arrêta surtout la spontanéité native de l'art en lui donnant quelque chose de sec et de matériel ; le prétexte même de la prédication de Luther ne fut-il pas la vente des indulgences, et le produit de ces indulgences n'était-il pas destiné aux artistes et aux ouvriers qui élevaient la basilique de Saint-Pierre ? Cet impôt catholique des indulgences avait été spécialement destiné pendant tout le moyen âge aux grandes constructions de cathédrale, si ces magnifiques monuments religieux ombragent encore les grandes cités de leurs flèches élancées vers les cieux, on le doit surtout aux indulgences ; elles attiraient sur le parvis de la basilique future les corporations de tailleurs de pierres, de maçons, de charpentiers, de vitriers, qui se liaient par serment aux grandes œuvres ; le salaire était petit, mais la foi grande ; on rachetait ses fautes par le travail. Lorsque le sentiment de pénitence entrait au cœur d'un baron, s'il n'allait en Palestine combattre les mécréants, il prenait le sac de l'ouvrier, la besace du compagnon ; et les légendes ne racontent-elles pas que telle était la pénitence que Renaud de Montauban s'était imposée ? Noble paladin, neveu de Charlemagne, il avait pris néanmoins la truelle de maçon pour élever la cathédrale de Cologne[24] : quoi de plus doux, de plus saisissant que cette idée de racheter les peines de l'enfer pour ce qu'on a aimé, une mère tendre, un ami, une noble existence qui s'est unie à la vôtre ; les indulgences qui rachetaient les fautes de ses proches de ses amis, étaient la plut suave des consolations, le plus tendre des dévouements. Rien ne créait une plus sainte fraternité que ce travail commun des ouvriers, que ce compagnonnage où l'on se secourait dans la vie comme dans la mort. Les cités des rives du Rhin, de la Meuse où s'élevaient ces cathédrales, virent alors ces associations d'ouvriers qui par des signes mystérieux se comprenaient pour s'aimer dans le travail, pour se secourir dans la prière des trépassés ; car pour le pieux catholique, la mort n'était qu'une existence nouvelle et purifiée.

La réforme attaqua de front toute cette vieille société avec ses peines et ses jouissances : plus de purgatoire, plus d'images, plus de culte de la Vierge ; guerre à tout ce qui cherche à reproduire les traits du Christ ; plus de retraite dans les monastères, plus de dévouement à l'existence ascétique ; et à leur place l'ardente lecture de là Bible et un libre cours aux sens. Ici les anabaptistes en armes qui brisent les idoles (et ils appellent idole les magnificences de la sculpture), là un moine qui s'unit à une religieuse, un électeur qui répudie ses femmes ; un roi fout da chair, au ventre proéminent, qui rompt avec le pape pour marcher avec plus de liberté sur le corps d'une femme toute d'exaltation et d'amour. A côté de cette fatale et étrange révolution, l'école catholique produit et conserve ses grands maîtres, Léonard de Vinci, le Pérugin, Sanzio Raphaël, Michel-Ange, le Primatice ; et c'est au milieu de cette lutte de doctrines, de sciences, d'arts, de grandes et de petites choses que se développe l'enfance de François Ier.

 

 

 



[1] Le bel œuvre de la Gallia christianna doit être toujours consulté sur la fondation des églises. J'ai décrit cette curieuse réaction de l'an mil dans mon livre sur Hugues Capet et la troisième race, jusqu'à Philippe Auguste. Le Campo-Santo de Pise et la cour sépulcrale qui précède la basilique de Saint-Ambroise à Milan, peuvent donner une idée exacte des basiliques.

[2] La légende sur la cathédrale de Cologne est bien connue, et on la récite dans tous les pèlerinages sur le Rhin. C'est un grand spectacle que donne la Prusse en continuant cette splendide basilique, et peut-être bien prépare-t-elle ainsi sans le vouloir l'unité catholique de l'Allemagne.

[3] Strasbourg vient de voir un chef-d'œuvre de patience comme au moyen âge, et, la dernière fois que je traversai la vieille cité, le peuple se portait à la basilique pour saluer les beaux cavaliers de la nouvelle horloge.

[4] J'ai passé bien des heures à Vienne à la face de ces barons mutilés par le temps, qui semblent garder le porche de la cathédrale de Saint-Étienne. La piété allemande a quelque chose de saint et de mystique.

[5] C'est dans une des nefs de la cathédrale de Saint-Étienne, à Vienne, que se trouve cette épitaphe. Au reste, si l'on veut se faire une belle idée des armoiries allemandes sur les sépultures, il faut faire le tour à l'extérieur de la cathédrale de Munich ; les murailles sont recouvertes des plus somptueuses décorations de la mort. Oh ! que j'abandonnais souvent le Munich moderne avec ses richesses artistiques, pour contempler ces blasons des trépassés !

[6] Carlo Cimabue, né à Florence en 1240, mourut en 1300.

[7] Giotto, né aussi à Florence en 1276, mourut en 1336.

[8] Tommaso Guidi et Matarino Garavaggio, nés tous deux en 1417, moururent l'un et l'autre en 1443.

[9] La Bibliothèque royale de Paris possède plus de cent manuscrits à miniatures des XIVe et XVe siècles, admirables de dessin et de colons. Le Tite-Live, n°10 ; la Bible dite des Pauvres, n° 6829 ; et, pour la variété de l'art, les grisailles de la Vie de sainte Catherine, n° 540, me paraissent autant de merveilles.

[10] Voyez, sur l'art florentin, les mémoires un peu fanfarons de Benvenuto Cellini et ses Due trattati, uno intorno alle otto principal arti dell' oreficeria, l'altro in materia dell' arte della scoltura, Florence, 1568, in-4°.

[11] La plus ancienne des nielles me paraît l'épreuve de la Paix (Pax Eucharistiæ), 1452, de Mazo Finiguerra.

[12] La bibliothèque si riche de Munich a des stéréotypes fort antiques, et l'obligeance infinie de M. Foringer, bibliothécaire, m'a mis à même de visiter ces trésors. A Paris, on possède les premiers livres imprimés à Venise, Rome, Lyon ; la date la plus ancienne me parait 1450 ; les richesses de la Bibliothèque du roi sont innombrables sous ce rapport. La bibliothèque de l'Arsenal est aussi un précieux dépôt pour les vieilles éditions italiennes, grâce aux soins du marquis de Paulmy.

[13] Les armures du XIVe siècle deviennent rares ; celles du XVIe sont un peu colifichet ; au reste les miniatures les reproduisent à merveille. Je ne sache rien de plus beau, sous ce rapport, que les figures d'airain des empereurs qui entourent le tombeau de Maximilien, à Insprück.

[14] C'est à Anvers surtout que se révèlent les ravages iconoclastes de la réforme. Voyez mon travail sur la Réforme et la Ligue.

[15] Leonardo da Vinci, né près de Florence, en 1452, mourut en 1519.

[16] Pietro Vanucci Perugino, né à Perugia, en 1446, mourut en 1524,

[17] Buonarotti Michel-Angelo, né à Florence, en 1474, mourut en 1564.

[18] C'était une idée fort répandue que ce jugement dernier dans toute la génération d'artistes du XIIe au XVe siècle. J'ai trouvé une miniature de la fin du XIVe siècle (Bib. du roi, Mss.), fort curieuse, au reste, si on la compare aux fresques du Campo-Santo de Pise, où Michel-Ange a évidemment puisé quelques-unes de ses poses et de ses entrelacements anatomiques.

[19] Sanzio Raffaello d'Urbino, né en 1487, mourut en 1520.

[20] Albert Durer, né à Nuremberg en 1471, y mourut en 1528.

[21] Il faut encore parcourir les miniatures des Mss. pour prendre une juste idée de la manière de bâtir les grands monuments du XIVe siècle. C'est la véritable étude des mœurs.

[22] Les cariatides que l'on trouve si fortement jetées aux coins de la cathédrale du côté de la place du Dôme, à Milan, me paraissent de véritables études d'anatomie.

[23] Constantin Lascaris, parti de Constantinople en 1454, fut accueilli à Milan par François Sforza, et mourut à Messine, en 1493.

[24] J'ai donné cette légende dans mon travail sur Charlemagne.