La signature de la paix, à Vervins, avait conduit à Paris et à Fontainebleau, deux négociateurs importants, le cardinal de Médicis et frère Bonaventure, général de Tordre des cordeliers, tous deux, esprits considérables désignés par le pape comme médiateurs, pour mener à bonne fin les négociations entre Henri IV et Philippe II. Le cardinal Alexandre de Médicis appartenait à la grande race florentine[1] ; frère Bonaventure s'appelait du nom de famille Gonzague Catalagizone d'une origine sicilienne. Enfant de son propre mérite, il avait été élu général de l'ordre des cordeliers[2] ; pouvoir respecté dans la hiérarchie religieuse. Le pape mettait une haute importance à conclure la paix entre les deux grandes puissances catholiques : un danger immense menaçait alors la chrétienté ; les Turcs s'avançaient partout avec la force de la victoire ; la médiation du pape était comme une autorité neutre, admirable instrument pour la paix du monde. En présence de ce danger permanent, deux puissances chrétiennes qui s'entrégorgeaient, constituait un état de guerre civile que la papauté devait faire cesser. Dans les divers voyages que le cardinal de Médicis et le frère Bonaventure avaient fait à Fontainebleau, ils avaient conquis l'absolue confiance de Henri IV : le roi leur avait parlé de la nécessité d'avoir une postérité pour assurer la couronne à sa race, et, par conséquent de la rupture de son mariage avec Marguerite de Valois, nul aux yeux de l'Église, pour cause de parenté ; le cardinal légat avait admis ce premier point surtout avec le consentement de Marguerite de Valois ; mais il avait fait observer au roi que le mariage une fois dissout, la difficulté de dynastie n'était pas résolue, mourant sans postérité. Il avait été d'abord question d'une infante d'Espagne, Henri IV l'avait repoussée à cause d'une répugnance invincible que lui avait inspiré son portrait : le cardinal légat parla pour la première fois de Marie de Médicis, la propre nièce du pape Clément VIII, mariage qui donnait une puissance immense au roi Henri IV sur toute l'opinion catholique. Les négociations furent tenues tout à fait secrètes, et le frère Bonaventure dut retourner à Rome pour les suivre avec un zèle désormais assuré au roi de France, car il s'agissait du triomphe définitif de l'opinion romaine. Le secret de ces négociations avait été parfaitement tenu, et, néanmoins, Gabrielle d'Estrées avait comme le pressentiment d'un grand malheur ; elle était triste, inquiète, et suivait partout le roi, qui avec la duplicité d'un esprit faible, multipliait les témoignages d'un amour profond pour sa belle maîtresse ; elle était enceinte encore dans un état très-avancé, et sans craindre les fatigues, Gabrielle d'Estrées suivait le roi dans tous ses voyages, où sa mélancolie néanmoins était remarquée. Henri IV, excellent cœur, s'occupait de ses enfants avec une tendresse indicible ; l'aîné, César Monsieur, duc de Vendôme, obtenait un duché pairie ; lorsque le duc de Mercœur, de la grande famille de Lorraine fit sa soumission au roi, la condition expresse de ce traité fut que le petit duc de Vendôme, alors âgé de 4 ans, serait fiancé à Françoise de Lorraine de maison souveraine : la cérémonie se fit à Angers, en présence de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées[3], par le cardinal de Joyeuse. Alexandre Monsieur, le second fils du roi, eut la survivance du duché de Beaufort, que le roi venait d'instituer en faveur de Gabrielle d'Estrées[4]. Enfin une toute petite fille que le roi avait nommé Henriette, fut fiancée dès le berceau à Henri II de Lorraine[5]. Il est impossible de ne pas croire, à cette époque, au grand amour de Henri IV pour Gabrielle d'Estrées, sa correspondance passionnée en fait foi et quelques autographes existent encore dans les curieuses collections. Mes chères amours, il faut dire vrai, nous nous aimons bien ; certes, pour femme il n'en est pas de pareille à vous ; pour homme nul ne m'égale à savoir bien aimer ; ma passion est toute telle que lorsque je commençais à vous aimer, mon désir de vous revoir encore plus violent qu'alors ; bref, je vous chéris, adore et honore merveilleusement. Mon Dieu, que cette absence se passe comme elle a commencé et bien avancé. Dans dix jours, j'espère mettre fin à ce mien exil ; préparez-vous, mon tout, de partir dimanche, et lundi estre à Compiègne, si vous y pensez estre à ce jour... Bon soir, mon cœur, mon tout, je vous baise un millier de fois partout (ce 21 octobre). Mes belles amours, deux heures
après l'arrivée de ce porteur, vous verrez un cavalier qui vous aime fort,
que l'on appelé roi de France et de Navarre, titre certainement bien honnereux,
mais bien pénible ; celui de votre sujet est bien plus délicieux. Tous trois
sont bons à quelques sauces qu'on veuille les mettre, et pas résolu de le
céder à personne ; mais c'est trop causer pour vous voir sitôt. Bon jour mon
tout, je baise vos beaux yeux un million de fois. Ce 22 septembre. De nos
délicats déserts de Fontainebleau. Je vous escris, mes chers amours, d'après votre peinture que j'adore ; seulement parce quelle est faite par vous ; non quelle vous ressemble, je ne peux en être juge compétent, vous ayant peint en toute perfection en mon âme, dans mon cœur, dans mes yeux. Henri. A cette époque, on voit Gabrielle d'Estrées superstitieuse comme tous les cœurs aimants et alarmés, consulter les sorts et la magie : Étant un jour au jardin des Tuileries elle y avait trouvé un fameux magicien auquel elle demanda de lui tirer sa bonne aventure, mais il s'en défendit longtemps en lui disant, que dans l'état florissant où était sa fortune, elle n'avait plus rien à souhaiter, mais enfin comme elle insistait beaucoup pour savoir de quelle manière elle terminerait ses jours, cet homme lui dit qu elle n'avait qu'à prendre son miroir de poche et qu'elle y verrait ce qui faisait l'objet de sa curiosité, et qu'enfin ayant regardé son miroir elle y avait vu le démon qui la prenait à la gorge. Le grave Sully ne dédaigne pas de rapporter que la duchesse de Beaufort et Madame Louise de Budei, femme de Henry de Montmorency, premier de ce nom, connétable de France, s'étaient toutes deux adonnées à la magie pour parvenir aux hautes dignités où cette dernière était montée, et l'autre espérait bientôt d'y arriver[6]. Dans cette inquiétude de son avenir, Gabrielle d'Estrées
s'était adressée à un homme à la fois savant et étrange : c'était Pierre
Victor Palma Cayet. Né catholique, il avait d'abord embrassé la foi de
Calvin, puis il était redevenu catholique à ce point, qu'il avait publié un
livre pour : corroborer le purgatoire contre les
hérésies, calomnies, faussetés, inepties, du prétendu ministre Du Moulin[7]. Cayet le
premier, en France, avait fait connaître la légende allemande du docteur
Faust, sous ce titre : Histoire prodigieuse et lamentable du docteur
Faust, grand magicien, et sa vie entière il la consacra à faire des
horoscopes, à chercher la pierre philosophais Gabrielle d'Estrées ne quittait
pas Cayet qui lui avait annoncé que sa dernière grossesse ne lui porterait
pas bonheur. Et cependant Henri IV semblait redoubler de tendresse pour
Gabrielle, il l'avait conduite à Fontainebleau dans ses déserts chéris,
lorsque la semaine sainte s'approchant, pour se conformer aux prescriptions
de la foi, Gabrielle d'Estrées qui voulait se préparer aux sacrements, quitta
le château pour se rendre à Paris ; elle choisit pour sa résidence, la maison
de Zamet, si merveilleuse et si plaisante, au Marais. Le roi l'accompagna
jusqu'à Melun, ne la quittant qu'avec regret, sur le bateau qui devait suivre
Gabrielle d'Estrées avait ainsi besoin de retenir ses dernières illusions ; mais désabusée par les sérieuses révélations que Zamet lui avait faite, elle fut saisie tout d'un coup dans le jardin même de l'hôtel, par de violentes convulsions : étant un peu revenue à elle-même, une heures après, elle s'est faite porter au logis de la dame de Sourdis, sa parente, dans le cloître de Saint-Germain-l'Auxerrois, ou elle a eu des accès plus grands que le premier. Les médecins, chirurgiens, n'ont pas osé lui faire des remèdes à cause de sa grossesse. Le samedi 10, elle est morte environ à 7 heures du matin après de grandes syncopes et des efforts si violents que sa bouche fut tournée vers la nuque de son col, et est devenue si hideuse qu'on ne peut la regarder qu'avec peine ; son corps a été ouvert et son enfant trouvé mort[10]. Des bruits sinistre furent répandus sur cette mort étrange
et subite de Gabrielle d'Estrées ; il fut dit qu'un poison violent et italien
en avait fini avec sa vie ; il fut aussi vulgairement répété : que la cause de la mort de la duchesse de Beaufort fut la
magie et le pacte fait avec le démon pour épouser le roi[11]. Il n'était pas besoin
de toutes ces causes ; la mort de Gabrielle d'Estrées même avec les accidents
qui la suivirent, put être le résultat du profond chagrin qu'elle dût
éprouver quand elle apprit le mariage de Henri IV et de Marie de Médicis ; la
douleur est aussi un poison ardent : lorsqu'une vie toute entière est
changée, avec vos espérances, la mort vient toute seule pour vous en
délivrer. Le médecin de Cependant il est besoin de rapporter en histoire tous les témoignages : un esprit grave, M. de Vanne écrivait à M. de Rosny, après avoir parlé du repas exquis que Gabrielle fît chez Zamet... Ce que vous remarquerez avec votre prudence, car la mienne n'est pas assez excellente pour présumer des choses dont il ne m'est pas apparu[15]. Sully ajoute : que la duchesse de Beaufort (Gabrielle d'Estrées) et Louise de Budei, femme de Henri de Montmorency (le connétable), s'était toutes deux adonnées à la magie, il n'était pas étonnant que le maître de cette science (le diable), fut venu les visiter à leur mort et que cette opinion était fondée en partie sur les étranges accidents dans lesquels elles tombèrent presque également durant leur maladie et en leur mort, car en mourant, elles eurent leur face et tous les traits du visage tournés devant derrière et leurs cheveux hérissés, de telle sorte qu'ils avaient rendu ces beautés les plus parfaites de leur temps non seulement laides mais tellement difforme qu'elles fesaient horreur à ceux qui les regardaient[16]. Ainsi s'exprimait le grave Sully ! on doit remarquer que l'École de Luther et de Calvin, faisait intervenir le démon dans le moindre incident de la vie du chrétien, comme la fatalité antique. Ce qu'il y eût de vrai, ce fut la douleur de Henri IV, en
apprenant la mort de Gabrielle d'Estrées et le si deuil solennel qu'il prît
publiquement. A la première lettre que le roi reçut
de la prompte et dangereuse maladie de sa maîtresse, il monta aussitôt à
cheval pour l'aller voir, mais ayant reçu une seconde lettre qui lui annonça
sa mort, laquelle lui fut confirmée par le maréchal d'Ornano et le marquis de
Bassompierre, il fit voir par ses cris et par ses plaintes auxquels il
s'abandonna qu'en certaine occasion, les héros ont leur faiblesse comme les
autres hommes. Sur le remontrant de ces deux seigneurs le roi s'en retourna à
Fontainebleau où il trouva la plupart des seigneurs de la cour, qui s'y
étaient rendus au premier bruit de ce funeste accident : le lendemain il prit
le deuil, avec la couleur noire et quelques jours après il prit le violet
qu'il porta plus de trois mois entier et ordonna que toute la cour se mit en
deuil. Chiverny, en esprit politique ajoute[17] : qu'en cette occasion, il crut que Dieu avait voulu cette mort
pour le plus grand bien du roi et de l'État, lequel serait entré dans des
périls extrêmes par son mariage avec la duchesse de Beaufort[18]. M. de Chiverny avait bien raison, il eût été difficile de faire admettre par les parlements, les pairs, les grands du royaume, cette doctrine que le mariage subséquent d'une maîtresse avec le roi rendait les enfants obtenus d'elle, non seulement légitime, mais encore aptes à succéder à la couronne ; il y aurait eu des protestations politiques et peut-être la guerre civile. Est-ce que les Condé, ces cadets de Bourbon, n'auraient pas réclamé la préférence à la tête du parti calviniste ? Il fallait à Henri IV un mariage sérieux et politique, une lignée incontestée ; s'il s'agissait d'une succession par bâtard, les Valois avaient laissé une descendance légitime, dans l'infante d'Espagne, dans les Guise si populaires. Ainsi les enfants de Gabrielle d'Estrées, n'auraient jamais pu régner sans agiter l'Etat. Les funérailles de la duchesse de Beaufort, furent splendides ; elle et son enfant mort furent déposés à Saint-Germain-l'Auxerrois, sous un dais presque royal. Autour de ses dépouilles toute la cour se réunit, les jeunes enfants du roi vêtus en pleureuses étaient agenouillés auprès du cercueil. Le corps de Gabrielle et de son fils mort furent conduits en pompe solennelle à l'abbaye de Maubuisson, dont une de ses sœurs était supérieure. Le peuple de Paris ne se montra point favorable à Gabrielle d'Estrées : dans les groupes, elles fut jugée très sévèrement comme une des causes de la misère du règne. Les doctes et les savants rappelaient la prophétie de Nostradamus. Femme mourra et par bien grand escorne, Jointe on verra la lune au capricorne. La maîtresse était morte et un mariage politique attendait le roi. |
[1] Il était fils du duc Octavien de Médicis ; né l'an 1536, il avait été nommé archevêque de Florence, en 1574, et cardinal en 1583 ; il fut, depuis, pape sous la nom de Léon XI, le 1er avril 1605.
[2] Par le crédit du pape Clément VIII.
[3] Le 28 mars 1598.
[4] Janvier 1598, désormais Gabrielle d'Estrées fut nommée la duchesse de Beaufort.
[5] Le duc de Lorraine fut créé duc d'Elbeuf avec le duché pairie de ce nom.
[6] Économie royale, t. I, chap. CX.
[7] Les huguenots disaient des évolutions religieuses de Cayet :
Victor Cayet fils de Cayete.
Cousin germain de Triboulet,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cayet se voulant faire prêtre,
A montré qu'il a bon cerveau,
Car il veut avant que de l'être,
Faire rétablir le bordeau.
[8] Journal de Henri IV, 1599 avril.
[9] Mémoires de Sully, t. II, p. 228.
[10] Journal de Henri IV, ibid.
[11] Le pamphlet huguenot : Les galanteries des rois de France.
[12] D'Aubigné, Histoire universelle, liv. IV. chap. V.
[13] Sully, Économe royal, chap. CX, p. 230.
[14] D'Aubigné, liv. IV, p. 636.
[15] Cité par Sully, Écon. roy., t. II, p. 228.
[16] Cité par Sully, Écon. roy., t. II, p. 228.
[17] Chiverny, Mémoires d'État, p. 328.
[18] Les poètes qui avaient tant flatté Gabrielle d'Estrées, furent impitoyable pour elle après sa mort : les six sœurs de Gabrielle ayant assistés à ses funérailles, on fit les vers que voici :
J'ai vu passer sous ma fenêtre,
Les six péchés mortels vivants,
Conduit parle bâtard d'un prêtre,
qui tous allaient chantans,
Un Requiescat in pacem,
Pour le septième trépassé.
Sizain du poète Sigogue.